« Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la
mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l’opération à
laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu’un homme a été tué par
un fragment de rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête. Nie-t-il que le
rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait
brisé un crâne ? Evidemment
non. Il constate comme nous l’action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une
« cause mystique » telle que la volonté d’un esprit ou d’un sorcier,
pour l’ériger en cause principale ? Qu’on
y regarde de prés : on verra que ce que le primitif explique ici par
une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa
signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus
particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase.
Il n’y a rien d’illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni
même qui témoigne d’une « imperméabilité à l’expérience », dans la
croyance qu’une cause doit être proportionnée à son effet, et qu’une fois constatées la fêlure du
rocher, la direction et la violence du vent – choses purement insoucieuses de
l’humanité – il reste à expliquer ce
fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient
éminemment l’effet, disaient jadis les philosophes. Si l’effet a une
signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au
moins égale ; elle est en tout cas du même ordre : c’est une
intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette
manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé et se
manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force contraire. »
Henri Bergson
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions
suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne
sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit
d’abord étudié dans son ensemble.
1)
Dégagez l’idée
essentielle à partir de l’étude de ses articulations.
2)
Expliquez :
- « ce que le primitif explique ici par une cause
« surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa
signification humaine »
- « la cause
doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas du même
ordre : c’est une intention »
- « Mais elle est naturelle, elle
persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas
la force contraire. »
3)
Peut-on exister
dans un univers à l’intérieur duquel tout s’explique scientifiquement ?
Phrase
2 : Il voit…tempête – A
cette question, Bergson commence à répondre en utilisant un exemple : un homme a eu le crâne brisé par
la chute d’un rocher.
Phrase
3 : Nie-t-il…Crâne ? Evidemment non – Sa question reprend l’interrogation du début du
texte en l’appliquant à cette situation. Qui peut nier l’enchaînement purement
causal des faits ? Le rocher était érodé, fendu (fait 1) – Le vent
soufflait sur le rocher et l’a fait tomber (fait 2) - La victime a reçu la pierre et en est morte
(fait 3). L’homme prétendu civilisé, scientifique croit que le
« sauvage » remet en cause cet enchaînement mais c’est absolument
faux.
Phrase
4 : Il constate…causes secondes - Comment le pourrait-il ? Cette implication des faits est
absolument indiscutable : le fait 1 + le fait 2 = le fait 3. C’est un
certain niveau d’explication qui s’en tient aux faits, et rien qu’à eux.
Phrase
5 : Pourquoi donc pour l’ériger en cause principale ? Une fois encore, Bergson pose une question. Nous
comprenons qu’il essaie d’être le plus clair possible (question/ réponse) pour
séparer clairement ce que la plupart des gens confondent. Mine de rien, il nous
a fait admettre la distinction fondamentale entre les causes secondes et la
cause principale. Ce point est fondamental. Finalement, c’est le
« primitif qui fait preuve d’un sens des nuances bien supérieur à celui
qui se prend pour un homme civilisé, car là où le scientiste, ou le
matérialiste ne croit qu’à un seul type de causes, le Primitif en perçoit deux.
Son esprit est plus fin, plus subtil, plus pénétrant puisqu’il fait une
différence là où « nous » n’en faisons pas.
Phrase
6 : Qu’on y regarde de près… que la pierre écrase - Certains esprits matérialistes seraient tentés de
dire que c’est facile d’aller tout de suite chercher les Dieux ou les esprits
pour expliquer ce qui peut se justifier par l’expérience.
Mais ce n’est pas facile du tout 1) parce que le
« sauvage » prend en compte les mêmes causes matérielles que le
scientifique 2) parce qu’en plus il essaie de ramener la dimension dramatique,
symbolique, signifiante de la mort d’un homme à une cause de la même nature. A
l’onde de choc (affective, sentimental, morale) qu’est la disparition d’un
homme, il faut que corresponde une autre cause que matérielle parce que sans
cela la mort humaine serait absurde.
Bien sûr, il nous arrive, à nous prétendus « civilisés »
de dire d’un décès que c’est « une mort bête » mais premièrement, ce
n’est sûrement pas un qualificatif que nous utiliserions devant les proches du
défunt, et deuxièmement, si nous sommes parfaitement honnêtes, quelque chose en
nous n’adhère pas totalement à ce processus d’explication matériel. Nous
envisageons plus ou moins sérieusement l’hypothèse d’un destin, d’un Karma,
d’un « Mektoub » (« C’était écrit » dans la langue arabe)
selon les religions. Il nous est absolument impossible de dire à quelqu’un que
son frère ou sa mère sont morts « par hasard », ou par enchaînement
de causes mécaniques (ce qui revient au même).
Phrase
7 : Il n’y a rien d’illogique…la mort d’un homme. En fait,
l’explication du primitif est très logique. Elle l’est même plus que celle du
civilisé. Il dit, à juste raison que, dans cet évènement, il y a deux lignes de
causalité : l’une matérielle, l’autre surnaturelle ou magique (religieuse)
et il faut que chacune de ses deux explications s’appliquent respectivement à
chacune de ces deux dimensions. En tout homme deux besoins cohabitent sans se
confondre : la volonté d’expliquer (science), l’envie de donner sens
(religion). L’erreur des civilisés, c’est de croire que le primitif répond à la
volonté d’expliquer par l’envie de donner du sens, mais ce n’est pas vrai.
Phrase
8 :La cause contient éminemment l’effet - Une cause doit être proportionnée à son effet,
quoi de plus logique ? Le philosophe Aristote distinguait quatre types de
causes :
a)
La cause
matérielle d’une réalité, c’est le fait qui l’a directement provoqué. (la
pierre tombe parce que je l’ai lâchée)
b)
La cause
formelle d’une réalité, c’est la loi, le modèle de relation sur le fond duquel
provoquera tel effet (la pierre tombe parce qu’il y a la loi de la gravité)
c)
La cause
efficiente ou éminente, c’est l’idée selon laquelle il ne peut pas exister dans
l’effet plus de réalité ou de force que dans la cause. Tout effet est potentiellement,
éminemment contenu dans la cause (dans la force de gravitation qui maintient la
terre dans l’orbite du soleil et la lune dans l’orbite de la terre se trouve
contenue la chute de tous les corps sur la terre)
d)
La cause finale,
c’est le but l’objectif dans lequel une réalité a été créée.
Il faut aller chercher les Dieux ou les esprits ou le
destin pour rendre compte d’un fait aussi important que la mort d’un homme. Si
nous disons que tel motard est mort parce qu’il n’a pas mis son casque, c’est
une explication matérielle (a) mais pas éminente (c), parce que la disparition
d’une personne est bien plus grave, plus désespérante que l’oubli d’un objet.
Phrase
9 : Si l’effet a une signification humaine…intention. – Par
intention, il faut entendre ici l’acte de donner du sens. Nous ne pouvons pas
recevoir l’événement de la mort d’Autrui, « que nous soyons civilisé ou
pas » autrement que comme revêtant une signification. Cela veut forcément
dire quelque chose. Il va falloir faire dire quelque chose à cette disparition
par le rite, le discours, les symboles. Nous ne pouvons pas dire qu’un tel est
mort comme nous disons qu’il pleut ou qu’il neige. Nous nous levons chaque
matin avec des évènements tragiques, des morts lointaines dans des pays dans
lesquels nous ne nous rendrons probablement jamais. Mais ce n’est pas de cela
dont il est question ici. On peut parfaitement rendre compte de cette
différence si nous mettons en perspective les attentats qui viennent de se
produire à Paris et ceux qui ne cessent de tuer en Syrie. L’exigence de donner
un sens s’est imposée à nous parce que nous pouvons donner des visages aux
morts parisiens. Ce qui ne nous touchait pas beaucoup avant (en tout cas
beaucoup moins) nous saisit soudainement de plein fouet. Nous ne pouvons pas
inscrire cet évènement dans la matérialité anonyme d’une guerre lointaine,
réductible à des mouvements stratégiques.
Phrase
10 et 11 : Que l’éducation scientifique…La force contraire. Bien sûr, le monde occidental est suffisamment
convaincu et engagé dans une modalité d’explication scientifique de la vie et
de tous les phénomènes que cette nécessité de donner du sens aux évènements qui
touche l’humain est atténué, probablement moins forte que dans d’autres pays
moins rationaliste (le mouvement de pensée essayant de tout ramener à des
enchaînements logiques). Mais ce n’est pas là une intentionnalité qui peut
disparaître. Nous ne pouvons nous résoudre à considérer que notre vie, notre
univers, nos relations amoureuses ou amicales avec nos proches, l’existence de
nos enfants sont des faits absurdes, dépourvus de tout sens. La distinction
entre le primitif et le civilisé est donc fausse. Elle est un préjugé du monde
occidental.
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