« On
met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire
encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté
furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On
ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne
pas pouvoir le savoir.
Cette faculté de
mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation,
le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la
licence[1]
absolue. C'est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents,
notamment toutes les fois qu'intervient le social, les sentiments collectifs (guerre,
haines de nations et de classes, patriotisme d'un parti, d'une Église, etc.).
Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre
lieu que le reste et soustrait à certains rapports.
On use aussi de cette
clef quand on cède à l'attrait du plaisir.
J'en use lorsque je
remets de jour en jour l'accomplissement d'une obligation. Je sépare
l'obligation et l'écoulement du temps.
Il n'y a rien de plus
désirable que de jeter cette clef. Il faudrait la jeter au fond d'un puits où
on ne puisse jamais la reprendre.
L'anneau de Gygès
devenu invisible, c'est précisément l'acte de mettre à part. Mettre à part soi
et le crime que l'on commet. Ne pas établir la relation entre les deux.
L'acte de jeter la
clef, de jeter l'anneau de Gygès, c'est l'effort propre de la volonté, c'est la
marche douloureuse et aveugle hors de la caverne.
Gygès. Je suis devenu
roi, et l'autre roi a été assassiné. Aucun rapport entre ces deux choses. Voilà
l'anneau.
Un patron d'usine.
J'ai telles et telles jouissances coûteuses et mes ouvriers souffrent de la
misère. Il peut avoir très sincèrement pitié de ses ouvriers et ne pas former
le rapport.
Car aucun rapport ne
se forme si la pensée ne le produit pas. Deux et deux restent indéfiniment deux
et deux si la pensée ne les ajoute pas pour en faire quatre.
Nous haïssons les
gens qui voudraient nous amener à former les rapports que nous ne voulons pas
former.
La justice consiste à
établir dans les choses analogues des rapports identiques entre termes
homothétiques[2], même
lorsque certaines de ces choses nous concernent personnellement et sont pour
nous l'objet d'un attachement.
[1] Licence : excès, permissivité,
débauche
[2] homothétiques : qui possèdent de
nombreux point communs
« Avons-nous le droit d’être heureux dans
un monde où vivent tant de personnes malheureuses ? » C’est une bonne
question mais elle est probablement moins bonne que celle-ci : « Comment gagner le droit d’être
heureux dans un monde à l’intérieur duquel les rapports sociaux, économiques,
professionnels, voire familiaux nous imposent presque à tout instant, pour tout
geste, de nous faire les artisans ou du moins les complices silencieux du
malheur des autres ? » Peut-on vivre en société sans occasionner
quantité de dommages collatéraux dont nos semblables feront les frais ?
C’est de cette capacité à mettre délibérément à
part ce fond de consentement à un modèle de cohabitation fondamentalement
préjudiciable non seulement aux autres mais aussi à notre conscience que
s’attaque ici Simone Weil, mais il convient d’abord de dénoncer deux confusions
qui pourraient nous faire passer complètement à côté de ce passage de son livre
« la pesanteur et la grâce ». En premier lieu, il faut évoquer
l’assimilation du malheur et de la misère. Si l’argent fait le bonheur (ce que
pense profondément, quoi qu’elle en dise, la majorité de la population), alors
le manque d’argent provoque le malheur. Toute réflexion philosophique sur cette
assimilation aboutit à la rejeter (l’argent donne les plaisirs mais il ne
contribue d’aucune façon au bonheur). On pourrait donc en déduire un peu
précipitamment que lorsque notre comportement passif (acheter tel type de
vêtement dont nous savons bien que la fabrique induit l’exploitation de mineurs
dans tel ou tel pays asiatique) participe de l’appauvrissement des pays
développés, nous ne créons pas pour autant le « malheur » de ses
populations.
Or, nous savons bien que pour soutenir une
telle proposition, il faut déjà composer avec soi-même, au très mauvais sens du
terme, « s’arranger », discuter comme le font les maquignons qui
marchandent sans fin le prix d’un cheval. La vraie question n’est pas celle de
savoir si je participe au malheur de l’autre par ma décision d’acheter ce jean
bon marché, mais si ma conscience va pouvoir « faire avec » la
réalisation du fait que je crée, en le faisant, de l’inégalité, de l’injustice.
Dés que nous évoquons la question du bonheur, il importe de suspendre
radicalement l’idée d’une relation directe avec l’autre, tout simplement parce
qu’il n’est au pouvoir de personne de créer le bonheur ou le malheur d’Autrui. Ce qui compte ce n’est pas moi face à
autrui, c’est moi face à moi à l’occasion de l’injustice à laquelle je
participe et dont Autrui est la victime. Trouver le droit d’être heureux de ce
point de vue, c’est trouver une forme de racine, d’assise, à partir de laquelle
exister ne ferait d'aucune manière l’objet de concessions, de tergiversations, de "mises à part" (on peut également penser
sur ce sujet, à « l’arrangement » d’Elia Kazan, avec Kirk Douglas).
Dans le film de Stéphane
Brizé : « La loi du marché », nous pouvons parfaitement
rendre compte de cette relation en pointant l’attitude de Thierry lorsque la
caissière incriminée lui demande : « vous n’allez quand même pas
faire remonter tout ça à la direction pour des points de fidélité ? »
Thierry lui adresse alors une moue dubitative, avant brutalement de
« prendre son envol », de sortir de ce magasin, de son cas de
conscience et surtout de « la loi du marché ». Ce n’est par altruisme
que Thierry part. Dés le lendemain, un autre vigile prendra sa place et
travaillera à faire renvoyer d’autres caissières. Il a trouvé le seul moyen de
« ne plus mettre à part » (en fait, il n’y en a pas cinquante), de
retrouver ce que l’on appelle à bon droit, son « intégrité », celle
qui lui permet d’être entier, vrai et surtout simplement « d’être
là » quand il lui faut encaisser tous les aléas de la vie quotidienne.
Le second point qu’il convient d’avoir en tête
à la lecture de ce texte de Simone Weil, c’est tout ce qu’il désigne de la
conscience comme « double-jeu », exactement la même
« part » que celle que le terme de « mauvaise foi » utilisé
par Jean-Paul Sartre résume à la perfection. La conscience c’est à la fois ce
qui autorise et ce qui condamne le geste de « mettre à part ». Ce
qu’elle rend structurellement possible (distance entre ce que je fais et ce
dont je sais que je le fais), c’est exactement ce qu’elle dénonce moralement
(culpabilité).
Si le bonheur n’était qu’inconscience,
insouciance, nous ne verrions pas le rôle que le droit pourrait jouer dans tout
cela, il nous suffirait d’attendre la fatalité heureuse, la chance, le
« bon augure », les « jours meilleurs » comme dit le
langage courant. Mais le bonheur est d’abord, et peut-être seulement, une
question « d’honneur », de dignité, en un sens particulier : non
pas l’honneur solennel que nous devons rendre au drapeau, à la nation, à nos
morts, aux symboles ou aux idéaux mais plutôt l’honneur au sens de
« grâce », de prix, dont nous nous honorons, en nous-mêmes, à l’égard de
nous-mêmes, c’est-à-dire entre nous et nous, le fait d’exister. L’efficience de
cette sereine humilité avec laquelle il nous « revient » de cultiver
la justesse de cet aplomb, c’est exactement la droiture du « bon heur »,
du bon angle, c’est-à-dire de la verticale lumineuse et honorable, sans part
d’ombre, sans refuge dans la caverne. C’est cette verticale que tient Thierry,
dans le film, ou plutôt qu’il finit par tenir, après s’être fait, malgré lui,
le complice d’un drame. « Malgré lui » ? Vraiment ?
Nous assistons quasiment, en temps réel, à
l’habileté diabolique de cette procédure par le biais de laquelle nous sommes parfois
amenés à basculer du côté des bourreaux :
« - Thierry vous pouvez vérifier ? (…)
-
Jean-Elie, vous confirmez ?
-
Oui, Monsieur le Directeur.
-
Thierry vous confirmez ?
-
Oui. »
Lors de la cérémonie, ce « oui »
résonne encore aux oreilles de Thierry. Le directeur, lui, semble absorbé dans
le rituel de la célébration. Il ne « fait pas le rapport » comme dit
Simone Weil. Mais qu’enterre-t-on au juste ici ? Un corps ou un
problème ? Que met-on à part dans ce cercueil ?
Thierry, lui aussi, a « mis à part »
lors de l’accusation de Madame Anselmi, mais il ne suivra pas la même
procédure une seconde fois. Ce n’est pas « malgré lui » qu’il a donc
mis à part la première fois, c’est consciemment, délibérément. Il avait ses
raisons et finalement, sournoisement, nous les comprenons davantage que celles
qui motivent son envol, sa libération, son départ. Nous percevons ainsi toute
la profondeur du problème, toute la difficulté à aller chercher le droit d’être
heureux lorsque nous énumérons dans notre tête tous les motifs qui nous conduisent
à mettre à part : le chômage, les difficultés financières, la peur de
faire plonger dans l’inconfort les gens que nous aimons, le regard des autres, etc.
« Lorsqu’on montait à l’assaut, on faisait
tout pour oublier le visage de l’autre. Cela nous aidait à lui enfoncer la
baïonnette dans le ventre. » (« Paroles de poilus – Lettres et
carnets du front »). C’est cela aussi : « mettre à part »,
dans une acception plus physique, plus immédiate, mais pas nécessairement plus
intense, ni plus grave. « C’est ce qui permet chez les hommes des
comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu’intervient le
social, les sentiments collectifs. Tout ce qui est couvert du prestige de la
chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains
rapports. »
Il y a des rapports que nous faisons et
d’autres que nous ne faisons pas : le lien entre le geste de Madame
Anselmi et ses conséquences sur la prime des employés est souligné (dimension du collectif) mais celui qui relie les conditions de son
renvoi et son suicide sur son lieu de travail n’est pas retenu par le même Directeur, notamment parce que ce lien a fait l'objet d'un exercice de dénégation en bonne et due forme par le
directeur des ressources humaines du groupe. La culture d’entreprise si
ardente, si célébrée dans certaines occasions se voit miraculeusement occultée,
limitée, dédouanée dans d’autres. Il y a des professions dont l’objet tout
entier consiste à « mettre à part », à conserver intacte la fausse
« bonne conscience » de tous ces adhérents à la loi du marché qu’en
tant que consommateurs nous sommes tous. Ce qui nous est rendu impossible ou du moins difficile à acquérir c'est le droit d'être même, d'être entier, de jouir d'une seule et unique colonne vertébrale, d'un sens susceptible de donner à notre existence le sentiment d'éviter, même de peu, le chaos.
bonjour ,
RépondreSupprimerPuis-je publier votre très bon texte sur le site facebook de simone weil, cordialement Amellal ouisa
bonjour ,
RépondreSupprimerPuis-je publier votre très bon texte sur le site facebook de simone weil, cordialement Amellal ouisa
Bonjour,
SupprimerSi vous le souhaitez, oui. J.B. sont les initiales de Jacques Baillagou, et j'enseigne dans le Jura.
Merci beaucoup de l'attention que vous avez portée à ce travail.
Cordialement