« Watchmen : les gardiens » est
un film de Zach Snyder dont l’action se déroule dans ce que l’on appelle
« une réalité alternative ». L’ « Uchronie » désigne
un genre de récit qui décrit un autre enchaînement historique que celui qui
s’est effectivement déroulé dans « notre monde ». Imaginez, par
exemple, que les Etats-Unis n’aient pas été attaqué par les japonais à Pearl
Harbour, qu’ils ne soient pas entrés en guerre contre l’Allemagne, et que le
troisième Reich n’ait pas été vaincu par les Alliés. Où en serions-nous ?
La présentation du film n’insiste pas assez sur
le fait qu’il se situe dans ce genre là et cela explique peut-être son succès
mitigé. Nous retrouvons des noms connus mais nous avons du mal à nous repérer
par rapport à l’action parce que nos repères historiques sont
« chahutés ». Dans le film, les Etats-Unis ont gagné la guerre du Viêt-Nam
grâce à ces super-héros qui sont les personnages principaux de l’action. Le
Président Nixon a été réélu pour son cinquième mandat (ce qui signifie que dans
ce monde parallèle, le scandale de Watergate n’a jamais existé) et les rapports
entre les Etats-Unis et l’URSS sont si tendus que la guerre semble imminente.
Watchmen nous situe donc à la fois dans une période historique qui a bel et
bien existé : « La guerre froide » mais les personnages
historiques et le fil des évènements n’ont rien à voir avec la réalité.
C’est sous cet angle uchronique que le film est
le plus intéressant car nous sommes tellement habitués à voir des super-héros
sauver « notre » monde que l’idée de situer d’emblée l’action dans un
autre monde dans lequel l’intervention des super-héros est beaucoup moins
spectacularisée, dramatisée, que le notre, est pour le moins féconde. Sans trop
révéler l’issue du film, on peut, en effet, dire que le devoir de sauver le
monde y est présenté d’une façon qui est beaucoup plus historique que dans
« Superman ». Un super-héros est un être surhumain dont le destin est
d’utiliser ses super pouvoirs pour l’humanité, mais après tout, les moyens
utilisés pour exercer cette influence favorable sont laissés à la discrétion du
super héros qui par définition « peut tout » ou « presque
tout ». Déjà dans « The Dark Knight » de Christopher Nolan, Batman
accepte d’endosser aux yeux de Gotham City, le costume du
« méchant ». S’il faut incarner le mal pour que la population vive
encore dans l’horizon (illusoire) du bien, qu’il en soit ainsi ! Il
importe peu que l’humanité se trompe totalement sur la nature bonne ou mauvaise
d’un super-héros pourvu qu’elle le fasse « comme un seul homme ».
Batman est finalement au-dessus du bien et du
mal et sa mission est de maintenir l’esprit de communauté même et surtout si
c’est lui qui en « essuie les plâtres ». Un super-héros « peut
ça » : c’est sa capacité à endurer, à encaisser le choc d’une haine
consensuelle qui fait authentiquement la supériorité de sa nature plus que son
aptitude à créer les conditions d’un renouveau ou d’un nouvel âge. Batman dans
« The Dark Knight », le docteur Manhattan dans Watchmen illustrent
cet héroïsme particulier, incroyablement plus intéressant que celui du bon qui
fait le bien. Le « sublime », c’est d’être « bon » à ce
point qu’on peut supporter de concentrer sur soi les flux épars de toutes les
haines individuelles pour en extraire le « nectar purifié » d’une
haine collective qui fait « sens » par l’efficience de sa
collégialité.
Nous retrouvons finalement la thématique du bouc émissaire à ceci
prés que ce n’est plus tout-à-fait en tant que victime que l’élu crée la
cohésion d’une population, voire d’une civilisation (le Christ), mais en tant
« qu’agresseur surpuissant ». Le surplomb du Christ torturé sur sa
croix symbolise « la longueur d’avance » du
pardon : « ils ne savent pas ce qu’ils font ». Celui de
Batman sur la corniche de son gratte-ciel est peut-être plus immédiatement
« opératoire » : « ils ne savent pas ce qu’ils font
(puisque ils prennent un bien pour un mal) mais au moins qu’ils le fassent
ensemble. Qu’ils me haïssent « en chœur » ! »
Le super héros est donc désespéré (et c’est
d’ailleurs le grand apport de la trilogie de Christopher Nolan de nous décrire
un super héros « super triste » dont les plus grandes victoires sont
toujours et conséquemment des défaites) parce que ses actes ne prennent sens qu’à
se situer à partir d’une hauteur de vue qui présuppose l’annulation d’un bien
et d’un mal « transcendants ». Il
n’y a ni bien ni mal mais il y a de l’amour et de la haine et il n’existe pas
de possibilité de faire communauté sans concentrer par la haine ou par l’amour
une communauté d’affect. Or, la haine est plus facile à susciter que
l’amour, tout simplement parce que détruire est plus facile que construire (c’est
d’ailleurs ce que les industriels du jouet ont bien compris : lorsque nous
entrons dans une boutique de jouets, nous pouvons constater que les jeux de
destruction sont souvent plus nombreux que les jeux de construction (qui
réclame un minimum de patience et d’habileté)).
S’il y a bien quelqu’un qui sait que les hommes
ne sont ni bons ni mauvais mais l’un et l’autre suivant les circonstances et
les affects, c’est bien Batman qui joue de façon très réaliste de cette
ambiguité, mais qui joue sans jamais miser sur telle ou telle
« valeur ». Il a dépassé la question de savoir ce que les humains
« sont » pour se situer exclusivement dans celle de ce que les
humains « peuvent ». Le climat très sombre de « Watchmen :
les gardiens » le situe exactement dans cette même perspective, et c’est
exactement la raison pour laquelle, aussi étrange et décalée que puisse nous
apparaître l’action décrite, aussi uchronique que soit la dimension dans
laquelle les évènements se produisent, quelque chose de cette histoire est
finalement très crédible. Travailler à rendre le monde meilleur est un idéal de
« bisounours », surfer sur les affects des hommes de façon à les
rallier contre un ennemi commun est un travail dur mais réalisable.
Mais alors où situer
« l’extraordinaire » dans ce cahier des charges très ordinaire du
super-héros « moyen » ? Comment décrire et rendre crédible la
notion de coup de théâtre si nous sommes partis de présupposés aussi réalistes,
pragmatiques ? Le tournant de « Watchmen : les gardiens »
se situe, à mon sens, dans le ralliement du docteur Manhattan à la cause que
vient plaider auprès de lui son ancienne maîtresse Laurie, le spectre joyeux,
une super-héroïne.
Le docteur Manhattan est un scientifique qui a
été malgré lui exposé à une dose mortelle de radioactivité. Désintégré, il est
réapparu sous une forme qu’on pourrait qualifier, au sens propre de
« spectrale ». Il est devenu une sorte d’avatar bleu, doté de toutes
les capacités imaginables. Victime d’une machination qui l’a exposé à un
acharnement médiatique, il décide de s’isoler sur la planète Mars. Ce n’est pas
que les hommes lui apparaissent dés lors comme ses ennemis, c’est plutôt que sa
« supernature » lui permet de s’interroger en toute
« objectivité » sur l’évolution de l’espèce humaine et il ne
distingue pas de motivation pertinente, de justification à son sauvetage. Si
les affects humains les conduisent à la troisième guerre mondiale, pourquoi
faudrait-il faire dévier ce cours là ?
Laurie essaie de le faire changer d’opinion
mais, prise dans cette argumentation, et mise au défi de prouver qu’elle croit
vraiment au sens de l’humanité, elle demande au Docteur Manhattan de lui
révéler la totalité de son existence, de la « radiographier » en
révélant tout des conditions de sa venue au monde. Or elle réalise que celui
qu’elle a toujours pris pour son père n’était pas son père génétique mais
qu’elle est née de la liaison adultère de sa mère avec « le
comédien », un autre super héros, violent, cynique qui avait déjà
auparavant essayé de violer sa mère. A partir de cette révélation, les rôles
s’inversent : « My life is a kind of joke », dit-elle. Elle
est née, par hasard, de l’attirance passagère, trouble et sulfureuse que sa
mère a éprouvée pour un homme qui avait tenté de la forcer. Que sa vie ait un
sens, qu’elle soit « justifiée », qu’elle ait « le droit
d’exister » c’est maintenant ce dont elle doute. Mais le Docteur
Manhattan, lui aussi a changé d’avis et sa parole revêt un sens philosophique
profond.
On pourrait utiliser une image pour illustrer
ce sens. Nous avons pris l’habitude de qualifier de « mauvaises
herbes » les plantes qui parviennent à pousser entre les pavés ou les
grains de gravier, parce que cela nous « gêne » d’une part, mais
aussi parce qu’elles poussent dans des conditions qui ne semblent pas adéquates
à favoriser leur croissance. Si nous y réfléchissons un peu, nous réalisons que
ce que nous qualifions de « mauvais » manifeste au contraire une
intelligence, une opportunité, une opiniâtreté de la nature tout à fait
remarquable. Que le désir de pousser d’un certain type d’herbe soit
suffisamment puissant pour se réaliser même « là », c’est justement
ce qui prouve que le propre de l’existence réside dans l’art de se générer
toujours de soi-même dans l’efficience la plus pure du chaos, de l’absurde. Naître, c’est toujours faire advenir du
sens dans du non-sens, et c’est cela, exister : « cent fois sur le
métier de l’absurde remettre l’ouvrage d’une dynamique de croissance qui en
elle-même, par elle-même, « fait » sens. C’est un miracle mais un
miracle qui n’a rien de surnaturel, bien au contraire. Il n’est que
profondément naturel, viscéralement, irréductiblement. Le vrai miracle, c’est
le quotidien, c’est « l’infraordinaire ».
C’est exactement la même chose pour Laurie, et
nous pourrions en un sens dire cela de toute naissance (même si certaines sont
plus humainement souhaitées que d’autres). Que des êtres puissent voir le jour
de circonstances aussi absurdes, contingentes, dérisoires, c’est exactement la
preuve irrévocable du sens de la vie, donc aussi de la vie humaine. Les hommes
sont peut-être les mauvaises herbes de la terre, mais il faut beaucoup de
persévérance, de « génie laborieux » (cet oxymore a du sens), de
« mordant » et finalement de justesse pour qu’une mauvaise herbe
puisse pousser. C’est là la signification la plus profonde du smiley qui revient à plusieurs
reprises comme un leitmotiv dans l’action de ce film. Le miracle qui transforme
du non-sens en sens, c’est cela la tâche surhumaine des hommes, et elle n’a
rien de divin. Nous l’accomplissons silencieusement, inconsciemment chaque
matin en nous levant, en vivant quand même, comme des mauvaises herbes, dans
les cadres inhumains de nos lieux de travail, des conditions invivables qui,
pour certains d’entre nous nous sont faites. Finalement le burning out, c’est
lorsque nous craquons, c’est lorsque nous sommes comme Laurie mais sans le
Docteur Manhattan pour nous faire voir la situation de très, très loin.
Et c’est à cela que servent les « VRAIS » superhéros comme Manhattan ou le Batman de Nolan : « réaliser que voir les choses de très loin, c’est toujours les voir telles qu’elles sont » (comme sur ce point l’échelle du macrocosmique ne fait qu’une avec celle du microscopique, ce « de très loin » est aussi un « de très prés » : dans nos cellules s’animent un « vouloir-être » qui est le même que celui des étoiles).
Et c’est à cela que servent les « VRAIS » superhéros comme Manhattan ou le Batman de Nolan : « réaliser que voir les choses de très loin, c’est toujours les voir telles qu’elles sont » (comme sur ce point l’échelle du macrocosmique ne fait qu’une avec celle du microscopique, ce « de très loin » est aussi un « de très prés » : dans nos cellules s’animent un « vouloir-être » qui est le même que celui des étoiles).
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