lundi 23 mars 2020

Séance du 24/03/2020 CALM (Cours A La Maison) TES1: 2H

 
Bonjour,
 J’espère que tout va bien, pour vous et pour vos proches. N’hésitez pas à me faire savoir, en empruntant le mode de communication qui vous convient, si quelque chose vous gêne dans ces nouvelles conditions d’enseignement à distance. Vous avez du recevoir par pronote le prochain sujet pour le 10 avril. C’est un sujet type bac qu’il FAUT absolument me rendre (ce n’est pas facultatif), non seulement parce que cela vous entraîne mais aussi parce que les deux sujets au choix (sujet et texte) vous donnent une perspective intéressante pour lire Nietzsche, même si Nietzsche n’est pas le seul auteur mobilisable pour la dissertation. Je peux consacrer un ou deux articles pour vous aider mais il faudrait aussi que nous échangions un peu sur les sujets d’abord. Je compte sur vous pour cela.

C’est bon? Alors continuons!

Qu'est-ce qu'ils sont efficaces ces TES1!!!!
Je me permets d’utiliser les réponses d’Elodie en guise de corrigé aux questions que je vous avais posées la semaine dernière. Elles sont absolument parfaites et exemplaires. D’autres élèves m’ont également transmis des réponses excellentes. Félicitations à vous!

1. Pourquoi Nietzsche est-il aussi critique à l’égard de la Science ?

La Science a comme objectif de montrer le vrai de façon rigoureuse. Pourtant, Nietzsche démontre que la Science se situe dans un travail inconscient de métaphorisation. Premièrement, l’image que l’on donne comme cause d’un « choc » sensible est déjà une interprétation du réel. Deuxièmement, la Science donne un nom à cette image. Ces métaphorisations sont produites par le langage. En utilisant le langage, la Science montre une vérité mensongère, qui n’est que le produit d’une interprétation et de métaphorisations. Lorsque le scientifique déclare que cette chose qu’il voit et touche est « une feuille », en réalité il a déjà interprété. Simplement parce qu’il éprouve la sensation de voir et toucher une feuille, il est sûr que c’est une feuille ? La feuille, comme cause de la sensation à travers ses yeux et sous ses doigts, est déjà une image interprétée. De plus, le scientifique donne à cette image l’étiquette de feuille, alors qu’aucune feuille n’est semblable à l’autre. La feuille est seulement un concept, et pas l’expression pure du réel. La Science n’a pas conscience de ces deux effets, c’est pourquoi Nietzsche est aussi critique à son égard. Le scientifique construit une certaine vision du réel anthropocentriste en classant le réel de façon abstraite et arbitraire. Avec la Science, on s’éloigne donc plus du réel qu’on ne s’y approche. Nietzsche le reproche : la Science ne serait que interprétation du réel par l’Homme. La Science ne montre pas la vérité comme elle le prétend.


2. Pourquoi l’œuvre se termine-t-elle par l’opposition entre le tragique et le Stoïcien ?

En cherchant l’origine instinctive de la recherche de la vérité, Nietzsche met au clair l’ambiguïté de la conceptualisation. D’une part, la conceptualisation est obligatoire pour ne pas faire face à une vérité chaotique. D’autre part, la conceptualisation nous éloigne de la métaphorisation originelle et intense. Pour Nietzsche, il faut donc accepter ce travestissement, cette conceptualisation et en avoir conscience. Il distingue alors les métaphores intuitives des métaphores conceptuelles, et oppose donc le Tragique au Stoïcien. Le premier fait face à la métaphorisation originelle et chaotique tandis que le deuxième substitue ce chaos en faisant semblant : il conceptualise. L’intellect humain doit obligatoirement conceptualiser, mais comme il n’a pas conscience qu’il conceptualise constamment, il s’éloigne du réel. Terminer l’œuvre par l’opposition entre le tragique et le Stoïcien, c’est mettre en évidence que l’intellect humain ne parvient à la vérité qu’en s’acceptant comme un maître du travestissement. Cet aspect est comparable à l’enjeu de l’œuvre, c’est pourquoi l’œuvre se termine par cette opposition.

 



3. En utilisant vos mots, décrivez ce que signifie pour Nietzsche la démarche qui consiste à faire la généalogie de la vérité ?

Pour Nietzsche, la démarche qui consiste à faire la généalogie de la vérité signifie faire l’historique de tous les instincts puissants qui ont suscité la recherche constante de la vérité. Nietzsche montre que l’humain est animé par la volonté de puissance. Cette volonté de puissance est mise à l’œuvre lors du passage au troisième stade, celui de l’enfant. A ce stade, l’humain est fondamentalement créateur, et pour Nietzsche cette puissance susciterait la recherche de la vérité. Faire la généalogie de la vérité est la méthode de Nietzsche pour parvenir à trouver ce qui cause chez l’Homme la recherche de la vérité. Il faut rappeler que Nietzsche croit en cette volonté de puissance, qui crée plusieurs forces positives. Non seulement, il faut mettre à l’œuvre cette puissance, mais il faut aussi chercher les forces qui causent certaines valeurs. La morale, souvent confondue avec la vérité, est une de ces valeurs. Pour Nietzsche, faire la généalogie de la vérité signifie chercher ce qui est à l’origine de la valeur que constitue la morale. Aucune valeur n’est supérieure par nature ( transcendante ) pour Nietzsche, c’est pourquoi nous pouvons et devons faire son historique. La généalogie signifie faire l’historique d’une valeur.


4. Comment peut-on définir l’intellect humain selon Nietzsche ?

Selon Nietzsche, l’intellect humain correspond aux lois logiques humaines. Il est le produit du langage puisque le langage favorise l’interprétation arbitraire du réel. Pourtant, à l’origine, le réel n’est pas logique. Alors pourquoi les lois le sont-elles ? L’intellect humain découle de cet instinct puissant qui consiste à chercher la vérité. Pour Nietzsche, la force instinctive est un phénomène intéressant et puissant dont l’intellect humain n’est que le dérivé. L’intellect humain, selon Nietzsche, se définit donc comme une faculté de la communauté à faire société en construisant des valeurs communes arbitrairement. La vision de l’Homme est anthropocentriste, donc de sa recherche constante de la vérité il construit un réel qui n’est que le fruit, le produit d’interprétations. Nietzsche vise directement l’intellect humain dans son œuvre. Le monde est ressenti humainement, ce qui génère donc l’intellect humain. Ce dernier conduit donc à une dimension morale de la vérité, comme une valeur commune du troupeau. L’intellect permet la connaissance, c’est un instinct de survie contre la métaphore chaotique du monde, pour le développement de l’Homme, mais c’est aussi un mensonge, une illusion. L’intellect humain est à la fois la force instinctive qui permet à l’humain de faire abstraction de sa faiblesse et l’illusion qui fait de l’humain la victime de ses interprétations. Pour Nietzsche, l’humain n’aurait pas cette faculté si elle n’était pas nécessaire. L’erreur humaine est de placer l’intellect comme quelque chose de supérieur, car c’est ce qui permet d’exister. L’intellect humain explique l’univers à travers des concepts, donc il ne comprend pas l’univers. L’intellect humain est cet instinct qui nous pousse à exister (c’est la connaissance). C’est une sorte d’art de construire une cité sur la base de l’illusion, de la double métaphorisation.

Reprenons maintenant le fil de l’explication. Nous avions vu les deux premiers paragraphes la semaine dernière. Nous reprenons au 3e:

J'en peux plus...d'être humain! Vivement le Surhumain!

(§3) Il est difficile de lire le troisième paragraphe sans éprouver le sentiment que Nietzsche y libère une forte pulsion misanthropique. Les termes utilisés contre l’homme sont violents, acides et apparaissent plus que « teintés d’amertume », mais il convient de nous détacher le plus possible de cette première impression qui nous ferait passer à côté de l’essence même de la philosophie Nietzschéenne. Quiconque lit honnêtement cet auteur perçoit d’emblée ce paradoxe qui est au coeur de cette oeuvre en particulier: la destitution qu’il y entreprend de la notion de vérité ne peut s’entendre (au sens propre du terme elle ne peut être audible) qu’à la condition de réaliser le souci profond qui anime ce jeune professeur et qui l’animera toute sa vie, lequel se caractérise par l’exercice d’une lucidité incroyablement juste, intransigeante, incorruptible neutre et implacable  quant à notre condition. Il ne faut pas se laisser tromper par les accents poétiques, par la recherche passionnée du style d’écriture correspondant à l’expression de la pensée du philosophe. Si, comme cela apparaîtra clairement dans la suite de « vérité et mensonge au sens extra-moral », les métaphores intuitives semblent plus riches que les métaphores conceptuelles, c’est-à-dire si l’art jouit sans conteste d’un poids plus important que la science dans la hiérarchie des nouvelles valeurs que l’auteur souhaite substituer aux anciennes, ce n’est aucunement par « amour de l’art », mais bel et bien par « amour du vrai ». Ce n’est pas pour « la beauté du geste » que l’homme  ou le surhomme est fondamentalement, un artiste, mais c’est parce qu’il devient ainsi ce qu’il est, ce qui ne saurait se concevoir que dans les termes d’une vérité.
    L’homme est ce qu’il est parce qu’il ne peut être autrement, parce qu’il ne pourrait pas survivre autrement. L’image du prématuré dans sa couveuse est réellement porteuse ici, une fois de plus, à ceci prés qu’il s’est lui-même et SEUL doté de sa couveuse et du rêve dont il se leurre lui-même pour se maintenir en vie.
    L’intellect est à l’homme ce que sont les cornes pour les taureaux et la mâchoire pour les carnassiers. Comment ne pas discerner ici l’écho de la théories de l’évolution des espèces de Darwin? Nietzsche semble, par ailleurs, avoir manifesté à l’égard du biologiste la même ingratitude qu’à l’endroit d’Emmanuel Kant, pointant son désaccord avec lui sur la conception simpliste de la nature du paléontologie anglais sans lui faire justice d’une mise en perspective de l’être humain qui correspond indiscutablement à la sienne. Dans le Vivant, différentes stratégies sont mises en place par toutes les espèces pour survivre, fût-ce au détriment des autres, et l’intellect prend place dans cet attirail d’armes forgées par les animaux, les végétaux, les cellules, etc. L’homme est l’espèce qui s’est le plus délibérément et le plus exclusivement consacré au développement de cette arme, mais il n’est pas le seul. Suit alors une liste de toutes les formes que peut revêtir l’intellect en tant qu’art du travestissement, mais peut-être pourrions-nous toutes les réunir sous le terme de « semblant ». L’homme est une créature qui se défend en faisant semblant, par le rêve et dans le rêve.
       
Il est particulièrement intéressant de situer cet art du travestissement de l’intellect par rapport à la célèbre affirmation d’Aristote dont on sait par ailleurs que Nietzsche travaillait les oeuvres notamment dans un cours de rhétorique: « l’homme est un animal naturellement politique ». Nietzsche transformerait quelque peu la formulation: c’est par nature que l’homme fait semblant d’être politique et travaille cet « effet de semblance » par les lois, lesquelles créent à leur tour un effet de ressemblance, de conformité. Quelque chose commence ici, dans la cité, qui marque à la fois le début d’une aventure humaine (trop humaine) et l’organisation d’un « quant-à-soi », d’un processus de valorisation de soi en circuit fermé aboutissant à ce que Nietzsche décrira plus tard comme l’évolution du nihilisme.
Coucou!
        Cette vanité pointée par Nietzsche est donc aussi « Vitale ». L’intellect est à la croisée des chemins: quelque chose de lui est aussi sauvage et dangereux que la mâchoire du tigre, de l’animal que nous sommes, nous humains. Mais il se trouve qu’il consiste dans une stratégie de défense particulièrement perverse et négatrice d’elle-même (nihilisme) puisque c’est sans en avoir l’air qu’il suit implacablement sa ligne de conduite vitale (et en même temps destructrice). Ce point est vraiment fondamental et difficile à saisir: l’intellect est un instinct vital qui ne cesse de se nier lui-même en tant qu’instinct vital. Nous comprenons ainsi pourquoi d’un passage à l’autre, Nietzsche peut parfaitement défendre la dissimulation en insistant sur le fait qu’elle est naturelle et propre à la vie dans ce qu’elle a de plus pur et de plus brut, et, en même temps, dans d’autres passages, fustiger cette efficience de la dissimulation car ses effets sont destructeurs.
        L’intellect est finalement un instinct qui se nie en tant qu’instinct, qui développe une stratégie très paradoxalement vitale de dénégation. « Je ne suis pas ce que je suis » dit-il. Le bébé  prématuré sous couveuse qu’est l’homme, possède, et nous serions tentés de dire: « heureusement » cet instinct de survie, ce tigre dont l’intellect est la mâchoire assoiffée de puissance, de vie, mais en même temps, cette puissance ne dit pas son nom, se dissimule à elle-même ce qu’elle est, et particulièrement pour l’homme, chez ce bébé donc, lequel va tisser ce rêve d’une espèce intelligente créant la connaissance, encouragé par un Dieu bienveillant, progressant et répandant dans l’univers cette lumière radieuse de la compréhension conceptuelle.
        Sept ans plus tard, Nietzsche décrira parfaitement cette ambiguïté structurelle, fondamentale inhérente à la nature profonde de l’intellect:
    « L’intellect est l’instrument de nos instincts et rien de plus; il ne sera jamais libre. Il s’aiguise dans la lutte des différents instincts et affine ainsi l’activité de la volonté aspirant à la puissance, à l’infaillibilité de notre personne: le scepticisme n’existe qu’à l’égard de toute autorité; nous ne voulons pas être dupés, pas même par nos instincts!  Mais qu’est-ce qui alors ne le veut pas? Un instinct assurément! »
        Cette phrase est très éclairante et pas seulement pour comprendre la problématique de cet ouvrage, lequel va précisément tenter de retrouver la vérité de cet instinct de vérité, sans être trompé par lui, mais comment le pourrait-il puisque en un sens il est déjà dans la pulsion qui secrètement anime sa propre recherche? C’est pour cela que cet extrait est éclairant. L’intellect est cette faculté que nous activons consciemment pour ne pas être trompés, sans nous rendre compte qu’elle est, elle-même, née de cette stratégie de survie visant à nous faire croire qu’il faut conceptualiser la vie, de telle sorte que plus nous nous rendons honnêtement compte qu’il y a quelque chose qui effectivement nous trompe, plus nous nous impliquons dans la démarche dont la nature même est de nous tromper. Ne pas se leurrer à l’égard de ce qui nous leurre: en quoi cela pourrait consister? A réaliser tout ce que l’intellect recèle de réflexe d’auto-défense, de puissance « vitale ». C’est peut-être cet aspect qui est ici le plus prégnant: parler de puissance vitale est littéralement juste sous deux angles:
Il y a en nous une puissance qui veut la vie, qui l’aime et la célèbre, et cette puissance est noble. Nous « devons » penser la vie
Cette puissance est vitale parce qu’il est « vital » de la développer, au sens de « indispensable ». C’est par elle que passe notre salut.
        *L’instinct qui nous trompe est aussi le seul sur lequel nous pouvons miser pour ne pas être trompé, mais plus nous faisons effort de lucidité pour ne pas être trompé plus nous activons l’instinct dont l’essence même est de nous tromper. Ce qu’il nous revient de produire dés lors est un effort d’humilité surhumain (au sens propre) pour utiliser notre intellect dans la parfaite compréhension de ce qu’il est vraiment et cet effort sera reconnaissable à cela même qu’il ne saurait d’aucune manière produire ce dommage collatéral de la vanité.
         
Tout ceci pourrait être dit autrement: la nature la plus profonde de l’intellect est de métaphoriser, de transposer. Il métaphorise cet instinct de survie dans cette transposition de lui-même qui lui donne le beau rôle (mais il n’a pas tort), à savoir celui de faculté de connaissance, sauf que cette connaissance se fait passer pour vraie, exacte, objective et surtout unique (et sur ce point il n’a pas raison). Il nous revient donc de démasquer les effets pervers de cette métaphore sans s’illusionner sur ce qui dans cet intellect est structurellement « métaphorisant ».
C'est moi...Coucou!
        On mesure ainsi la difficulté de la tâche que Nietzsche assigne au philosophe: démasquer ces ruses déployées par l’intellect pour tromper les hommes et se tromper lui-même sur sa véritable nature qui est sauvage, guerrière, naturelle, agonistique (lutter pour survivre). C’est déjà cela que voulait signifier le titre: si nous sommes capables de saisir la vérité et le mensonge au sens extra-moral, alors nous réaliserons le sens physiologique de ces deux termes, c’est-à-dire de quelles tendances naturelles ils sont les produits. De quelle pulsion naturelle et physique de vérité la recherche intellectuelle d’une vérité conceptuelle est-elle le signe?
        Dans cette longue liste des effets de cet « art du travestissement » qu’il faut parcourir avec attention, nous pouvons noter la fréquence des références à la vie sociale humaine: « commérage, parade, éclat d’emprunt, convention hypocrite, comédie donnée aux autres et à soi-même… » C’est avec beaucoup d’indulgence qu’il nous faut lire ces traits humains, car ils manifestent le subterfuge dont la plupart d’entre nous sommes victimes. Comment vivre en société sans effectivement tomber dans tous les pièges de la reconnaissance, de l’apparence, de la conformité à des normes, à des images, à des « devoirs »? Mais en réalité, nous sommes le jouet d’un intellect qui dissimule ainsi derrière des usages extrêmement civilisés, policés, régulés et « corrects » la vérité de ce qu’il est: le désir enragé de survivre, la volonté chevillée au corps d’un être malingre qui veut demeurer, persévérer dans son être, malgré sa chétive constitution, et qui fera tout pour y parvenir.
        C’est précisément le regard des autres qui, associé à cette tendance propre à l’intellect de « faire semblant » donnera naissance à la vanité:
        « Il faut relever enfin le goût pervers qu’a l’esprit de donner le change à d’autres esprits et de se déguiser devant eux, cette constante poussée en lui d’une force créatrice, formatrice et en continuelle métamorphose: l’esprit savoure dans une telle activité sa ruse et sa capacité de se travestir; il y puise aussi le sentiment de sa sécurité, car c’est par ses artifices de Protée qu’il se défend et sa cache le mieux - C’est cette aspiration à l’apparence, à la simplification, au masque, à la surface que contrecarre la tendance plus noble à la connaissance, laquelle va et veut aller à la racine et à la complexité des choses; il y a là une cruauté de la conscience intellectuelle et du goût que tout penseur courageux reconnaîtra en soi, pourvu qu’il ait , comme il se doit, suffisamment aiguisé et endurci le regard qu’il porte sur lui-même… »
          
La référence à Protée extraite de ce passage de « Par-delà le bien est le mal »est très éclairante. Dans l’Odyssée, Ménélas, roi de Sparte raconte au fils d’Ulysse, qu’il échoua sur un rivage au retour de la Guerre de Troie. Idothée, une naïade, l’informa de la façon d’agit adéquate pour savoir quel était le dieu qu’il avait offensé et retourner à Sparte. Le père d’Idothée est Protée, mais il est doté de la puissance de se métamorphoser dans toutes les formes possibles. Aussi Ménélas caché attendit-il que Protée vienne se reposer sur le rivage pour le saisir sans desserrer son étreinte quelles que soit les formes utilisées par Protée pour s’échapper. Il se transforma dans la peau d’un lion, d'un serpent, d'un léopard, d'un cochon et même dans la forme de l'eau et d'un arbre pour se défaire de Ménélas mais en pure perte. C’est ainsi que le roi de Sparte sut ce qu’il était arrivé à son frère et pourquoi il avait offensé Poséïdon.
        Il revient au philosophe de faire comme lui, de s’emparer de toutes les formes extérieures de la vie en société comme la politesse, la morale, le savoir-vivre, l’éducation, les lois, le souci de la justice, l’altruisme déguisé, la raison, et de maintenir son étreinte jusqu’à ce que l’intellect apparaisse enfin sous son vrai jour derrière toutes ces métamorphoses de façade. Nous avons besoin de notre intellect comme Ménélas a besoin de Protée mais il nous faut de la fermeté pour ne pas nous laisser prendre aux pièges de ce chatoiement d’apparences qui finalement tisse la texture de toute vie sociale, de toute vie politique (au sens de polis).
        L’esprit « donne le change », pour reprendre l’expression très éclairante de Nietzsche dans « par-delà le bien et le mal ». Cette expression signifie « lancer quelqu’un sur une fausse piste », le tromper, en «  lui faisant prendre une chose pour une autre ». Donner le change c’est aussi « faire semblant de montrer patte blanche », faire comme si nous étions soucieux de vivre en bonne intelligence avec notre prochain, comme si nous ne nous préoccupions que de faire société avec nos concitoyens, alors qu’en réalité notre intellect n’aspire qu’à dissimuler ainsi sa vraie nature qui est celle de l’instinct de survie.
        Or, dans ce travail de dissimulation, l’intellect peut compter sur la conscience comme sur un allié précieux. D’une part, celle-ci maintient l’homme dans l’illusion d’une connaissance de soi, en réalité très superficielle puisque l’inconscient nous immerge pendant de longs temps de sommeil, dans les images du rêve. D’autre part, la conscience maintient l’attention de l’homme à l’écart de son propre corps. Quiconque pourrait se détacher de cet autoportrait « intellectuel » que la conscience nous renvoie de nous-mêmes serait frappé par la volonté de ces complexes agencements qui constituent son corps et verrait circuler en lui la puissance de la volonté de vivre. La conscience nous fait adhérer à l’image de « purs esprits », de sujets moraux tout occupés à clairement délimiter les responsabilités des uns et des autres, à catégoriser nos perceptions au gré des concepts, brefs à moraliser et à intellectualiser notre existence et notre rapport au monde.
         
La force de dissimulation de l’intellect est assez puissante pour faire triompher en nous le « devoir » de faire bonne figure, de nous conformer à l’image de celui ou celle qu’il faut que nous soyons en société de telle sorte que nous gaspillons une incroyable quantité d’énergie à « donner le change » plutôt qu’à libérer quelque chose de cet instinct de vérité qui pourtant nécessairement nous anime. Pourquoi nécessairement ? Parce que c’est ce même intellect qui s’épuise à nous tromper, à se tromper lui-même mais aussi à vouloir vivre: il est l’arme qui s’est imposée à nous pour la conservation de notre vie. C’est dans l’exacte mesure où il nous semble inoffensif, consensuel, altruiste, voire objectif et pacifique qu’il se révèle en réalité cruel. « Il y a une cruauté de la conscience intellectuelle. », dans la mesure où, sous couvert de comprendre, de conceptualiser notre rapport au monde et de moraliser  nos rapports, notre intellect ne tend qu’à vouloir vivre au mépris de toute règle,  dans un désir aveugle, vain et insatiable.
        Si des hommes sont assez volontaires pour discipliner leur sommeil et s’interdire de ronfler, alors peut-être est-il aussi envisageable que des philosophes mettent à jour les ressorts de ce rêve d’une espèce humaine toute puissante, omnisciente, conquérante et progressiste et la démasque aux yeux de tous. Mais pour ce faire, il faudrait se soupçonner inconscient, s’accepter comme une réalité d’ordre corporel et physiologique au lieu de nier de nous-mêmes tout ce qui est physique. Quiconque « voudrait jeter un oeil par une fente hors de la chambre de la conscience…devinerait sur quel fond de cruauté, de convoitise, d’inassouvissement et de désir de meurtre l’homme repose. » Mais de « quel fond » Nietzsche parle-t-il en ces termes très violents? De ce qu’il appelle ailleurs « le texte effrayant de l’homme naturel ». Ne confondons nullement ici Nietzsche avec ces philosophes pessimistes ou négatifs comme Hobbes, Freud, voire Schopenhauer avec lequel il ne tardera pas à prendre ses distances. Nietzsche n’est pas en train de suggérer que l’homme soit naturellement mauvais (à la limite on pourrait dire qu’il est « méchamment naturel », ce qui n’a rien à voir). L’homme en tant que créature naturelle est « au-delà du bien et du mal ». Il n’est ni ceci ni cela, il suit le fil du devenir de forces contradictoires qui l’animent au même titre que les autres vivants. « Vouloir tromper de même que se faire tromper sont les conditions du Vivant » Il n’est pas facile de suivre à la trace ces mouvements physiques, naturels, bruts dont nous sommes faits et qui se masquent à eux-mêmes leur propre existence, mais si nous le pouvions, nous découvririons que nous ne sommes pas faits d’une autre étoffe que ces cataclysmes naturels qui de temps à autre s’abattent sur nous et nous déciment. Vu d’aussi loin que nous y invite la fable inaugurale, il n’y a dans l’univers que ce jeu de forces antagonistes qu’il appellera plus tard la volonté de puissance. Imaginons un bulletin d’information qui ne mentionnerait même pas le nombre d’êtres humains tués par la violence d’un cyclone mais qui simplement le célébrerait comme un pur déchaînement de puissance, comme l’intensité forte d’une nature qui se manifesterait à elle-même ce qu’elle peut « atteindre », ce qu’elle peut effectuer d’elle-même, et nous aurons une petite idée de ce que Nietzsche entend par ce « texte effrayant », par ce tigre sur le dos duquel se tient la conscience humaine mais le tigre est aussi l’homme dans ce qu’il a de plus physiologique et de ce biais, de plus « vrai »:
        « Mais nous solitaires, voilà longtemps que nous avons reconnu, dans le secret de nos coeurs d’ermites, que tout ce respectable faste verbal relève de la vieille panoplie  de mensonges, de la poussière dorée dont se revêt inconsciemment la vanité humaine, et qu’il faut retrouver sous les flatteuses couleurs de ce camouflage le texte primitif, le texte effrayant de l’homme naturel. » (Par-delà le bien et le mal §230)
        Cette dernière formule est vraiment cruciale, principalement à cause de la référence au « texte » (texte effrayant). Il n’est rien au monde, ni de lui, qui ne soit à interpréter comme un texte dont on aurait renoncé à rendre le sens authentique, tout simplement parce qu’on aurait fini par comprendre qu’il n’y en a pas, exactement de la même façon que ces formules d’oracles sur lesquelles on s’épuise (mais que veut-il dire?) alors qu’il même qu’il convient de les ressentir dans l’acceptation du tremblement physique qu’elles provoquent, parce q’elles ne sont rien de plus et que leur vérité réside en ce tremblement (aléthéia). C’est cette intuition du texte effrayant de l’homme naturel qui anime l’esprit des premières tragédies grecques ainsi que les premières mythologies et nous comprenons parfaitement maintenant ce qu’elles peuvent recéler de plus vrai que la science, non pas par la trame du récit qu’elles nous racontent, mais par l’effroi dans lequel elles sont écrites ainsi que celui qu’elles suscitent. Le sentiment premier et originel de la vie est la terreur, la transe, l’absurdité devant un tel déchaînement de forces et de violence. C’est de cela que l’intellect est à la fois le produit et le masque. Mais précisément ce qu’il nous revient de faire est de maintenir cet équilibre entre le vrai visage de ce texte effrayant  et ce qui le dissimule. Or aujourd’hui, le masque a étouffé le visage qu’il recouvre jusqu’à faire oublier à l’esprit des hommes qu’il existe. Mais l’instinct de vérité demeure néanmoins, et tout le but de cet ouvrage est de le suivre jusqu’à le révéler dans sa nature authentique et originelle. Il s’agit donc de prendre à rebrousse-poil tout le travail de dissimulation de l’intellect, d’en faire la généalogie, de parcourir à contre-sens le trajet compliqué et alambiqué, plein de pièges et de chausse-trappe de l’intellect pour révéler sa nature vitale, primitive, pulsionnelle. Quelle est la vérité extra-morale, physique, pure , brute et dangereuse qui oeuvre derrière cette recherche moralisante, conceptuelle, accommodante et rassurante d’une vérité conceptuelle? C’est la problématique de cette oeuvre.
   
§4 (Dans la mesure où…l’expression adéquate de toutes les réalités): la vérité est donc prise dans le mouvement de dissimulation de cet intellect. En saisir le sens extra-moral suppose que nous puissions déjà pointer son acception morale, laquelle consiste dans la nécessité de faire société. Nous utilisons notre intellect aussi de façon individuelle de façon à ne pas être victimes des autres êtres humains. C’est la raison pur laquelle nous avons institué un pacte qui nous permet de vivre en bonne intelligence les uns avec les autres. La référence à Thomas Hobbes est explicite comme le prouve l’expression latine utilisée par le philosophe anglais: « bellum omnium contra omnes ». Derrière la recherche de la vérité se cache en réalité la nécessité purement vitale de créer un accord, de faire en sorte que les hommes se fassent confiance et se concertent autour d’une désignation qui sera moins vraie, au sens strict du terme, que propice à créer une vision commune autour de laquelle une collectivité pourra se structurer. Il est « mal » de dire la vérité parce que cela revient à tromper cet accord, cette recherche de consensus sans laquelle quelque chose de l’humanité est menacé. « On invente une désignation constamment valable et obligatoire des choses ». Ici se produit ce premier effet de déviance dont il a déjà été question à l’occasion de l’impératif catégorique kantien. Est vrai ce qui finalement réunit les ressentis et les jugements des hommes autour d’une seule et même désignation. Il n’est pas question de dire la vérité de ce qui est mais plutôt de s’entendre sur la façon commune que nous allons constituer sur son dos, comme si chaque parcelle de la réalité était moins à saisir, à comprendre, à percevoir telle qu’elle est, qu’à englober dans une interprétation commune, consensuelle, autour de laquelle une communauté pour se structurer.
        Les hommes finissent ainsi par être moins curieux de la réalité que soucieux de constituer une vision commune. C’est donc bel est bien un instinct de survie qui prévaut dans la construction de cette vérité là. « A la fois par nécessité et par ennui », précise Nietzsche, et cette association, pour le moins étrange, porte en elle-même le signe distinctif de l’intellect. C’est une nécessité vitale pour les hommes que de compenser leur faiblesse naturelle par une association politique, sans quoi ils disparaîtraient, mais comme cette vérité fait partie de celles que l’intellect dissimule, c’est aussi l’ennui qui nous relie les uns aux autres dans le cadre légal d’une cité, d’un état. Nous préférons nous ennuyer dans la sécurité imposée par le pacte civil plutôt que d’affronter la réalité pure et brute d’une situation précaire, à tous égards menacée, de notre condition naturelle. La position de Nietzsche n’est pas celle de Hobbes, même s’il reprend son vocabulaire, non seulement, comme cela a été dit, parce que l’homme n’est ni mauvais ni bon pour Nietzsche, mais aussi parce que le danger pour l’homme ne vient pas de l’autre homme mais de sa situation dans l’univers (celle-là même que la fable décrit). Ce n’est pas l’homme qui est cruel, pour Nietzsche, c’est l’intellect, et plus encore, c’est ce qui, en lui, tient de son instinct premier, lequel consiste finalement dans ce que Nietzsche appellera plus tard « la volonté de puissance ».
        Mais la différence radicale entre Hobbes et Nietzsche sur cet accord de paix dans lequel il relève le premier pas vers la généalogie de l’instinct de vérité réside dans la responsabilité fondamentale du langage dans cette moralisation du vrai. Le langage impose subrepticement une « idéologie ». Dans « Le crépuscule des Idoles » qu’il publiera quinze années plus tard, nous retrouverons la parfaite expression de ce qui déjà « point » ici, à savoir qu’il existe un arbitraire du langage (un peu différent de ce que Saussure signifiera par l’utilisation de ce terme). La perspective de Nietzsche nous permet ainsi de comprendre que le détournement par la langue de la langue telle que le menteur l’opéra pour son seul bénéfice se fait finalement déjà sur une structure arbitraire qui est celle-là même de la langue. Mentir, c’est finalement mentir dans la forme même du mensonge, et qui sait dés lors si le menteur ne dirait pas la vérité? Si je dis que je suis riche alors que je suis pauvre, ne suis-je pas en train de jouer délibérément et très justement sur le fait que ces dénominations « riche » ou « pauvre » sont caricaturales, simplistes, fausses parce qu’infiniment relatives. Le décalage que j’insinue ainsi entre ma situation réelle et ce que je dis de ma situation ne désigne-t-il pas avec profondeur le décalage entre une situation vécue et des termes communs, inadéquats parce qu’imprécis et généraux?
        « Prendre conscience des conditions premières d’une métaphysique du langage, c’est pénétrer dans une mentalité grossièrement fétichiste. »  Le fétichiste est obsédé par des figures, par des objets autour desquels il polarise exclusivement son énergie érotique, et c’est finalement aussi ce que fait le langage en regroupant derrière « une » désignation la subtilité des situations toujours distinctes, toujours singulières du réel. Le langage impose une façon de voir, de percevoir de penser, et dans cette « façon », il y a des sujets « je » qui sont les seuls véritables initiateurs des actions, il y a des auteurs (alors que dans la vie réelle, non!), il y a des volontés qui sont les causes des phénomènes (alors que dans la vie réelle, non!), il y a des « moi » qui sont des substances (alors que dans la vie réelle, non!), il y a de l’être (alors que dans la vie réelle, il n’y a que des « devenirs »!), il y a ce présupposé de l’unité, de la compréhension comme synthèse (alors que dans la vie réelle, il n’y a que du divers!). Nous pensons comprendre un phénomène ou une pensée quand nous les réduisons à UN seul principe, à UNE cause ou quand nous l’éclairons par la perspective d’UNE finalité, mais, en réalité, nous ne faisons ainsi que nous soumettre à cette logique interne du langage selon laquelle des réalités diverses sont assimilées les unes aux autres sous l’appellation unique d’un seul mot COMMUN. Finalement le monothéisme est une conséquence directe de cette logique propre au langage et l’idée d’adorer un seul Dieu est indissociable de la dynamique caricaturante, banalisatrice, communautaire du langage: « Je crains  que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire. »
           
Il est difficile de trouver une oeuvre de généalogiste plus scandaleuse et peut-être plus profonde que celle-ci: toute adoration monothéiste se réduit selon Nietzsche à une forme dérivée de fétichisme imposée par la langue, et de la même façon que l’amoureux des bottines ne peut nouer de relations intimes sans l’organiser autour du fantasme des hauts talons, le fidèle chrétien ne peut envisager de relation avec le monde, la vie et lui-même sans la fantasmer autour d’un être divin auquel il voue un culte obsessionnel.
        Tout le but de Nietzsche, ici, consiste à recontextualiser le rôle du menteur par rapport à une tromperie première qui s’appelle la langue et dans laquelle s’effectue pleinement la fonction dissimulatrice de l’intellect. L’écart entre ce qui est et ce que l’on dit de ce qui est, quand on ment, est à situer par rapport à ce fait linguistique donné qui consiste dans l’écart entre ce qui est et ce que l’on nomme. On mesure bien que les intentions de ces deux écarts ne sont pas identiques: le menteur veut profiter de ce décalage pour en tirer un bénéfice personnel, alors que l’être linguistique veut désigner des réalités par des termes qui lui permettent de les appréhender, de les symboliser, d’en faire signe même quand elles ne sont « pas là ». Mentir avec des symboles est donc l’occasion pour Nietzsche de souligner qu’il y a déjà dans le symbole un mensonge puisque le symbole n’est pas ce qu’il désigne.
        Or, nous pourrions lui répondre que ça, nous le savons bien et qu’il y a une différence fondamentale entre le fait d’utiliser un terme pour désigner une chose (dont nous savons bien qu’elle n’est pas ce terme) et un mensonge à l’occasion duquel nous sommes au contraire vraiment dupés par quelqu’un. Le langage est une forme de symbolisation, et cette symbolisation manifeste, en effet, une dynamique communautaire, la volonté d’une collectivité de s’entendre autour de dénominations communes, mais le point sur lequel il est possible d’émettre une objection à Nietzsche réside dans la possibilité qu’il n’existe pas d’autre moyen de « connaître ». La critique de Nietzsche crée toujours cet effet de dédoublement par le biais duquel on envisage toujours qu’il existe une autre vérité que celle du concept, une autre connaissance que celle de cette vanité humaine ridiculisée par la fable. Mais est-ce si certain?
        Dans ce paragraphe, Nietzsche pointe, à mots couverts, l’inconséquence des hommes qui finalement condamnent moins le menteur pour avoir travesti la vérité que pour avoir nui à la cohésion du groupe, comme si c’était davantage un instinct du troupeau qui nous avait poussé à le stigmatiser que notre recherche pure de la connaissance. Mais il n’est pas bien sûr que l’on puisse être menteur pour d’autres raisons que celles-ci, il n’est pas certain que Kant se méprenne quand il fait de l’acte de dire la vérité, quelle que soit la situation, un acte moral parce que fédérateur, constructeur d’une société humaine. Suggérer que nous mentons à chaque fois que nous émettons un énoncé linguistique rend difficile et peut-être impossible l’action de dire le vrai, à moins de la faire consister non pas dans la conformité entre ce que dit l’énoncé et ce qui est, mais dans la justesse pure, brute et obscure de l’acte de « dire », cela pourrait correspondre à « parler dans son sommeil » pour cet enfant prématuré qui rêve, une parole qui ne tomberait pas dans le piège de croire ou de faire croire à ce qu’elle dit, mais qui serait purement et simplement dans la vérité physique de la dire, même si ce qu’elle dit est incompréhensible.
       
C'est bien gentil Nietzsche mais j'ai mieux à faire!
            Dans son commentaire de l’œuvre, Marc De Launay exprime plusieurs objections à la pensée de Nietzsche dans ce paragraphe:
Si effectivement on considère que les mots n’expriment pas adéquatement les choses qu’ils désignent, cela semble vouloir dire que l’on croit à une essence de ces choses, ce que Nietzsche ne cesse de contester puisqu’il n’adhère pas à la notion de « substance ». Comment reprocher aux mots de ne pas dire la vérité des choses si l’on ne croit pas à la vérité de « la » chose, à « la » substance?
Il y a dans l’usage d’une langue l’émergence d’une habileté vitale, à savoir que l’on peut grâce à elle se faire comprendre d’un autre individu même quand la chose en question n’est pas là, ce qui nous rend plus aptes à manipuler les choses, les éléments, à les tourner à notre avantage. Nous pouvons nous transmettre des contenus d’expérience ce qui donne à notre espèce des avantages considérables.
        Nietzsche pourrait répondre à la première objection qu’elle inverse le problème: c’est justement le langage qui nous croire à une existence séparée des « choses ». La symbolisation nous « propose » de désigner ceci par cela mais finalement nous impose sans le dire, que « ceci » existe en soi, isolément (ce qui est faux). Que la vallée existe distinctement de la montagne c’est finalement ce que j’accepte sans m’en rendre compte en acceptant d’appeler ceci: montagne et ceci: vallée.
        Pour la deuxième objection, elle n’oppose rien à la thèse de Nietzsche selon laquelle la condamnation du mensonge ne repose aucunement sur un instinct pur de la vérité. Le menteur fait sécession en rendant inopérante une faculté qui accroît notre pouvoir sur le monde et sur les autres espèces. Finalement c’est exactement ce qui s’impose à toute personne allant jusqu’au bout des thèses morales de Kant: sa condamnation radicale du mensonge, quelles que soient les circonstances repose un critère que l’on pourrait finalement qualifier de « sociétal » au sens fort: propre à faire société. Si l’on doit dire la vérité, c’est parce que c’est moral et par moral, il faut entendre propre à faire des hommes UN genre humain, à constituer UN monde humain. Mentir c’est donner son aval à un monde régi par le mensonge, ce qui rendrait impossible le crédit que nous faisons à l’autre. Le mensonge n’est donc pas condamnable « en lui-même » mais parce qu’il rend impossible qu’un monde humain, qu’une société d’êtres humains soit. Evidemment Nietzsche n’aurait aucun problème à pointer tout ce qui dans cette conception Kantienne du mensonge et de la vérité est finalement déjà inclus dans la croyance linguistique à la notion d’ « Homme ». Sans s’en rendre compte, Kant ne fait que suivre les implications d’un fétichisme dont l’obsession cette fois ne serait pas la notion de Dieu mais le concept d’Homme.
        Finalement le mensonge n’est pas solidaire, et c’est seulement pour cela qu’on le condamne, et pas du tout parce qu’il travestit la vérité. Evidemment une fois, de plus, la référence à l’expérience de Asch vaut la peine d’être citée, dans la mesure où c’est précisément par une forme craintive de solidarité que le cobaye ment, par peur d’être stigmatisé, isolé. Peut-être est-il utile de rappeler également l’étymologie de mensonge: mens, imagination. Mentir c’est faire preuve d’imagination. Ce lien est fondamental parce que le mensonge consiste à créer de toute pièce une image à laquelle nous allons accorder fallacieusement un crédit pour tromper les autres. Or l’image est très exactement ce qui s’active dans la métaphore. La faucille d’or dans le champs des étoiles de Victor Hugo vaut pour la lune à cause de l’image. Il faut décrocher du fil même de la réalité pour apercevoir la faucille dans la lune, tout comme il faut décrocher de la réalité pour évoquer une réalité autre que celle qui s’est effectivement développée. Il ne fait aucun doute que le mensonge est délibéré et intéressé alors que la symbolisation du langage est assumée et revendiquée mais il n’est pas douteux non plus que le menteur imagine et que la symbolisation du langage soit tout aussi métaphorique que l’est le décalage du menteur. Si je dis que je suis riche alors que je suis pauvre, alors il n’est pas possible de considérer que les personnes trompées par mon message ne le soient pas originellement par leur adhésion naïve à l’énoncé riche ou pauvre.    
       
S’il est vrai que le décalage entre ce qui est et qu’on dit n’est pas de même nature  selon qu’on l’effectue dans la symbolisation de toute langue et dans la déformation intentionnelle du mensonge, il n’en est pas moins tout aussi exact que c’est nécessairement parce qu’il y a symbolisation qu’il y a mensonge, et plus encore que toute symbolisation suppose un effort métaphorique de « mentalisation » (mens- mentis: esprit en latin) par quoi la distinction entre les bonnes métaphores avalisées par un usage commun  et de mauvaises métaphores discréditées parce qu’individuelles est parfaitement juste. Allons encore plus loin en reprenant l’exemple de Kant et en imaginant que la personne sommée de répondre par la bande d’assassins mente. Ne pourrait-elle pas finalement être considérée comme une conteuse de fable plutôt que comme une menteuse? Plus encore, représentons-nous là déclamant une parole oraculaire, une énigme, une sentence obscure qui reste à interpréter. Si elle se transformait en Pythie, ou en Sphinx, mentirait-elle? Pourquoi accordons-nous à Kant le droit d’invoquer la fable d’une humanité constituée universellement de Je Transcendantaux sous le prétexte qu’elle est morale et refuserions-nous à cette personne celui de raconter une histoire sous le prétexte qu’elle est fictive?
        Comprenons le fond de l’intention de Nietzsche dans ce 4e §: il s’agit bien de faire un pas vers cet instinct de vérité qu’il s’est donné comme tâche de trouver dans cet ouvrage mais en même temps de bien insister sur le fait qu’il ne s’agit que d’un premier pas. Il y a bel et bien souterrainement quelque chose de cet instinct qui est à l’oeuvre dans la condamnation du menteur mais aussi quelque chose de très, très atténué, voire aseptisé par le travail de dissimulation de l’intellect humain, puisque cette condamnation, en fin de compte vient moins de la vérité travestie que des dommages causés par ce mensonge. C’est sur ce dernier point qu’il insiste à la fin du §; Les hommes n’aiment pas être trompés parce que c’est à leur désavantage mais ils préfèrent un mensonge qui leur bénéficie plutôt qu’une vérité qui leur nuit. C’est bel et bien toujours cet instinct de conservation qui agit souterrainement, cette volonté de préserver leur intérêt qui les anime. Personne ne recherche la vérité pure, objective, éthérée, neutre, impartiale, et pour cause: derrière cette fausse idole se cache l’activité de travestissement de l’intellect, le bébé qui rêve d’une humanité exploratrice, engagée dans la quête du Graal de la vérité, alors qu’en fait il se complaît par auto-suggestion dans un songe « à visée thérapeutique » grâce auquel il maintient en lui la volonté de vivre.
        Dans ce travail de médecin consistant à descendre progressivement des symptômes manifestes jusqu’à l’origine latente de la maladie, ce 4e § aura néanmoins ouvert une piste porteuse, pour ne pas dire la piste fondamentale de l’ouvrage, à savoir celle du langage. Dans la condamnation du mensonge s’exprime la dynamique d’un effet de groupe, laquelle se constitue sur la base de l’énoncé falsifié par le menteur, alors même que cet énoncé repose lui-même sur un arbitraire linguistique qu’il va s’agir maintenant d’éclairer, de comprendre, de percer à jour.

Oui, je sais: des fois le rimmel j'abuse!

 Voilà! C’est tout pour aujourd’hui! Il faut que nous gardions ce rythme pour progresser suffisamment vite. Je vous donnerai des questions jeudi prochain, notamment sur ce que nous avons fait aujourd’hui. Utilisez la rubrique « enregistrer un commentaire sur ce blog si quelque chose vous pose problème, et je comprendrai vraiment que ce soit le cas, notamment sur la notion d’intellect.

N’hésitez pas à me contacter pour tout autre problème ou difficulté à suivre le cours, à comprendre les sujets pour le 10/04.

Portez vous bien et gardez le moral!

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