Pourquoi y-a-t-il de
l’Etat ? Pour répondre à cette question il faut remonter à l’origine de
l’Etat, c’est-à-dire à la cité, dans l’Antiquité Grecque. Voici l’explication
que le philosophe Aristote donnait de la naissance des Cités :
« Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en
vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage (logos).
Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la
rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au
point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les
signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester
l’avantageux et le nuisible, et par suite le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit
propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient
la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles
notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »
Aristote, Les
Politiques, I, 2, 1253a9-1253a12, trad. P. Pellegrin.
Voici l’argument
d’Aristote : la nature sait ce qu’elle fait et elle n’aurait pas donné le
langage seulement à l’homme si un objectif précis ne pointait en ligne de mire
de cette exclusivité. Aristote écarte immédiatement l’objection qui
consisterait à affirmer que les autres animaux aussi ont un langage. Certes ils
ressentent ce qui leur fait du mal et ce
qui leur fait du bien. Ils peuvent communiquer avec leurs semblables à ce
propos, mais ça s’arrête là. Cela signifie qu’ils peuvent s’échanger des signes
en vue d’indiquer aux autres individus de leur espèce les différentes sources
de jouissance et celles qui provoquent de la douleur mais un signal n’est pas
un symbole. Ce qui les différencie fondamentalement, c’est le rapport à
l’action : le signal n’a pas d’autre but que d’avertir immédiatement le
récepteur d’un danger ou d’une nécessité impérieuse. Les signaux sont donc très
primaires : un cri, un geste, une couleur ont directement valeur
d’avertissement et ils attendent moins de l’autre un travail de compréhension
que de réaction, comme un feu passant au rouge n’attend de nous qu’une seule
chose : l’arrêt de la voiture.
Le symbole, lui, est très
éloigné de cette simplicité brute. Ce qu’il induit chez le récepteur n’est pas
de l’ordre d’une réponse physique mais plutôt d’une intellection de l’esprit.
Si le signal provoque un réflexe (automatisme), le symbole revêt un
« Sens » et ce sens est à interpréter, ce qui suppose chez le
récepteur une « raison » pour le faire. Entre ce qui « fait mal »
et ce qui « est mal » se déploie dés lors toute la différence entre
la communication de signaux et l’échange compréhensible de symboles,
c’est-à-dire le langage. On mesure bien la portée de ce qu’Aristote essaie de
nous faire comprendre ici : seul les êtres humains pensent,
conceptualisent, et se révèlent capables de généraliser, à partir de leurs
sensations bonnes ou mauvaises, ce qui, pour tout être humain, en tout lieu et
en tout temps, est « bien » par opposition à ce qui est « mal ».
En d’autres termes, selon Aristote, seul l’être humain est à même de concevoir
des notions générales et universelles, bien au-delà de ce qu’il éprouve de bon
ou de mauvais, ici et maintenant.
Selon l’auteur (nous savons
aujourd’hui avec les progrès de l’Ethologie (science du comportement des
animaux) que cette affirmation d’Aristote est sujette à caution ne serait-ce
que parce que les modalités d’échange animal sont infiniment plus complexes
pour certaines espèces que ne le présumait le philosophe grec, mais nous
essayons ici de comprendre le rapport entre Logos (Langage et Raison) et Polis
(cité)), il n’y a qu’une seule chose qui nous distinguent des autres animaux
mais cette chose est suffisamment déterminante pour nous investir d’un rôle,
d’une « mission », d’une finalité, et cette chose est la perception
de notions universelles, dépassant du cadre de « l’ici-maintenant ». Les
hommes vivent dans une cité ou dans un Etat, parce qu‘ils sont capables de
s’extraire du contexte particulier de ce qui leur fait du bien ou du mal pour
s’élever jusqu’à la compréhension générale de
ce qui est universellement, objectivement (indépendamment d’eux)
« bien » ou « mal ».
Il n’y a donc pas de Polis
(cité) sans Logos (langage), et il importe de ne pas oublier que Logos signifie
aussi en grec « Raison ». On ne peut pas avoir raison contre l’Etat,
tout simplement parce que l’Etat (Polis), c’est le résultat de la raison
(Logos). Comment serait-il possible d’utiliser cette faculté de concevoir des
notions communes contre cela même qui rend effectif le respect des notions
communes, de l’intérêt général, du bien commun ? (Il est très intéressant
ici de constater que le raisonnement d’Aristote repose finalement sur ce
postulat selon lequel seul l’homme est doué de langage. Remettre en question ce
présupposé, c’est détruire l’argumentation du philosophe grec.) Finalement la
thèse défendue par Aristote revient à soutenir que l’existence de l’homme a du
sens, s’inscrit dans un dessein de la nature, parce qu’il est doué de langage,
c’est-à-dire parce qu’il est capable de déchiffrer le sens (commun) d’un mot et
pas seulement, comme l’animal, de réagir à
l’émission d’un signe. De fait, il est exact que l’homme est une
créature qui s’interroge sur le sens de son existence et c’est ce qu’il ne
pourrait pas accomplir sans langage.
Nous ne voyons pas comment
l’être humain pourrait donner du sens à son existence sans donner à ses actes
cette « caisse de résonance », cette toile de fond de l’Etat, parce
qu’il n’est rien dans la nature brute (pas celle dont parle Aristote en disant
qu’elle ne fait rien en vain, ce qui présuppose une intelligence supérieure) qui
puisse offrir un pareil cadre. Il n’est rien, en elle, qui puisse en effet
donner aux actions humaines la moindre stabilité, le moindre écho, la plus
infime écoute. Ce que les hommes créent par l’Etat, c’est donc l’idée d’un
intérêt commun, justifiant l’instauration de lois communes sur le fond
desquelles quelque chose comme une action spécifiquement initiée par des hommes
pour des hommes en vue d’un accomplissement universellement humain prend force
et Sens. Ce qui, Avec la Polis (la cité, l’Etat), apparaît est moins l’idée
selon laquelle il y a dans l’univers un sens pour l’humain que la construction
effective d’un « universel humain » spécifique à partir duquel l’être
humain pourra aller jusqu’au bout de lui-même, jusqu’à sa vocation politique
fondamentale.
Mais c’est là tout le problème :
notre accomplissement passe-t-il par la réalisation de ce que nous sommes
« en tant qu’homme » ou « en tant qu’être », c’est-à-dire
simplement « en tant que nous existons ». Faut-il aller chercher le
sens de sa présence sur terre dans ce qui fait que nous sommes humains, ou ce
qui fait que nous sommes « tout court », c’est-à-dire
existentiellement, individuellement (au sens propre de ce terme : ce qui
ne peut se diviser : indivis) ? N’y aurait-il pas une Raison à
dégager non pas de notre aptitude au langage mais simplement de notre effective
et persévérante présence ici maintenant ? Et si c’était d’abord le fait
« d’être là », en soi, qui justifie, à lui seul « tout le
reste » ? Je n’aurais plus dés lors à justifier mon existence par
l’expression de ma solidarité voire de mon dévouement à l’Etat. Exister
échapperait aux logiques quantitatives de la gestion d’une population pour se
réaliser, s’émettre dans les ondes de choc, brutes et anonymes de sa justesse
donnée, effective, existentielle. L’activité qui se dessine ici est l’Art.
Avoir raison contre l’Etat, c’est dérouler le fil de cette vérité irrévocable à
la lumière de laquelle ce n’est pas à l’Etat que je dois la raison de mon
existence, c’est-à-dire le fait d’avoir raison d’exister en existant. Cette
raison s’exprime exclusivement par nos œuvres quelle que soit la reconnaissance
que nos contemporains jugeront utiles ou pas de leur accorder.
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