« Le
premier effet d’autrui, c’est, autour de chaque objet que je perçois ou de
chaque idée que je pense, l’organisation d’un monde marginal, d’un manchon,
d’un fond, où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois
de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet,
puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort
du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas,
s’il ne vient pas me heurter avec la violence d’un projectile (comme lorsqu’on
se cogne contre quelque chose qu’on n’a pas vu), c’est parce que le premier
objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des
suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais
déjà capable de s’actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l’existence
marginale n’est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un
puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans
cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la
seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets
situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le
centre. » La partie de l’objet que je
ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien
que, lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j’aurai
rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévisible. Et
les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde,
précisément parce que visibles et vus par autrui. Et cette profondeur pour
moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les
autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme
étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se
pacifient (du point de vue d’une autre profondeur). Bref, autrui assure les
marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des
ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les
variations de profondeur. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante."
Certains textes philosophiques recèlent une puissance qui tient du scandale. Parfois difficiles, on comprend confusément que, si nous les lâchons, c’est à l’onde de choc d’une terrible déflagration de vérité que nous faisons paresseusement le choix de nous soustraire. Représentons-nous une bombe nucléaire dont l’effet ne serait pas de nous réduire en poussière radioactive mais de nous ouvrir enfin les yeux sur la réalité la plus rigoureuse, la plus littérale et la plus effective qui soit. Le texte de Deleuze sur lequel nous allons nous pencher est cette bombe. Il faut le lire tranquillement, fermement, y revenir, se retenir de « courir aux abris », ne jamais douter de la justesse implacable qu’il insinue petit-à-petit comme une suspicion qui, en se déployant, devient aussi assourdissante qu’une clameur peu encline à s’interroger sur la vérité que nous sommes prêts ou pas à entendre, tout simplement parce que « c’est ça » et qu’« elle est là ».
Pour les élèves de Terminale capables de résister au sentiment de
découragement inévitable devant la difficulté de telle ou telle tournure, de
telle « fulgurance sombre », de telle formulation ou image
complexes, les liens qui regroupent plusieurs notions au programme sont tout
simplement d’une richesse et d’une force incomparables (c’est comme si les
questions axées sur Autrui, la perception, le désir, le temps, l’espace, la
mémoire, la réalité, la raison, l’expérience (l’empirisme et l’innéisme),
l’existence, le langage, le sens, la vérité et même le bonheur s’articulaient
ici avec une justesse et une fluidité aussi rares que remarquables).
Bref, on
va dire que c’est un texte important, pour faire court, mais c’est vraiment
trop peu d’affirmer qu’il y a ici de quoi nous « importer ». Ce
serait plutôt de l’ordre de la « déportation » si le terme n’était
pas aussi péjorativement connoté par notre histoire récente. C’est bien cela
pourtant, la révélation contenue dans ce texte nous « déporte » en
nous faisant paradoxalement comprendre ce que c’est vraiment que d’être
« ici », c’est-à-dire ce qui se produit effectivement quand nous nous
situons dans un lieu, au milieu des objets, de paysages ou bien d’autres
personnes. Nous allons tomber de tellement haut que nous pouvons douter de
l’existence d’un sol pour nous réceptionner, un peu comme Alice chutant dans le
terrier. Il y en a un, c’est certain (c’est même la seule chose dont vous
pouvez être sûrs) mais l’exploration du souterrain sera, pour le moins, aussi
déstabilisante que celle de l’héroïne de Lewis Carroll.
Cette tentative d’explication s’adresse d’abord à des élèves de Terminales (toutes sections confondues)
Gilles Deleuze et Michel Tournier se connaissaient. Ils ont fait
une partie de leurs études ensemble à Paris. Lorsque l’écrivain a publié son
livre : « Vendredi ou les limbes du Pacifique », le
philosophe a porté sur le livre un regard d’une acuité que seule une profonde complicité
avec le romancier pouvait susciter. Ce que nous lisons ici, c’est un peu plus
qu’une simple « explication », c’est l’approfondissement
philosophique d’un moment de littérature rare dans le processus duquel ce que
nous pressentions de l’histoire (que nous lisions « comme une histoire »)
se leste brutalement du plomb de la réalité. Pour le dire plus clairement, la
situation exceptionnelle de Robinson n’est pas si accidentelle que ça. Elle ne
l’est même pas du tout. Nous vivons dans un espace structuré par la présence
effective ou éventuelle de l’Autre. La déconstruction du lieu que vit Robinson
tient bien à son isolement, mais il se pourrait que nous vivions (aussi
entourés que nous soyons dans cet univers social tissé par notre famille, nos
proches, nos collègues, nos concitoyens, bref nos semblables) dans la même
réalité que lui, non pas que les autres n’existent pas mais au sens où
« ce n’est pas en tant qu’autres, qu’ils existent » (nous reviendrons
sur cette idée en fin d’explication : disons pour ne pas trop vous faire
languir que l’existence des autres pourrait n’être qu’une affaire de
perspective, et cela a fortiori si, comme le soutient ce texte, elle se résout précisément dans l’effet de
perspective d’une certaine façon de vivre le contact avec le réel)
La présence d’Autrui est ce « fond » sur l’arrière-plan duquel
nous inscrivons chacune de nos perceptions et de nos idées. Cela signifie qu’à
chaque fois que je suis en contact sensible avec un objet, ou bien que je pense
une idée, je le fais au gré d’un « mode opératoire » qui part de ce
principe selon lequel cet objet ou cette idée sont également perceptibles par
d’autres personnes, c’est-à-dire par d’autres consciences que la mienne, même
dans le rêve, alors que je suis seul à faire ce rêve. Je suis en train
d’imaginer que je vois un chien dans mon songe mais à l’intérieur de ce
dernier, je vois le chien tel qu’il est perceptible par d’autres personnes.
Finalement, nous n’adhérons jamais littéralement, dans le rêve ou la réalité, à
ce que nous percevons rigoureusement, à savoir « telle perspective de vue
de ce chien à 12h14 », par exemple.
« L’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond où d’autres
objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux
autres. » Par « sortir », il ne faut pas entendre ici sortir du
champ de notre visualisation des objets, mais au contraire sortir du fond,
venir au premier plan, s’imposer au premier rang de notre attention mentale.
Supposons que je vois
d’abord ma tasse vide puis un ami s’approcher de moi avec une bouilloire pleine
d’eau fumante pour la remplir. Mon attention va laisser la tasse retourner dans
le flou de ce fond perceptif pour se concentrer sur la bouilloire. Celle-ci est
brutalement apparue dans mon champ de vision mais je n’en suis pas heurté. Elle
ne m’a pas surpris comme si elle était surgie de nulle part alors que c’est
pourtant bien le cas puisque je ne l’avais pas vue avant. Pourquoi ? Parce
que déjà avant, la tasse ne s’était pas imposée littéralement à ma perception
mais je l’apercevais entourée de cette « aura » qu’est la possibilité
du regard des autres. La tasse aurait pu, et en un sens elle aurait même dû,
saturer le champ de ma perception visuelle. J’aurais dû ne voir qu’elle, dans
un processus de focalisation évident puisque en un sens je ne voyais qu’elle. Si tel avait été le cas,
la bouilloire serait survenue avec la violence d’une apparition surprenante et
impromptue. Elle m’aurait blessé, pas nécessairement par l’extrême chaleur
qu’elle dégage mais simplement comme une vision inattendue, déstabilisante,
aussi menaçante que l’irruption du vampire qui va se précipiter sur sa proie,
dans un film d’horreur.
Comment se fait-il donc que le cours de nos perceptions ne se
déroule pas comme la trame d’un film d’horreur quotidien, c’est-à-dire de surprises
atroces en déconvenues terrifiantes ? C’est bien ça qui est
surprenant : le fait que justement nous ne soyons jamais surpris,
autrement dit qu’il y ait un « fil » reliant toutes ces perceptions
les unes aux autres. Il faut bien que quelque chose nous divertisse du
« plein » de chacune de nos perceptions : voir la tasse / voir
la bouilloire /voir le visage de la personne qui verse l’eau dans la tasse,
etc.
C’est le premier effort d’un texte qui va nous en demander
beaucoup : nous avons envie de dire que cet étonnement est saugrenu voire
dément parce qu’il est logique de voir les choses dans la chronologie de leur
succession gestuelle : voir la tasse, puis la bouilloire, puis la seconde
remplir la première, c’est ce que l’on appelle « verser de l’eau dans une
tasse vide » et point-barre. Mais ce que l’on oublie de prendre en compte
dans cette représentation, c’est le rapport fondamental entre la perception de
la tasse telle qu’elle serait vue par autrui et le passage de sa situation de
tasse vide à celle de tasse pleine. Qu’une situation puisse évoluer c’est cela
même qu’instaure la structure du cadre dans lequel nous l’avons perçue
d’emblée, soit perceptible, en fait ou en droit, par les autres. Que nous
puissions sortir de l’instantanéité de la perception de la tasse vide pour ne
pas être étonné qu’elle devienne pleine, c’est précisément ce qu’avait déjà
rendu possible le fait que nous n’avions jamais cru à la seule perception
fragmentaire de la tasse, alors même qu’à parler strict c’est exactement cela que
nous avons exclusivement et littéralement perçu.
Il faut bien clarifier ce point : ce qui est surprenant, ce
n’est pas qu’une tasse vide se remplisse d’eau chaude, mais plutôt que notre
perception ne soit pas chahutée, déboussolée, choquée, hypersensibilisée par
tout ce que cette simple action induit de succession brutale de plans, de
déchirement des perspectives, de déséquilibres thermiques, d’écrasement de
pesanteurs, de rupture des flux atmosphériques, chromatiques, etc. Qu’un acte
se produise dans la réalité est sidérant, parce que cela suppose toujours
l’avènement nouveau d’un insoupçonnable rapport des forces (lumière, chaleur,
air, pesanteur, etc.) aussi subtil que littéralement imprévisible. Et tout ce
que nous trouvons à dire c’est :
-
« Merci ! » quand notre tasse est pleine.
Ce qu’il convient de distinguer ici, c’est,
d’un côté, la perception que nous pourrions dire conditionnée par ce présupposé
constant qu’est la présence d’Autrui et d’un autre côté, ce qui s’est
littéralement, « physiquement » passé : « la réalité pure,
ou stricte ». Je n’ai pas été décontenancé que la main de mon ami
apparaisse dans mon champ de perception visuelle pour remplir ma tasse d’eau
chaude tout simplement parce que la tasse avait déjà été recomposée,
« construite », conçue (mais nous pourrions tout aussi bien dire
« fictionnée » ou figurée) par mon esprit comme potentiellement
visible par d’autres personnes donc a fortiori visée par la possibilité de la
remplir. Cette recomposition spatiale de tous les plans possibles de la tasse
rend envisageable le changement de situation dans le temps au gré duquel elle
va se remplir de l’eau chaude versée par la bouilloire tenue par mon ami. Les
perspectives possibles que nous rajoutons continuellement à la littéralité
fragmentaire de notre perception d’un « objet » (que nous
reconfigurons comme tel) nous prédisposent à l’intervention d’autrui. Nous
faisons toujours la part belle à cette émergence de l’événement causé par la
présence de l’autre, et, de ce fait, ne la vivons pas comme événement. Il est
« logique » qu’une tasse que je perçois déjà comme visible par les
yeux d’un autre soit touchée, abordée, contactée, et remplie par le mouvement
de bascule que sa main exerce sur la bouilloire. Le problème réside dans le
fait que c’est bel et bien un ouvrage de figuration
qui se voit ainsi confirmé par ma tasse désormais pleine. Non pas qu’elle soit
vide : elle est pleine et je bois mon thé.
Mais je n’ai pas cessé de
« sur-interpréter » le cours des évènements, de supposer
« plus » que ce que j’ai réellement et littéralement perçu : le
fragment de tasse que j’ai pris pour une tasse complète, l’angle de la
bouilloire que j’ai extrapolé jusqu’à y voir « une » bouilloire
totale, les quelques doigts de la main de mon ami tenant la poignée de
l’ustensile que j’ai d’emblée caricaturés sous le « pseudonyme » que
j’ai l’habitude d’associer à la perception de son visage, etc. Il n’a pas cessé
de se produire des changements plutôt brutaux dans les interactions de toutes
les forces en présence dans cette scène : lumière, température, densité,
pression, pesanteur, etc.
Mais tout ce que j’en ai retenu c’est qu’un ami m’a
offert un thé, interprétation plus que réductrice, littéralement fausse dans la
mesure où jamais mes sens n’ont vraiment fait l’expérience de ce que j’affirme
pourtant avoir vu (on mesure bien ici la relativité des déclarations du témoin
d’une scène de crime. Nous pouvons penser à la scène du meurtre dans l’Etranger
d’Albert Camus : Meursault décrit précisément en terme de forces et
d’affects (chaleur, éblouissement, sueur, son, etc.) ce que les jurés vont
interpréter dans les catégories de l’acte, de la conscience et de l’intention)
– Ce qu’il nous est impossible d’envisager, c’est qu’un concours de
circonstances, une alliance parfaitement imprévisible et hasardeuse de chaleur,
de bruit et de lumière puissent « vouloir » et réaliser la mort d’un
homme).
Chacune des perceptions que nous vivons se
trouve ainsi baignée et comme recouverte
de la rassurante et fausse normalité suspendue à l’existence de l’autre.
Grâce à elle, nous nous situons toujours au-delà de l’efficience purement
physique de ce que c’est que « percevoir ». Il nous arrive, lorsque
nous utilisons une image pour faire comprendre quelque chose à un interlocuteur
qui avait saisi notre formulation « au premier degré » de
préciser : « je parlais au figuré », mais c’est bien plus
que cela : nous vivons au
figuré, jamais « au sens propre ». Nous pratiquons continûment une
ironie fondamentale, structurelle, grâce à laquelle nous prenons tout « au
second degré ».
Il existe une figure de style dont nous pensons
faussement qu’elle fait partie intégrante de notre usage de la langue, alors
qu’elle est bien plus que cela : elle est ce à partir de quoi le langage
s’effectue, se greffe sur notre perception du réel et le réordonne, le
reconfigure : c’est la métonymie. Nous parlons par métonymie lorsque par
exemple, nous utilisons le nom d’une ville pour désigner ses habitants ou nous
évoquons un « Picasso » pour désigner Guernica. « Une métonymie est une figure de style qui
remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien
logique sous-entendu : la cause pour l'effet, le contenant pour le contenu,
l'artiste pour l'œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour
l'institution qui y est installé » (définition dictionnaire).
Nous ne buvons jamais un verre mais
son contenu. Il nous est absolument impossible d’utiliser le langage sans que
s’insinue peu à peu ces liens logiques sous-entendus et c’est par eux que je
crois voir la tasse quand je ne visualise que sa perspective, que je touche une
bouilloire quand je ne saisis qu’une partie de sa poignée que je
« reconnais » mon ami quand je ne distingue à proprement parler que son profil. La métonymie nous distrait de la
réalité pure, littérale et fragmentaire de la perception et ce que vit Robinson
est, dans un premier temps, la terreur née de l’appréhension d’objets
méconnaissables, difractés, menaçants, l’horreur d’une autre temporalité au
sein de laquelle tout peut arriver à tout instant, un monde perçu au sens propre, c'est-à-dire sans métonymie.
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