« L'État
est la réalité effective de la liberté concrète. Or, la liberté concrète
consiste en ceci que la personne individuelle et ses intérêts particuliers
trouvent leur développement complet et obtiennent la reconnaissance de leur
droit-pour-soi (dans le système de la famille et de la société civile) ; mais
elle consiste aussi bien en ceci que, d'une part, ils passent d'eux-mêmes à
l'intérêt de l'universel et que, d'autre part, avec leur savoir et leur
vouloir, ils reconnaissent cet universel, le reconnaissent comme leur propre
esprit substantiel et agissent en vue de l'universel comme de leur but final.
Il en résulte que l'universel ne vaut et ne peut s'accomplir sans
l'intérêt, le savoir et le vouloir particuliers et que, pareillement, les
individus ne vivent pas uniquement pour leur propre intérêt comme de simples
personnes privées, sans vouloir en même temps dans et pour l'universel, sans
avoir une activité consciente de ce but. Le principe des États modernes a cette
force et cette profondeur prodigieuses de permettre au principe de la
subjectivité de s'accomplir au point de devenir l'extrême autonome de la
particularité personnelle et de le ramener en même temps dans l'unité
substantielle et ainsi de conserver en lui-même cette unité substantielle. »
Georg
Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la
philosophie du droit (1821), § 260, trad. R. Derathé, Librairie
philosophique J. Vrin, 1989, p. 264.
Quelques éléments d'explication: Selon Hegel, il n’existe
pas d’autre possibilité pour la liberté d’un individu de s’accomplir ailleurs
qu’au sein d’un Etat. Mais qu’est-ce que la liberté selon l’auteur ? C’est
le fait d’être reconnu comme un « être pour soi », c’est-à-dire non
pas seulement un être doté d’une existence biologique, simplement
« vivant », mais aussi et surtout doué de conscience. Selon Hegel, un
animal, ou un arbre sont vivants sans se rendre compte qu’ils le sont. Ils ne
sont que « là », vivant en soi mais pas pour soi. Exister pour soi,
c’est se rapporter à soi-même le fait que l’on existe, être
« conscient ». Lorsque nous parvenons à manifester cette conscience
de nous-mêmes en n’étant plus exclusivement soumis à des nécessités vitales,
nous sommes libres. Il importe donc que nous soyons reconnus, au sein de notre
famille aussi bien que par nos concitoyens comme une liberté à part entière,
comme un être conscient situant le fait de sa propre existence ailleurs que
dans un cadre exclusivement biologique. C’est exactement ce que veut dire ici
Hegel quand il affirme que la personne individuelle et ses intérêts
particuliers obtiennent la reconnaissance de leur « droit-pour-soi ».
En d’autres termes, nous pourrions dire que personne ne peut être considéré
comme libre s’il ne parvient pas à se faire reconnaître de ses proches et de
ses semblables comme un individu ayant des intérêts particuliers. Il est
fondamental, pour la compréhension du texte que Hegel ne sépare pas la mention
de cette personne individuelle avec celle de ses intérêts particuliers.
« Mais elle consiste aussi bien en ceci
que d’une part… » : c’est ici que ce passage prend un tournant
radical, car si nous en restions là, nous pourrions penser que l’auteur se
désolidarise complètement de Jean-Jacques Rousseau, lequel défendait l’idée
selon laquelle notre relation à l’Etat doit d’abord être celle d’une aliénation
totale (une aliénation est une privation de liberté). La liberté du citoyen ne
peut être effective qu’à la condition qu’il reconnaisse l’intérêt de
l’universel et se fasse reconnaître de lui. Mais qu’est-ce que cet intérêt
universel ? C’est bien, en effet, ce que Rousseau appelait la volonté
générale ou l’intérêt public, mais pas seulement. Etre doté d’une raison, c’est
jouir d’un esprit suffisamment distant de sa pure existence physique,
instinctive, pulsionnelle, passionnelle, pour prétendre à une capacité
d’analyse et de jugement d’une situation ou d’un problème qui prend en compte
les intérêts « des autres ». Chacun de nous perçoit quotidiennement
le caractère raisonnable d’un interlocuteur quand il réalise qu’il ne parle pas
seulement en son nom propre, ou pour favoriser simplement ses intérêts
personnels et immédiats. Se pose dés lors la question de l’amplitude de cette
prise en compte d’un intérêt « général ». Quand nous parlons
concrètement de notre Etat, nous désignons l’intérêt de la collectivité dont
nous sommes membres, de notre pays. Si je suis citoyen français, j’exprime ma
liberté de français en prenant en compte les intérêts de cette abstraction
étatique nommée « la France ». Cependant le simple fait d’utiliser le
terme d’ « universel » prouve qu’Hegel situe cette aptitude à
s’élever de son intérêt particulier vers celui de son Etat au sein d’une
capacité de généralisation encore plus vaste, celle-là même que nous activons
notamment lorsque nous raisonnons dans un cadre mathématique. Il n’y est plus
question, dés lors, de calculer en tant que français, chinois, ou américain
mais de mettre en œuvre une faculté Universelle de mise en rapport de
propriétés, d’ensembles et d’éléments. La
liberté pour Hegel, c’est lorsqu’un être humain est parvenu à dépasser
suffisamment du cadre exclusif, égoïste et restreint de la nécessité vitale
(survivre) pour accéder à celui d’une pure nécessité symbolique, abstraite,
mathématique, conceptuelle et universelle (raisonner).
Toute la philosophie de
Hegel repose sur le postulat suivant lequel le propre de l’homme est d’être
conscient, de telle sorte qu’il n’existe pas pour lui d’autre moyen de
s’accomplir que celui qui consiste à suivre le processus d’abstraction, de
généralisation par le biais duquel un être s’affranchit de son existence
biologique pour devenir de plus en plus autonome, pour découvrir dans cette
faculté de mise à distance de soi qu’est la conscience un principe de compréhension
universel de l’universel. De la conscience que j’ai d’être
(… moi), on suit le devenir universel de cette conscience du Tout d’être Tout. On saisit ainsi que la
Raison désigne, dans ce processus, la faculté rendant effective
l’accomplissement d’une conscience personnelle dans l’émergence d’une
conscience Absolue (et par absolu, on peut comprendre que l’on n’en est plus
l’auteur en tant que personne privée). Le fait qu’il nous soit impossible de
vivre dans un Etat, en tant que citoyen, sans agrandir le rayon de la sphère de
nos intérêts privés à celui de la sphère des intérêts généraux de l’Etat prend
place dans l’efficience de ce devenir fondamental dont il est difficile
d’exprimer l’ambition tant celle-ci dépasse de tous les cadres qui nous sont
coutumiers. Quiconque « pense » ou active sa faculté de raisonnement,
de généralisation, de symbolisation participe de cette dynamique suivant
laquelle le Tout prend conscience de soi.
Tout ce que nous
interprétons parfois à tort comme des contraintes imposées par l’Etat se
définit en réalité comme des manifestations de cette élévation progressive qui
nous permet de nous libérer, c’est-à-dire d’accéder à cette conscience d’être
un être pour soi, de participer à l’œuvre universelle de prise de conscience du
Tout et de nous détacher de tout ce qui nous asservit à nos besoins, à nos
appétits, à nos pulsions bref à la pauvreté d’une vie exclusivement organique.
C’est la raison pour laquelle il importe de ne pas se méprendre sur le sens de
cette phrase : « Il en résulte que
l'universel ne vaut et ne peut s'accomplir sans l'intérêt, le savoir et
le vouloir particuliers et que, pareillement, les individus ne vivent pas
uniquement pour leur propre intérêt comme de simples personnes privées, sans
vouloir en même temps dans et pour l'universel, sans avoir une activité
consciente de ce but ».
Ce que
veut dire ici Hegel, ce n’est pas du tout que l’universel ait à se mettre au
service de l’intérêt particulier de chaque citoyen, mais plutôt qu’il a besoin
de l’engagement de chaque citoyen dans la prise en compte de son existence
particulière pour que précisément celui-ci cesse de raisonner exclusivement en
fonction de ses intérêts particuliers. Si l’Etat a besoin de l’intérêt
personnel de chaque citoyen c’est pour que celui-ci finisse par comprendre
qu’il ne peut se limiter à agir de cette façon c’est-à-dire seulement en
fonction de ses intérêts propres, et qu’il en va de sa liberté même de
« sujet ». L’individu ne doit pas renoncer à soi en vivant dans un
état. Toutefois ce « soi » désigne non pas son « moi », mais
cette aptitude à être pour soi qui définit la conscience. On ne peut rien comprendre
à la Philosophie de Hegel, et à la Philosophie tout court, si nous ne
distinguons pas complètement d’une part le « moi », l’Ego » et d’autre
part le « Soi », « l’être pour soi » de la conscience. Si nous ne visons qu’à satisfaire les intérêts du
moi, nous demeurons dans l’en soi d’une existence organique, aveugle,
instinctive et pulsionnelle, tandis que si nous agissons en tant qu’existence
« pour soi », c’est-à-dire si nous sommes conscients d’exister, si
nous nous rapportons à nous mêmes le fait d’exister, alors nous affirmons notre
existence de sujet : « je », autonome, décisionnaire,
maître de sa vie, mais aussi participant de cette conscience universelle de
l’Universel.
Cette distinction entre le moi et le soi (le pour soi) est extrêmement profonde :
elle nous permet de comprendre pourquoi la véritable liberté ne consiste pas à
faire tout ce que l’on désire (comme le pense la plupart des gens qui exercent
une liberté de consommateur) mais à accéder à une conscience universelle de
l’universel lui-même (et par lui). Quand nous reconnaissons dans un intérêt
général notre intérêt particulier, nous progressons dans l’acquisition de cette
liberté là. Plus nous prenons nos distances à l’égard du fait brut, donné,
physique de notre existence particulière, plus nous réalisons quelque chose de
notre être véritable, lequel ne peut se réduire au fait de survivre. Or c’est
exactement ce que notre statut de citoyen d’un Etat accomplit. Les plaintes
continuelles reprochant à l’Etat de nous imposer des « sacrifices »
se méprennent complètement sur la nature de ce sacrifice dans la mesure où le
détachement que nous sommes conduits à manifester à l’égard des intérêts
particuliers de notre « moi » contribuent précisément à accroître la
prise de conscience de notre être authentique, lequel réside dans la
conscience.
Il nous est maintenant possible de comprendre
parfaitement le sens de la dernière phrase : « Le principe des États modernes a cette force et
cette profondeur prodigieuses de permettre au principe de la subjectivité de
s'accomplir au point de devenir l'extrême autonome de la particularité
personnelle et de le ramener en même temps dans l'unité substantielle et ainsi
de conserver en lui-même cette unité substantielle ». Se faire
reconnaître par tout ce qui nous entoure comme une « existence pour
soi », c’est-à-dire comme une conscience, englobe nécessairement
« l’Universel », tout simplement parce que cette prise de conscience
suppose ce que nous pourrions appeler un point de vue « objectif »,
extérieur sur soi. J’existe et en tant qu’être conscient je sais que j’existe.
Exister n’est pas un phénomène que j’aborde exclusivement de l’intérieur de moi-même
mais que je me rapporte à moi-même comme s’imposant à moi de l’extérieur de
moi-même, de telle sorte que cette conscience induit la réalisation de soi du
point de vue de cet « Universel ». C’est d’un seul et même mouvement
que je sais précisément en quoi je consiste et que j’accomplis, en le faisant,
ce destin de la connaissance de soi de l’universel par lui-même. On pourrait
dire que l’unité n’est pas celle, organique, dont nous partons mais celle,
consciente, vers laquelle nous progressons, à mesure que nous détachons de la
pure nécessité biologique, aveugle et naturelle de survivre. Plus nous menons
une existence de citoyen soumis aux intérêts généraux d’une collectivité
« une », plus nous nous connaissons nous-mêmes dans ce qui nous définit
authentiquement, à savoir être pour soi (autonomie) et plus nous contribuons à
la conscience « Une » de l’esprit Universel d’être ce qu’il est. Nous
sommes d’abord conscient de mener une existence séparée des autres, par quoi
nous prenons conscience de nous-mêmes en tant qu’individu distinct mais c’est
précisément le devenir même de cette conscience séparée que de nous faire
progressivement réaliser l’être même de « ce que c’est
qu’ « être conscient » » pour l’universel, pour le « Tout »,
devenir qui précisément n’a plus rien de « séparable ».
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