"On ne fera pas que l'homme ignore
la mort. On ne l'obtiendrait qu'en le ramenant à l'animalité, encore serait-il
un mauvais animal, s'il gardait la conscience, puisque la conscience suppose le
pouvoir de prendre recul à l'égard de toute chose donnée et de la nier. C'est
l'animal qui peut paisiblement se satisfaire de la vie et chercher son salut
dans la reproduction. L'homme ne peut accéder à l'universel que parce qu'il
existe au lieu de vivre seulement. Il doit payer de ce prix son humanité. C'est
pourquoi l'idée de l'homme sain est un mythe, proche parent des mythes nazis.
"L'homme, c'est l'animal malade" disait Hegel .... La vie n'est pensable que comme offerte à
une conscience de la vie qui la nie. Toute conscience est donc malheureuse,
puisqu'elle se sait vie seconde et regrette l'innocence dont elle se sent
issue. La mission historique du judaïsme a été de développer dans le monde
entier cette conscience de la séparation et, comme Hyppolite le disait pendant
la guerre à ses élèves, nous sommes tous des juifs dans la mesure où nous avons
le souci de l'universel, où nous ne nous résignons pas à être seulement, et où
nous voulons exister. »
Nous devons
garder à l’esprit deux présupposés si nous voulons comprendre ce texte :
d’abord, Maurice Merleau-Ponty part du principe selon lequel l’animal n’est pas
conscient, ensuite l’auteur considère comme acquise la référence à l’épisode du
fruit défendu développée dans la Genèse. Rappelons les traits principaux de
cette histoire fondatrice de notre civilisation. Il y a deux arbres dans le
jardin d’Eden : l’arbre de vie, et l’arbre de la connaissance du bien et
du mal. Dieu dit à Adam et Eve qu’ils peuvent manger les fruits du premier mais
pas de ceux du deuxième. Eve se laisse tenter par le serpent et viole
l’interdiction de l’Eternel. Adam l’imite. Immédiatement ils se rendent compte
qu’ils sont nus, et Dieu, en constatant qu’ils se recouvrent de feuilles,
comprend qu’ils ont désobéi. Il les chasse du Paradis. Nous comprenons ainsi
que cet épisode pose le caractère incompatible de la conscience et du bonheur.
L’arbre de vie permet à Adam et Eve de vivre au Paradis, sans se poser de
question, inconscients et heureux (parce qu’inconscients). Le fruit de l’arbre
de la connaissance du bien et du mal « ouvre les yeux » du premier
couple, mas par là-même, le prive de la jouissance du Jardin d’Eden,
c’est-à-dire d’une vie extatique, d’un bonheur sans nuage. L’homme n’a pas le
droit d’être à la fois conscient et heureux. Il faut qu’il choisisse entre la
capacité à se rendre compte de sa vie et celle d’en jouir.
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