Bonjour,
Vous êtes plusieurs à me demander de parler un peu du prochain sujet (pour la 10/04): "Ne peut-on tenter de connaître la réalité qu'en créant des fictions? " C'est ce que nous allons faire aujourd'hui et probablement aussi demain. J'envisage cette aide de différentes façons mais dans l'immédiat, je me propose de développer un peu:
1) L'approche du sujet
2) Les définitions des notions concernées
3) Les auteurs, références et textes utilisables
Aujourd'hui, nous étudierons les deux premiers aspects.
1) Comment aborder le sujet?
Il convient d’emblée de prêter attention à la double opposition du sujet: Connaître/ Créer d’une part et Réalité / Fiction d’autre part. Le verbe « tenter » pointe seulement deux évidences:
Affirmer que l’on connaît le réel est une affirmation insensée, impossible à tenir
La science est probablement la discipline qui « essaie » le plus, c’est-à-dire qui inscrit sa démarche non pas dans une vérité auto-proclamée mais dans des propositions provisoires qui ne cessent de se soumettre elles-mêmes à des tests.
Dans l’esprit de la plupart des gens, connaître la réalité suppose qu’on la découvre, pas qu’on l’invente. La réalité est toujours « déjà là ». Nous naissons dans un monde qui était là avant nous et qui le sera après. Nous réalisons bien que parfois nos sens nous trompent sur ce qu’elle est, mais ce n’est pas pour autant que nous envisageons la possibilité que notre perception soit partie prenante voire décisive, déterminante, provocatrice de ce fait qu’« ’il y ait » du Réel. Cela signifie que la connaissance est plutôt définie comme la relation d’un sujet passif face à une réalité antérieure, à une nature effective. Le biologiste essaie de percer à jour la réalité du Vivant, étant entendu que cette réalité préexiste à la discipline qui essaie de le connaître. Comme nous le verrons: à partir de Galilée selon Emmanuel Kant, ce rapport va s’inverser et nous pouvons, à compter de la science dite « moderne » (Descartes, Galilée, Bacon, Torricelli, etc) envisager la possibilité que ce soit le savant, le chercheur qui soit actif dans la connaissance du réel plutôt que l’inverse. Cela doit nous questionner sur le rôle de la fiction dans la science dite moderne.
En effet, connaître signifie donc, dans un sens premier, « observer avec rigueur », ne pas extrapoler, ne pas « broder », « s’en tenir aux faits ». Connaître, c’est justement « ne pas se raconter d’histoires », ne pas imaginer mais simplement « constater », dans une posture non seulement passive mais aussi suspensive. Le scientifique s’oppose donc à l’artiste de prime abord parce qu’il n’est vraiment pas question pour lui d’écouter son instinct créateur, de laisser son inspiration lui dicter ses actes et qu’au contraire il pratique une sorte d’ascèse de l’observation stricte, de scepticisme de méthode. Le scientifique est celui qui dit: « j’y croirai quand je le verrai, quand je l’aurai testé, que je l’aurai expérimenté, et ne me laisserai pas influencer par des intuitions, par des rumeurs, par des éventualités plus ou moins fantasmagoriques ».
Pour le dire clairement la science nous apparaît comme la discipline la plus exigeante en terme de preuve, de démonstration, de rationalité. Tout ce qu’elle avance est prouvé, soumis à des tests draconiens, appuyé par des raisonnements convaincants parce qu’absolument dénués de toute idéologie, de toute subjectivité, de toute imagination, de tout arbitraire. C’est donc précisément parce que le scientifique ne croit en rien, n’invente rien, ne « crée » rien qu’il maintient sa discipline et sa pratique dans le cadre de ce qu’elle doit être. Voilà ce que nous pensons dans une toute première approche: le scientifique s’efforce de connaître la réalité parce qu’il n’est pas un artiste mais parce qu’il réprime en lui tout élan créateur, toute expression singulière de soi alors qu’au contraire l’artiste s’évade du réel, se libère de tout effet de contrainte venant de la réalité et crée à partir de rien des musiques, des tableaux, des romans.
Ce qu’il faut bien comprendre ici, c’est que tout ce qui vient d’être dit est évidemment totalement faux, parce que l’artiste ne crée jamais à partir de rien et parce que le scientifique est beaucoup plus intuitif et créatif qu’on pourrait le croire de prime abord. Il faut pourtant partir de cette vision simpliste caricaturale qui est bien celle du sens commun le plus primaire à tous égards sur cette question. Cela va nous aider à problématiser: qu’il faille créer des fictions pour connaître la réalité est une thèse très paradoxale, non seulement parce que celui qui s’efforce de connaître le réel est le scientifique et qu’il pratique une discipline qui nous apparaît comme le contraire absolu de l’Art, mais aussi parce la réalité est le contraire de la fiction.
Le réel produit un « effet de contrainte ». Ce terme est vraiment crucial, il désigne précisément cette acceptation, cette effet d’évidence incontournable « de ce qui est ». Or c’est finalement bien cet effet qui définit le plus efficacement la science que ce soit
d’un point de vue purement logique: 2=2 =4, c’est vrai et d’autre part,
d’un point de vue expérimental: le résultat d’une expérience est incontournable pour un physicien, un chimiste
Du point de vue de l’observation dans l’astronomie, l’astrophysique
Le scientifique ne semble jamais dépasser du cadre de ce qui est, de ce qui se produit réellement, alors que l’artiste nous apparaît comme une force créatrice qui ne s’impose aucune limite. Il faut bien s’imprégner de ces deux images pour ne pas dire « stéréotypes », précisément parce que nous allons être nécessairement amener à les discuter, à les remettre en cause et peut-être à les inverser totalement.
Nous disposons donc d’un bon angle de vue pour aborder le sujet: il faut d’abord insister sur tout ce qui nous surprend en lui, nous interroger sur cet effet de surprise, et découvrir à quel point il nous étonne parce qu’il pointe vers cette idée reçue selon laquelle le scientifique ne fait pas travailler son imagination mais son entendement, ses capacités de raisonnement logique, d’observation stricte du réel, de limitation à ce qui se passe effectivement alors que l’artiste s’évade du réel et lâche la bride à une imagination. Une fois posé ce lieu commun, nous devons nous efforcer de réaliser tout ce qu’il a de simpliste, de complètement faux et étroit. Peut-être n’existe-t-il pas de plus grand observateur que l’artiste, en fin de compte, et inversement pas de plus grand créateur, pas d’esprit plus imaginatif que celui du scientifique. Que serait la science sans la fiction? Comment un grand romancier (qui fait des fictions) pourrait-il travailler sans un sens très aiguisé de l’observation (du réel)?
2) Définitions
Comme dans tout sujet, quand ça se passe bien, il y a un moment où l’on a l’impression de comprendre où la personne émettrice du sujet veut nous faire aller (et évidemment il faut y aller). Se pourrait-il que nos facultés de perception, de réalisation « de ce qui est réellement » passe par l’art de forger des fictions? Se pourrait-il que nous ne puissions connaître le monde, l’univers, le vivant qu’en échafaudant des hypothèses, qu’en faisant des simulations, qu’en inventant de toutes pièces des représentations, des romans, des modèles, des oeuvres? Se pourrait-il que notre rapport au monde soit à ce point falsifié que nous ne voyions jamais plus prés de le connaître que lorsque nous lâchons le bride à notre esprit de création le plus libéré, le plus audacieux?
Qui tente de connaître la réalité? Le scientifique. Qui crée des fictions? L’artiste. Il n’est pas possible de traiter ce sujet sans le rattacher à ces deux notions.
(Pour être clair, il va falloir, contrairement à d’habitude, que vous travailliez ces notions par vous-mêmes, en me posant des questions, en vous aidant des cours ou des articles de ce blog, mais il est impossible de traiter ce sujet sans saisir la portée de ce dialogue et peut-être de cette substitution des rôles entre l’artiste et la scientifique. Cela va nous imposer un travail de définition assez rigoureuse (donc vous voyez: je vous aide un peu en fait!) Sur les notions de science, de réalité, d’art, de fiction.
ATTENTION: Il est vraiment hors de questions qu’une introduction sur ce sujet consiste dans la définition de ces 4 termes. Ce serait trop long et ferait passer à la trappe le vrai travail d’une introduction qui consiste à problématiser le sujet. Si nous faisons ce travail maintenant c’est parce que cela peut nous aider à problématiser, mais il n’est pas question d’entrer autant dans le détail des définitions dans votre introduction. Nous sommes toujours dans la phase « brouillon » et rien ne vous empêche d’utiliser soit des définitions minimales dans votre introduction si elles vous aident à poser le problème, soit à refaire ce travail de définition en plus développé, après votre intro mais il faudra absolument le relier au sujet. Le SUJET, toujours le SUJET!!!!
La science se caractérise par un effet de contrainte, comme nous venons de le voir. C’est important et cela doit être évoqué dés l’introduction. Un chercheur n’est pas quelqu’un qui défend une idée gratuitement, idéologiquement. Il ne dit pas ce qu’il pense, il dit ce qu’il ne peut pas ne pas penser parce que cela s’impose soit à la vue, soit à l’entendement. Ce n’est pas quelqu’un qui dit « je pense que…. ». Tout ce qu’il avance est précédé par une démonstration de telle sorte que rien n’est avancé sans être la conclusion d’un raisonnement, d’une expérience, d’une observation rigoureuse. Il ne « croit » rien, il « conclue », il « déduit », il tire les conséquences de….
Si nous souhaitons approfondir l’esprit de la science, il nous faut réfléchir aux critères à partir desquels une thèse peut être dite « scientifique ». Considérons ces cinq arguments à partir desquels une proposition « est » scientifique:
- La cohérence interne: il est impossible qu’une théorie scientifique se contredise elle-même.
- La conformité avec la réalité observable. Ici par contre, nous parlons des sciences dites expérimentales. Une proposition ne peut être scientifique que si elle correspond à ce qui se produit dans la réalité. Nous retrouvons ici l’effet de contrainte d’un fait qui s’effectue dans le réel.
- La prédiction: une thèse scientifique s’efforce de relever des lois dans la nature et, par conséquent d’être capable d’anticiper sur un phénomène si telle loi présumée dans la nature prévoit tel ou tel fait. Si en effet, le phénomène se produit, la loi semble « valide ».
- Le principe d’économie: une thèse est scientifique quand elle prend le parti de réduire au maximum le recours à des postulats ou à des principes. C’est aussi ce que l’on appelle le rasoir d’Ockham.
- La falsifiabilité: une proposition est scientifique si elle prend le risque d’être réfutée. Avancer que Dieu existe est une thèse religieuse qui n’est pas réfutable. Au contraire, la science n’avance que des thèses qui sont susceptibles d’être contredites par un raisonnement ou par un fait (expérience). C’est là une idée défendue par Karl Popper.
Comment définir le réel maintenant? Est réel tout ce qui « s’effectue », tout ce qui est concret, matériel, physique, factuel. Ce n’est pas parce qu’un évènement, ou un résultat semble « devoir » se réaliser qu’il se produit en effet. Il y a dans le réel l’idée d’une effectuation qui n’est pas celle de la conclusion ou de l’aboutissement logique. Ce qui se produit c’est ce que l’on aurait pu prévoir mais toujours avec ce plus, avec ce supplément de justesse qu’en effet, cela s’est produit. Il est toujours en deçà ou au-delà de ce que l’esprit humain peut en concevoir. L’expression « connaître la réalité » est donc assez ambigüe: s’agit-il de connaître toutes les « composantes » de la réalité? On se représente alors une liste, peut-être sur le modèle du tableau périodique des éléments de Mendeleïev, censée rendre compte de toutes les réalités physiques, mais ce qui constitue la réalité c’est précisément toutes les combinaisons de ces éléments et plus encore le fait qu’elle ne s’effectuent pas sur un « tableau ». Nous semble réel ce dont on peut faire l’expérience mais en même temps rien ne semble plus déterminant dans les sciences expérimentales que les démentis que la réalité inflige à des théories. C’est d’ailleurs bien ce que nous retrouvons dans cette définition philosophique du réel: « Le réel est un concept ontologique qui désigne ce qui existe en dehors et indépendamment de nous. Il se définit par rapport à celui de réalité empirique, qui, lui, désigne ce qui existe pour nous grâce à notre expérience. »
Or c’est aussi le sens même de la falsification pour Karl Popper, à savoir qu’une proposition n’est scientifique que dans la mesure où elle est énoncée dans une forme susceptible d’être invalidée par une expérience et si elle l’est, la théorie est en effet invalidée. Ce qui signifie selon Karl Popper que la scientificité d’une proposition se caractérise par sa capacité à faire l’épreuve d’un réel réticent, négatif. Plus une thèse résiste à une expérience vraiment susceptible de la mettre en échec, plus elle peut être considérée comme valide. Au moment où le physicien ou le chimiste conçoivent une thèse, celle-ci n’est qu’une fiction, mais on la fait passer à l’épreuve du réel par l’expérience et nous connaissons un peu plus le réel une fois que l’expérience a tranché. C’est donc dans une sorte de duel, de « vis-à-vis » constant avec la réalité que se joue le caractère scientifique d’une thèse, ou d’une proposition. Il est vraiment difficile de définir « le réel » autrement que « négativement ». On ne peut que l’approcher, que l’utiliser à titre de « notion régulatrice » dans la confrontation de laquelle quelque chose se décide de la science. Le réel c’est ce qui résiste à l’esprit humain parce qu’il n’est pas théorique ou conceptuel. Nous pourrions peut-être nous le représenter comme une mise en demeure à l’égard de laquelle l’Homme ne semble de prime abord ne pas pouvoir adopter d’autre posture que celle d’un observateur, d’un « scribe" écrivant sous la dictée, d’un témoin passif subissant la réalité comme le décret d’une puissance souveraine qui lui échappe. Nous verrons que cette considération va évoluer, voire s’inverser avec l’apparition de la science moderne et de l’importance de l’expérimentation scientifique mais cela n’enlève rien au fait que le réel se définit par la puissance d’un effet de contrainte, d’un grand « dehors » qui se manifeste à nous comme une puissance étrangère et hostile résidant à toutes nos tentatives d’assimilation.
« Fiction » vient du verbe latin « fingo » qui signifie façonner, forger de toutes pièces. Est donc fictif, non seulement ce qui n’est pas réel mais aussi ce qui est créé, ce qui construit par un esprit ou tout simplement une prise d’initiative humaine. Evidemment c’est dans le domaine du langage qu’il est le plus intéressant de penser et d’appliquer cette notion de fiction car après tout, comme Nietzsche ne cesse de le répéter dans « Vérité et mensonge au sens extra-moral ». L’homme forge la fiction des concepts: des noms généraux de « fleur", de « chien », de « feuille », etc et il perçoit le réel au travers de ce crible fictif, de telle sorte qu’il nous est difficile de savoir si ce que nous percevons est fictif ou réel. Il y a bien quelque chose de réel derrière ma perception de la fleur, mais que ce soit une fleur, c’est-à-dire une idée générale de fleur, c’est finalement impossible puisque cette catégorie est un produit de mon entendement. Le réel, pour Kant, c’est finalement ce dont l’Homme ne peut avoir de perception « pure », en soi, mais ce dont la rencontre sensorielle est pour lui l’occasion de constituer un monde de phénomènes, d’objets, de choses construites par les catégories de notre entendement humain.
Définir l’art est quasiment impossible tant les conceptions et les regards varient suivant les auteurs. Nous pouvons néanmoins affirmer que trois possibilités se dessinent:
- Soit l’art réside dans la capacité d’imiter la nature comme Platon et Aristote le soutiennent bien qu’ils le conçoivent très différemment. Cette imitation présente assez peu d’intérêt pour Platon qui ne reconnaît pas de place attitrée pour les artistes dans sa vision de la cité idéale, de la République alors qu’Aristote défend l’idée selon laquelle l’œuvre d’art a trois fonctions: thérapeutique, pédagogique, cathartique.
- Soit l’art est une création dans laquelle l’homme investit et libère une puissance spirituelle qui le caractérise en propre. L’homme est la créature qui donne à la réalité sensible, par l’œuvre une valeur et une dignité spirituelle sans égal:“le besoin universel de l’art est donc le besoin rationnel qu’a l’homme d’élever à sa conscience spirituelle le monde extérieur et intérieur pour en faire un objet dans lequel il reconnaît son propre moi”. C’est là la thèse de Hegel
- Soit l’art est un certain mode perception qui consiste à percevoir la réalité brute. C’est la thèse de Bergson, de Hegel et aussi de Paul Klee: « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible » Il faut reformuler cette idée et l’appliquer à tous les arts: « l’art ne reproduit pas le perceptible, il rend perceptible; »
Toutes ces conceptions de l’art sont intéressantes mais il est évident que par rapport au sujet, la dernière prend un relief tout particulier car le propre de l’art est de créer des fictions, mais, si l’on en croit la troisième définition, l’oeuvre ferait percevoir, non pas quelque chose de fictif mais le réel même.
Il faut évidemment avoir en tête l’oeuvre que nous sommes en train d’étudier, mais considérer que la difficulté de la philosophie de Nietzsche, ainsi que son originalité plaident en faveur d’une utilisation « tardive », tout simplement parce que les thèses qu’il défendrait sur ce sujet sont « ultimes ». On peut dont y penser comme une forme d’aboutissement mais quelle serait globalement sa position sur ce sujet? c’est assez simple: puisque la moindre perception est pour l’homme l’occasion de métaphoriser doublement la sensation (l’image et le nom) il va de soi que la réponse Nietzschéenne est positive. Tenter de connaître la réalité c’est utiliser cet intellect trompeur qui nous abuse en nous faisant croire que nous le comprenons au fur et à mesure que nous ne faisons qu’en constituer des versions de plus en plus abstraites et conceptuelles. Il importe au contraire que nous assumions notre statut de porteur et de créateur de métaphores notamment par l’Art.
C'est tout pour aujourd'hui. N'hésitez pas à me demander de revenir sur tel ou tel passage qui vous pose problème.
Prenez soin de vous et à demain!
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