dimanche 2 novembre 2014

"Avons-nous le droit d'exister?" (1)



Les propos qui vont suivre décrivent d’abord les réactions que nous avons tous par rapport à un tel sujet, celles dont on pourrait dire qu’elles sont « primaires », viscérales, presque « sanguines » au sens de spontanées donc piégeuses. Ce n’est pas qu’il soit forcément nécessaire, pour faire de la philosophie, d’éviter de penser « comme tout le monde », c’est plutôt qu’il existe en chacun de nous un certain penchant à ne pas penser du tout dés lors qu’une question frôle un abîme trop vertigineux pour que nous envisagions seulement de nous rapprocher afin de voir le fond (ou du moins d’essayer de le faire). Assaillis par cette terreur, nous sommes disposés à nous rallier à n’importe quelle pensée pourvu qu’elle soit « consensuelle », qu’elle « présente suffisamment bien » pour nous rassurer et nous dissuader de nous rapprocher un peu du gouffre, surtout si le fond du gouffre est la vérité.
Mais de quel gouffre s’agit-il ici ? Pourquoi cette question nous semble-t-elle, en un sens, si déplacée, si « incongrue » ? Aucune société ne s’est jusqu’à maintenant constituée sans religion et quelque chose d’une société se délite, se dissout peu à peu dés lors que ces fondements religieux sont ébranlés (c’est exactement ce qui en train de se passer pour l’occident judéo-chrétien). Or, dans toute religion authentique, il y a des interdits, des commandements, des règles. Cela signifie qu’il existe parmi les critères les plus fondateurs et les plus distinctifs de ce qui constitue l’humanité, la capacité à définir des limites juridiques au-delà desquelles un être humain s’exclue de la communauté. Le propre de l’homme est de se prescrire à lui-même le cadre d’un « devoir-être ».

En tant qu’êtres socialisés, nous n’agissons jamais sans nous poser la question de savoir si « nous avons le droit » de nous comporter comme nous le faisons et la certitude d’agir conformément aux lois nous permet de nous intégrer à la communauté juridique à laquelle nous appartenons en tant que citoyens. Nous donnons ainsi, de façon implicite, notre accord à un échange fondamental : nous acceptons de contrarier nos pulsions, nos appétits, une forme assez primitive de « liberté » naturelle en échange d’une reconnaissance, d’une intégration et d’une garantie de sécurité de la part de nos concitoyens. Je n’ai pas le droit de voler, de violer, de tuer, bien que ces trois actions puissent parfois se présenter à moi sous la forme de tentations, d’actes qui sont bel et bien à la portée de ma puissance physique mais pas à la hauteur de mon statut juridique de personne et de citoyen.
C’est en ce sens que tout être humain se définit fondamentalement par l’acte libre de renonciation à l’exercice brut de sa puissance physique. Ce qui semble nous différencier fondamentalement des animaux c’est le fait qu’un animal fait exactement tout ce qu’il peut alors que ce n’est pas parce que nous pouvons physiquement que nous pouvons légalement (il y aurait beaucoup à dire sur l’esprit très anthropocentriste de cette distinction mais il convient de l’admettre, dans un premier temps, afin de lancer la réflexion). Dans le langage courant, de très nombreuses expressions manifestent l’intégration par tous les citoyens de la limitation de leur puissance par un cadre juridique : lorsque nous disons d’une personne dont nous jugeons le comportement intolérable qu’elle « se croit tout permis ou qu’elle fait comme si elle avait tous les droits », nous exprimons bien l’incompatibilité de notre statut d’être légal avec celui d’absolu. Etre un citoyen de droit c’est d’abord avoir compris que l’on ne pouvait pas avoir tous les droits, c’est-à-dire qu’un homme est d’abord un être « pas tout ». Par ce terme étrange, s’exprime ce fond de concertation, d’ouverture et de complexité dans les entrelacs duquel les hommes s’efforcent de déterminer des attitudes tout à la fois normatives et évolutives qui leur permettent de « vivre ensemble », même si chaque communauté se prescrit à elle-même des lois différentes. Le droit c’est à la fois la relation et le relatif, le non absolu : tout se négocie, tout est ouvert.

Ce dernier point est fondamental car il est paradoxal : le Droit c’est d’abord ce qui s’impose à chacun de nous de façon justement non négociable. Nous ne pouvons pas discuter la loi. Il convient ici de distinguer l’individu et l’humanité en général. Si aucun individu ne peut discuter la loi, c’est au contraire le propre de l’homme que d’insinuer grâce aux lois une certaine marge de manœuvre à l’égard des lois de la nature et de l’univers. Telle épouse est physiquement plus faible que son mari qui la bat mais le droit lui donne le pouvoir d’empêcher son conjoint de la battre. Le droit c’est la détermination d’un devoir être humain qui prévaut sur l’efficience d’un rapport de forces naturelles. Nous touchons là au fondement même du droit, c’est-à-dire finalement au droit qu’a le droit d’être lui-même, soit : « il ne suffit pas que les choses soient ainsi faites pour qu’elles doivent effectivement l’être ». Pour reprendre l’exemple cité : il ne suffit pas que le mari soit plus fort que sa femme pour qu’il soit « plus » qu’elle. Au-delà du monde tel qu’il est, il y a le monde tel qu’il devrait être. Il existe en nous une revendication de justice, d’égalité. Le droit permet de rendre juridiquement possible ce qui est physiquement impossible : la retenue de l’homme violent, l’égalité des faibles et des forts, l’entretien des plus démunis, etc.
Nous réalisons ainsi tout ce que cette notion du Droit suppose et induit de proprement humain. Que nous parlions de droit positif (les lois imposées par l’Etat au sein d’une juridiction) ou de droit naturel (intuition universelle du juste), nous évoquons la pesée d’un devoir être spécifiquement humain qui ne se soumet pas aveuglément à la dictature de la nature, du monde, du réel. Mais c’est précisément à la lumière de cette rétractation de l’être humain par rapport au « totalitarisme » de ce qui est donné dans la réalité qu’il convient maintenant de s’interroger sur notre droit à exister car cette existence est bel et bien « donnée ». Jusqu’où s’étend la puissance d’imposition par l’homme du devoir être à l’être. Si le fondement même du droit repose sur la capacité de l’homme à dépasser l’efficience d’une nécessité naturelle par l’exercice d’une nécessité juridique ou morale, ce dépassement peut-il s’actualiser sur le fait même que nous existions ?
L’enjeu de ce sujet est celui de notre liberté car c’est exactement dans la mesure où l’homme est considéré comme libre que quelque chose comme le droit peut prétendre à l’existence. Je peux supposer chez l’homme violent la liberté de ne pas exercer cette violence et c’est ce qui en fait un être de droit auquel peut s’adresser la loi et l’interdiction d’agresser son épouse. Mais puis-je supposer chez l’être existant la liberté de ne pas exister.

Si une personne ne peut pas physiquement faire un acte illégal ou immoral, il ne sert à rien de le lui interdire. Cela signifie que les lois ne s’imposent aux hommes qu’en tant qu’ils ont la puissance physique de les enfreindre. C’est librement que l’homme doit faire le choix de sa liberté juridique, de sa liberté de citoyen, et même si Rousseau écrit que la force publique a le droit de « forcer » le délinquant à être libre, il s’exprime à partir de ce présupposé qu’est la liberté de tout homme doué de raison. Mais c’est précisément ce présupposé qui fait défaut au « fait » de notre existence. C’est comme si là, sur ce point, l’efficience d’une accréditation humaine touchait sa limite de validité. Je n’ai pas davantage le droit d’exister que celui de ne pas exister, j’existe, un point c’est tout. Quand je fume hors d’un lieu public, mon action s’effectue dans un cadre autorisé, sachant qu’il me faudra éteindre ma cigarette dés que j’entrerai dans l’enceinte du lycée, mais exister ne se produit pas dans un lieu autorisé. Autrement dit les actions que j’ai le droit de faire se déroulent sur un fond de légitimité légale ou morale au cœur duquel « il y a de l’homme » mais exister est sans  contestation un fait « d’un autre ordre » dont on pourrait dire à la fois qu’il ne dépend pas de ma puissance et qu’en même temps c’est à partir de lui que commence ma puissance .

Nous n’avons pas le droit d’exister parce qu’exister n’est pas une question de droit ou de non droit, mais en même temps nous ne voyons pas comment l’étendue de nos droits pourrait se fonder sur un autre principe que celui de cette légitimité absolue à exister qui m’est effectivement donné par le fait que j’existe. Le « fait » de notre existence désigne-t-il ce point-limite à partir duquel toute tentative de légitimation de notre « venue au monde » s’épuise ou au contraire se fonde, trouve son véritable sol ? On comprend vraiment ce sujet quand on tient ensemble ces deux perspectives : 1) Exister : quoi de plus légitime ? 2) Mais en quoi ce fait « pur » aurait-il à se légitimer de quelque manière que ce soit et surtout aux yeux de qui ? (Le gouffre auquel nous faisions allusion au début se situe dans cette dernière question : nous avons parfois tendance à contester les lois, c’est-à-dire le « droit du Droit » à s’exercer dans toutes les dimensions de nos vies, y compris les plus intimes, mais en même temps, il y a un doute que le droit nous permet d’évacuer, c’est la possibilité que nos existences soient à tel point absurdes et insensées que toutes les tentatives de leur légitimation soient réfutées dans leur fondement même, « à la racine ». Nous avons sans aucun doute raison de penser qu’aucune juridiction ne peut, en le condamnant à mort, imposer à un criminel, quel que soit son crime, l’idée (et le fait) qu’il n’est pas fondé à exister, mais en même temps, la peine de mort donne prise à cette idée que certains sont légitimés plus que d’autres à exister, et cette idée, aussi abjecte et indéfendable soit-elle, nous plaît secrètement car vivre dés lors, n’est plus seulement biologiquement survivre mais  être autorisé à vivre parmi nos semblables en étant jugé digne de le faire).

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