« L’essentiel n’est pas de savoir
« vers quoi un homme fuit ? Et pourquoi ? »
mais plutôt : « par où ? Et comment ? »
(Si vous avez l’intention de voir ce film ou si les premières
lignes de cet article vous donnent envie de le visionner, stoppez en
immédiatement la lecture qui révèle la fin de l’intrigue dans la mesure où
c’est en elle que se situe la pertinence du rapprochement avec la notion de « ligne
de fuite »)
Ce film remarquable et
méconnu illustre à la perfection la notion de « ligne de fuite », telle que nous la retrouvons dans les
travaux de philosophes contemporains comme Gilles Deleuze ou Paul Virilio. On a du mal à
se représenter une situation plus bloquée que celle de Hank Stamper à un
certain moment du développement de l’intrigue. Les Stamper sont une famille de
bûcherons dans l’Oregon dont la devise est « ne jamais céder d’un
pouce » (« Never give an inch »). A la lutte contre les
éléments : la pluie, les arbres, les aléas de la marée, ils rajoutent
l’hostilité de leurs collègues. Ils refusent de faire grève et chassent à la
dynamite tout syndicaliste tentant de les rallier à sa cause. A l’heure du
repas chez les Stamper, les hommes mangent tandis que les femmes s’empressent
autour d’eux pour les servir sans le moindre remerciement, bref une bonne
grosse famille de conservateurs étroits d’esprit et engoncés dans le
déroulement immuable de leur routine de travail.
Cet élan ou plutôt cette
stagnation est doublement marquée par la personnalité du patriarche Henry
Stamper (joué par Henry Fonda) qui non seulement réveille sa tribu 6 jours sur
7 à 4h30 mais qui impose avec une évidence déconcertante une conception du sens
de la vie assimilable à la théroie physique du mouvement continu :
«
- Mais pourquoi Henry,
pourquoi ? demande Viv, la femme de Hank
-
Comment pourquoi, tu ne le
sais pas ? Pour se lever chaque jour, travailler, rigoler un coup, tirer
un coup, aller dormir et recommencer le lendemain. Voilà pourquoi !
-
Et, c’est tout ?
-
Oui, ma chérie d’amour, c’est
tout, c’est tout ce qu’il y a dans cette putain de vie ! » (vous
l’aurez deviné Henry n’use pas d’une langue « châtiée »)
La vie est une souricière et
il y en a qui s’en rendent compte plus vite que d’autres. Ce dialogue est sans
aucun doute le moment clé du film. Hank se révèle incapable d’écouter sa femme
qui lui conseillait, animée par une intuition sidérante à moins que ce soit par
son interprétation de la mort d’un propriétaire de cinéma auquel Hank a refusé
de prêter de l’argent, de rester là avec elle, de ne pas aller travailler pour
une fois de « céder un pouce ».
A la fin de cette journée,
Hank perdra son père, son cousin Jobi qui est aussi son meilleur ami, et Viv
qui tirera toutes les conséquences de son refus de lui prêter attention. La
scène de la mort de Jobi est l’une des plus poignantes qui ait jamais été
filmée, comme l’affirme Patrick Brion.
Dans cette cellule familiale
qui sent un peu le renfermé, un courant d’air
amène un brin de fraîcheur et de modernité en la personne de Léo, le
fils illégitime de Henry qui l’accueille en lui serrant la main et en
fustigeant sa coupe de cheveux. Léo remercie quand on lui sert des gaufres et
demande leur avis aux femmes, enfin surtout à Viv parce que la femme de Jobi
est complètement écrasée sous le joug masculin. Peut-être veut-il aussi se
venger de Hank qui a eu une relation avec sa mère, en lui ravissant sa femme, mais
il est attiré par l’authenticité de Viv.
Pourtant le personnage
principal est sans conteste « Hank », joué par le réalisateur
lui-même Paul Newman. Il est « coincé » au sens fort du terme, ne
pouvant plus compter que sur ce demi-frère incroyablement plus fort qu’il le
paraît et animé par une haine plus que légitime à son endroit. Comment fuir et
par où ? Pas d’autre issue que de fuir de ce qu’on est comme un réservoir
troué laissant couler son carburant en le libérant généreusement, pleinement,
presque artistiquement. Hank est un excellent bûcheron qui ne sait faire que
ça. Fuir de soi, de ce qu’on est, de ce qu’on « peut ». C’est la
seule solution. Il le réalisera en conduisant avec son demi-frère quatre trains
de troncs sur le fleuve.
Ce qui compte ici plus que
tout, c’est la teneur de cet exploit, sa pure plasticité, son inscription dans
un paysage, dans un rapport horizontal / vertical aussi rigoureusement littéral et élégiaque que l'élévation de la plainte de Job . Léo et
Hank glissent le long du fleuve comme le narrateur du « bateau
ivre ». Ils doivent juste canaliser le flux des troncs pour qu’ils ne
s’accrochent pas au rivage. Ils illustrent la puissance hypnotique du labeur
quand il est sublimé vers le génie et l’habileté de l’œuvre d’art, par la
justesse de son habitude : « Le talent sans travail n’est qu’une
sale manie" disait Georges Brassens.
Hank va chercher le bras
arraché de son père pour le hisser au sommet du remorqueur dans un axe vertical
qui contraste avec la lenteur de la dérive des troncs. Les autres bûcherons assistent,
impuissants, à un exploit qu’ils ne peuvent comprendre parce qu’ils ne
disposent que de repères corporatistes, idéologiques, humains, pour percevoir
l’efficience cosmique d’un rapport vertical aux éléments, aux arbres, à l’eau,
au courant. c'est comme si nous saisissions seulement dans le flux des dernières images ce qui constitue le "conatus" de la famille Stamper, en y incluant Léo. Ils ne travaillent pas comme des lapins Duracell pour gagner de l'argent, ni même pour écraser les autres. Leur idéologie n'est capitaliste qu'en apparence. Ce qui leur importe, c'est de libérer dans le cycle infernal de leur conception du quotidien de quoi se mettre en ligne directe avec Dieu, la nature, la vie (appelez ça comme vous voulez). Les derniers clichés se rapprochent du "land-Art". La caméra se met à hauteur de la seule dimension authentique de la famille Stamper. Deux frères aussi différents que Léo et Hank se retrouve ici dans un lien qui n'a plus rien à voir avec leur histoire (laquelle les pousserait plutôt à s'entretuer) car il n'est plus rien ici que de la géographie.
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