lundi 3 novembre 2014

"Avons-nous le droit d'exister?" (2)



Est-ce dans les termes du Droit que la question de l’existence humaine se pose et se donne à vivre pour les existants que nous sommes ? Formulée de cette façon, l’interrogation du sujet est plus claire parce qu’on ne voit pas comment on pourrait éviter de répondre à la fois « oui » et « non ». Le propre de l’homme est de soumettre le « fait » de son existence à conditions, et c’est exactement de cela dont il est question dans la Bible dès la genèse, tu peux vivre, tu peux cueillir les fruits de l’arbre de vie à condition que tu ne touches pas ceux de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et précisément, pour avoir cédé à la tentation « des fruits de l’autre arbre » qu’Adam et Eve vont être « maudits » par l’Eternel, c’est-à-dire soumis à la condition la plus impérative, la plus absolue, la plus intensément impossible à négocier : à savoir « le travail » pour vivre. « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière ». 


Cette malédiction à partir de laquelle quelque chose comme une histoire humaine, comme une existence générique, spécifique, peut commencer revient finalement à poser les jalons d’une existence sociale, comme si l’Eternel envoyait à sa créature le message suivant : « Puisque tu as refusé l’existence absolue, paisible, ignorante et fusionnelle (en ce sens que la créature ne se sépare pas de son créateur) que je te proposais, tu vas connaître désormais les affres de l’existence relative, soumise à conditions, souffrante (notamment pour la femme qui enfanteras dans la douleur), lucide, consciente, avertie et « distincte », ou plus encore distinctive. Ce qui caractérise la pensée mythologique ou religieuse (il ne faut pas oublier que c’est la première forme de pensée humaine), c’est qu’elle a pour objectif d’expliquer que ce qui est soit comme il est en allant chercher des raisons qui n’en sont pas « vraiment » puisque elles se situent dans l’irrationnel, l’invérifiable, le magique. Or ce qui est, c’est que l’homme aborde le fait pur et donné de son existence en le gérant, en le soumettant à conditions, en le relativisant. « Tu as voulu faire de ton existence un objet de conscience, un objet de soin et d’attention. Et bien vas-y maintenant, débrouille-toi ! Fais société autour de toi !  Exister, c’est ce qui, pour l’animal humain que tu as décidé d’être de ton propre mouvement, n’ira plus jamais de soi. »


Il y a un « phénomène humain », qui consiste dans un « tour de force », dans un défi incroyable, soit cette aptitude humaine à soumettre à conditions un fait aussi brut, aussi « donné » que le fait d’exister. Il n’est pas complètement inapproprié (ça l’est un petit peu et nous verrons pourquoi) de donner de cette dernière affirmation une illustration « forte » : pour la plupart d’entre nous, l’acte sexuel n’est pas fondamentalement envisagé ni pratiqué comme un acte de reproduction mais plutôt comme l’assouvissement d’une pulsion sexuelle de plaisir (libido). Cela signifie que l’acte de faire venir au monde un « nouveau né », c’est ce que nous soumettons, pour la majorité d’entre nous, à des conditions de vie décentes d’un point de vue professionnel et social. La banalisation des moyens de contraception rend donc possible l’assujettissement de notre efficience procréatrice à des données économiques et nous ne voyons pas comment ni pourquoi cela pourrait être condamné : pourquoi donner naissance à un être dont nous savons bien, si nous n’avons pas encore de « situation stable économiquement » que nous ne pourrons pas assurer son avenir dans la société ?


En même temps, cette attitude qui est, répétons-le, la plus partagée aujourd’hui, pose un vrai problème philosophique : si nous soumettons l’existence même de notre enfant aux conditions économiques du foyer au sein duquel il sera élevé, cela signifie que nous validons un modèle de société au sein duquel seuls les couples issus des classes moyennes ou aisées sont « légitimés » à enfanter . Avons-nous le droit d’exister ? Oui, si nous pouvons payer les droits d’entrée. Ce terme « droit d’entrée » est une expression que l’on retrouve principalement dans le marketing et qui désigne la somme qu’un fabricant doit offrir à un fournisseur pour être distribué. Il ne suffit évidemment pas qu’un fabriquant fabrique pour qu’il puisse vivre de ce qu’il fabrique, encore faut-il qu’il fasse connaître ses produits et ce sera tout le travail du fournisseur (de la chaîne de distribution), via la publicité, que de créer l’habitude de consommation du produit. De la même façon, il ne suffit pas que nous naissions de nos parents pour que nous soyons autorisés à exister socialement, à « subsister » socialement (mais évidemment cela c’est plutôt vivre qu’exister).

C’est sur ce point que nous touchons du doigt le fond de la question. Quelque chose en nous nous pousse à nous exclamer : « Mais enfin, J’EXISTE », comme si c’était là un fait d’une auto-suffisance absolue, d’une auto-justification qui se passe de justification, d’une plénitude si avérée que rien ne semble pouvoir (ou devoir) le remettre en cause, et pourtant les conditions matérielles de notre vie, de notre rapport aux autres ainsi qu’à nous mêmes nous placeront d’emblée dans un processus de défense, de justification, de fondation sans fin, ni possibilité de réalisation effective. C’est le sens profond du roman de Kafka : « Le procès ». La vie humaine est une existence dont la modalité est celle du procès, en un sens qui n’est pas que pénal (to process en anglais : traiter). Exister, c’est une affaire qui se traite, et qui, pour le héros de Kafka (mais pour chacun de nous aussi) se finira mal. K « est accusé » pour un motif qui ne lui sera jamais révélé et dont il ne se soucie pas. Il sera finalement exécuté sans qu’à aucun moment nous sachions vraiment pourquoi. Mais faut-il une raison ici ? 



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