dimanche 22 mars 2020

C'est pas parce qu'on est confinés qu'on est des cons finis - Les milieux autorisés

Nous vivons une situation exceptionnelle justifiant des mesures et par suite des attitudes, des rapports aux autres, au monde et à nous-mêmes que nous n’avions jamais connus avant. Si nous n’en profitons pas pour réfléchir, observer et partager nos impressions quelque chose de riche, d’intense et d’unique sera à tout jamais gâché.
        Ce que cette rubrique se donne pour objectif de collecter, c’est simplement cette substance précieuse faite de toutes nos pensées, de toutes ces attentions précises ou globales qui se manifestent à nous durant cette période . Susciter ce réflexe de les formuler, de les écrire et de les publier, c’est justement œuvrer en vue de les rendre sinon parfaitement conscientes du moins lisibles, transcriptibles, je dirai bien « métaphorisables » mais cela risque de  fatiguer mes élèves de terminales avec lesquels nous n’arrêtons pas de tourner autour de cette notion très Nietzschéenne.
      
  Il n’est pas question de contester ici quoi que ce soit. Ce n’est ni une tribune politique ni l’expression d’une indignation quelconque, car comme le dit….. qui déjà? :
« L’amateur de la connaissance doit écouter attentivement et avec soin ; ses oreilles doivent être partout où l’on parle sans indignation, car l’homme indigné, celui qui se lacère la chair de ses propres dents (ou, à défaut de lui-même, Dieu, l’univers, la société), celui-là peut être placé plus haut, au point de vue moral, que le satyre riant et content de lui-même ; sous tous les autres rapports il sera le cas plus ordinaire, plus quelconque et moins instructif. D’ailleurs, personne ne ment autant que l’homme indigné. »
      
       
Parmi les mesures opérationnelles, figure donc celle de « l’attestation de déplacement dérogatoire. » Nous nous « autorisons » à sortir pour un certain nombre de raisons limitées et précisément formulées (il y en a 5). Sans cette dérogation, nous encourons une amende de 135 €. Cela veut dire que « sortir » de chez soi est à très juste raison devenu une affaire d’Etat, au sens propre. Cette situation exceptionnelle donne légalement et je serai tenté de dire légitimement à l’Etat le droit de s’insinuer dans des zones de notre vie dans lesquelles il était déjà présent sans que nous nous en rendions forcément compte.
        Il se crée ainsi un certain type d’attention d’une intensité redoublée à l’égard de gestes qui, de ce fait, ne nous semblent pas aussi « quotidiens » qu’avant. Sortir, marcher, courir, respirer ici, inspirer là constituent des actions et des fonctions organiques qui demeurent naturelles certes mais dont l’exécution ou l’interdiction détermine aussi le profil d’une citoyenneté, d’un type d’attitude conforme aux lois françaises et aux nouveaux décrets.
        Nous serions mal inspirés de critiquer cette attention nouvelle qu’il nous faut désormais accorder à notre existence « infraordinaire », car à bien des titres , c ‘est celle que nous devrions susciter continuellement tant il est vrai que rien jamais n’est vraiment anodin et que nous n’agissons jamais plus bêtement, voire dramatiquement que lorsque nous nous comportons de telle sorte que nous savons bien que nous allons à l’encontre de toutes les autorisations, y compris  et surtout celle que nous devrions perpétuellement nous donner à nous-mêmes. Puis-je m’autoriser à parler aussi durement à telle personne? Puis-je m’autoriser à être aussi négligent à l'égard de mon entourage proche?
       
L’étymologie du terme « autorité » est l’une de celle qui pose le plus de questions philosophiques. Auctoritas, auctoritatis vient du latin auctor: « celui qui fait croître » et le linguiste Benveniste allant encore plus loin remonte à Augeo: accroître, augmenter en faisant remarquer que ce verbe ne convient pas seulement à celle ou celui qui est la cause d’une action mais aussi voire surtout à celé ou celui qui la promet, qui l’encourage, qui finalement aide à faire croître sans être pour autant la cause efficiente de ce qui croît.
        En d’autres termes, l’autorisation recèle étymologiquement de quoi nous rendre plus humbles que soumis, et c’est en ce sens que l’on peut considérer cette dérogation. Ces actions qu’il nous faut maintenant encadrer de circulaires, d’autorisations, de verbalisations sont des actes naturels que nous sommes maintenant tenus d’accompagner de « retenue », de pudeur, d’attention. Sortir de chez soi n’est pas rien, courir n’est pas rien, rencontrer quelqu’un n’est pas rien, faire ces courses n’est pas rien. Quelque chose ici vaut la peine d’être réglementé, c’est-à-dire souligné et peut-être même célébré humainement. Il est un bon usage possible des institutions qui consistent à discerner toujours la part de sacré qu’elles recèlent, mais cela ne doit pas nous empêcher d’être extrêmement vigilant à tout ce qui, de l’état et du gouvernement, pourrait sombrer dans la tentation de faire passer comme " sacré ou digne de l’être" ce qui relève de l’intérêt d’une classe quelconque. Ici encore il convient de faire la part dans l’autorité politique de ce qui d’elle relève de la puissance, et ce qui s’y réduit à l’exercice paranoïaque de son pouvoir.

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