Est-ce dans les termes du Droit que la question de l’existence
humaine se pose et se donne à vivre pour les existants que nous sommes ? Formulée de cette façon, l’interrogation du sujet est plus claire
parce qu’on ne voit pas comment on pourrait éviter de répondre à la fois
« oui » et « non ». Le propre de l’homme est de soumettre
le « fait » de son existence à conditions, et c’est exactement de
cela dont il est question dans la Bible dès la genèse, tu peux vivre, tu peux
cueillir les fruits de l’arbre de vie à condition que tu ne touches pas ceux de
l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et précisément, pour avoir cédé à
la tentation « des fruits de l’autre arbre » qu’Adam et Eve vont être
« maudits » par l’Eternel, c’est-à-dire soumis à la condition la plus
impérative, la plus absolue, la plus intensément impossible à négocier : à
savoir « le travail » pour vivre. « C’est à la sueur de ton
visage que tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu
as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la
poussière ».
Cette malédiction à partir de
laquelle quelque chose comme une histoire humaine, comme une existence
générique, spécifique, peut commencer revient finalement à poser les jalons
d’une existence sociale, comme si l’Eternel envoyait à sa créature le message
suivant : « Puisque tu as refusé l’existence absolue, paisible,
ignorante et fusionnelle (en ce sens que la créature ne se sépare pas de son
créateur) que je te proposais, tu vas connaître désormais les affres de
l’existence relative, soumise à conditions, souffrante (notamment pour la femme
qui enfanteras dans la douleur), lucide, consciente, avertie et
« distincte », ou plus encore distinctive. Ce qui caractérise la
pensée mythologique ou religieuse (il ne faut pas oublier que c’est la première
forme de pensée humaine), c’est qu’elle a pour objectif d’expliquer que ce qui
est soit comme il est en allant chercher des raisons qui n’en sont pas
« vraiment » puisque elles se situent dans l’irrationnel,
l’invérifiable, le magique. Or ce qui est, c’est que l’homme aborde le fait pur
et donné de son existence en le gérant, en le soumettant à conditions, en le relativisant.
« Tu as voulu faire de ton existence un objet de conscience, un objet de
soin et d’attention. Et bien vas-y maintenant, débrouille-toi ! Fais
société autour de toi ! Exister, c’est ce qui, pour l’animal humain
que tu as décidé d’être de ton propre
mouvement, n’ira plus jamais de soi. »
Il y a un « phénomène
humain », qui consiste dans un « tour de force », dans un défi
incroyable, soit cette aptitude humaine à soumettre à conditions un fait aussi
brut, aussi « donné » que le fait d’exister. Il n’est pas
complètement inapproprié (ça l’est un petit peu et nous verrons pourquoi) de
donner de cette dernière affirmation une illustration
« forte » : pour la plupart d’entre nous, l’acte sexuel n’est
pas fondamentalement envisagé ni pratiqué comme un acte de reproduction mais
plutôt comme l’assouvissement d’une pulsion sexuelle de plaisir (libido). Cela
signifie que l’acte de faire venir au monde un « nouveau né », c’est
ce que nous soumettons, pour la majorité d’entre nous, à des conditions de vie
décentes d’un point de vue professionnel et social. La banalisation des moyens
de contraception rend donc possible l’assujettissement de notre efficience
procréatrice à des données économiques et nous ne voyons pas comment ni
pourquoi cela pourrait être condamné : pourquoi donner naissance à un être
dont nous savons bien, si nous n’avons pas encore de « situation stable
économiquement » que nous ne pourrons pas assurer son avenir dans la
société ?
En même temps, cette attitude
qui est, répétons-le, la plus partagée aujourd’hui, pose un vrai problème
philosophique : si nous soumettons l’existence même de notre enfant aux
conditions économiques du foyer au sein duquel il sera élevé, cela signifie que
nous validons un modèle de société au sein duquel seuls les couples issus des
classes moyennes ou aisées sont « légitimés » à enfanter . Avons-nous le droit d’exister ? Oui, si nous pouvons payer
les droits d’entrée. Ce terme « droit d’entrée » est une expression
que l’on retrouve principalement dans le marketing et qui désigne la somme
qu’un fabricant doit offrir à un fournisseur pour être distribué. Il ne suffit
évidemment pas qu’un fabriquant fabrique pour qu’il puisse vivre de ce qu’il
fabrique, encore faut-il qu’il fasse connaître ses produits et ce sera tout le
travail du fournisseur (de la chaîne de distribution), via la publicité, que de
créer l’habitude de consommation du produit. De la même façon, il ne suffit pas
que nous naissions de nos parents pour que nous soyons autorisés à exister
socialement, à « subsister » socialement (mais évidemment cela c’est
plutôt vivre qu’exister).
C’est sur ce point que nous touchons du doigt le fond
de la question. Quelque chose en nous nous pousse à nous
exclamer : « Mais enfin, J’EXISTE »,
comme si c’était là un fait d’une auto-suffisance absolue, d’une
auto-justification qui se passe de justification, d’une plénitude si avérée que
rien ne semble pouvoir (ou devoir) le remettre en cause, et pourtant les
conditions matérielles de notre vie, de notre rapport aux autres ainsi qu’à
nous mêmes nous placeront d’emblée dans un processus de défense, de
justification, de fondation sans fin, ni possibilité de réalisation effective.
C’est le sens profond du roman de Kafka : « Le procès ». La
vie humaine est une existence dont la modalité est celle du procès, en un sens
qui n’est pas que pénal (to process en anglais : traiter). Exister, c’est
une affaire qui se traite, et qui, pour le héros de Kafka (mais pour chacun de
nous aussi) se finira mal. K « est accusé » pour un motif qui ne lui
sera jamais révélé et dont il ne se soucie pas. Il sera finalement exécuté sans
qu’à aucun moment nous sachions vraiment pourquoi. Mais faut-il une raison
ici ?
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