Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que nous sommes comme
Saint-Thomas ? Que nous sommes des pragmatiques, qu’on ne s’en laissera
pas compter comme Thomas, fouaillant sans pudeur les plaies du Christ pour se
convaincre de sa résurrection, dans le tableau du peintre Le Caravage. L’apôtre est
« incrédule » : on le voit sur la toile sonder la profondeur des
blessures de Jésus pour statuer sur la question de savoir s’il a bel et bien
survécu à sa mort. Saint Thomas se situe précisément, dans ce tableau, sur deux
plans : la perception et la démonstration. Il lui faut une
« preuve » : tout être humain subissant des incisions de cette
profondeur ne peut qu’en mourir, or
tu n’es pas mort, donc tu es le fils
de Dieu.
Mais ce que la toile décrit le plus authentiquement, comme son
titre l’indique, c’est l’aveuglement de Saint Thomas : il touche,
ausculte, inspecte (in specto : examiner avec attention) ce qui
précisément ne saurait être envisagé sous l’angle de la preuve, car après tout,
aussi profonde que soient les plaies du Christ, on pourrait toujours trouver
une explication plausible du point de vue de la science : « aucun
organe vital n’a été atteint », « Jésus a une bonne voire une
exceptionnelle constitution », « Jésus est en réalité un cyborg
envoyé par les machines du futur ", etc.
En réalité, il n’y a rien à voir et la recherche de Saint-Thomas
est vaine. C’est parce qu’il ne voit pas qu’il regarde. Ce n’est pas parce
qu’il est ressuscité qu’il est le Christ, mais c’est parce qu’il est le Christ
qu’il est ressuscité et qu’il soit le Christ, le fils de Dieu, n’est pas une
proposition qui s’offre au travail ardu et progressif de la démonstration mais
à l’évidence de la foi, autrement dit à une interprétation à laquelle on adhère
de toutes ses forces parce que, si nus sommes croyants, nous la vivons comme
une certitude.
Or, nous pourrions dire en un sens, que Saint Thomas ne touche
pas davantage la preuve que le Christ est ressuscité, que nous ne touchons un
dé. Il faut d’abord croire au dé pour le toucher, de la même façon qu’il faut
d’abord croire au Christ pour admettre qu’il est ressuscité. Même si nous
utilisons ici le terme « croire », ce n’est pas exactement de la même
nature de croyance qu’il s’agit ici (Pascal distingue les vérités de cœur et
les vérités de raison), bien qu’après tout le terme de « concept »
puisse être employé raisonnablement dans les deux cas. Je déduis du concept de
cube que je touche ici six faces égales, de la même façon que je peux déduire
du concept Christique l’idée d’un fils de Dieu venu sur terre pour sauver les
hommes. Ici doit se conclure le parallèle car tout dans le concept de cube
donne matière à des démonstrations géométriques alors que le concept de Christ
est le fondement d’une foi. Il l’est dans sa nature même. Je crois, si je suis chrétien, à la nature
divine du Christ, alors que je déduis
à partir de la notion générale que telle figure est un cube.
Mais il n’en demeure pas moins qu’il est aussi faux d’affirmer que
je touche le cube que de soutenir que l’on palpe les plaies du Christ parce que
dans un cas comme dans l’autre, il faut d’abord adhérer à l’idée avant d’en faire l’épreuve par les sens. Ce n’est
pas du Christ en tant que Christ que Saint Thomas examine les blessures parce
que s’il avait déjà saisi intuitivement « Le Christ », il adhérerait
sans discussion ni preuve à l’affirmation de sa résurrection.
Il est une œuvre dont on pourrait dire qu’elle sollicite davantage
et paradoxalement la foi du Chrétien, c’est celle du peintre Holbein intitulée
« le Christ mort » (1523). Dans ce tableau, il est possible
d’affirmer que les raisons de croire au Christ s’imposent à la foi dans le
mouvement même où elles se dérobent à la perception, car c’est à un Christ mort
que nous sommes confrontés, presque décomposé. Le paradoxe tient au fait que,
pourtant, ce Christ est plus vivant que celui qui guide la main de Saint-Thomas
dans "l'incrédulité de Saint-Thomas". Qui est vraiment ce dernier, en effet ? Le
résultat d’un raisonnement, comme nous l’avons dit: « ta main est dans mes
plaies, elles auraient dû me tuer mais je suis vivant, donc je suis le Christ –
CQFD » Ce Christ de raison est mort pour la foi. C’est exactement
l’inverse pour le Christ de Holbein : le Christ de foi (le seul donc) est
mort à la rationalité et à la perception sensible.
On « constate le
décès », ce qui suscite chez le croyant à l’égard du cadavre du Christ un acte
de foi exclusif et authentique par la force duquel il s’agit de « concevoir la substance
christique », d’intuitionner non plus un corps vivant ou mort (n’oublions
pas que c’est le même terme en anglais qui s’applique au corps et au
cadavre : « corpse »), mais un « être » dans le
prolongement de la présentation de Dieu à Moïse dans l’ancien Testament : « je
suis celui qui est » (non pas celui qui est au même titre que cet homme ou
cette plante verte, mais celui qui est « ce que c’est qu’être », ou
encore celui dont l’être est en même temps tout ce qui fait être ce qui est).
Dans ce corps du Christ en train de pourrir, la putréfaction, c’est
encore le Christ. C’est toute la différence entre le corps d’un humain et
celui-ci : autant le premier ne se corrompt que sous l’effet d’une loi
physique qui s’impose à lui de l’extérieur, c’est-à-dire sous l’influence d’une
loi naturelle, autant le corps du Christ ne se détériore que de lui-même, comme
si l’efficience sous la force de laquelle ce corps pourrissait était encore et
finalement « seulement », « totalement »,
« purement » l’émanation de la puissance de ce corps même, par quoi précisément il est autre chose
qu’un corps. Aussi étrange que cela puisse sembler, c’est le tableau de
Holbein qui célèbre authentiquement la gloire du Christ, précisément parce
qu’il n’est rien de la foi authentique d’un chrétien qui puisse s’appuyer sur
un miracle visible. « Je ne crois pas à cause des miracles, dit
Malebranche, je crois malgré les miracles. »
« Le Christ
d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il
attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. [...] Il est dans la
mort de tout son long. Il se putréfie. [...] Holbein me donne à croire qu’il
est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le
prouve : il n’y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste
et nue respire une dérision calme : voilà ce que c’est que votre Dieu,
quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite
les morts ! »
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