lundi 23 mars 2020

Séance du 24/03/2020 CALM (Cours A La Maison) - TL2: 1h30


Bonjour,
A partir des messages que j’ai reçus hier, je veux revenir sur deux points évoqués hier:
- Le rapport Kant /Nietzsche sur la question de la chose perçue (phénomène) et la chose en soi (noumène). Il y a effectivement quelque chose d’un peu paradoxal. Vous avez remarqué que Nietzsche ne fait pas dans la demi-mesure. Il est tellement exigeant qu’il critique des philosophies avec lesquelles il est pourtant en accord sur certains points (mais pas sur d’autres). Ce qui l’intéresse est davantage le désaccord que l’accord. On peut penser aussi à Darwin dont les thèses scientifiques vont finalement dans le même sens que sa philosophie (généalogie) mais auquel il ne pardonne pas une vision simpliste de la nature (Darwin ne perçoit pas le double jeu de la nature, celui-là même que désigne Héraclite quand il dit « la nature aime à se voiler). Avec Kant, il est totalement d’accord sur le fait que l’homme ne peut pas percevoir le réel tel qu’il est (noumène) mais contrairement à Kant, il ne pense pas que le noumène existe. Il n’ y a que des interprétations.
- L’arbitraire du signe linguistique - Il me semble que nous commençons à entrer dans des passages de l’œuvre pour lesquels sil faut vous souvenir que nous avons fait dans le langage. Par rapport à cette fameuse question de savoir s’il y a un rapport naturel entre le chien réel et le mot chien. Nietzsche préfigure Saussure sauf que pour Saussure, le fait que le signe soit entièrement de nature psychique n’est pas « gênant ». Le langage est une construction systématique humaine qui nous permet d’effectuer dans ce système de la langue des recoupements, des oppositions, etc. Nietzsche tire toutes les conséquences philosophiques due cette distance, de ce fossé entre la réalité et le langage, à savoir que nous construisons de toute pièce une considération humaine de la vérité qui n’a plus de rapport avec le réel auquel elle est pourtant censée convenir (adéquation de la chose et de l’idée).

               C’est difficile mais c’est exactement la raison pour laquelle nous avons fait le cours sur le langage avant. N’hésitez pas à me signaler vos difficultés sur ce point, s’il y en a.
On continue?
Oui, on veut la suite! LA SUITE! LA SUITE! (Classe en délire….Non? Non ? Bon Ok j’arrête!)

« La faucille d’or dans le champ des étoiles «  de Victor Hugo est une métaphore esthétisante et assumée qui repose sur l’identité de la forme de la faucille et celle de la lune, et chacun de nous la lit en la trouvant plaisante mais évidemment fausse parce que l’on ne peut pas fâcher les blés avec un quartier de lune. La métaphore nous transporte ailleurs: de l’observation d’un astre à l’évocation imagée d’un outil.
       
Tout le propos de Nietzsche ici consiste à nous faire réaliser que l’énoncé: « la pierre est dure » ne nous transporte pas moins ailleurs que la métaphore de Victor Hugo, mais précisément sans nous le dire, de façon complètement arbitraire et dissimulée. C’est même un double processus de métaphorisation du réel qui s’opère dés qu’un énoncé linguistique est formulé:
D’une simple excitation nerveuse comme la dureté, d’un choc sensible, nous passons à l’image de la pierre, nous lui associons par imagination une cause.
Nous nous transportons ensuite de cette image au son: « pierre »
        Tout occupés que nous sommes à apprécier les métaphores rhétoriques et explicites, nous restons inconscients de cette double transposition d’une toute autre ampleur par le biais de laquelle 1)  nous adhérons à la supposition ou au postulat de l’objet, de la substance: la pierre et 2) nous croyons rendre compte de cette pierre par une séquence sonore ou graphique, créant ainsi de toute pièce un univers de concepts là où ne s’effectue vraiment, authentiquement qu’une chaos de sensations.
       
Si nous analysons précisément ces dimensions par lesquelles nous passons au gré de ces sauts périlleux, nous réalisons que nous nous retrouvons d’abord dans ce monde d’objets lisses, rangés, aux contours propres et bien arrêtés: monde de concepts, puis ensuite à ce système de signes que l’on appelle une langue et à partir duquel nous faisons valoir une définition de la vérité complètement tautologique pour laquelle il faut appeler un chat un chat, sauf que précisément: « un chat n’est jamais qu’ UN chat ». Nous vivons dans des extrapolations consensuelles en plaquant artificiellement sur des affects multiples et confondus, des concepts « uns », découpés, distinct, de telle sorte qu’en faisant des métaphores dans l’exercice conscient de notre langue, nous ne faisons en réalité que reprendre et répéter ce que la bague « est » fondamentalement à savoir une métaphorisation d’un réel auquel nous ne faisons écho que par analogie.
       
La référence de. Nietzsche aux figures de Chladni est, à cet égard, très éclairante. Ernst Chladni (1756 - 1827) est un physicien allemand qui eut l’idée de répercuter sur une plaque de cuivre saupoudré de sable le son d’un archet, constatant qu’une étoile à 10 ou 12 rayons apparaissait alors sur le plateau. Il fut dés lors possible de théoriser la transposition du son en graphisme. « Voir un son » pouvait sembler envisageable, sauf que précisément: c’est une transposition. Ce n’est pas parce qu’il est possible de faire voir les variations de figure qui naissent de la variation des sons que nous pouvons en conclure qu’un son est un dessin. Un sourd pourra donc se rendre compte des effets graphiques du son sans pour autant connaître le son, puisque il est sourd. C’est exactement le même raisonnement que l’on peut appliquer au rapport du mot et de la chose. Nous croyons dire la vérité quand nous disons que la pierre est dure alors que nous ne faisons que transposer dans une dimension linguistique ce qui s’effectue dans une dimension réelle et purement sensitive. Il y a bien quelque chose que le sourd réalise du son grâce à ces figures qu’il voit mais ce n’est pas ce qui fait que le son est son. Il n’accède pas pour autant à la vérité sonore du coup d’archet, il le répercute sur un autre sens, dans une autre dimension. De la même façon, les relations qui s’établissent entre les mots au sein du langage nous apprennent bien certaines choses de la réalité transposée mais rien qui puisse vraiment être assimilé à la vérité brute et pure de l’affect.
        Il n’y aurait à tout ceci aucun problème si le mot ne manifestait pas une prétention à valoir pour la chose et à en être l’essence même, tout comme Platon, par exemple, défendant que l’idée du beau est la vérité de ce beau visage. De l’affect agréable produit par cette sensation, nous déduisons l’existence du visage, puis « la notion » de Beau, et fabriquons ensuite ces sons entre lesquels nous faisons valoir des opérations de recoupement, de ressemblance, d’opposition; Nous posons ensuite comme une vérité que ce visage est beau et que le beau existe en soi.
    Ce n’est donc pas logiquement que le langage existe mais sous l’effet d’un coup de force humain, d’une transposition autoritaire et arbitraire. Sur ce point, Nietzsche n’aurait pas été d’accord avec Ferdinand De Saussure pour lequel la langage est une faculté naturelle. Rien n’est moins naturel pour le philosophe allemand. C’est par le biais de cette rupture que l’homme se donne les moyens de poser une certaine vérité: la pierre est dure, le soleil se lève. Nous pourrions rajouter que « oui, évidemment si quelque chose comme « la pierre » existe et si quelque chose comme « la dureté » se voit ratifiée, promue, validée comme qualité effective, alors oui la pierre est dure, mais rien n’aura vraiment été dit de la réalité pure, présente, sensible. Nous n’aurons fait que construire de toute pièce un énoncé, une formule presque incantatoire, magique, initiatique. « Mes amis, faisons groupe autour de cette affirmation selon laquelle la pierre est dure. » ou encore « En vérité, je vous le dis, cette pierre est dure » C’est à l’instant même où l’homme croit dire la vérité d’un phénomène qu’il ne ferait que constater qu’en réalité, il profère une sentence atto-proclamée.

Repensons particulièrement au problème de la formation…..indémontrable que son contraire (§6)
       
Quiconque entre dans la philosophie de Platon est immédiatement marqué par le rapport qu’elle implique et impose aux Idées. La vérité de nos sensations se situe au-delà d’elles, dans l’effort que nous faisons pour progresser, pallier par pallier, vers l’idée pure Une, idéale. Aussi paradoxal que cela puisse rien sembler, aucune philosophie ne suit plus immédiatement et logiquement les conséquences de ce qu’est le langage, soit l’assimilation du concept au mot. Finalement Platon inconsciemment n’a fait que suivre le postulat inhérent à toute langue, soit le recoupement arbitraire d’une multitude de cas différents réunis derrière un seul terme. Les concepts sont une suite logique et inhérente à l’usage même de la langue. Le rapport vertical à l’expérience vécue n’est pas du tout le souci du concept mais c’est plutôt son aptitude à valoir pour  une multitude de situations ou de sensations différentes mais unifiantes sous un certain angle qui prévaut.
        Conceptualiser revient à généraliser, à « prendre de la hauteur », à voir comment des phénomènes incompréhensibles si l’on demeure les yeux collés à leur stricte émergence peuvent s’expliquer, se recouper ou s’exclure dés lors qu’on les symbolise, qu’on les marque du sceau d’un même terme en vertu d’une ressemblance et que l’on fait valoir entre eux des opérations syntaxique, mathématiques, scientifique. Conceptualiser permet de rationaliser, ce qui nous permet de voir les lois à l’oeuvre dans l’univers. Mais pour cela il faut convenir que telle forme végétale se rapproche suffisamment de telle autre pour pouvoir être désignée du même nom: « feuille ». Si l’on commence à arguer que cette feuille n’a pas les mêmes nervures, alors pas de « feuilles », pas « d’arbres », pas de « floraison » ou de « croissance » et rien de ce qui fait croître les arbres et tomber les feuilles ne deviendra jamais compréhensible aux yeux des hommes.
          
Nietzsche ne serait pas en désaccord avec cette argumentation, mais il prendrait soin néanmoins de nous rappeler que cette « compréhension », ou du moins que cette représentation repose fondamentalement sur cette assimilation de feuilles non-identiques derrière le terme identique de « feuille », et qu’il y a donc aussi précise que soit la représentation scientifique de la croissance des feuilles, un décalage par le biais duquel cette représentation est une métaphore de ce qu’elle décrit et qu’elle nous en apprend qu’une métaphore nous éclaire sur la réalité qu’elle métaphorise. Tout concept est donc un ratage, une approximation qui d’emblée décrit le niveau de comparaison auquel il faut nous situer pour saisir ce qu’il nous fait réaliser d’un phénomène. C’est par analogie que nous saisissons par exemple le rapport entre le dessin sur la plaque de Chladni et l’archet d’une part et le rapport entre le champ sonore et le son de l’archet d’autre part. Ce rapprochement est très éclairant, ne serait-ce que parce qu’il me fait saisir la notion d’ « onde », mais ce n’est pas pour autant que le sourd « verra » du son. De la même façon, les rapports entre le sens du mot feuille et le sens du mot arbre que je pourrai établir dans la langue me feront bien comprendre quelque chose du rapport entre la feuille réelle et l’arbre réel, mais ce n’est pas pour autant que ces mots me permettront de saisir la vérité de ce phénomène végétal là, de son émergence pure dans le monde, et surtout parce que dés l’abord, en la nommant, je l’ai perdu, je m’en suis désintéressé. « En vérité je vous le dis, voilà la feuille »: telle est la pétition de principe auto-proclamée de tout concept, de toute métaphorisation conceptuelle de nos expériences. Nous ne pouvons rien rationaliser de la nature si ce n’est en la conceptualisant mais en même temps la conceptualiser, c’est renoncer d’emblée  à la saisir dans ce qui fait sa réalité, à savoir sa multiplicité. Ce qu’il y a dans la nature c’est du divers, du différent, pire encore: du différent qui ne cesse de différer, de se transformer, de muter, et tout ce que nous pouvons en saisir, c’est ce le fruit de cette étrange « pêche » au cours de laquelle nous ne retirons d’elle que ce qui se prend au piège de ces filets à grosses mailles que sont nos concepts.
        Mais ici encore notre vanité est telle que nous nourrissons la prétention de savoir mieux que la nature ce en quoi elle doit consister. De là naissent ces courants philosophiques disqualifiant la multiplicité du sensible, la diversité des sensations, la confusion de la nature. Nous irions presque jusqu’à nous étonner que la nature comme la mauvaise ouvrière d’une chaîne de montage s’obstine à faire des feuilles distinctes, difformes au lieu de se plier sagement à l’uniformité triomphante du modèle conceptuel.  Cette image est loin d’être sans résonance car la technologie de masse et les industries de  consommation illustrent exactement et dramatiquement la substitution d’une modalité de production uniforme et répétitive à un flux naturel toujours créateur de nouveautés et d’originalités.
       
Evoquer « l’honnêteté » juste après avoir utilisé l’exemple de « la feuille » est très habile: si le concept de feuille crée cette représentation de « LA » feuille archétypale gommant toutes les distinctions réelles entre ces formations végétales, a fortiori l’usage de termes désignant des qualités morales peut-il nous sembler très hasardeux. Dans la multitude d’actions, de mentalités, de comportements, de caractères humains différents, nous pointons « UNE » attitude ou un « pli comportemental » que nous baptisons « honnêteté » et grâce auquel nous insinuons dans cette multitude d’affects et d’actions distinctes une sorte de « coupe transversale » délimitant la corporation des gens honnêtes. Le concept est toujours déjà dans le mot, ce qui signifie que l’on ne peut utiliser les mots notamment dans le jugement des hommes sans nécessairement instaurer des pôles, ou des normes qui créent des zones de recoupement au sein desquelles les dissemblances sont abolies au profit d’une logique de ressemblance, de troupeau. Comme pour la feuille, la visée poursuivie est de faire oublier l’existence de l’individualité. On crée le semblant d’une corporation de gens honnêtes par ressemblance conceptuelles pour abolir nos dissemblances réelles.
        « L’omission de l’élément individuel et réel nous fournit le concept, comme elle nous donne aussi la forme. » Par forme, il faut entendre ici ce qui s’oppose à la matière. En grec Forme se dit « eidos » et désigne finalement l’essence des choses, ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Mais c’est précisément aussi à partir de cette adhésion à la forme que se gomment toutes les distinctions. La distinction entre la forme et la matière recoupe exactement celle de l’essence à l’existence. Si je pose la question de l’essence de Paul, c’est la notion d’homme qui immédiatement nous vient à l’esprit, autrement dit ce par quoi Paul ne se distingue aucunement de Pierre ou Jacques. Poser la question de savoir ce qu’est un être ou une chose, un élément, c’est déjà prendre le parti de l’identification formelle de ce qui, existentiellement n’est pas identique. 



Voilà la question du jour: En quoi la référence aux figures de Chladni permet-elle à Nietzsche d’illustrer le rapport entre le langage et la réalité? (vous pouvez me rendre ce petit travail pour demain ou répondre à toutes les questions en une seule fois pour lundi prochain)

J’espère que tout va bien pour vous et pour vos proches.
Gardez le moral et portez-vous bien! A demain

4 commentaires:

  1. Bonjour.
    "Conceptualiser revient à généraliser, à « prendre de la hauteur », à voir comment des phénomènes incompréhensibles peuvent s’expliquer dès lors qu’on les symbolise d’un même terme en vertu d’une ressemblance et que l’on fait valoir entre eux des opérations syntaxiques, mathématiques, scientifiques."

    Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par "faire valoir entre eux des opérations syntaxiques, mathématiques, scientifiques". Pouvez-vous expliquer svp?
    Darlène

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    Réponses
    1. Bonjour Darléne,
      Prenons un exemple tout simple: on voit de l'eau bouillir. on va mesurer la chaleur de l'eau avec un thermomètre ce qui suppose déjà que l'on va transposer la chaleur en degrés, en unités de mesure et on va dire l'eau bout à cent degrés, mais c'est déjà une généralisation, parce que la notion de degré suppose une gradation, une uniformité entre les différentes chaleurs entre les flux thermique, etc. il y a une vérité physique de la chaleur dont on va simplement rendre comte avec des variables quantitatives donc, en un sens fausses, générales.
      ça va?

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  2. Les opérations syntaxiques: cela veut dire des recoupements, des oppositions, des relations qui sont uniquement des comparatifs présents dans une langue

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