Bonjour,
Quelques remarques avant de reprendre le fil de ce cours sur l’art. Il ne ressemble pas nécessairement aux cours précédents dans la mesure où les références philosophiques attendues comme Aristote (sur les fonctions de l’oeuvre d’art: thérapeutique, pédagogique, cathartique, mais aussi les références à Hegel à Bergson, à Heidegger) ont été exceptionnellement supplantées par des considérations un peu plus directes, effectives aujourd’hui. Pour être clair, il me semble que les circonstances que nous vivons m’ont donné envie de faire un cours un peu plus « alarmant », d’inscrire la perte du sentiment esthétique dans un schéma plus vaste, plus large qui a à voir avec le dernier homme nietzschéen, non seulement parce que ce dernier homme décrit ce que nous sommes en train de devenir, mais aussi parce qu'il nous indique négativement ce qu’il nous reste à faire pour échapper à ce destin peu enthousiasmant. Si nous rapprochons ce cours de l’interview de Bernard Stiegler, peut-être comprenons nous plus facilement qu’il n’existe pas d’activité plus néguentropique que l’art. Retrouver le sens du sacré qui est à l’origine de l’activité artistique, c’est ce qu’il est urgent de faire aujourd’hui avec les moyens technologiques d’aujourd’hui.
Vous aurez remarqué que les références philosophiques utilisées: Georges Bataille, Sigmund Freud, Nietzsche, Andy Wharol, Gilles Deleuze (demain) sont beaucoup plus récentes que d’habitude). Ce cours s’efforce (mais pour cela il faudrait qu’il soit lu) de nous impliquer davantage dans une action esthétique véritable. Bernard Stiegler, Gilles Deleuze insistent sur les liens entre la politique et l’art. Une oeuvre d’art, comme un cours de philosophie, mais aussi un livre, des discours politiques, etc a pour but de rendre possible ce que Simondon appelle des processus d’individuation. En résumé, cela signifie que nous ne pouvons nous constituer en tant qu’individu (indivisible) qu’en nous impliquant dans des activités créant un « nous ». Je ne suis « Je » qu’en me constituant dans un « nous » et ce « nous » c’est l’expression d’une communauté qui précisément n’’est pas « commune » (au sens de troupeau) mais originale, singulière, je m’y retrouve parce que je ne m’y perds pas, parce que je m’y reconnais dans mon style d’existence). Le « nous » n’est pas le « on ». En politique, il est extrêmement facile de dissocier le discours de ralliement au « On » (fascisme) et le discours de ralliement au « nous » (celui de la cité au sens de l’homme politique d’Aristote).
Peut-être est-il plus facile de vous repérer dans le cours une fois que vous mesurez tout ce qui se joue dans ce moment où un type d’économie a décidé de s’approprier le goût esthétique en se donnant les moyens d’influencer suffisamment une population pour qu’elle se mette en tête que l’art était une activité de consommation. Un homme, ici, assume une très grand part de responsabilité dans ce glissement c’est le petit neveu de Freud Edward Bernays qui finalement reprend les découvertes de son grand oncle dans une optique qui est celle du marketing:
« La manipulation consciente et intelligente des habitudes organisées et des opinions des masses est un élément important dans une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme invisible de la société constituent un gouvernement invisible qui est le vrai pouvoir de gouverner notre pays. » Il faut se défier de tout réflexe de paranoïa aigüe face à cette affirmation d’Edwards Bernays, sans sous-estimer pour autant ce qu’elle contient de prophétique à son époque par rapport à ce que nous vivons, nous, à savoir non seulement la fin de la politique, au sens grec du terme , mais l’impossibilité de nous retrouver dans des processus d’individuation qui sont courts-circuités par des réseaux sociaux et des stratégies de marketing suffisamment optimisés par un certain usage du numérique pour nous réduire à des consommateurs.
La mort de Dieu annoncée par Nietzsche , c’est la fin du sentiment du sacré et donc la fin de l’art, d’où ce glissement de l’oeuvre au produit, d’où cette promotion absurde d’un tourisme culturel qui nous invitent à « consommer » des oeuvres comme des produits de grande consommation.
Il ne faut pas se leurrer ni se raconter d’histoires sur le sentiment esthétique, c’est une émotion de célébration de la vie, de la jouissance qui trouve son origine dans le désir et cela dans toutes les acceptions de ce terme. Proposer aux individus des émotions esthétiques standardisés revient à frustrer leur désir, à le détourner, à le transformer en émotions grossières, vulgaires, superficielles.
C’est l’une des raisons pour lesquelles je me permets d’insister autant sur le selfie qui est l’une des conséquences les plus désastreuses d’un nouvel usage du portable (enfin plus vraiment nouvelle aujourd’hui). Ce qui est ruineux n’est pas le narcissisme qu’il semble manifester de prime abord. C’est même le contraire, il rend inopérant ce narcissisme primordial et nécessaire dont Freud nous fait comprendre à quel point il constitue la clé du développement de l’amour des autres. Le narcissisme du selfie est joué, feint, figuré, destiné à être intégré à cet épisode de notre vie qui fait des réseaux sociaux une sorte de support sur lequel chacune et chacun raconte la vie du personnage qu’il voudrait incarner aux yeux des autres. Ce narcissisme là est destructeur par rapport au narcissisme primordial dont parle Freud et qui consiste à se reconnaître dans des oeuvres autour desquelles peuvent se structurer un « nous », c’est dire un « peuple ».
Nous reprenons fil du cours qui précisément en était à cette question du narcissisme primordial ne pouvant s’opérer que par le transfert sur des oeuvres non standardisées, non standardisables.
Ça va? Alors c’est parti!
Aucun être humain ne peut aimer hors de soi sans s’aimer soi et cet amour de soi passe par des transferts qui posent au premier plan de son affectivité des expressions et des attachements par des objets, par des processus. Exister est un processus d‘individuation qui impose que l’individu se singularise, s’affirme dans des activités non seulement non standardisées mais surtout non standardisables et c’est exactement cette affirmation, cette constitution du processus d’individuation dans lequel nous consistons qui fait défaut dans la réduction de l’art à la production d’objets de consommation massive elle-même provoqués par des stimulations au fil desquels rien n’est plus désirable que des mode de vies consommatrices. Pour réaliser la puissance de cette analyse, il suffit de prêter attention à ce que les grandes firmes consacrent à l’esthétique, au design, au concept (au sens pitoyable du marketing) dans leur campagne de vente et de publicité. Il s’agit pour elles de détourner l’énergie libidinale de la volonté de puissance vers des objets de grande consommation, vers des virgules inscrites sur des chaussures ou des crocodiles sur des polos. Le problème n’est pas tant que ce détournement alimente des industries vouées à créer de faux besoins mais que le narcissisme primaire qui constitue une pulsion décisive de l’individu humain est ainsi empêché. L’esthétique devient anesthésiée, anesthésiante comme une Joconde visitée par des troupeaux de touristes « selfiant ».
Il est absolument impossible pour quelque individu que ce soit de « s’incarner » au sens propre, c’est-à-dire de s’individuer sachant que ce processus ne peut se constituer autrement que sur le fond de ce narcissisme primaire dont parle Freud. Le selfie c’est justement du narcissisme tertiaire dans lequel il s’agit de s’aimer au travers du profil que l’on projette de soi-même sur les réseaux sociaux, narcissisme ruineux non seulement parce que l’on crée de soi-même une image nécessairement fausse et gratifiante mais aussi parce qu’on se soumet entièrement à des critères d’appréciation standardisés, communs, grégarisés donc nihilistes. Il existe un narcissisme constructif autour duquel l’individu se constitue comme un processus (le narcissisme primaire freudien) et puis il y a un narcissisme nihiliste (celui des réseaux sociaux: désir d’intégration à un « on » qui fait obstacle à la reconnaissance du je par le « nous » de la cité)
Or cette confiscation par le biais de laquelle le goût est devenu une question de produit, donc de production, donc de chaîne de production et de rentabilité, de calcul entre une offre et une demande motivée, influencée par la publicité a engendré ce qu’Antoinette Rouvroy, chercheuse en droit, appelle « une gouvernementalité algorithmique », c’est-à-dire une capacité de contrôle des populations inconnue jusqu’alors.
5) Une nouvelle fonction thérapeutique (différente de celle d’Aristote)
Pour bien comprendre la place que l’art doit occuper aujourd’hui qui peut se définir à bien des titres comme une fonction thérapeutique par rapport à cette fonction somptuaire perdue et à cette fonction libidinale détournée, il faut remonter à la révolution industrielle et à l’automatisation des tâches. L’ouvrier est disqualifié. Il est réduit à ce que la machine attend et commande de lui. Par conséquent il est privé de savoir. C’est ce que l’on pourrait appeler le processus e prolétarisation: on ne sait pas ce qu’on fait en le faisant. Le chauffeur de taxi conduit son client dans Paris grâce au GPS de telle sorte qu’il ne connaît pas le Paris dans lequel pourtant il remplit la fonction de conducteur. C’est ça la prolétarisation, à savoir ce qui fait qu’un certain type d’emploi requiert finalement plus de « non-savoir » que de savoir. Entre parenthèses, on sait bien que cette prolétarisation qui s’est attaqué d’abord à l’ouvrier attaque maintenant toutes les professions, y compris celles des plus hauts placés: les cadres.
Le taylorisme décrivait finalement l’efficience de cette prolétarisation dans les chaines de production mais cette réduction de l’individu inséré dans des processus dont la rentabilité est calculée s’est évidemment étendue jusqu’à impliquer ce qui rend nécessaire la chaîne de production à savoir la demande par une population dont les désirs sont eux aussi calculables des produits eux-mêmes. Ce que nous vivons aujourd’hui via les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple) mais tout aussi bien les géants du web comme Netflix, etc. c’est la gouvernementalité algorithmique, soit la possibilité non seulement de collecter les désirs des consommateurs mais de les influencer jusqu’à créer des mouvements de consommation de masse au fil desquels notre désir, au sens spinoziste (persévérer dans la singularité de son existence), est entièrement nié. Ce que nous vivons correspond donc à ce que Gilles Deleuze et Michel Foucault appellent des sociétés de contrôle dans une proportion qu’aucun penseur n’avait encore envisagé avant.
Ce bouleversement des sociétés est accru par la vitesse de l’information des technologies numériques. Nous savons que la vitesse d’un signal voyageant du cerveau aux doigts de la main vie les nerfs est de 50 m par seconde, mais sur une fibre optique le signal se transmet à 200 millions de m par seconde, soit 4 millions de fois plus vite que la vitesse nerveuse d’un corps humain. On ne peut pas imaginer de techniques de contrôle, et au sens propre de téléguidage plus efficaces, plus anesthésiantes parce qu’évidemment rien de tout cela n’est ressenti, autant dire que rien n’est esthésié. Le désir est purement et simplement « zappé ».
C’est tout pour aujourd’hui, bonne journée!
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire