Les propos qui vont suivre
décrivent d’abord les réactions que nous avons tous par rapport à un tel sujet,
celles dont on pourrait dire qu’elles sont « primaires », viscérales,
presque « sanguines » au sens de spontanées donc piégeuses. Ce n’est
pas qu’il soit forcément nécessaire, pour faire de la philosophie, d’éviter de
penser « comme tout le monde », c’est plutôt qu’il existe en chacun
de nous un certain penchant à ne pas penser du tout dés lors qu’une question
frôle un abîme trop vertigineux pour que nous envisagions seulement de nous
rapprocher afin de voir le fond (ou du moins d’essayer de le faire). Assaillis
par cette terreur, nous sommes disposés à nous rallier à n’importe quelle
pensée pourvu qu’elle soit « consensuelle », qu’elle « présente
suffisamment bien » pour nous rassurer et nous dissuader de nous
rapprocher un peu du gouffre, surtout si le fond du gouffre est la vérité.
Mais de quel gouffre
s’agit-il ici ? Pourquoi cette question nous semble-t-elle, en un sens, si
déplacée, si « incongrue » ? Aucune société ne s’est jusqu’à
maintenant constituée sans religion et quelque chose d’une société se délite,
se dissout peu à peu dés lors que ces fondements religieux sont ébranlés (c’est
exactement ce qui en train de se passer pour l’occident judéo-chrétien). Or,
dans toute religion authentique, il y a des interdits, des commandements, des
règles. Cela signifie qu’il existe parmi les critères les plus fondateurs et
les plus distinctifs de ce qui constitue l’humanité, la capacité à définir des
limites juridiques au-delà desquelles un être humain s’exclue de la communauté.
Le propre de l’homme est de se prescrire à lui-même le cadre d’un
« devoir-être ».
En tant qu’êtres socialisés,
nous n’agissons jamais sans nous poser la question de savoir si « nous
avons le droit » de nous comporter comme nous le faisons et la certitude
d’agir conformément aux lois nous permet de nous intégrer à la communauté
juridique à laquelle nous appartenons en tant que citoyens. Nous donnons ainsi,
de façon implicite, notre accord à un échange fondamental : nous acceptons
de contrarier nos pulsions, nos appétits, une forme assez primitive de
« liberté » naturelle en échange d’une reconnaissance, d’une
intégration et d’une garantie de sécurité de la part de nos concitoyens. Je
n’ai pas le droit de voler, de violer, de tuer, bien que ces trois actions
puissent parfois se présenter à moi sous la forme de tentations, d’actes qui
sont bel et bien à la portée de ma puissance physique mais pas à la hauteur de
mon statut juridique de personne et de citoyen.
C’est en ce sens que tout
être humain se définit fondamentalement par l’acte libre de renonciation à
l’exercice brut de sa puissance physique. Ce qui semble nous différencier
fondamentalement des animaux c’est le fait qu’un animal fait exactement tout ce
qu’il peut alors que ce n’est pas parce que nous pouvons physiquement que nous
pouvons légalement (il y aurait beaucoup à dire sur l’esprit très
anthropocentriste de cette distinction mais il convient de l’admettre, dans un
premier temps, afin de lancer la réflexion). Dans le langage courant, de très
nombreuses expressions manifestent l’intégration par tous les citoyens de la
limitation de leur puissance par un cadre juridique : lorsque nous disons
d’une personne dont nous jugeons le comportement intolérable qu’elle « se
croit tout permis ou qu’elle fait
comme si elle avait tous les
droits », nous exprimons bien l’incompatibilité de notre statut d’être
légal avec celui d’absolu. Etre un citoyen de droit c’est d’abord avoir compris
que l’on ne pouvait pas avoir tous les droits, c’est-à-dire qu’un homme est
d’abord un être « pas tout ».
Par ce terme étrange, s’exprime ce fond de concertation, d’ouverture et de
complexité dans les entrelacs duquel les hommes s’efforcent de déterminer des
attitudes tout à la fois normatives et évolutives qui leur permettent de
« vivre ensemble », même si chaque communauté se prescrit à elle-même
des lois différentes. Le droit c’est à la fois la relation et le relatif, le
non absolu : tout se négocie, tout est ouvert.
Ce dernier point est
fondamental car il est paradoxal : le Droit c’est d’abord ce qui s’impose
à chacun de nous de façon justement non négociable. Nous ne pouvons pas
discuter la loi. Il convient ici de distinguer l’individu et l’humanité en
général. Si aucun individu ne peut discuter la loi, c’est au contraire le
propre de l’homme que d’insinuer grâce aux lois une certaine marge de manœuvre
à l’égard des lois de la nature et de l’univers. Telle épouse est physiquement
plus faible que son mari qui la bat mais le droit lui donne le pouvoir
d’empêcher son conjoint de la battre. Le droit c’est la détermination d’un
devoir être humain qui prévaut sur l’efficience d’un rapport de forces
naturelles. Nous touchons là au fondement même du droit, c’est-à-dire
finalement au droit qu’a le droit d’être lui-même, soit : « il
ne suffit pas que les choses soient ainsi faites pour qu’elles doivent effectivement l’être ». Pour reprendre
l’exemple cité : il ne suffit pas que le mari soit plus fort que sa femme
pour qu’il soit « plus »
qu’elle. Au-delà du monde tel qu’il est, il y a le monde tel qu’il devrait
être. Il existe en nous une revendication de justice, d’égalité. Le droit
permet de rendre juridiquement possible ce qui est physiquement
impossible : la retenue de l’homme violent, l’égalité des faibles et des
forts, l’entretien des plus démunis, etc.
Nous réalisons ainsi tout ce
que cette notion du Droit suppose et induit de proprement humain. Que nous
parlions de droit positif (les lois imposées par l’Etat au sein d’une juridiction)
ou de droit naturel (intuition universelle du juste), nous évoquons la pesée
d’un devoir être spécifiquement humain qui ne se soumet pas aveuglément à la
dictature de la nature, du monde, du réel. Mais c’est précisément à la lumière
de cette rétractation de l’être humain par rapport au
« totalitarisme » de ce qui est donné
dans la réalité qu’il convient maintenant de s’interroger sur notre droit à
exister car cette existence est bel et bien « donnée ». Jusqu’où s’étend la puissance d’imposition
par l’homme du devoir être à l’être. Si le fondement même du droit repose sur
la capacité de l’homme à dépasser l’efficience d’une nécessité naturelle par
l’exercice d’une nécessité juridique ou morale, ce dépassement peut-il
s’actualiser sur le fait même que nous existions ?
L’enjeu de ce sujet est celui
de notre liberté car c’est exactement dans la mesure où l’homme est considéré
comme libre que quelque chose comme le droit peut prétendre à l’existence. Je
peux supposer chez l’homme violent la liberté de ne pas exercer cette violence
et c’est ce qui en fait un être de droit auquel peut s’adresser la loi et
l’interdiction d’agresser son épouse. Mais puis-je supposer chez l’être
existant la liberté de ne pas exister.
Si une personne ne peut pas
physiquement faire un acte illégal ou immoral, il ne sert à rien de le lui
interdire. Cela signifie que les lois ne s’imposent aux hommes qu’en tant
qu’ils ont la puissance physique de les enfreindre. C’est librement que l’homme
doit faire le choix de sa liberté juridique, de sa liberté de citoyen, et même
si Rousseau écrit que la force publique a le droit de « forcer » le
délinquant à être libre, il s’exprime à partir de ce présupposé qu’est la
liberté de tout homme doué de raison. Mais c’est précisément ce présupposé qui
fait défaut au « fait » de notre existence. C’est comme si là, sur ce
point, l’efficience d’une accréditation humaine touchait sa limite de validité.
Je n’ai pas davantage le droit d’exister que celui de ne pas exister, j’existe,
un point c’est tout. Quand je fume hors d’un lieu public, mon action s’effectue
dans un cadre autorisé, sachant qu’il me faudra éteindre ma cigarette dés que
j’entrerai dans l’enceinte du lycée, mais exister ne se produit pas dans un
lieu autorisé. Autrement dit les actions que j’ai le droit de faire se
déroulent sur un fond de légitimité légale ou morale au cœur duquel « il y
a de l’homme » mais exister est sans
contestation un fait « d’un autre ordre » dont on pourrait
dire à la fois qu’il ne dépend pas de ma puissance et qu’en même temps c’est à
partir de lui que commence ma puissance .
Nous n’avons pas le droit
d’exister parce qu’exister n’est pas une question de droit ou de non droit,
mais en même temps nous ne voyons pas comment l’étendue de nos droits pourrait
se fonder sur un autre principe que celui de cette légitimité absolue à exister
qui m’est effectivement donné par le fait que j’existe. Le « fait » de
notre existence désigne-t-il ce point-limite à partir duquel toute tentative de
légitimation de notre « venue au monde » s’épuise ou au contraire se
fonde, trouve son véritable sol ? On
comprend vraiment ce sujet quand on tient ensemble ces deux perspectives :
1) Exister : quoi de plus légitime ? 2) Mais en quoi ce fait
« pur » aurait-il à se légitimer de quelque manière que ce soit et
surtout aux yeux de qui ? (Le gouffre auquel nous faisions allusion au
début se situe dans cette dernière question : nous avons parfois tendance
à contester les lois, c’est-à-dire le « droit du Droit » à s’exercer
dans toutes les dimensions de nos vies, y compris les plus intimes, mais en
même temps, il y a un doute que le droit nous permet d’évacuer, c’est la
possibilité que nos existences soient à tel point absurdes et insensées que
toutes les tentatives de leur légitimation soient réfutées dans leur fondement
même, « à la racine ». Nous avons sans aucun doute raison de penser
qu’aucune juridiction ne peut, en le condamnant à mort, imposer à un criminel,
quel que soit son crime, l’idée (et le fait) qu’il n’est pas fondé à exister,
mais en même temps, la peine de mort donne prise à cette idée que certains sont
légitimés plus que d’autres à exister, et cette idée, aussi abjecte et indéfendable soit-elle, nous plaît secrètement car
vivre dés lors, n’est plus seulement biologiquement survivre mais être autorisé à vivre parmi nos semblables en
étant jugé digne de le faire).
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