(Il est temps maintenant de réfléchir à
un plan possible. Le travail préparatoire nous a fait rapidement comprendre à
quel point cette question était « vive ». C’est elle qui se pose à
nos mentalités, nos mœurs, nos institutions et, plus concrètement à nos députés
à chaque fois que reviennent sur le devant de la scène médiatique des
interrogations sur l’avortement, l’euthanasie, la peine de mort, etc. Plus
profondément encore, chacun de nous a déjà été assailli de l’ombre de ce
doute : « qu’est-ce que je fais ici ? Pas ici dans cet endroit
mais ici « dans la vie », « est-il légitime que
j’existe ? » Les déportés qui ont survécu aux camps d’extermination
nazie font souvent cette remarque : « lorsque on vit dans cette
modalité d’existence absurde et plus précaire, on s’interroge toujours sur les
raisons pour lesquelles nous vivons, « nous », et pas cette autre
personne, cet ami ou cet inconnu que l’on retrouve décédé le matin dans le lit
voisin, ou qui a été désigné au hasard pour être pendu afin de « servir
d’exemple » ». Le plan qui suit est simplement une proposition visant
à donner quelques idées sur la possibilité d’organiser toutes les idées qui
nous viennent sur une question aussi vaste. Nous avons déjà travaillé ensemble
l’introduction. Il ne sera donc question ici que de ce qui suit la formulation
de problématique. Il convient d’insister sur le fait que je me contente ici de
formuler des idées sans argumentation ni développement. Ce sont des lignes
directrices autour desquelles une dissertation peut s’articuler mais ce n’est pas une dissertation)
a)
Définition
Qu’est-ce que le Droit ? D’où
vient qu’il existe tant de malentendus et que l’on entende si souvent dire à
propos d’une loi ou d’une décision prise en cour d’assises qu’il n’y a pas de
justice ? Cela semble dû à la confusion entre justice et compensation ou
rétribution, comme s’il s’agissait pour nos institutions juridiques et pénales
de rétablir l’équilibre entre nos maux et nos gratifications, entre nos ennuis
et nos récompenses. C’est ainsi, par exemple, qu’un père de famille croit
pouvoir s’estimer injustement « floué », dépouillé de son droit par
la prescription d’une peine qu’il juge trop clémente à l’égard du meurtrier de
son enfant. Il a cru que le but d’une procédure de Droit est de s’occuper des
personnes et de compenser leurs douleurs par la souffrance que l’on inflige aux
personnes qui les ont agressé, voire « brisé ».
Mais ce qui caractérise le Droit est
précisément de ne jamais regarder les personnes, de ne jamais faire dépendre la
décision des intérêts personnels de tel ou tel. C’est pour cela que les yeux de
la Justice sont bandés. Ce n’est pas du tout parce que le meurtrier lui a fait
mal, lui a causé un tort qui dépasse tout ce que l’on peut se représenter,
qu’il sera puni par le Droit mais parce qu’il a porté atteinte, en tuant, aux
intérêts de la communauté. La finalité de la punition ne consiste donc pas à
« faire mal à celui qui fait mal » mais à manifester l’esprit de
cohésion de l’ensemble dont ne sommes que des parties. C’est cela le Tiers,
c’est l’angle de l’utilité commune, angle sous lequel il convient de saisir
toute affaire, tout litige qui se produit au sein d’une juridiction.
On peut ainsi reprendre la définition
donnée par le dictionnaire « Littré » : « Le droit
est « l'ensemble des règles qui régissent la conduite de l'homme en
société, les rapports sociaux. », ou de façon plus complète, « l'ensemble des règles imposées
aux membres d'une société pour que leurs rapports sociaux échappent à
l'arbitraire et à la violence des individus et soient conformes à l'éthique
dominante ». Il n’existe donc pas
« Une » justice qui, absolument déterminerait une fois pour toutes
« le bien et le mal ». Il y a des territoires, des cercles
d’amplitudes variables au sein desquels la conception des intérêts du
« tout » varie.
Dans Django Unchained, le docteur Schultz et Django
commettrait une action illégale si l’on se limitait à la communauté des
intérêts de cette petite ville du Sud esclavagiste et raciste. Mais la
conception du Droit fédérale (les Etats-Unis) l’emporte sur celle de ce petit
périmètre et le docteur Schultz a donc le droit de tuer le shérif puisque
celui-ci est « hors la loi ». S’il existait une constitution mondiale
au regard de laquelle tout homme en tant qu’homme serait un citoyen (un citoyen
du monde), probablement Le docteur Schultz se mettrait alors lui-même en
contradiction avec ce Droit là car il porte atteinte aux intérêts de cette
communauté là (celle de tous les hommes) en en tuant un même si ce dernier a
volé du bétail (mais cette constitution n’existe pas. Elle abolirait toute
notion de frontières).
Ce que l’on comprend ainsi, c’est que
la différence entre le droit positif et le droit naturel ne consiste pas dans
une distinction de nature mais simplement de grandeur, d’étendue, de périmètre.
C’est au nom du droit de tous les hommes qu’Antigone conteste à Créon le droit
de lui interdire d’inhumer son frère.
b)
Reformulation du sujet
Maintenant que nous avons vraiment
compris ce que signifie le « Tiers » du Droit, nous pouvons
l’appliquer à la question qui devient : « exister : est-ce
que cela regarde le Tiers. » Pouvons nous inscrire le fait d’exister dans
le cadre (régulé par des lois) d’une utilité commune ? (ce n’est là qu’une
reformulation possible – Il y a bien d’autres choses à dire ici mais il n’est
question pour moi que de vous proposer un plan)
c)
Application à une question de société (Euthanasie, avortement ou peine
de mort)
On comprend ainsi l’erreur de
perspective de celles et ceux qui, par exemple, n’abordent la question de la
légalisation de l’euthanasie qu’en termes de pouvoir. Aucune autorité ne peut
nous empêcher de nous tuer physiquement si nous le jugeons nécessaire. La
question est beaucoup plus philosophique que cela : personne ne peut
limiter le fait de son existence à une affaire privée, personnelle. C’est
justement cela qui fait le droit, qui, en un sens, « légitime » la
question même de la légalité et de la légitimité. Exister, c’est venir au
monde, y prendre part, y prendre sa
part en terme de consommation (survivre) et d’ « optimisation »
(travailler à rendre le monde meilleur). Mais avec l’euthanasie, atteignons-nous
ou pas les limites de « publication », de « rapport avec les
autres, de cet événement là » ?
2) L’homme :
existence anarchique ou existence coupable ? (cette partie correspond à la réponse négative à la question posée)
Il y a deux manières de répondre « non »
à la question : soit nous n’avons pas le droit d’exister parce qu’exister
est factuel, brut, donné et qu’alors cela ne peut pas être un droit, soit nous
n’avons pas le droit d’exister parce que ce droit nous est refusé par une
autorité supérieure : celle de dieu ou celle des autres.
a)
Exister est un fait, et non un Droit (existence anarchique)
Il convient ici de revenir à la
distinction entre le fait (physique, brut, naturel et donné) et le droit
(réfléchi, construit, culturel et « fabriqué », conceptualisé). Le
droit, c’est ce qui doit être et le fait, c’est ce qui est. On pourrait ici
utiliser deux néologismes : l’existence serait a-légale et a-légitime,
c’est-à-dire qu’il n’est pas question de savoir si vivre est légal ou illégal
ou bien si c’est légitime ou illégitime mais d’affirmer que c’est a-légal et
a-légitime, « hors la loi », si l’on veut, mais en un sens qui
justement n’est plus celui que nous lui donnons habituellement. En un sens, le
héros du film de Sean Penn, « Into the wild » dont il est important
de rappeler qu’il est un brillant étudiant en Droit, va chercher dans le Grand
sauvage » cette a-légitimité là. Il recherche un contact pur avec
l’existence, une confrontation qui n’est plus mise sous conditions, négociée,
circonstancié par les règles et les juristes.
Nous retrouvons également cette volonté
de sortir la vie de son carcan de lois, de conventions, de soumission au
travail dans les poèmes de l’auteur anglais : D H Lawrence :
« la seule raison de vire est d’être pleinement vivant ; or il est
impossible d’être pleinement vivant si l’on est écrasé par une peur secrète et
taraudé par cette menace : Aie de l’argent, sinon tu mangeras de la
poussière ! » - Extrait du poème « Etre vivant »
b) Nous ne jouissons jamais du droit d’exister parce qu’il nous est refusé
(existence coupable)
b – I)
Par Dieu (référence à la genèse)
Pour que nous nous
posions seulement la question de notre droit d’exister, il faut que nous
éprouvions notre existence comme fragile, c’est-à-dire qu’elle ne s’impose pas
à nous comme une évidence pleine et donnée. Or la première manifestation de
mise sous conditions par la loi et l’interdit de notre existence est sans aucun
doute la religion. C’est ainsi que dans la Bible, nous voyons l’Eternel
soumettre d’abord Adam et Eve à la condition d’obéissance au devoir de ne pas
manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
Dieu leur dit
qu’ils peuvent manger les fruits de l’arbre de vie (immortalité) mais pas ceux
de la connaissance du bien et du mal (conscience). Une fois cette première mise
sous conditions contredite par l’acte de désobéissance de ses créatures, Dieu
leur impose une existence mortelle et dépendante du travail de la terre. C’est
là finalement l’origine religieuse de cette impossibilité que nous connaissons
aujourd’hui : la nécessité de gagner notre salaire manifeste clairement
qu’exister ne nous est pas socialement donné « de plein droit ».
Gagner sa vie, c’est avoir à produire, sans cesse, la quantité de travail
nécessaire à assurer ma survie et celles de ma famille.
b- II) Par les autres (Référence
à Kafka : « Lettre à mon père » et référence à Jean-Paul Sartre)
Il importe ici d’évoquer l’expérience
que nous faisons de la présence des autres. Qu’il s’agisse de nos amis, de nos
parents, de nos collègues de travail ou a fortiori de nos supérieurs
hiérarchiques, nous éprouvons tous en chaque contact la nécessité de nous faire
reconnaître, accepter de l’autre personne comme si nous étions une question
dont il serait la réponse. Vivre en société c’est être incessamment fragilisé
par le regard de l’autre, comme si ces yeux qui se portent sur mon apparence me
mettaient constamment en demeure de « faire mes preuves », de me
produire, de me défendre. Nous avons la certitude d’ « être
là », mais la présence d’autrui nous oblige à justifier notre existence.
Il ne suffit pas que tu sois génétiquement mon fils pour que je te reconnaisse
ce titre. Seras-tu à la hauteur par ton mérite de ce que tu es « par
hasard » ? C’est là finalement le message que de nombreux pères
adressent à leur fils, et la réciproque existe également.
L’œuvre de Kafka est empreinte du
sentiment de cette culpabilité. Si nous avons à nous justifier c’est que nous
sommes coupables, mais de quoi ? De rien sinon d’exister, et c’est tout le
sens du roman de Franz Kafka : « le procès ». Or il se trouve
que parmi les écrits de Kafka, nous avons retrouvé une longue lettre qu’il
adresse au père mais dont on sait qu’il n’osera jamais la lui faire lire.
L’auteur tchèque exprime à la perfection la naissance de ce sentiment de
culpabilité et cette sensation de n’être jamais à la hauteur morale d’une
filiation physique : « Une
nuit, je ne cessai de pleurnicher en réclamant de l’eau, non pas parce que
j’avais soif mais soit pour vous irriter soit pour me distraire. De violentes
menaces répétées plusieurs fois étant restées sans effet, tu me sortis du lit
me portas dans la rue et m’y laissas un moment, seul en chemise, debout devant
la porte fermée (…) Il est probable que cela a suffi à me rendre obéïssant par
la suite, mais intérieurement cela m’a causé un préjudice. Bien des années
après je souffrais encore à la pensée douloureuse que cet homme gigantesque,
mon père, l’ultime instance, pouvait presque sans motif me sortir du lit la
nuit pour me porter dans la rue, prouvant par là à quel point j’étais nul à ses yeux. »
Kafka ne cesse de reprocher à son père,
à partir de cet incident, de l’avoir constamment placé en situation de doute,
de faiblesse quant à l’évidence de sa propre existence. Il semble bien que le
père de Kafka était effectivement un homme « écrasant », manifestant
en toute occasion le pouvoir de la figure paternelle, mais il convient de
prolonger ce témoignage, de lui donner une plus grande portée en se posant la
question de savoir si elle dépend vraiment du caractère de cet homme ou si elle
ne ferait pas partie intégrante de la paternité : « Plus tard je m’inquiétais de ma
santé, j’étais pris ça et là d’une légère crainte à propos de la perte de mes
cheveux, d’une déviation de la colonne vertébrale puis cela s’aggrava suivant
d’innombrables degrés, pour finir par une vraie maladie (la tuberculose). Mais
comme je n’étais sûr de rien, comme j’attendais de chaque instant une nouvelle
confirmation de mon existence, comme il n’y avait rien qui fût en ma possession
réelle, comme j’étais en somme un fils déshérité, je me pris à douter de ce qui
était le plus proche, de mon propre corps. » Dans quelle mesure le
fait d’être père ne consisterait pas à être crédité, sans le vouloir, et même
contre sa volonté, d’un étrange et écrasant droit de regard sur l’existence de
son fils ou de sa fille, étant entendu que ce droit serait un héritage de
l’histoire, de la mythologie et de la religion ?
Il existe également une dernière
référence que je me contente d’évoquer : Jean-Paul Sartre insiste
longuement dans « l’être et le néant » sur le regard de
l’autre : être fixé par le regard de l’autre, c’est devenir objet.
3)
La « puissance d’exister » (cette partie correspond à la réponse positive)
a)
Distinction entre vivre et exister
Nous avons déjà travaillé sur cette
distinction : la vie caractérise les organismes vivants : une plante
vit, mais ce n’est pas pour autant qu’elle existe. Exister, c’est
« manifester » son existence, revendiquer l’acte de vivre non pas
seulement comme un état (de toute façon, c’est déjà fait puisque nous vivons)
mais comme une libération (exister c’est une puissance, vivre c’est un
« état » : cette distinction est fondamentale. Que
signifie-t-elle ? On peut prendre un exemple très « proche ». Si
un enseignant conçoit son cours de façon purement « quantitative »,
il se posera la question de savoir à combien d’élèves vivants il s’adresse.
S’il le conçoit comme un moment ayant à voir avec l’existence de ses élèves, il
s’interrogera sur l’intensité des attentions que le cours a pu libérer :
il y a le fait que nous sommes vivants et l’intensité avec laquelle nous tenons
à vivre, l’énergie que nous investissons dans le fait que nous existons. On
peut être là (vivant) sans être là (existant).
Comparons ces deux exclamations :
à quelqu’un qui nous dit : « je vis », on a envie de
répondre : « oui et alors ? ». A une autre personne
qui nous dit : « j’existe », on saisit bien qu’elle revendique quelque
chose, qu’elle s’implique, qu’elle s’engage. Exister, c’est s’engager dans le
fait de vivre, c’est investir sa vie de cette nécessité, de cette
« mission » d’y réaliser tout son comptant d’existence. Rater sa vie,
de ce point de vue, ce n’est pas gagner très peu d’argent, c’est plutôt ne pas
avoir libéré toute la puissance d’existence dont nous étions capable. De
nombreuses personnes sont tellement soucieuses de gagner bien leur vie qu’elles
la ratent totalement en se retenant d’exister (c’est peut-être un mauvais
exemple, mais je ne suis pas sûr qu’un golden boy ou qu’un flash trader
accomplisse vraiment sa puissance d’exister, il gagne néanmoins beaucoup
d’argent en très peu de temps. Il sacrifie son existence au désir de gagner
très bien sa vie).
Si nous appliquons cette distinction au
sujet, nous mesurons tout ce qu’elle apporte de nouveau. Quand nous affirmions
qu’exister était un « fait », nous parlions finalement de notre
naissance et pas du tout de cet engagement que nous investissons dans le fait
d’être. En ce sens là, exister n’est pas
un fait, c’est la libération d’une puissance. « Venir au monde »,
ce n’est pas seulement sortir du ventre de sa mère, c’est s’affirmer petit à
petit, gagner en puissance, en maturité. Nous sentons petit à petit se
constituer quelque chose qui ressemble à une forme de légitimité : ce
n’est pas parce que je vis que j’existe, que je libère toute l’intensité de vie
dont je suis capable et rien ne nous apparaît plus injuste, plus illégitime que
de nous empêcher de libérer toute cette puissance. En contraignant Adam à
gagner, à la sueur de son front, de quoi « survivre », Dieu met l’existence
de l’être humain entre parenthèses ou du moins « au second plan » par
rapport à la nécessité de vivre. Il constitue ainsi le modèle terrifiant d’une
société de « travailleurs » ou « d’employés » condamnés à
survivre et interdits d’existence.
b)
Le « devoir » de survivre contre la libération d’exister
(Hobbes : distinction entre le droit naturel et la loi de nature)
C’est finalement cette distinction que
reprend le philosophe anglais Thomas Hobbes (1588 – 1679). Pour comprendre la
définition qu’il formule du droit de nature, il convient d’oublier tout ce que
nous avons affirmé du droit naturel. Hobbes reprend de fond en comble cette
notion et la conçoit d’une toute autre manière. Notre droit de nature, c’est
« la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre,
pour la préservation de sa propre nature » (il est très, très important
ici de ne pas confondre nature avec vie : tout être a le droit naturel de
s’efforcer de maintenir ce qu’il est, et cela n’a rien à voir avec le fait de
rester en vie). Mais justement : selon Hobbes, une communauté d’hommes au
sein de laquelle chacun exerce son droit naturel est vouée à la guerre
incessante de tous contre tous. C’est la « loi de nature », soit
« la règle générale découverte par la raison par laquelle il est interdit
aux gens de faire ce qui mène à la destruction de leur vie » qui va
s’imposer aux hommes et leur faire admettre la nécessité de la limitation de
leur droit naturel, et c’est ce qui va expliquer la mise en place des
institutions, c’est-à-dire du droit positif.
Le droit d’exister est donc légalement
réduit, « battu en brèche » par le devoir de survivre, et c’est
exactement cela qui explique que se soit constitué le droit civil, c’est-à-dire
le contrat (implicite) dans les termes duquel nous acceptons de ne pas exercer
pleinement notre droit de nature pour rester vivant dans une communauté. La
garantie de sécurité prévaut donc ici sur la libération de tout ce qu’induit le
fait d’exister (et pas de vivre). Avec Hobbes, nous gagnons le doit de vivre en
renonçant à celui d’exister (Hobbes se situerait donc plutôt dans le
« Non » mais on peut le situer dans cette 3e partie parce
qu’en même temps, il va rendre possible, par cette distinction entre le droit
de nature et la loi de nature, ce que
Spinoza va établir, et Spinoza est complètement dans le « Oui ».
c)
Libérer sa puissance (Spinoza)
Finalement ce que l’on comprend de la
prise de position de Hobbes, c’est que pour lui, la nécessité de survivre
l’emporte sur le désir d’exister, ce qui revient à affirmer que nous sommes
d’abord des êtres organiques et ensuite seulement des « désirs
d’être ». Mais c’est justement cette conception de notre être avec
laquelle Spinoza ne s’accorde pas : « L’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans
son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. »
Il faut expliquer cette définition car elle contient l’un des principes les
plus fondamentaux de la philosophie de Spinoza, soit le « conatus »,
le désir d’être. L’effort que libère toute « chose », c’est-à-dire
chaque parcelle de l’univers, y compris « nous », chaque homme, pour
venir à l’existence, c’est-à-dire pour « être » vraiment, pour
accomplir tout ce qu’il peut, constitue et définit vraiment ce que nous sommes.
Ce que veut dire Spinoza, c’est que nous ne sommes pas des sujets
« finis », constitués. Nous ne sommes pas des « ego », nous
sommes des mouvements. Nous sommes le flux de libération de « tout ce que
nous pouvons ». Il inverse complètement le rapport entre l’être et ses
facultés : ce n’est parce que je suis ce que je suis que je peux telle ou
telle chose, c’est ce que je peux qui constitue ainsi ce que je suis, étant
entendu précisément que cette détermination (ce que je suis) est fuyante,
floue, ouverte (nous n’avons aucune idée de tout ce que nous pouvons faire et
nous avons tous déjà constaté à quel point nous pouvions dépasser les limites
de ce que nous pensions pouvoir faire). Dans cette perspective, le rôle de l’état
est d’autoriser, de rendre possible à chacun d’effectuer ce qu’il est,
c’est-à-dire de libérer toute la puissance d’exister dont il est capable. Nous
avons d’autant plus le droit d’exister que nous consistons dans la libération
de cette puissance d’exister.
d)
Exister justifie d’exister (Louis Evely)
Je me contenterai, pour cette dernière « sous
partie » de citer ce poème de louis Evely, d’abord parce qu’il est très
clair et d’autre part parce qu’il exprime exactement ce que réalise un homme
qui a compris tout ce que Spinoza décrit en termes philosophiques. Si j’existe,
c’est bien que j’ai à libérer toute l’intensité de vie dont je suis capable.
Exister donc justifie d’exister. Il est très important de savoir que Louis
Evely fut prêtre catholique et qu’il quitta cette charge pour se marier, avoir
des enfants, comme si le rapport à la divinité peu à peu cessait pour lui
d’être le rapport à un être supérieur qu’il conviendrait de célébrer ainsi qu' une
puissance extérieure et écrasante pour devenir l’expérience incessamment
présente d’être immergé dans une présence aussi réelle que "pleine", totale. C’est le passage du Monothéïsme au
Panthéisme, soit exactement ce que nous retrouvons dans cette expression de
Spinoza : « Dieu, c’est-à-dire la nature. » :
« Sensation de paix.
L'horloge du temps est arrêtée.
Ces secondes, ces minutes
qui me fouaillaient pour me précipiter vers mes travaux, mes recherches, sont
ce matin sans pouvoir sur moi.
Je goûte l'instant.
Je sens qu'il a plus à
m'apprendre que l'accumulation de tous les suivants.
Pourquoi me suis-je si
rarement accordé le temps de vivre, le droit de vivre ?
Il me fallait
justifier sans cesse mon existence par ma production, par mon rendement, à mes
yeux comme a ceux des autres.
Mon existence, en soi, n'avait pas de valeur. Je
ne croyais pas exister pour les autres, j'ai fini par ne plus exister pour moi.
Ce matin, j'ai le droit d'exister tout seul, pour moi tout seul.
Je prends le droit
d'exister.
Et les êtres et les choses autour de moi commencent à exister d'une
existence plus dense.
Eux aussi commencent à avoir le droit d'exister.
Nous
sommes un univers d'existences solides, réelles, également importantes et
respectables.
C'est comme si le sablier de l'existence se remplissait de
minute en minute de la quantité de réalité qui le rend stable.
Ce n'est plus
cette sensation de vide qu'il faut remplir d'actes, de mots, d'oeuvres.
Je goûte d'être immobile.
J'existe davantage de ne rien faire, je repose sur ma racine.
Quelle est
cette racine ?
Je sens l'existence sourdre en moi sans arrêt, et ce mouvement,
quand je l'observe, suffit à m'occuper.
Je lui fais confiance.
Je n'ai plus à
intervenir, à me justifier d'exister, il me justifie.
Exister justifie
d'exister.
C'est bon d'exister.
Ça ne doit « servir » à rien d'exister.
On
n'est pas obligé de servir à quelque chose.
On n'est obligé de servir à rien.
On a le droit d'exister d'abord.
Il me semble que je cherchais sans cesse à
justifier mon existence avant d'avoir pris conscience et goût d'exister.
Jusqu'ici, il m'était incroyable que l'on puisse passer du temps sans rien
faire et ne pas le sentir perdu !
Le temps n'est pas rempli
de ce qu'on y met.
Mon temps se remplit par l'attention que je lui porte...
par le goût que j'en prends parce que je le considère parce que je
me considère
parce que je me suis restitué LE DROIT D'EXISTER.
Louis Evely (1910 – 1985) - Extrait de son journal, octobre 1985
Conclusion : il est toujours possible de remettre en
cause l’insinuation du droit positif dans le fait pur et brut de notre
existence « factuelle », mais il est moins évident de contester la
notion du Droit et la pertinence de son application à notre venue au monde
(laquelle ne désigne pas seulement notre naissance) lorsque nous l’investissons
de la validité d’un cercle d’utilité commune plus vaste et plus extérieur que
celui des lois de notre pays. On peut toujours s’épuiser à nier que l’état ait
le droit de nous interdire de fumer ou de mettre fin à nos jours si nous
jugeons que nous ne pouvons plus supporter la souffrance de vivre encore, il
n’en sera pas moins indiscutable que quelque chose dit : « oui »
au fait que nous existions et que ce « quelque chose », qui n’est ni « moi »,
ni les autres, approuve pleinement et à tout instant le fait que j’existe. La preuve ? « J’existe ».
Pour traiter correctement cette question : « Avons-nous le droit
d’exister ? », il faut réaliser et maintenir ensemble deux
considérations qui peuvent apparaître contradictoires et qui pourtant sont
aussi vraies et indiscutables l’une que l’autre : d’abord celle de notre
contingence (nous pourrions ne pas exister et cela ne nous est pas
« dû ») et ensuite celle de notre écrasante, irréductible et
nécessaire existence (nous sommes justifiés à exister par le fait même que nous
existions). Pour bien saisir la compatibilité de ces deux contraires : le
nécessaire et le contingent, on peut utiliser cette formulation, voire
l’appliquer à notre existence quotidienne: « c’est exactement quand
nous réalisons que nous ne sommes presque rien que nous percevons toute chose
(y compris soi-même) sous l’angle du tout, ou plus exactement, pour reprendre
les termes de Spinoza « sub specie aeternitatis », sous l’angle de
l’Eternité.
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