« Il
n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou
d’embrasser dans l’amour que d’appeler “table” une table. Les sentiments et les
conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la
paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des
institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche
de comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou
spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme
on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne
doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se
dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les
conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de
l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »
Pour
bien comprendre ce texte de Maurice Merleau-Ponty et saisir l’utilité qu’il
peut revêtir dans l’explication de l’extrait de Sigmund Freud, il convient de
faire deux remarques préalables :
- Les propos de Merleau-Ponty remettent en
question le présupposé sur lequel s’appuie de façon implicite le texte de
Freud, à savoir l’opposition Nature/Culture. Merleau-Ponty ne suggère pas pour
autant que ces deux notions s’accordent mais simplement que chacune d’elles
consiste dans un point de vue à partir duquel on peut parfaitement expliquer,
englober toutes les attitudes humaines, lesquelles seront donc, en fonction de
la perspective adoptée soit complètement naturelles soit exclusivement
culturelles.
- En second
lieu, il est une phrase de Pascal que l’on peut évoquer comme en écho aux
affirmations de Maurice Merleau-Ponty :
« Les pères
craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette
nature sujette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature,
qui détruit la première.
Mais qu’est‑ce
que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ?
J’ai grand peur que cette nature ne
soit elle‑même qu’une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature. »
On parle en effet de l’amour « naturel »
des enfants pour leurs parents. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Si nous
prenons cette expression littéralement, cela suppose que tout être humain (et
peut-être même au-delà : tout être vivant) est
« instinctivement », spontanément, animé d’un sentiment d’amour à
l’égard de celui (Pascal évoque seulement le père) qui lui a donné la vie. On
affirme donc que l’affection de l’enfant est inscrite
« génétiquement » dans le lien de sang qui le relie à son
« géniteur ». Et les pères, selon Pascal, craignent que cette trace,
cette empreinte génétique d’un amour « donné », ancré dans la fibre
même de ce rapport génétique de filiation ne s’atténue au fil de la vie, au
hasard des circonstances.
Et Pascal de
questionner ce lien : « quelle est cette nature sujette à
s’effacer ? » Le philosophe relève ici sans trop s’y attarder une
contradiction : si c’est naturel, cela ne devrait pas pouvoir s’effacer.
Un lien naturel est un lien indéfectible (que rien ne peut défaire). Si les
pères sont donc effrayés devant la possibilité d’une disparition de ce lien,
cela prouve qu’il n’est peut-être pas si posé, si primitivement
« efficient » que cela, si « natal ». Pour le dire
crûment : rien ne semble assez naturel dans l’amour des enfants envers leur père pour
graver dans le marbre des relations familiales l’affection filiale. Ce que la
nature a (si peu) fait, la coutume peut le défaire. La coutume ? Cela
désigne la tradition, l’habitude.
Mais il n’est
pas possible d’en rester à la simplicité de ce schéma qui verrait la coutume
détruire la nature. La vérité est que l’amour des enfants pour le père tient
déjà de la coutume et que la culture, contrairement aux liens que la nature a
posés, évolue, change. Il n’est rien de cette possible désaffection du
sentiment d’amour filial que nous pourrions expliquer en demeurant dans les
termes d’un sentiment naturel. Finalement le respect que les enfants doivent à
leur père est une tradition, une habitude et la crainte des pères maintenant se
justifie.
Quand nous
parlons d’une suite de gestes ou d’attitudes que nous reprenons quotidiennement
au point que nous n’y pensons plus, nous utilisons
l’expression : « c’est devenue comme une seconde nature ».
Cela a fini par s’inscrire suffisamment dans notre organisation de la journée,
dans notre corps, et dans nos habitudes que c’est en nous comme dans une façon
d’être. Le mouvement par lequel nous exécutons ces gestes semble spontané (du
latin « sponte sua » : de son propre mouvement) mais ce n’est
pas le cas, c’est le fruit d’un conditionnement, d’un apprentissage, d’une
répétition de circonstances analogues qui mécaniquement crée de l’habitus.
Pascal, comme
il en a l’habitude, va jouer de cette expression pour formuler un chiasme dont
la mécanique va résoudre la difficulté du problème : « j’ai bien
peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature. »
Finalement
Pascal se contente de faire jouer jusqu’au bout l’effet d’équivalence entre la
coutume est la nature. Si la coutume est une seconde nature, c’est-à-dire s’il
est possible de nous faire agir, grâce au conditionnement des traditions, de
telle sorte que nous adoptions quasiment naturellement des attitudes
culturelles, alors la nature est une première coutume. La facilité
déconcertante avec laquelle nous assimilons les habitudes nées de notre
immersion dans un milieu de règles, d’institutions, d’apprentissages, de codes,
semble plaider en faveur de ce que nous pourrions appeler une imprégnation
naturelle de la culture, et ce jusqu’à ce que nous puissions envisager par le
biais d’une relation simple d’équivalence terme-à-terme la possibilité inversée
d’une inculcation (apprentissage) culturelle de la nature. S’il nous est si
naturel d’être culturels, en retour, il doit nous être culturel d’être naturel.
La thèse de
fond de Pascal ici, très proche de celle de Merleau-Ponty, consiste à affirmer
que nos façons d’être et de vivre, mêlent si étroitement la coutume et la
nature qu’il est impossible de distinguer ce qui tiendrait
exclusivement de l’une indépendamment de l’autre. Que la coutume nous soit
comme une seconde nature suppose que la nature soit une première coutume. Si
nous sommes capables de nous familiariser suffisamment avec un usage après tout
arbitraire et artificiel jusqu’à ce qu’il s’intègre suffisamment à notre
système nerveux pour nous être naturel, alors, réciproquement il est possible
d’envisager que notre relation à la nature soit en réalité le produit culturel
d’une acquisition, d’un travail d’apprentissage.
Les exemples cités par
Merleau-Ponty dans son texte sont très éclairants. Nous crions spontanément
dans la colère et l’acte d’embrasser la personne que l’on aime nous semble
immédiat, naturel, instinctif. Cela va sans dire. Pourtant appeler
« table » une table nous apparaît comme une autre affaire. Si je suis
français, j’utiliserai ce vocable, mais si je suis espagnol, je dirai
« mesa ». Ca, c’est culturel, puisque cela change en fonction de la
langue apprise. Si le nom me vient à l’esprit, c’est parce que j’ai été élevé
dans une langue. Mais Merleau-Ponty réunit tous ces exemples sous une même
qualification : « pas plus naturel ou pas moins
conventionnel. » Cela veut dire qu’il n’est moins culturel d’embrasser sa
copine que d’appeler table une table. Nos conduites amoureuses sont, elles
aussi, le fruit d’une imprégnation dans une certaine culture. Se pourrait-il
après tout que cette distinction que nous faisons communément en nous entre des
comportements qui seraient dictés par notre nature, inscrits dans notre
patrimoine génétique et d’autres que nous aurions acquis par notre immersion
dans notre culture soit fausse et qu’il n’existe en réalité qu’une seule
aptitude qui serait en même temps acquérir et pressentir, l’apprentissage et
l’intuition ?
Pourquoi le rapport
familial est-il le prétexte à tant de codes, d’usages, d’incitations au respect
fondés sur un apprentissage parfois des plus stricts si cette relation n’était
que naturelle ? Aucun géniteur n’est exclusivement le père naturel de son
enfant. Il l’est aussi culturellement, ce qui signifie qu’il va lui falloir
composer avec quantité d’images, de clichés, de traditions, de représentations
de l’autorité paternelle qui n’ont pas le moindre rapport avec quoi que ce soit
de radicalement inné ou instinctif.
Merleau-Ponty substitue à la conception naïve d’une superposition de
couches naturelle et culturelle la vision plus complexe d’une configuration
perspectiviste. C’est affaire de points de vue : « comme on
voudra dire ». Embrasser la personne que l’on aime est, en soi, un élan
spontané, non réfléchi que l’on peut aisément et authentiquement ramener à un
mouvement physique, organique, mais le fait de l’embrasser sur les joues, sur
la bouche ou sur le front ne sera en aucune façon dissociable d’un code, d’un
registre d’attitudes affectives particulier qui dépend des cultures et qui nous
interdit de concevoir cette gestuelle autrement que dans les termes de signes à
décrypter en référence à des usages et des mentalités d’ordre culturel.
Nous pouvons dire que tout
est naturel dans le fait d’embrasser ou que tout y est culturel et les deux
sont vrais, autant dire, pour la même raison que les deux sont faux,
c’est-à-dire que le distinction nature/culture est ici inopérante. C’est dans
cette invalidation de l’opposition Nature/Culture que Merleau-Ponty situe « le
propre de l’homme ». Si nous ne parvenons pas à classifier sans ambiguité
nos attitudes d’un côté ou de l’autre de ce dualisme, c’est parce que nous
consisterions, selon lui, dans cette ligne de fuite, dans la subtilité de cette
dérobade qui se refusant à l’un ne serai pas pour autant l’autre. Mais c’est
ici que nous pouvons envisager d’opposer un argument à ce philosophe car
n’est-ce pas faire la part trop belle à l’inventeur même de cette
dualité ? Que l’homme échappe au critère de classification qu’il a
lui-même conçu ne serait-il pas plutôt révélateur de sa difficulté à réaliser
la complexité dans laquelle consiste non seulement ce qu’il est lui mais aussi
la vie ? Plutôt que d’instincts innés (Nature/ Passé) ou de
conditionnements à acquérir (Culture / Futur), ne conviendrait-il pas
d’envisager la possibilité d’un labeur de contractions d’habitudes brassant
continuellement la totalité des phénomènes à l’œuvre en cet instant en une
seule et unique « coulée d’existence » (Contraction d’habitudes /
présent) ? Quel organisme, demande Gilles Deleuze dans « Différence
et répétition », n’est pas fait d’éléments et de cas de répétition, d’eau,
d’azote, de carbone, de chlorures, de sulfates contemplés et contractés,
entrelaçant ainsi toutes les habitudes par lesquelles il se compose ?
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