Sensation de paix.
L'horloge du temps est
arrêtée.
Ces secondes, ces minutes
qui me fouaillaient[1] pour
me précipiter vers mes travaux, mes recherches, sont ce matin sans pouvoir sur
moi.
Je goûte l'instant.
Je sens qu'il a plus à
m'apprendre que l'accumulation de tous les suivants.
Pourquoi me suis-je si rarement accordé
le temps de vivre, le droit de vivre ?
Il me fallait justifier sans cesse mon
existence par ma production, par mon rendement, à mes yeux comme a ceux des
autres.
Mon existence, en soi, n'avait pas de valeur. Je ne croyais pas
exister pour les autres, j'ai fini par ne plus exister pour moi.
Ce matin,
j'ai le droit d'exister tout seul, pour moi tout seul.
Je prends le droit d'exister.
Et les
êtres et les choses autour de moi commencent à exister d'une existence plus
dense.
Eux aussi commencent à avoir le droit d'exister. Nous sommes un univers
d'existences solides, réelles, également importantes et respectables.
C'est
comme si le sablier de l'existence se remplissait de minute en minute de la
quantité de réalité qui le rend stable.
Ce n'est plus cette sensation de vide
qu'il faut remplir d'actes, de mots, d'œuvres.
Je goûte d'être immobile.
J'existe
davantage de ne rien faire, je repose sur ma racine.
Quelle est cette racine ?
Je sens l'existence sourdre[2]
en moi sans arrêt, et ce mouvement, quand je l'observe, suffit à m'occuper.
Je
lui fais confiance.
Je n'ai plus à intervenir, à me justifier d'exister, il me
justifie.
Exister justifie d'exister.
C'est bon
d'exister.
Ça ne doit « servir » à rien d'exister. On n'est pas obligé de
servir à quelque chose.
On n'est obligé de servir à rien.
On a le droit
d'exister d'abord.
Il me semble que je cherchais sans cesse à justifier mon
existence avant d'avoir pris conscience et goût d'exister.
Jusqu'ici, il
m'était incroyable que l'on puisse passer du temps sans rien faire et ne pas le
sentir perdu !
Le temps n'est pas rempli de ce qu'on y
met.
Mon temps se remplit par l'attention que je lui porte par le goût que
j'en prends, parce que je le considère, parce que je me considère, parce que je
me suis restitué LE DROIT D'EXISTER.
Louis Evely,
Extrait de son journal, octobre 1983
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