« A Speranza, il n’y a qu’un point de vue,
le mien, dépouillé de tout possible. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en
un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des
observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel rocher
ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un
réseau d’interpolations (1) et d’extrapolations qui la différenciait et la dotait
d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je
n’ai pris conscience de cette fonction – comme de bien d’autres – qu’à mesure
qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île
est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une
nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience
qu’elle tente de restituer non seulement est sans précédent, mais contrarie
dans leur essence (2) même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon
fondamentale de cet univers peuplé où
les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à
l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du moins connaissable. Les phares
ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore
longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres
m’environnent.
Et ma solitude n’attaque pas que
l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur
existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité (3) du
témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux
pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la
foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve
éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition…le rempart le plus
sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un,
grands dieux, quelqu’un ! »
Michel Tournier - « Vendredi
ou les limbes du Pacifique »
(1) Interpolation :
action d’insinuer des termes intermédiaires dans une série d’éléments connus
(2)
essence : ici nature
(3)
véracité : authenticité (Robinson n’est plus sûr de ses perceptions)
Quelques éléments d'explication
La situation exceptionnelle de Robinson lui
fait comprendre tout ce qu’il devait à la présence des autres maintenant qu’il
est isolé de toute communauté humaine. Les dommages de cette solitude se font
d’abord sentir dans l’expérience de l’appréciation des distances, des espaces
et des territoires. Dans le ressenti que nous éprouvons de l’existence d’un
lieu, ou d’un bâtiment, la certitude que nous avons qu’il est perçu par
d’autres personnes aussi bien dotées que nous de sensibilité nous permet de ne
pas même envisager qu’il disparaisse ou qu’il s’effondre, ou qu’il s’y produise
quelque chose d’insoupçonnable. Ce n’est pas seulement que la présence des
autres nous rassure par ce qu’elle implique d’autre perspectives possibles des
mêmes endroits que ceux que nous voyons, c’est aussi et surtout qu’un espace
traversé, habité par un autre être humain se voit immédiatement sécurisé,
évalué, mesuré, « cadré ». Quelque chose d’une perception humaine en fait
son lieu en le passant au crible de catégories et de critères qui sont aussi
les miens, même si je ne suis pas directement en contact avec le lieu ainsi
investi.
Il suffit pour s’en convaincre de penser à ce
mélange de fascination et de terreur qui hante les lieux désertés de présence
humaine. Le film « Shining » de Stanley Kubrick décrit exactement ce
processus de folie qui finit par gagner Jack Torrance dans ce gigantesque hôtel
qu’il doit garder en plein hiver. Il importe de distinguer clairement les
espaces non perçus d’un lieu et ceux qui sont résolument imperceptibles parce
que complètement désertés de toute présence humaine. Rien de dangereux ne peut
surgir d’un espace qui n’est pas directement habité par ma perception mais qui
l’est par une autre personne parce qu’un autre être « humain » est en
train de lui appliquer les cadres « humains » d’une appréhension
« humaine » (mémoire, synthèse des perspectives, classement, etc.).
Quelque chose d’une domestication des surfaces, des volumes, des couleurs, des
angles est en train d’opérer dans un espace qui, tout en n’était pas l’objet de
ma perception directe l’est « potentiellement ». On pourrait presque
utiliser le néologisme de Jacques Lacan pour décrire cette procédure de
« d’hommestication ».
Mais il en va tout autrement d’un hôtel ou d’un
lycée déserts dans ma mesure où c’est précisément cette domestication qui fait
alors défaut. Ce que l’on ne voit pas n’est pas vu c’est-à-dire n’est pas
visible par une autre personne. On serait tenté de dire « qu’elle le
serait s’il y en avait » mais ce conditionnel n’est pas opérationnel. Il
échoue totalement à nous rassurer dans la mesure où il ne s’agit plus du
conditionnel de la perception transférée d’un être humain à un autre. Ce n’est
pas la même chose de dire : « Ah ! Si j’étais parisien je
verrais la tour Eiffel » et d’affirmer que la ville de Paris ayant été
vidée de tous ses habitants, « la tour Eiffel est visible ».
Lorsque nous rentrons chez nous et que nous
n’entendons rien ni personne, nous appelons évidemment pour savoir s’il y a
quelqu’un. Ce n’est pas seulement le fait que c’est évidemment cette présence
qui nous intéresse mais c’est aussi que les lieux y gagneraient quelque chose
de moins « abrupt », de moins « plastique », de moins
menaçants. Dés lors qu’une voix se fait entendre, nous passons de l’inconnu à
l’humainement connaissable, comme si cette réponse me lançait une corde grâce à
laquelle je vais pouvoir traverser l’espace d’un couloir ou d’un salon obscurs.
Il est donc possible de distinguer trois catégories d’espaces ou de
lieux : ceux que nous percevons, ceux que nous ne percevons mais qui sont
perceptibles par d’autres et ceux qui sont imperceptibles parce que personne
d’autre n’est en train de les percevoir. Ce qu’il convient de relier par
conséquent c’est l’efficience du possible et la présence de l’autre. Dés que la
seconde fait défaut, la première disparaît également, de telle sorte que tout
ce que nous ne percevons pas directement devient non pas perceptible mais imperceptible,
c’est-à-dire inconnu, susceptible d’abriter les anomalies, les hallucinations,
les Grands Anciens de Lovecraft ou la créature de Ridley Scott dans tous les
détours du vaisseau. « Alien », ce n’est pas seulement l’élément
étranger (et hostile) à l’espèce humaine, c’est aussi l’émergence d’une
catégorie de perception des lieux tellement « Autre » que tout
processus de domestication échoue. Les couloirs, les ombres et les angles se
voient dés lors réinvestis, comme rendus à leur plasticité première, pure,
brute et opaque.
Tout peut arriver, tout peut surgir d’un espace
inhabité. Nous y sommes confrontés à du « pur inconnu » et c’est
exactement l’expérience que Robinson commence à faire de l’île. Pourquoi ne
fait-elle que débuter (alors qu’il est isolé sur l’île depuis quelque
temps) ? Tout simplement parce qu’il a commencé par remplir les espaces
déserts de ce que nous pourrions appeler un travail rationnel de fiction,
postant des guetteurs imaginaires à des postes de gué suffisamment stratégiques
pour qu’il puisse « potentiellement » s’en faire une idée en
réunissant leur hypothétique rapport. La description de cette opération mentale
est vraiment fondamentale parce qu’elle correspond parfaitement à ce que nous
faisons à chaque instant sans le savoir et c’est bien ce qu’il veut
établir : « Ainsi fait
tout homme normal dans une situation normale ». Lorsque je vois une
chaise devant moi, il ne me viendrait pas à l’idée de douter que tout ce que je
n’aperçois pas d’elle à l’instant même soit présent « de l’autre
côté », évidemment puisque cet autre angle de visée de la chaise existe.
Mais ce qu’il importe de réaliser, c’est, d’une part, qu’il ne saurait y avoir
d’autre angle de visée sans vision par un autre de cette perspective et,
d’autre part, que l’idée même qu’il y ait spatialement
un autre côté est inconcevable sans cette vision. Il n’y a pas d’autre côté
dans un espace « absolu », il y a un autre côté dans la
représentation humaine de ce qu’un espace est, et pour cela il faut des hommes…
D’autres hommes.
Ce qui s’écroule en leur absence, c’est la représentation
habituelle, « normale », « humaine » de ce que c’est qu’un
espace. Nous ne cessons, nous qui ne sommes pas comme Robinson, d’habiter un
espace qui n’est pas tant celui de la communauté humaine que celui que la
communauté humaine dessine, transforme, interprète, sculpte. Il n’y a pas
autour de nous un espace pur, objectif, neutre que nous nous contenterions
d’habiter et de percevoir tel qu’il est,
il y a toujours déjà ce que notre présence informe, structure, redessine,
humanise. Mais lorsque la présence des autres finit par déserter un lieu, alors
quelque chose de très différent et d’effrayant s’installe.
C’est cela que vit Robinson : « la
nuit insondable », la chaise réduite à la seule perspective que l’on en a
« maintenant ». Bien sûr, il peut faire le tour et ainsi jouir d’un
autre angle de visée, mais la certitude que cette autre perspective est bel et
bien celle de la même chaise ne
suppose pas seulement la mémoire individuelle d’un seul sujet, elle induit
également que la place que nous venons de quitter peut être « potentiellement »
occupée par cet « avatar » de nous-même qui l’a perçue une seconde
avant, autrement dit que cet espace est bien le « même »
indépendamment du souvenir à très court terme que nous en conservons, et rien
ne nous garantit cela dans la solitude. L’identité (idem : même) d’un
espace et sa continuité d’un instant à l’autre nécessitent un repère,
c’est-à-dire un point de l’espace fixe, distinct, indépendant de celui qui
vient de le traverser. Aucun espace ne peut être appréhendé d’une autre façon
que relativement à un repère,
ce qui suppose, comme son nom l’indique une « relation », c’est-à-dire de l’autre.
Les réflexions de Robinson que nous lisons
sont, dans le roman, celles qu’il consigne dans son journal, car il a
rapidement compris qu’il perdrait le rapport au langage s’il ne s’imposait pas
l’exercice quotidien de l’écriture. Il perçoit, en ressayant de rendre par les
mots cette expérience très déstabilisante d’une perception sans Autrui qu’elle
ne peut réellement tenir la promesse de son ambition. La simple image mentale
de ce qu’évoque le mot « chaise » présuppose en effet une chaise dont
on pourrait dire qu’elle est potentiellement visible par tous les yeux, tangible
à toutes les mains, audible à toutes les oreilles, etc ; et cela pour tous
les hommes. Un mot est une étiquette universelle imposée sur des sensations
multiples et éparses auxquelles on impose comme un préjugé le même fond
perceptif. C’est très exactement pour cela que nous entendons pour voir des
« chaises », au-delà de leur distinctions (car sur le fond aucune
chaise n’est rigoureusement la même qu’une autre, ne serait-ce que parce
qu’elle ne peuvent occuper le même espace). Cela signifie que jamais les hommes
ne se tournent vers l’extériorité de la réalité sans partir du principe qu’ils
vont y éprouver le « même » contact avec de « mêmes »
objets (et ce, alors même que nous savons bien qu’à parler strictement cette
identité est une illusion).
Un terme rend parfaitement compte de cette
« hallucination collective » qui fait de chacun de nous, aussi
installé soit-il dans la certitude de son unicité, le semblable de son prochain, la copie
conforme sur le plan de la perception. De l’un des nôtres qui s’attacherait à montrer
en quoi telle perception de tel chien à 14h00 ne peut-être la
« même » que celle de ce chien à 15h00, nous finirions nécessairement
par nous détacher parce que chaque heure, chaque microseconde ne peut être
humainement vécue sans être, en quelque façon, ramenée à du connu, référencée,
homologuée, niée dans son exceptionnel avènement. Si nous devions être comme
lui, il faudrait nous rendre amnésiques pour saisir l’efficience de sa réalité
inédite (un seul homme est capable de faire cela : l’artiste). Ce mot,
c’est « commun ». Nous utilisons des noms communs, mais comme
Robinson n’est plus dans la communauté, il fait l’expérience de ce fond de
réalité que le nom banalise, uniformise, communautarise.
Robinson s’aperçoit qu’il est confronté à cela
même que l’on appelle l’indicible. Une perception littérale, brute, de ce que
l’on touche, voit respire au moment où on le touche, voit, respire, et c’est
tout. Il est persuadé qu’il est en train de devenir fou mais en réalité, comme
il en prendra conscience plus tard, ce qu’il découvre est un monde débarrassé
des cadres de la perception humaine, collective. Il éprouve donc, en un sens,
la réalité telle qu’elle est, dépouillée de ce présupposé d’une communauté
perceptive globalisante. Les objets n’existent pas mais parce qu’ils n’ont
jamais existé. « La vérité est qu’il n’y a pas de cuillère
(Matrix) », parce que la cuillère, c’est seulement des sensations de
dureté, de pesanteur, de lumière, de température que nous avons rassemblées,
communautarisées derrière ce mot. Ce qui est fascinant dans ce passage, c’est
le fait que la liste de tous les supposés délires contre lesquels il appelle de
ses vœux « la présence de quelqu’un » est précisément celle de toutes
les illusions dont il comprendra plus tard qu’elles sont en réalité imputables
à l’existence d’Autrui. Robinson fait bel et bien l’expérience des
« limbes » (les limbes désignent un espace indéterminable, atopique,
incertain) du pacifique mais il se pourrait que les limbes décrivent la pure
réalité du Pacifique.
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