vendredi 6 mars 2020

Vérité et Mensonge au sens extra-moral de Friedrich Nietzsche - Plan et articulation des thèses défendues

(Cet article essaie de donner une idée d'ensemble de l'entreprise menée par Nietzsche dans cet ouvrage et de percevoir plus clairement le cheminement de sa pensée § par §)

Plan de l’oeuvre

I) Problématique 

1) Fiat Fabula (§1)
2) L’intellect (§2)
3) « L'intellect, instrument des instincts » (§3)

II) Vérité et Langage 

1) Le mensonge (§4)
2) Métaphore et conceptualisation (§5, 6)
3) Le colombarium des métaphores conceptuelles (§7,8,9,10)
   
III) L’instinct de vérité et le voile de la nature 

1) Le « besoin » de la science (§11)
2) Mythos / Logos - Art / Science - Rêve / Réalité (§12, 13)
3) Le Tragique et le Stoïcien (§14)


La progression et l’articulation des thèses défendues § par §
        
    Qu’une créature aussi trompée, aussi prédisposée à l’erreur, au mensonge, à l’illusion que l’homme puisse développer un authentique instinct de vérité, c’est ce qui semble incroyable, paradoxal. Cela vaut donc la peine d’être exploré, interrogé, sondé par un travail de généalogie. C’est finalement là ce que Nietzsche affirme dans les trois premiers §. La fable situe cet orgueil de la connaissance humaine qui prétend dire ce qu’est l’univers objectif dans cet univers lui-même et surtout dans l’éternité de cet univers. Le problème posé par l’origine instinctive de la recherche du vrai, c’est que l’instrument même de la connaissance est trompé et trompeur: l’intellect humain est prêt à toutes les dissimulations pour cacher qu’il ne vise en réalité que sa propre conservation. Nietzsche décrit donc « une configuration », on pourrait presque dire un « paysage » humain, et, à l’intérieur de ce paysage, il va maintenant s’agir de trouver l’origine de ce désir de vérité qui semble nous animer. (Problématique de l’ouvrage) § 1,2,3
       
Nous voulons la vérité parce qu’elle est pratique dans la mesure où elle induit un accord, un consensus. En fait, elle n’est peut-être que ça: une exigence de solidarité qui permet aux hommes de poser les bases d’un mensonge « commun ». Celui que nous traitons de « menteur » n’est pas un vrai menteur mais quelqu’un qui ne veut pas collaborer à cette hallucination collective qui nous permet d’être ensemble. Nous prétendons vouloir la vérité mais ce que nous voulons, ce sont les conséquences agréables de ce que nous appelons « vérité ». Le menteur se sert des mots pour dire ce qui n’est pas, mais cela repose sur le fait que nous nous servons des mots pour dire ce qui est. Or n’est-ce pas déjà en soi un mensonge puisque les mots ne disent jamais « ce qui est »? §4
        Les mots nous imposent en effet des conceptions complètement imposées, fausses et arbitraires de la réalité qu’ils sont censés désigner. Ils nous font croire à l’existence des objets, des substances, des sujets, des genres, des personnes de la conjugaison, alors que rien de tel n’existe dans la nature. §4
        Ce qui caractérise l’action déformante du langage sur la réalité est un double processus de métaphorisation: du choc sensitif à l’image (métaphore 1), puis de l’image au son ou au graphème (métaphore 2) - §5
        Si nous nous interrogeons sérieusement sur la formation des concepts, nous réaliserons qu’ils sont toujours déjà dans le mot, dans cette « croyance » au langage, puisque utiliser des noms pose arbitrairement ce principe qu’il y a dans la nature des réalités identiques, des feuilles, des arbres, des hommes, des instants, alors que rien de tout ça n’est jamais ressemblant, mais toujours dissemblable- §6
        Ce que nous appelons « vérité » est simplement le produit de cette double métaphorisation. Nous partons du principe qu’une sensation fait signe d’un objet qui la cause, puis nous donnons à cette prétendue cause extérieure un nom. Il est vrai que la pierre est dure, s’il est vrai qu’il y a des pierres et qu’il y a de la dureté, mais en réalité ces deux termes sont des inventions humaines dont la correspondance ne prouve rien d’autre que l’efficience logique d’un langage propre à l’homme. On symbolise des affects par des noms et on crée des relations entre ces symboles. C’est tout. Les vérités sont des illusions. Il n’y a pas de science sans généralisation: autant dire qu’il n’y pas de science sans « amalgame », sans approximation, sans recoupement arbitraire. C’est ainsi que nous créons de toute pièce une sorte d’étagement, de bibliothèque froide dans laquelle sont consignés les concepts censés nous livrer la vérité du réel. §7
         
Cette vérité est totalement anthropocentriste. Elle ne concerne et ne touche rien qui existe vraiment hors de l’esprit humain. Nous croyons dire la vérité comme un homme penserait avoir trouvé un trésor là même où il l’avait dissimulé quelques instants plus tôt. Si je dis que le chameau est un mammifère, je dis une vérité mais une vérité qui ne concerne que les termes que les hommes donnent à la nature. C’est exactement une métaphore, à savoir une comparaison avec des éléments que l’on situe dans un ordre autre et qui entretiennent avec la réalité désignée un rapport d’analogie. §8
        Nous ressentons des affects et à cause du langage nous leur affectons des causes, des objets, des éléments, etc. Mais en réalité, c’est déjà une métaphorisation que de passer de cette excitation nerveuse à une cause objective. C’est un rapport esthétique: nous créons la représentation d’un monde possible, d’un objet possible. Nous sommes des créateurs de monde, et nous nous trompons nous-mêmes en croyant à la véracité d’UN seul monde objectif. Nous confondons la corrélation avec la causalité. Ce n’est pas parce qu’un rêve serait incessamment recommencé qu’il nous installerait dans la réalité. Se pourrait-il que ce que nous appelons nos états de veille ne soient en fait qu’un rêve qui revient?- §9
        Nous nous émerveillons du fait que la nature semble confirmer nos hypothèses, principalement dans le domaine des sciences. Mais en réalité quoi d’étonnant? Si les hommes s’imposent notamment de percevoir la nature au travers du crible du nombre, qu’est-ce que la nature pourrait opposer à cela puisque il n’y a au vrai que des interprétations de la nature? Plus nous nous extasions des avancées de la science, moins nous voyons qu’en réalité notre interprétation ne fait que se confirmer elle-même à ses propres yeux, comme une tautologie. Nous ne percevons rien sans le transposer esthétiquement, si bien que la science n’est finalement que la solidification, la sédimentation d’une démarche créatrice, métaphorique. §10
       
C’est la partie II de l’oeuvre. Ce qui grandit avec les avancées de la science, c’est aussi notre besoin de nous réfugier derrière une conception rassurante de la nature (la vie et son instabilité, sa violence épinglée dans ce colombarium comme sur une collection de papillons desséchés) §11
        Mais notre instinct de créateur ne nous abandonne pas et c’est grâce à lui que nous revitalisons ce columbarium, brouillons ces catégories, déstabilisons ses classements. Finalement c’est la rationalité de cette vison conceptualisée de la nature qui fait croire à l’homme qu’il est dans le réel, mais la vérité, c’est que nous ne pouvons pas en avoir l’assurance. La mythologie, l’art sont des activités qui rappellent à l’homme cette vérité qu’il est peut-être dans un rêve (comme si le bébé fragile et prématuré qu’est l’homme se rendait compte dans son rêve qu’il rêve). §12
        L’intellect reprend alors sa liberté lorsqu’il s’assume enfin comme un maître du travestissement, et c’est bien ce qu’il fait dans la mythologie, dans l’art, dans les rites dionysiaques (saturnales, carnaval) §13
        Cette opposition entre l’intellect libéré, rêveur, maître en travestissement et l’intellect abusé, moralisateur, triste, apparaît clairement dans la distinction de deux attitudes: celle du tragique grec et du stoïcien. L’impassibilité de ce dernier est un masque par le biais duquel il se donne à lui-même des airs de « sage » imposant à la vie l’abnégation de l’homme raisonnable. Il ne dépasse jamais le stade du chameau. Le tragique au contraire aborde la vie avec une naïveté créatrice qui lui permet d’atteindre le stade suprême de l’enfant, c’est-à-dire du « surhomme ». §14

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