Bonjour à toutes et à tous,
L’être humain est un animal symbolique, c’est-à-dire que son intelligence des autres, de lui-même et du monde est une intelligence classificatrice, signifiante, généralisatrice. Nous percevons des affects, des nuances, des tonalités, des êtres particuliers qui font de chaque moment des instants uniques et, en un sens, inclassables, inimitables mais nous nous les représentons à nous-mêmes par le biais de concepts, de genres, d’idées générales grâce auxquelles nous généralisons ce particulier, nous créons des états d’âme, d’esprit et de corps « communs », grâce auxquels aussi nous ne sommes pas débordés par la multiplicité du réel, de ce flux dont parle Diderot:
« Tous les êtres circulent les uns dans les autres. Tout est en un flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moins plante, toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a qu'un seul individu, c'est le Tout. Naître, vivre et passer, c'est changer de forme. »
L’être humain est un animal symbolique, c’est-à-dire que son intelligence des autres, de lui-même et du monde est une intelligence classificatrice, signifiante, généralisatrice. Nous percevons des affects, des nuances, des tonalités, des êtres particuliers qui font de chaque moment des instants uniques et, en un sens, inclassables, inimitables mais nous nous les représentons à nous-mêmes par le biais de concepts, de genres, d’idées générales grâce auxquelles nous généralisons ce particulier, nous créons des états d’âme, d’esprit et de corps « communs », grâce auxquels aussi nous ne sommes pas débordés par la multiplicité du réel, de ce flux dont parle Diderot:
« Tous les êtres circulent les uns dans les autres. Tout est en un flux perpétuel. Tout animal est plus ou moins homme, tout minéral est plus ou moins plante, toute plante est plus ou moins animal. Il n'y a qu'un seul individu, c'est le Tout. Naître, vivre et passer, c'est changer de forme. »
Si je reviens sur cette phrase dont il a déjà été question hier, c’est qu’elle décrit effectivement un certain niveau de réalité. L’univers est un Tout à l’intérieur duquel circulent des flux de matière, de force, d’énergie, etc. Dans cet ensemble, l’être humain ne semble pas s’intégrer de la même façon que les autres animaux. Si nous suivons Georges Bataille, la capacité de l’homme à se représenter les autres animaux, à projeter ses représentations sur des supports qui en garderons la trace bien après l’existence individuelle des premiers peintres marque l’existence d’une fonction somptuaire sur laquelle quelque chose d’une « humanité » peut se concevoir, se constituer.
Si cette fonction somptuaire a tendance à s’affaiblir à cause de ce que l’on pourrait appeler « le devenir profane du monde » c’est-à-dire de la perte du sentiment du sacré, perte observable aussi bien dans le domaine artistique que religieux, il n’en va pas de même de l’affirmation de cette distinction qui se manifeste par des formes considérablement plus destructives, comme le roman de Vincent Message nous invite à le réaliser.
Mais ni Georges Bataille, ni Vincent Message ne nous permettent de comprendre comment et pourquoi l’être humain qui pourtant est bel et bien une partie de ce Tout décrit par Diderot ne semble pas se distingue de cet ensemble. Il n’est pas question ici de s’interroger sur la légitimité morale de cette distinction mais d’en prendre acte. Si quelque chose comme « l’anthropocène », c’est-à-dire si l’être humain est susceptible par son développement de faire advenir une nouvelle ère climatique destructrice de l’écosystème et de la biosphère, c’est bien qu’en effet il se détache de l’ensemble des autres créatures animales. Et cette anomalie qu’il représente dans la nature doit bien avoir une explication.
Le philosophe Bernard Stiegler reprenant les thèses de Bergson et celle d’un statisticien Alfred Lotka utilise le terme « d’exosomatisation » pour rendre compte de cette spécificité du genre humain. Les animaux sont endosomatiques (du grec somâ qui désigne le corps), c’est-à-dire que leurs organes de production, de préhension sont à l’intérieur d’eux (endo), dans leur corps. Il n’en va pas de même pour l’être humain qui ne se développe et n’accomplit d’actions qu’à partir de techniques et d’instruments extérieurs. Le développement de l’être humain en tant qu’être humain se trouve « hors de lui ». Le propre de l’Homme est finalement de consister dans le mouvement inachevé d’une extériorisation permanente:
« En ce qui concerne l’intelligence humaine, on n’a pas assez remarqué que l’invention mécanique a d’abord été sa démarche essentielle, qu’aujourd’hui encore notre vie sociale gravite autour de la fabrication et de l’utilisation d’instruments artificiels, que les inventions qui jalonnent la route du progrès en ont aussi tracé la direction. Nous avons de la peine à nous en apercevoir, parce que les modifications de l’humanité retardent d’ordinaire sur les transformations de son outillage. Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. Un siècle a passé depuis l’invention de la machine à vapeur, et nous commençons seulement à ressentir la secousse profonde qu’elle nous a donnée. La révolution qu’elle a opérée dans l’industrie n’en a pas moins bouleversé les relations entre les hommes. Des idées nouvelles se lèvent. Des sentiments nouveaux sont en voie d’éclore. Dans des milliers d’années, quand le recul du passé n’en laissera plus apercevoir que les grandes lignes, nos guerres et nos révolutions compteront pour peu de chose, à supposer qu’on s’en souvienne encore; mais de la machine à vapeur, avec les inventions de tout genre qui lui font cortège, on parlera peut-être comme nous parlons du bronze ou de la pierre taillée; elle servira à définir un âge. Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. »
Henri Bergson essaie ici d’attirer notre attention sur l’importance fondamentale des inventions techniques sur notre développement. Il existe un décalage entre l’émergence d’une découverte technique, sa banalisation dans notre quotidien et son impact sur notre développement, et c’est cela qui explique que nous sous-estimions autant l’importance de la technique dans notre existence mais plus encore dans notre condition car l’humanité n’est finalement rien d’autre que cette dynamique impulsée par l’exosomatisation. Ce que l’humanité EST consiste dans ce qu’elle PEUT et ce qu’elle peut se constitue par le biais de ses organes externes que nous appelons « technologies ». « L’humanité est un passage », comme le dit Friedrich Nietzsche, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible de nous « situer », de nous déterminer, de nous « définir » parce que la condition humaine est caractérisée par cette exosomatisation, par cette extériorisation organologique constante qui peut se révéler aussi bien une chance qu’une malédiction. Il faut prendre très au sérieux la modalité de datation utilisée par les anthropologues dans cette période que fut la préhistoire: l’homme passe de l’âge de la pierre taillée à celui de la pierre polie et ainsi de suite: rien ne nous définit mieux que ce jeu d’influence réciproque entre ce que nous sommes et ce que nous fabriquons. C’est cette interaction qu’il faut interroger, détailler car si nous ne créons des objets qu’à partir de ce que nous sommes nous ne devenons ce que nous sommes qu’à partir de ce que nous fabriquons et c’est cela que Henri Bergson veut nous faire comprendre.
Les animaux sont ce qu’ils sont « physiquement », c’est-à-dire qu’ils développent des capacités qui sont inhérentes à leur conformation physique, nous, à l’inverse, nous sommes ce que nous devenons « techniquement ». Il n’existe pas de limite bien précise à ce qu’un homme peut faire mais c’est aussi parce qu’il n’existe pas de définition à ce qu’un homme peut être. D’ailleurs nous ne sommes pas vraiment: « L’humanité, dit Jean Jaurès, n’existe pas encore ou elle existe à peine » Cette phrase qu’il énonçait dans le contexte politique du lancement du journal « l’Humanité » doit résonner à nos oreilles d’un écho plus puissant, plus anthropologique, plus dramatique aussi (Jean jurés a été assassiné à cause de ces prises de position pacifistes avant la 1ère guerre mondiale). Si l’homme n’est ce qu’il est qu’au fil des instruments qui rythment son développement alors nous sommes bel et bien en train de vivre une aventure expérimentale dont nous sommes tout à la fois les initiateurs et les cobayes.
Il existe un mythe célèbre qui décrit parfaitement cette particularité exosomatique de l’homme, mais en utilisant une modalité d’illustration bien différente, c’est le mythe de Prométhée tel qu’il est décrit dans le dialogue de Platon: « Protagoras »:
« Il fut un temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n'existaient pas. Lorsque fut venu le temps de leur naissance, fixé par le destin, les dieux les façonnent à l'intérieur de la terre, en réalisant un mélange de terre, de feu et de tout ce qui se mêle au feu et à la terre. Puis, lorsque vint le moment de les produire à la lumière, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de répartir les capacités entre chacune d'entre elles, en bon ordre, comme il convient. Épiméthée demande alors avec insistance à Prométhée de le laisser seul opérer la répartition : « Quand elle sera faite, dit-il, tu viendras la contrôler. »
L'ayant convaincu de la sorte, il opère la répartition. Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse et donnait la vitesse aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu'il dotait d'une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu'il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu'ils puissent s'enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là même leur sauvegarde assurée ; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon.
Il opérait de la sorte pour éviter qu'aucune race ne soit anéantie ; après leur avoir assuré des moyens d'échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s'arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus : il les recouvrit de pelages denses et de peaux épaisses, protections suffisantes pour l'hiver, mais susceptibles aussi de les protéger des grandes chaleurs, et constituant, lorsqu'ils vont dormir, une couche adaptée et naturelle pour chacun ; il chaussa les uns de sabots, les autres de peaux épaisses et vides de sang. Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l'herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'autres encore les racines ; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d'autres animaux ; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu'à leurs proies il accorda une progéniture abondante, assurant par là la sauvegarde de leur espèce.
Cependant, comme il n'était pas précisément sage, Épiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas ; il restait encore la race humaine, qui n'avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire.
L'ayant convaincu de la sorte, il opère la répartition. Et dans sa répartition, il dotait les uns de force sans vitesse et donnait la vitesse aux plus faibles ; il armait les uns et, pour ceux qu'il dotait d'une nature sans armes, il leur ménageait une autre capacité de survie. A ceux qu'il revêtait de petitesse, il donnait des ailes pour qu'ils puissent s'enfuir ou bien un repaire souterrain ; ceux dont il augmentait la taille voyaient par là même leur sauvegarde assurée ; et dans sa répartition, il compensait les autres capacités de la même façon.
Il opérait de la sorte pour éviter qu'aucune race ne soit anéantie ; après leur avoir assuré des moyens d'échapper par la fuite aux destructions mutuelles, il s'arrangea pour les prémunir contre les saisons de Zeus : il les recouvrit de pelages denses et de peaux épaisses, protections suffisantes pour l'hiver, mais susceptibles aussi de les protéger des grandes chaleurs, et constituant, lorsqu'ils vont dormir, une couche adaptée et naturelle pour chacun ; il chaussa les uns de sabots, les autres de peaux épaisses et vides de sang. Ensuite, il leur procura à chacun une nourriture distincte, aux uns l'herbe de la terre, aux autres les fruits des arbres, à d'autres encore les racines ; il y en a à qui il donna pour nourriture la chair d'autres animaux ; à ceux-là, il accorda une progéniture peu nombreuse, alors qu'à leurs proies il accorda une progéniture abondante, assurant par là la sauvegarde de leur espèce.
Cependant, comme il n'était pas précisément sage, Épiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes, qui ne parlent pas ; il restait encore la race humaine, qui n'avait rien reçu, et il ne savait pas quoi faire.
Alors qu'il était dans l'embarras, Prométhée arrive pour inspecter la répartition, et il voit tous les vivants harmonieusement pourvus en tout, mais l'homme nu, sans chaussures, sans couverture, sans armes. Et c'était déjà le jour fixé par le destin, où l'homme devait sortir de terre et paraître à la lumière. Face à cet embarras, ne sachant pas comment il pouvait préserver l'homme, Prométhée dérobe le savoir technique d'Héphaïstos et d'Athéna, ainsi que le feu - car, sans feu, il n'y avait pas moyen de l'acquérir ni de s'en servir -, et c'est ainsi qu'il en fait présent à l'homme. De cette manière, l'homme était donc en possession du savoir qui concerne la vie, mais il n'avait pas le savoir politique ; en effet, celui-ci se trouvait chez Zeus. Or Prométhée n'avait plus le temps d'entrer dans l'acropole où habite Zeus, et il y avait en plus les gardiens de Zeus, qui étaient redoutables ; mais il parvient à s'introduire sans être vu dans le logis commun d'Héphaïstos et d'Athéna, où ils aimaient à pratiquer leurs arts, il dérobe l'art du feu, qui appartient à Héphaïstos, ainsi que l'art d’Athéna (l’habileté, l’intelligence), et il en fait présent à l'homme. C'est ainsi que l'homme se retrouva bien pourvu pour sa vie, et que, par la suite, à cause d'Épiméthée, Prométhée, dit-on, fut accusé de vol."
Pour la semaine prochaine, je vous demande de répondre à la question suivante:
A partir de la lecture de cet extrait du Protagoras de Platon, justifiez le lien que l’on peut établir entre le mythe de Prométhée et la spécificité exosomatique de l’humanité.
Bonne journée à vous toutes et à vous tous! Gardez le moral!
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