Pourquoi « Hot
Fuzz » d’Edgar Wright est-il un aussi bon film? Parce que derrière son
apparence de film déjanté à l’humour décalé et « so british », se
cache une vraie réflexion sur la vie en communauté. Demandons-nous vraiment à
nos forces de l’ordre de veiller au bien commun ou plutôt de défendre les
valeurs de ce que nous jugeons devoir être « une petite vie
tranquille » ? Qu’est-ce qu’un trouble à la vie publique :
mettre réellement en danger la vie d’Autrui, ou contrarier les habitudes paisibles
d’un village qui s’est constitué « comme un îlot », comme une
forteresse fermée de l’intérieur dans laquelle toute déviation par rapport au
train-train quotidien et paisible est « annulée » au sens fort du
terme. A force d’adhérer au bon sens commun de ce qui assure la tranquillité
d’esprit d’un village , on finit par perdre « le sens des réalités »,
c’est-à-dire des évidences de sens commun suivant l’acception la plus noble de
ce terme : « commun ».
Et, il est très important
de se dire qu’il y en a une : exister est une expérience solitaire et
personne ne peut savoir ce que j’éprouve à telle ou telle occasion, mais aussi
solitaire qu’elle soit, elle manifeste une puissance qui s’étend à la totalité
de ce qui existe. Chacun de nous en existant participe à l’aventure
« commune » de ce que c’est qu’exister à l’échelle macrocosmique et
microscopique. C’est la raison pour laquelle, par exemple, je n’ai aucune idée
de la façon dont telle fille va vivre l’expérience de se faire avorter de son
enfant mais en même temps, cet acte me concerne au plus haut point. Je suis
connecté à son acte par toutes les fibres de mon être, c’est-à-dire par toutes
les fibres de ce que c’est qu’ « être ». Il faut être une
authentique « ordure » pour imposer à sa petite amie d’avorter
« comme si ça allait de soi », comme si cette question qui se situe
exactement au niveau du problème posé par le droit d’exister ne devait être
abordée que dans les termes économiques et sociaux de « l’argent nécessaire
à élever convenablement un enfant ».
Ce n’est pas qu’il faille
forcément garder cet enfant, c’est simplement qu’un homme, un
« mâle », ne peut pas se contenter d’aborder le problème en le
situant exclusivement dans « le cadre de ceux qui n’ont pas
d’utérus », comme si un enfant était d’abord un « coût ». Il ne
le peut pas « légalement » mais il ne le peut pas non plus
« existentiellement », ne serait-ce que parce que tout mâle a au moins pendant neuf mois connu
cette expérience d’avoir un utérus : celui dans lequel il a poussé,
dont il s’est nourri, d’où il a fini par sortir. Que tous les pères avortons
qui ont arbitrairement et violemment fait pression sur leur partenaire pour la
forcer à avorter s’interrogent : ils sentiront nécessairement poindre à un
moment donné cette crispation qu’on ressent quand on sait qu’on a agi contre l’esprit commun, au sens le plus
noble, c’est-à-dire aussi contre soi-même à « un certain niveau ».
Poser tous les problèmes à ce « certain » niveau (c’est-à-dire au
niveau le plus étendu de ce que l’on peut entendre par
« communauté »), c’est exactement ce que
signifie : « ne jamais faire d’erreur » et arrêtons un peu
de dire que ce n’est pas possible. C’est trop facile.
Je prendrai un autre
exemple, très différent : je peux bien essayer de comprendre les arguments
d’un chasseur qui me dit qu’il part en forêt tous les dimanches par tradition,
qu’il suit aussi de cette façon une tradition familiale, ce que son père, son
grand-père lui ont appris. Je peux même respecter cette référence à une forme
de devoir-être inscrit dans plusieurs générations portant le même nom propre. A
un moment vient à mon esprit cette évidence que ce comportement, aussi inscrit
soit-il dans une tradition régionale et familiale, aussi reconnu soit-il par le
droit légal français, va à l’encontre de ce certain niveau de communauté dont
il était question dans l’exemple précédent et j’ai alors envie d’interroger les
chasseurs en leur posant la question suivante : « Etes-vous sûr
que le plaisir de chasser se porte vraiment sur ce moment d’appuyer sur la
détente ? N’est-ce pas plutôt le fait d’épier un gibier, de vous situer
dans sa trace, d’éprouver en vous l’efficience d’un fond de nature animale commune avec votre gibier dans votre
art de le pister qui s’anime très légitimement en vous ? Pourquoi vous imposer à vous-même ce
« non-sens » d’une action incompatible avec les intérêts de la vraie
communauté, de la seule communauté : celle, inavouable, indicible, de
« l’uni- vers », de l’unité de mouvement du dynamisme intrinsèque à
l’efficience de tout ce qui « est » ? « Bien vivre », c’est
toujours et seulement agir à partir de tout ce qui existe, c’est-à-dire à
partir de cet intéressement, de cette implication à faire en sorte que tout ce
qui existe en effet le « puisse ».
Il nous est tous déjà
arrivé de visiter un « charmant petit village » du fond d’une
province quelconque (il va de soi que certaines provinces éprouvent plus que
d’autres le besoin de se renfermer sur elles-mêmes, mais nous n’en citerons
aucune pour ne fâcher personne (c’est donc par « lâcheté » que nous
ne ferons allusion ni à l’Alsace ni à la Corse)) et de se faire répondre à une
question posée évidemment en français par du patois local. Nous voilà
prévenus : « vous vous croyez où ? ». « Ici » il
y a une vraie tradition : on ne sert que les clients
d’ « ici » qui commandent dans la langue
d’ « ici » des produits qui viennent d’ « ici ». La thèse philosophique forte et à mon sens,
indiscutable qu’illustre Hot Fuzz consiste à nous faire réaliser que
« l’horreur » ne vient jamais de l’Extérieur, ni de l’Ailleurs, ni
des nomades, mais au contraire du sédentarisme profond, sédimenté, aveugle et crétin,
de cet effet de polarisation de l’intérieur par le biais duquel il est
« normal » de chasser parce qu’ici, « on chasse », il est
normal de ne pas accueillir les gens de voyage parce que « ce n’est pas
une façon de vivre ici » (ben oui forcément, puisque justement on
vient d’ailleurs), il est normal
d’interdire le droit à la mendicité parce que ça trouble le bien-être des
passants d’ici.
Pensons à cela quand nous
lisons nos quotidiens régionaux et à la
dose de crétinerie très profonde nécessaire à la publication de
« unes » de cet acabit : « un jurassien blessé dans
l’attentat de Madrid qui a fait deux
cents morts». Sous le prétexte de tenir les gens informés de ce qui se produit
dans leur région, on les encourage à penser qu’il ne se passe rien d
‘intéressant si cela ne concerne pas de quelque biais leur région et cela
consacre « l’esprit de terroir » dénoncé avec humour par Hot Fuzz
(l’argument de ces quotidiens quand on leur expose clairement « le
problème » consiste à répéter que c’est cela que les gens « veulent
lire ». Il suffit de formuler lentement cette réponse pour percevoir son
vice de procédure : la médiocrité médiatique se justifie toujours de la
même façon : « les gens sont comme ça ». Mais à quel niveau
situer le conditionnement à la bêtise : est-ce parce que les gens sont
bêtes qu’il faut leur faire lire des « stupidités » ou parce qu’on
leur fait lire des stupidités qu’ils deviennent bêtes ? Tant que les
journalistes régionaux ne se confronteront pas directement à cette idée qu’ils
créent un lecteur à leur image plutôt que l’inverse, nous aurons toujours à
faire face à des quotidiens dont le niveau de réflexion se situe en dessous du
niveau zéro de l’information).
Aussi léger que puisse
apparaître ce film, et indépendamment du fait qu’il manifeste, à mon sens, une
intelligence très affûtée de la cinétique visuelle de l’affect (à quel rythme
faut-il diffuser les images pour exprimer une nouvelle donnée dans l’action du
film ?), il décrit parfaitement ce basculement de l’esprit commun dans le
renfermement idéologique, c’est-à-dire la transformation de cette conscience
universelle d’un bien commun au désir forcené, obsessionnel de laisser les
choses en état, de supprimer tout ce qui ne se conforme pas aux mœurs des
« bonnes gens ». Il m’est assez souvent arrivé de percevoir ce
basculement dans une conversation anodine avec un inconnu. Vous prenez le taxi
et la discussion s’engage gentiment avec le chauffeur jusqu’à cette formulation
qu’il jette comme un appât :
-
« Je ne suis pas raciste mais c’est pas normal de donner des allocations à
des étrangers vous trouvez pas vous ? »
-
Non
-
Non ?
- Non
- Non
-
Chacun son
opinion, pas vrai ?
-
Si vous le
dites !
Je souhaiterai répondre
autre chose que « si vous le dites », quelque chose du
genre : « Oui, c’est ça, à chacun son opinion, vous la plus
conne, moi l’autre. » Mais ce n’est pas une solution, parce que j’ai déjà
fait l’expérience de ce genre de conversation avec des
« barriques » : quoi qu’il arrive, ce sera vous le type
« bizarre » qui trouvez « normal » que l’on donne de
l’argent à des personnes qui en ont besoin. Vous êtes à l’extérieur du village,
une menace potentielle, et plus vous argumenterez, plus vous alimenterez la
névrose de « l’assiégé »
Le cinéaste Night
Shyamalan, avec sa lourdeur habituelle a bien décrit le même délire, dans son
film « le village » mais il est difficile de suivre ce film jusqu’à
la fin tant il est dépourvu de la plus infime parcelle de second degré.
« Hot Fuzz » ne nous épargne pas certains moments « gore » et
ce ne sont pas ceux que je préfère mais la parodie finale des films d’action
américains est absolument jouissive : on y voit une dame "respectable" jouer de la mitrailleuse et un pasteur affable sortir de ses manches deux derringers.
(Un grand merci à Tom de la Terminale STI 1 pour m'avoir signalé ce film)
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