mardi 18 décembre 2018

Exister nous situe d'emblée en position de devoir, avant d'envisager d'avoir des droits - Texte de Simone Weil

« La notion d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand-chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations. 
La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde. » 

Quelques éléments d'explication: 
Quand nous affirmons que nous avons le droit de faire ceci ou cela, nous voulons dire que nous ne sommes pas seulement capables physiquement de l’accomplir mais aussi que nous y sommes autorisés par les lois ou l’autorité compétente. Ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement, mais pour cette chose, je peux aussi légalement, donc « j’ai le droit ». Par conséquent un droit suppose toujours une autorisation. Il ne vaut pas tout seul. Aucun droit n’est doté de la capacité de « s’auto-valider ». Le droit de faire une chose ne s’auto-décrète pas. Il présuppose extérieurement à lui l’autorité à partir de laquelle il prend sens et rend effective l’action permise. Par conséquent, nous n’avons de Droits que dans la mesure où nous reconnaissons l’obligation de référer notre acte au pouvoir qui nous l’octroie. J’ai le droit de vote parce que je suis reconnu citoyen français par l’Etat, ce qui suppose d’abord que je sois « l’obligé » de l’Etat. Etre obligé n’est pas du tout la même chose qu’être contraint car c’est librement que je reconnais cette autorité. 


Mais sur quoi repose cette obligation et le droit qui en émane ? De la reconnaissance par la collectivité de son bien-fondé. Par conséquent un droit, n’est pas seulement effectif du fait que je reconnaisse l’autorité qui me le délègue mais aussi de ce que la collectivité dans son entier la reconnaisse également. On mesure bien ainsi la différence avec l’obligation qui, elle, se suffit à elle-même. Je peux parfaitement me sentir obligé par un Devoir au sein d’une collectivité qui n’éprouve pas du tout le même sentiment. C’est un peu le cas d’Antigone, voire de Socrate. Simone Weil brise le préjugé de l’équivalence ou de la symétrie des droits et des devoirs. Je n’ai de droits qu’en tant qu’ils sont reconnus par les autres. En tant que sujet, j’ai seulement des devoirs envers les autres qui, eux ont des droits. Il n’y a pas de réciprocité dans le rapport que nous entretenons avec les autres. Ils ont tous les droits, je n’ai que des devoirs. Mais s’ils me reconnaissent des droits, alors, en effet, j’en ai.

Nous mesurons ainsi à quel point est déplacée et fausse la croyance en la spontanéité du droit : « J’ai bien le droit », « je peux, j’ai le droit ». Rien n’est moins spontané, direct, immédiat, naturel que le droit (nous retrouvons là le caractère oxymorique de l’expression, mais dans un sens beaucoup plus fort). Ce qui vient d’abord et sans médiation ni filtre, c’est l’obligation. Un homme qui serait seul dans l’univers, pour reprendre l’exemple de Simone Weil, aurait encore des obligations envers cet univers, envers la vie, la nature (au sens étymologique), mais il n’aurait aucun droit car il n’y aurait aucun homme pour reconnaître l’autorité à partir de laquelle pourrait se décréter un droit.


D’autre part, l’attribution de droits se fait toujours à partir d’une situation donnée, ou d’un certain statut. Qu’a-t-on le droit de faire dans tel ou tel contexte, étant entendu que je suis ceci ou cela, etc. Autrement dit, les droits que nous avons sont contingents, assignables, relatifs. L’obligation, elle, est absolue. Pourquoi ? Parce que toutes les autorités qui nous donnent des droits reposent sur des contrats, sur des constitutions, sur des conventions humaines historiques et communautaires. Elles sont datables et rien ne peut réellement nous garantir qu’elles ne disparaîtront pas. J’ai des droits en tant que français parce que l’état français existe mais il peut disparaître ou être occupé et les droits que j’ai changeront ou disparaîtront. J’ai peut-être  (caractère hypothétique du droit naturel) des droits en tant qu’homme, mais premièrement ces droits ne sont inscrits que dans la déclaration (française) des droits de l’homme, et deuxièmement, ces droits sont toujours suspendus à mes actes (si j’agis de façon inhumaine, ces droits me seront retirés). L’obligation, au contraire, n’est pas une situation circonstancielle, relative, accidentelle, contingente, mais c’est une donnée ontologique. Je suis obligé parce qu’exister c’est être l’obligé du fait d’être, fait que je n’ai ni décidé ni mérité. C’est un don qui m’a été fait, don dont d’ailleurs je suis fait. Exister, c’est « être pétri » dans cette factualité là, dans cette posture qu’est l’acte de se sentir l’obligé de la nature (natura : participe futur de nascor: ce qui est en train de naître). 

Nous percevons bien ici à quel point, le droit, la justice et  la morale sont proches, et comme adossés à la spiritualité, mais il n’est pas nécessaire pour autant de croire en Dieu, ni en quoi que ce soit pour reconnaître le caractère inconditionné de l’obligation, car finalement celle-ci s’impose à nous avec une évidence on ne peut plus « première » : le fait d’exister. Face aux talibans affirmant qu’ils suivent les lois d’Allah en décrétant la lapidation des femmes adultères, nous savons maintenant clairement sur quoi appuyer notre condamnation : nous ne voyons pas où ni comment il serait possible de se donner le droit (forcément humain, trop humain) de porter atteinte à ce statut inconditionnel d’obligée de l’existence de la femme, aussi adultère soit-elle. C’est comme si le Dieu dont ils se réclament n’était pas assez divin pour se situer à la hauteur absolue, et inconditionnelle de l’Obligation dont ils sont faits, celle qu'ils portent en eux, dont ils sont constitués comme nous tous ( se sentir obligés en tant que "naturés" à l'égard d'une nature "naturante"). Le droit qu'ils se donnent n'est pas à la hauteur du devoir dont ils sont faits, parce que ce devoir, lui, n'est pas discutable, il est factuel. L'existence m'a donné l'existence et ce don n'est ni remboursable, ni rationalisable, ni discutable. La bonne attitude à adopter face à ce don n'est aucunement différente de ce don: exister et éprouver pareillement à l'égard de tout ce qui existe le devoir de favoriser son existence. Le désir de persévérer dans son être coïncide avec le devoir d'aider tout ce qui existe à persévérer également dans son être, tout simplement parce que c'est du même "fait d'être" qu'il s'agit, même et surtout si chacun de nous consiste dans une expression particulière de ce fait d'être.
Il ne fait aucun doute que l'explication effective de cette idée philosophique à des intégristes nous placerait dans une situation physiquement difficile (surtout s'ils sont armés, mais le fait même qu'ils soient armés manifeste bien quelque chose). Cependant cette explication est inutile. Toute action inversant le rapport du droit et du devoir (en vérité, le devoir est ontologiquement premier) se voue en elle-même par elle-même à l'échec. Qu'un être existe signifie qu'il est voué par nature à exister, et cette nature s'exprime de la même façon dans le fait que nous existions, parce qu'elle ne saurait être de nature différente en moi et en l'autre. Je ne peux donc pas contrarier absurdement cette vocation à l'existence de ce qui existe sans la contrarier aussi en moi, par quoi il apparaît qu'un taliban tuant une femme adultère se tue lui-même en tuant, et ce raisonnement imparable vaut dans les mêmes termes pour tout défenseur de la peine de mort. Les récents badauds  Strasbourgeois applaudissant à la mort d'un terroriste en pleine rue seraient bien inspirés de réfléchir à ceci.

Explication de texte faculative pour le 7 janvier 2019


Expliquez ce texte d’Alain extrait de son livre: « Les passions et la sagesse ». La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension du texte, du problème dont il est question.

        « Chacun a pu remarquer, au sujet des opinions communes, que chacun les subit et que personne ne les forme. Un citoyen, même avisé et énergique quand il n'a à conduire que son propre destin, en vient naturellement et par une espèce de sagesse à rechercher quelle est l'opinion dominante au sujet des affaires publiques. "Car, se dit-il, comme je n'ai ni la prétention ni le pouvoir de gouverner à moi tout seul, il faut que je m'attende à être conduit; à faire ce qu'on fera, à penser ce qu'on pensera." Remarquez que tous raisonnent de même, et de bonne foi. Chacun a bien peut-être une opinion; mais c'est à peine s'il se la formule à lui-même ; il rougit à la seule pensée qu'il pourrait être seul de son avis.
        Le voilà donc qui honnêtement écoute les orateurs, lit les journaux, enfin se met à la recherche de cet être fantastique que l'on appelle l'opinion publique. "La question n'est pas de savoir si je veux ou non faire la guerre." Il interroge donc le pays. Et tous les citoyens interrogent le pays, au lieu de s'interroger eux-mêmes.
        Les gouvernants font de même, et tout aussi naïvement. Car, sentant qu'ils ne peuvent rien tout seuls, ils veulent savoir où ce grand corps va les mener. Et il est vrai que ce grand corps regarde à son tour vers le gouvernement, afin de savoir ce qu'il faut penser et vouloir. Par ce jeu, il n'est point de folle conception qui ne puisse quelque jour s'imposer à tous, sans que personne pourtant l'ait jamais formée de lui-même et par libre réflexion. Bref, les pensées mènent tout, et personne ne pense. D'où il résulte qu'un État formé d'hommes raisonnables peut penser et agir comme un fou. Et ce mal vient originairement de ce que personne n'ose former son opinion par lui-même ni la maintenir énergiquement, en lui d'abord. et devant les autres aussi. »


Oeuvre étudiée: "Qu'est-ce que la liberté?" - Hannah Arendt



1) Quelques repères biographiques
        Hannah Arendt est née le 14 octobre1906 à Hanovre, dans une famille juive, laïque et lettrée (son père est passionné par les auteurs de l’antiquité grecque, et sa mère pratique le français et la musique). Elle se tourne dés ses études secondaires vers la philosophie. En université, elle est successivement l’élève de Husserl, de Heidegger et de Karl Jaspers.
        En 1929, elle est arrêtée par la Gestapo et échappe miraculeusement à la déportation, grâce à la sympathie d’un policier. Elle fuit immédiatement l’Allemagne et réside à Paris de 1931 à 1939. Mariée à Gunther Stern, elle milite en France pour la création d’une entité judéo-arabe en Palestine. Elle divorce en 1937 et se remarie en France avec Heinrich Blücher, un réfugié communiste allemand, qui sera son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. L’avancée des troupes allemandes en 1940 provoque son internement au camp français de Gurs. Lors de l’armistice, en juin 40, elle est libérée, et retrouve son mari. Ensemble, ils se rendent à Marseille d’où ils obtiennent un visa pour le Portugal et en mai 1941, ils émigrent vers les Etats-Unis. Après une période financièrement difficile, elle commence sa carrière universitaire américaine en 1951.             C’est aussi l’année de sortie de son oeuvre essentielle: « les origines du Totalitarisme ». Parmi ses oeuvres fondamentales, on peut également citer "condition de l’homme moderne » en 1958, et « la crise de la culture » en 1961 (version définitive en 1968). Elle a alors 55 ans.
        Ses travaux sur le procès Eichmann qui furent publiés en 1963 provoquèrent un tollé qui mit en danger ses relations et sa carrière. Mais elle est finalement nommée à la nouvelle école de recherches sociales à New York, poste qu’elle occupera jusqu’à sa mort le 4 décembre 1975.
2) L’oeuvre de Hannah Arendt
        Elle se fonde sur trois sujets essentiels: 
- Le totalitarisme
- La distinction entre l’espace privé et l’espace public
- La tripartition de la vie active humaine (vita activa): le travail, l’oeuvre et l’action.
        Sur le premier sujet, Hannah Arendt décrit l’impérialisme comme le premier mouvement à partir duquel se constituent les totalitarismes. L’impérialisme désigne la première phase de la domination politique de la bourgeoisie. C’est aussi le moment où la volonté d’expansion économique entre en contradiction avec l’Etat. Appuyé sur une pensée raciale et une bureaucratie, le désir d’expansion (la théorie de l’espace vital) du nazisme se structure donc à la fois comme une conquête militaire et une dynamique identitaire fondée sur le bouc émissaire (le juif). Fondamentalement distincts et incompatibles économiquement les totalitarismes Hitlérien et Stalinien se rejoignent néanmoins dans leurs visées annexionnistes et leur rejet radical de la démocratie.
       

Hannah Arendt insiste énormément sur la nécessité de dissocier dans nos activités ce qui relève de l’espace privé, celui de l’oïkos (maisonnée) à l’intérieur duquel nous travaillons afin de survivre, d’accroître les biens de consommation et ce qui relève de la polis (cité), c’est-à-dire de l’espace public, domaine à la fois fragile parce que soumis aux contingences de la natalité et crucial puisque c’est là que se joue, selon elle,  la question fondamentale de la liberté humaine. Si nous ne nous consacrons qu’au travail et à l’accumulation de biens individuels, cela signifie que nous désertons la seule sphère au sein de laquelle nous pouvons accéder à notre liberté authentique, celle d’un sujet de droit dont les actes, les décisions et les paroles « comptent ».
        C’est donc à partir de cette distinction que nous pouvons aborder la tripartition fondamentale que conçoit Hannah Arendt entre le travail, l’oeuvre et l’action. Le travail caractérise l’activité qui vise à assurer la conservation de la vie (pour Hegel, ce serait sans nul doute, l’activité de l’esclave). Puisque elle se concentre sur les besoins vitaux, elle se définit par la production de biens destinés sans cesse à être reconduite au fur et à mesure que nous les consommons. Le travail est ce qui fait du travailleur un « animal laborans ». Si nous nous consacrons exclusivement à lui, nous sommes alors aliénés par l’activité la moins humaine qui soit. Hannah Arendt critique donc une modernité dans laquelle nous ne faisons que produire et consommer, car non seulement elle accroit l’importance de la sphère privée sur la sphère publique, mais ce faisant, elle contribue à faire de nous des esclaves volontaires qui perdent de vue le seul espace à même de les rendre libres. Les grecs ne considéraient pas sans raison le travail comme une activité indigne des hommes  libres.
        L’oeuvre, elle, nous définit comme Homo Faber (homme fabricant, artisan). Elle désigne notre aptitude à créer des bâtiments, des institutions, des oeuvres d’art marqués par une certaine durée et stabilité. L’oeuvre contribue à installer un monde proprement humain. Elle est donc détachée des exigences purement vitales, puisque elle instaure un monde qui n’est plus naturel, qui se détache des aléas et des contingences de la vie physique. Il s’agit d’instaurer un monde au sein duquel une action humaine peut prendre place, s’incarner, se doter d’une autre chair que celle là seule de la résonance physique d’une action, (laquelle resterait pour un homme  isolé, très limitée). Conçue dans la sphère privée, l’oeuvre doit, une fois achevée, paraître et s’édifier dans la sphère publique puisque c’est bien là sa finalité et sa richesse.
        La troisième notion de cette tripartition est la plus importante et celle où se jour réellement notre condition: c’est l’action, celle qui fait de nous des « zoon politikon » (des animaux politiques, selon l’expression d’Aristote). C’est aussi à partir du philosophe grec qu’Hannah Arendt conçoit sa réflexion politique (texte: « L’homme est par nature, un animal politique »). « L’action et la liberté ne désigne qu’une seule et même chose. » dit Hannah Arendt dans « Qu’est-ce que la liberté, » Il est vrai que l’action rend possible ce que ni le travail ni l’oeuvre ne peuvent réaliser, à savoir « qui nous sommes ». Par ces deux instances, nous pouvons nous faire une idée de ce dont nous sommes capables tant comme force de travail qu’en tant que fabricant, ou artisan, ou artiste mais il ne nous est pas possible de nous incarner directement par des paroles ou par des actes au sein d’un milieu. Et c’est cela que l’action effectue.
       
Nous nous apercevons qu’en passant ainsi du travail à l’oeuvre, puis à l’action, nous dépassons progressivement la sphère privée pour aboutir enfin à la sphère publique. Ce qui se réalise dans la cité, c’est la venue au monde d’un espace au sein duquel nous apparaissons aux autres et où les autres nous apparaissent. De ce phénomène d’apparition d’un « nous » découle la possibilité d’actions communes nées de la concertation et de la réflexion publiques. Nous sommes très loin ici de Sartre et de la nature problématique voire conflictuelle de l’apparition d’autrui. Du surgissement de cet espace public au sein duquel nous « inter-sommes », naît la « pluralité »:  la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction ».  Par ces deux termes, Hannah Arendt veut dire qu’aucun homme ne peut à la fois vivre et saisir sa singularité, son unicité et son égalité sans être membre d’une cité. On mesure à quel point elle se démarque entièrement de la figure de l’intellectuel réfléchissant toujours en marge de la cité et du politique. Penser ne se conçoit vraiment qu’au sein même de cette pluralité au sein de laquelle elle retrouve ses propres et exclusives conditions de possibilité.
3) La crise de la culture
        L’objectif poursuivi par Hannah Arendt dans son livre est largement développée dans la préface. « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » a écrit le poète René Char après quatre années passés dans la résistance active à l’occupation allemande. Il convient de prendre cette citation de façon assez littérale: hériter est une donation de biens accordée par des parents à certains membres de leurs familles, généralement les enfants. Le testament est la déclaration de cette donation. René Char veut dire ici que la résistance fut pour lui l’occasion de posséder une sorte de trésor, sans que lui soit précisé, ni notifié d’où il lui venait comme si quelque chose de la guerre et de l’occupation avait insinué une rupture. Le testament fait le lien entre le passé et le futur: moi qui possède un patrimoine (passé) lègue ce bien à mes enfants qui en feront quelque chose (futur). Voilà qu’un fait brut: pour la France, la débâcle de Juin 1940, place certains français en possession d’un « trésor »: l’action, laquelle allait changer totalement l’avenir. Avec la guerre et la résistance, quelque chose d’imprévisible surgit dans l’histoire, rompant le lien entre passé et futur et créditant les résistants d’un bien inappréciable. Or ce trésor là, René Char affirme qu’il ne le léguera pas par testament.
       

Mais quel est ce trésor? Dans une optique beaucoup moins intellectuelle que Sartre (« nous n’avons jamais été plus libres que sous l’occupation »), René Char désigne par ce terme le voisinage concret avec une liberté appréhendée comme une absolue nécessité et détruisant par là même toute inauthenticité dans le combat. « Celui qui a épousé la résistance a découvert sa vérité ». On n’est plus le simple acteur (au sens de comédien) de sa vie « frondeur et soupçonneux », et l’on peut se permettre, dit René Char « d’aller nu ». Par cette nudité, ce qu’il convient de comprendre, c’est que la résistance, dans les conditions de vie extrêmement dures qu’elle impose et l’esprit de liberté qui l’anime détruit la moindre possibilité de « faire semblant », tout ce qui agit dans les ressorts de toute vie sociale ou professionnelle en temps de paix. Ce n’est pas du tout que les résistants étaient libres, mais ils pouvaient éprouver physiquement dans leur combat et dans la pression militaire de l’occupant, l'évidence, l'obligation légitime de recouvrer la liberté, comme un invité, dit-il « qui ne vient jamais à la table mais pour lequel le couvert est toujours mis ».
        « L’action, dit encore René Char, qui a un sens pour les vivants, n’a de valeur que pour les morts, d’achèvement que pour les consciences, qui en héritent et la questionnent. » Cela signifie qu’un acte ne peut être considéré comme humain, c’est-à-dire culturel qu’à la condition d’avoir 1) un sens (une intention au moment où il a été accompli) 2) une valeur pour celles et ceux qui sont morts en l’exécutant 3) un aboutissement (une sorte de résonance, de prolongement) pour les vivants qui existent après cet évènement et le reçoivent, l’intègrent à leur actualité en le soumettant à des questions d’aujourd’hui. Or après la libération, laquelle paradoxalement mais logiquement a fait disparaître cette liberté « d’aller nu » puisque la résistance avait cessé, la troisième condition de la texture culturelle et humaine de cette action: « résister » se révéla impossible à mener.
        Ce qui s’est produit dans cette période a marqué un divorce entre la pensée et le réel, comme si l’évènement ne pouvait donner lieu à aucun souvenir, réflexion, à aucun récit historique. Il convient d’être précis sur ce point et de se souvenir de ce qu’entend René Char par « trésor ». Les historiens ont joué leur rôle, mais l’efficience de ce qu’agir « est », la réflexion autour de la signification de ce que se battre pour la liberté fut et implique notamment pour la compréhension de la politique (liberté publique) n’ont pas été réalisées. « Notre héritage n’est précédé par aucun testament » signifie qu’à cette époque, ce qui a été transmis l’a été par le devenir, par la dynamique pure d’un passé devenant présent mais par l’histoire, pas par le récit ou la réflexion. Une génération s’est vue dotée par une autre génération d’un « bien » ou « d’une réalité » non commentée, ni comprise, ni questionnée.
       

Hannah Arendt rapproche la phrase de René Char de cette citation de Tocqueville: « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. ». Pour elle, celui qui a réussi à voir le plus clair dans les ressorts de cette étrange mécanique du temps et de l’homme aux prises avec le passé et le futur est Kafka dans cette parabole:
        « Il a deux antagonistes : le premier le pousse de l’arrière, depuis l’origine. Le second barre la route devant lui. Il se bat avec les deux. Certes, le premier le soutient dans son combat contre le second car il veut le pousser en avant et de même le second le soutient contre le premier, car il le pousse en arrière. Mais il n’en est ainsi que théoriquement. Car il n’y a pas seulement les deux antagonistes en présence mais aussi, encore lui-même, et qui connaît réellement ses intentions ? Son rêve, cependant, est qu’une fois, dans un moment d’inadvertance – et il y faudrait assurément une nuit plus sombre qu’il n’y en eut jamais – il quitte d’un saut la ligne de combat et soit élevé, à cause de son expérience du combat, à la position d’arbitre sur ses antagonistes dans leur combat l’un contre l’autre. »
        Supposons que « il » désigne l’homme et que la première force soit celle du passé alors que la seconde est celle du futur. L’homme se bat continuellement contre les deux en utilisant toujours contre l’un l’aide de l’autre: il se bat contre le passé par l’anticipation et contre le futur par le souvenir, mais l’idéal dit Kafka serait qu’il puisse s’abstraire de ce combat et simplement l’arbitrer, le neutraliser plutôt que l’encaisser de part et d’autre.
        Comprendre la parabole de Kafka n’est pas facile, ne serait-ce que parce qu’une parabole est toujours une histoire qui laisse le récepteur interpréter son sens et tirer lui-même la conclusion. Hannah Arendt la rapproche de la formule énigmatique de René Char. Que faire de l’évènement, une fois qu’il s’est produit? Questionner, comprendre, intégrer par la pensée ce qui s’est produit dans les faits, sous peine, comme le fait remarquer Hegel de toute réalité non assimilée par la conscience de nous empêcher de vivre en paix. L’évènement questionné, intégré nous permet de pacifier l’époque, mais c’est précisément ce questionnement de l’évènement qui n’a pas été réalisé. Pourquoi?
       

Selon Hannah Arendt, il y a deux raisons: d’abord le développement avant la guerre de l’existentialisme, c’est-à-dire d’une philosophie presque anti-philosophique en ce sens qu’elle soutenait l’exigence d’un engagement, d’une action pour l’intellectuel. La philosophie est sommée par l’existentialisme d’être autre chose qu’une théorie: un acte. « La situation, dit Hannah Arendt, devint désespérée, quand fut montré que les vieilles questions métaphysiques étaient dépourvues de sens; c’est-à-dire quand il commença à devenir clair à l’homme moderne qu’il vivait à présent dans un monde où sa conscience et sa tradition de pensée n’étaient même pas capables de poser des questions adéquates, significatives, pour ne pas dire des solutions réclamées à ses propres problèmes. » C’est à ce moment là que l’action, notamment au travers de l’existentialisme, pouvait donner l’impression de donner aux hommes la possibilité de vivre une époque troublée sans être totalement un « salaud » au sens Sartrien du terme (un hypocrite).
        La deuxième raison est encore plus datable: elle se situe à ce moment évoqué par René Char, moment paradoxal durant lequel « la libération libère étrangement les hommes de la liberté (c’est-à-dire de l’action résistante) ». C’est comme si l’action n’avait rien résolu et rejetait l’homme en dehors d’elle-même, vers la pensée. Deux cercles se présentent alors à notre esprit: celui par lequel la pensée se voue à l’action (existentialisme) et celui où l’action se voit brutalement ramenée vers une exigence de pensée, exigence finalement non satisfaite. Cet appel à la pensée, à assimiler ce qui fut fait révèle alors un intervalle pendant lequel les acteurs eux-mêmes remarquent l’émergence d’une parenthèse temporelle, d’un moment suspendu dans l’histoire déterminé par ce qui n’est plus d’un côté et de l’autre, par ce qui n’est pas encore. Ces moments sont nécessairement des instants de vérité, de crise, au sens étymologique du terme, du grec « Krisis » (séparer, distinguer », l’instant critique, celui durant lequel il faut prendre une décision.
        Ce passage de la préface nous permet donc de comprendre le titre de l’ouvrage: ce que décrit René Char finalement c’est cet instant de « crise » dans la suspension duquel l’homme s’est trouvé dans l’incapacité de penser le moment et de le vivre, comme si l’acte de penser se dérobait au profit de l’acte tout court mais qu’à son tour l’action éprouvait son inaptitude à assumer l’instant.  De ce fait, le passé et le futur se révèlent sous leur jour le plus cru et le plus vrai, mais précisément parce que quelque chose de leur continuité fait défaut. Le présent que l’on vit est à la fois le fruit du passé et l’annonce d’un futur que l’on peut pressentir mais il n’est que cela, comme si le présent renvoyait le futur et le passé à eux-mêmes.

Hannah Arendt revient alors à la parabole de Kafka: le combat de l’homme avec le passé et le futur. Quelque chose de cette histoire étrange contient la vérité de ce temps de « crise ». Le passé et le futur y sont décrits comme des forces: le passé nous pousse et le futur nous maintient de telle sorte que l’instant où nous sommes est comme une faille et non un continuum. L’homme est ce à partir de quoi il y a du passé et du présent, c’est en cela que la brèche consiste: un présent humain, un présent sans précédent (autre qu’humain) et sans autre avenir qu’humain. L’homme est donc le « lieu » vers lequel se concentre le combat parce qu’il est aussi la condition de possibilité de ce temps fractionné qui divise une continuité en passé et en futur. Kafka garde la métaphore d’un temps linéaire (une ligne) dans lequel l’homme « rêve » d’un lieu à partir duquel il pourrait s’abstraire du combat entre le passé et le futur et l’arbitrer. Qu’est-ce que ce temps si ce n’est celui d’une temporalité pure où puisse s’accomplir une pensée purement conceptuelle (l’éternité du suprasensible platonicien)?
Mais il manque quelque chose à l’image de Kafka, c’est que l’on ne perçoit pas comme un évènement de la pensée pourrait surgir de cette opposition entre deux forces si celles-ci s’opposent sur une ligne; Physiquement, ces deux forces ne peuvent s’affronter sur un point (l’homme en l’occurence) sans faire pencher ce point et donc l’incliner, l’impacter à deux endroits différents de telle sorte qu’apparaîtra la figure décrite par les physiciens comme parallélogramme des forces. Ce que cela signifie, c’est tout simplement que l’homme ne peut être à la fois le lieu d’affrontement  du passé et du futur sans « pencher », incliner, devenir une diagonale avec un statut particulier: 1) une origine connue: le point où il est impact par les deux forces, 2) une direction définissable celle qu’imposent là aussi les deux forces mais 3) une fin impossible puisque le passé et le futur sont deux forces dont l’origine est infinie. C’est l’exercice de l’homme au long de cette diagonale créée par l’antagonisme entre passé et futur qui fait advenir la pensée, laquelle n’est donc pas le rêve de s’élever abstraitement de cette ligne où s’affrontent le passé et le futur mais de la vivre au contraire, de la juguler dans la diagonale de leur point d’impact. Penser n’est pas se situer au-dessus de la confrontation des forces qui s’effectue dans le temps, mais l’enregistrer, l’endurer et l’assumer (car après tout, c’est lui qui est l’origine de cet affrontement).
Toutefois, cela ne se produira pas, l’homme échouera vraisemblablement à trouver cette solution. Il s’épuisera dans la béance de cette brèche, broyé par les deux forces qui s’affrontent en lui et finalement de lui. Ce qu’essaie de poser ici Hannah Arendt, ce sont les conditions de possibilité de l’acte de penser, lesquelles se situent dans la neutralisation au sein même du parallélogramme des forces du futur et du passé. Penser c’est ce qui se fait jour dans l’opposition entre le souvenir et l’attente, cet instant de grâce qui nous permet de nous inscrire ailleurs que dans la chronologie d’un temps fuyant et de penser « absolument », conceptuellement, mais pour un temps seulement. Penser, c’est trouver dans le temps, une dimension qui n’est plus celle de l’espace temps, dimension dans laquelle nous ne bougeons pas et ne vieillissons pas, où nous faisons, ne serait-ce qu’un temps, corps avec l’éternité des Idées. Penser, c’est s’installer dans la brèche, dans la ligne de faille créée par des forces temporelles antagonistes, mais nous ne sommes plus aptes à le faire, notamment à cause du totalitarisme, lequel a brisé le fil de la tradition qui nous permettait de nous installer dans la brèche. Penser suppose que nous puissions politiquement réinvestir cette brèche entre le passé et le futur.
« Comment penser aujourd’hui? »: tel est le but de ce livre, mais Hannah Arendt pose cette question d’une façon incroyablement précise, rigoureuse et c’est tout ce qui fait la difficulté de cette préface que de comprendre l’effort de penser produit par la philosophe. Elle nous a permis de comprendre ce que l’exercice de la pensée doit fondamentalement à l’histoire et de façon sous-jacente tout ce que le totalitarisme implique: rendre impossible l’acte de penser. Le totalitarisme essaie de rompre cet ancrage de l’homme dans une certaine modalité d’immersion du temps qui rend possible la pensée (le combat entre la passé et le futur). Pour le rétablir il faut mener une réflexion politique, mais plus encore réinvestir ce parallélogramme des forces antagonistes. Penser, c’est créer un "non espace temps" dans le temps. Mais cela suppose une expérience, celle du combat décrit par Kafka. Or cette expérience en est une « de pensée ». Il s’agit par ces essais de s’exercer en vue de mener à bien cette expérience, laquelle suppose une pratique et cet exercice n’est pas réductible à des opérations de pure logique, parce que ces dernières sont comprises dés lors qu’elles sont acquises. On sait ce que c’est que déduire, induire,  conclure, une fois que l’on a « compris le truc ». C’est très différent de ce dont il est question ici: puisque on ne peut penser que dans l’histoire et à partir d’elle, ce qu’il faut faire c’est produire l’événement de ce que penser « est » au coeur même d’une masse d’évènements dont certains contredisent l’effort de pensée (le totalitarisme). Certains évènements nous ont imposé une rupture avec la tradition, de telle sorte que la réponse aux questions: « qu’est-ce que l’autorité? Qu’est-ce que la liberté? » ne sont plus envisageables avec les réponses anciennes. Il en faut donc une nouvelle et c’est ce que se propose de faire Hannah Arendt dans ce qu’elle considère comme la deuxième partie de son livre. Dans la première, elle évoque précisément cette rupture imposée par la modernité à la tradition et dans la troisième, une mise à l’épreuve du mode de penser développé dans les deux premières parties par rapport aux événements actuels (ceux de l’après guerre).

 

lundi 10 décembre 2018

Texte de Jean-Paul Sartre - La mauvaise foi

"Voici, par exemple, une femme qui s'est rendue à un premier rendez-vous. Elle sait fort bien les intentions que l'homme qui lui parle nourrit à son égard. Elle sait aussi qu'il lui faudra prendre tôt ou tard une décision. Mais elle n'en veut pas sentir l'urgence : elle s'attache seulement à ce qu'offre de respectueux et de discret l'attitude de son partenaire. Elle ne saisit pas cette conduite comme une tentative pour réaliser ce qu'on nomme « les premières approches », c'est-à-dire qu'elle ne veut pas voir les possibilités de développement temporel que présente cette conduite : elle borne ce comportement à ce qu'il est dans le présent, elle ne veut pas lire dans les phrases qu'on lui adresse autre chose que leur sens explicite, si on lui dit : « Je vous admire tant », elle désarme cette phrase de son arrière-fond sexuel, elle attache aux discours et à la conduite de son interlocuteur des significations immédiates qu'elle envisage comme des qualités objectives. L'homme qui lui parle lui semble sincère et respectueux comme la table est ronde ou carrée, comme la tenture murale est bleue ou grise. Et les qualités ainsi attachées à la personne qu'elle écoute se sont ainsi figées dans une permanence chosiste qui n'est autre que la projection dans l'écoulement temporel de leur strict présent. C'est qu'elle n'est pas au fait de ce qu'elle souhaite : elle est profondément sensible au désir qu'elle inspire, mais le désir cru et nu l'humilierait et lui ferait horreur. Pourtant, elle ne trouverait aucun charme à un respect qui serait uniquement du respect. Il faut, pour la satisfaire, un sentiment qui s'adresse tout entier à sa personne, c'est-à-dire à sa liberté plénière, et qui soit une reconnaissance de sa liberté. Mais il faut en même temps que ce sentiment soit tout entier désir, c’est-à-dire qu'il s'adresse à son corps en tant qu'objet. Cette fois donc, elle refuse de saisir le désir pour ce qu'il est, elle ne lui donne même pas de nom, elle ne le reconnaît que dans la mesure où il se transcende vers l'admiration, l'estime, le respect et où il s'absorbe tout entier dans les formes plus élevées qu'il produit, au point de n'y figurer plus que comme une sorte de chaleur et de densité. Mais voici qu'on lui prend la main. Cet acte de son interlocuteur risque de changer la situation en appelant une décision immédiate : abandonner cette main, c'est consentir de soi-même au flirt, c'est s'engager. La retirer, c'est rompre cette harmonie trouble et instable qui fait le charme de l'heure. Il s'agit de reculer le plus loin possible l'instant de la décision. On sait ce qui se produit alors : la jeune femme abandonne sa main, mais ne s'aperçoit pas qu'elle l'abandonne. Elle ne s'en aperçoit pas parce qu'il se trouve par hasard qu'elle est, à ce moment, tout esprit. Elle entraîne son interlocuteur jusqu'aux régions les plus élevées de la spéculation sentimentale, elle parle de la vie, de sa vie, elle se montre sous son aspect essentiel : une personne, une conscience. Et pendant ce temps, le divorce du corps et de l'âme est accompli ; la main repose inerte entre les mains chaudes de son partenaire : ni consentante ni résistante - une chose. »
                                                                                     Jean-Paul Sartre
 

Y'a-t-il une vertu spécifiquement politique? - Références

«Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous tenir la vôtre ? […] Ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art de simuler et de dissimuler […]. On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.»
                                                                                             Machiavel

« Une maxime […] que je ne peux pas divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète, pour qu’elle réussisse et que je ne peux pas avouer publiquement sans susciter par là, immanquablement, la résistance de tous à mon projet, ne peut devoir cette opposition contre moi, opposition nécessaire, universelle, qu’au tort dont elle menace chacun »
                                                                                            Kant

« Il faut tenir le droit des hommes pour sacré, quoi qu’il en coûte des sacrifices au pouvoir dominant. Il n’y a pas ici de demi-mesure, et on ne peut imaginer [un] milieu (entre le droit et l’intérêt) ; au contraire, il faut que toute politique plie le genou devant le droit ».
                                                                                           Kant

"Nous avons coutume aujourd'hui de ne voir dans l'amitié qu'un phénomène de l'intimité, où les amis s'ouvrent leur coeur sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau est le meilleur représentant de cette conception conforme à l'aliénation de l'individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu'à l'écart de toute vie publique, dans l'intimité et le face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l'importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l'amitié entre citoyens, c'est une des conditions fondamentales du bienêtre commun, nous avons tendance à croire qu'il parle seulement de l'absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l'essence de l'amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un « parler-ensemble » constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l'importance politique de l'amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d'elles-mêmes), si imprégné qu'il puisse être du plaisir pris à la présence de l'ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n'en débattent pas constamment. Car le monde n'est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément quelles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu'au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n'est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en  parlant, et, dans ce parler, nous apprenons à être humains".
                                                                     Hannah Arendt, Vies politiques

Ces exemples dévoilent un principe : celui de l'utilité collective. La cellule est " altruiste " : elle sait disparaître au profit de l'ensemble. Or, l'altruisme est né de combats " égoïstes ", de luttes pour la survie. La collectivité des cellules, pour survivre, donne l'ordre de se sacrifier à une partie d'elle-même. Ce phénomène date sans doute des premières symbioses, entre bactéries et virus.
Le suicide cellulaire est très ancien, on le trouve chez des unicellulaires tels que les bactéries. Mêmes les bactéries sont exposées à des agents infectieux, des unicellulaires plus petits, tels que les virus ou les plasmides. Le destin de la colonie de bactéries et du virus qui l'attaque sont étroitement liés. Le suicide des bactéries attaquées intervient pour sauver le reste : politique de la terre brûlée. Mais le virus voyage et attaque une autre partie de la colonie qui se suicide à son tour, et ainsi de suite, sachant que chaque suicide fournit aussi de la nourriture aux bactéries qui restent, ce qui leur donne la force de se multiplier. Un tel processus n'a plus de fin ; c'est une symbiose : la symbiose lie en fait des ennemis qui ne peuvent revenir en arrière, la seule solution à la nuisance, c'est la mort de certaines bactéries pour sauver les autres.
On peut alors parler d'une démocratie bactérienne, mais cette démocratie fonctionne pour les besoins de la guerre. Le vote se fait à la majorité et il faut que celle-ci soit représentative, c'est-à-dire qu'un quorum soit atteint. C'est ce qui se passe au niveau des signaux que les bactéries émettent. La décision de se tuer est en fait une décision collective. Il s'agit d'une démocratie d'essence totalitaire, où une majorité représentative décide de sacrifier la minorité la plus exposée au virus.

                                                                     Jean-Claude Ameisen
 

dimanche 9 décembre 2018

Texte de Simone Weil - Explication

Introduction: Nous faisons tous l’épreuve quotidienne de ces petites lâchetés sur le fond desquelles une vie simple de citoyen, de consommateur, de salarié suit son cours habituel: nous ne donnons pas toujours aux SDF qui nous demandent de les aider, nous achetons des vêtements bon marché dont nous savons bien qu’ils ont été produits dans des conditions douteuses, nous prenons notre voiture quand nous n’ignorons pas les répercussions catastrophiques du dégagement de gaz carbonique dans l’atmosphère. A force de faire semblant de méconnaître ces évidences, nous finissons par les perdre définitivement de vue, opposant clairement aux lanceurs d’alerte une fin de non-recevoir. Dans ce passage Simone Weil décrit exactement ce processus de dénégation à la fois dans sa formation au sein de la conscience de l’individu et dans ses conséquences les plus directes sur la relation que nous entretenons avec les autres, le monde et soi-même. Mettant à part les actions dont nous ne voulons pas endosser la responsabilité parce qu’elle engendrerait de la culpabilité nous finissons par nous rétracter purement et simplement de la visibilité même de notre action, et cela jusqu’à ne plus opérer les rapports les plus évidents de causalité entre les auteurs des actions et les actions elles-mêmes. L’enjeu de ce texte n’est donc pas de nous mettre en face de nos actions quand elles s’apparentent à des crimes mais de ce qui les a fondamentalement rendues possibles: c’est dans le rapport intime d’une conscience à elle-même que se situe l’origine même du mal.

Jusqu’à quel point les « aléas » de notre conscience morale peuvent-ils avoir un impact non seulement sur notre conscience réfléchie mais aussi notre conscience spontanée, voire notre perception? Pouvons-nous produire ce type très particulier et très pervers (peut-être la perversité même) d’effort visant à nous extraire de la part de responsabilité évidente qui nous revient à l’égard d’actes ou de pensées dont nous sommes les auteurs, ou du moins les agents? Notre conscience est l’instance décisive dans laquelle nous pourrions dire que « tout se joue ». Elle est en effet ce qui crée en chacun de nous cette dualité par le biais de laquelle je suis à moi-même mon incessant témoin, rapporteur et juge de mes actions, de mes pensées et aussi, par l’effet même de ce dédoublement, ce qui peut biaiser, travestir  l’intégrité   de mon être. Conscient, je ne suis plus « un », je peux me mentir à moi-même, puisque je suis autre à moi-même mais je peux aussi maintenir une forme de droiture en dénonçant cette supercherie. C’est toute l’ambiguïté de l’utilisation qui sera faite dans ce passage du terme de volonté: à la fois volonté furtive dans le premier paragraphe, c’est-à-dire volonté qui fera semblant de ne pas vouloir, et finalement de ne pas voir et d’autre part effort propre de la volonté, à la fin du deuxième paragraphe, volonté intègre et courageuse qui jette la clé qu’elle s’est forgée pour elle-même dans ce que nous pourrions appeler "un moment d’absence ».
       
C’est aussi ce recentrage perpétuel du texte sur la notion de conscience qui explique la relation instaurée par l’auteur entre les notions de visibilité et d’intimité. Dans ce rapport intime d’une conscience à elle-même se forge la clé de la licence absolue, laquelle me permet littéralement de m’extérioriser du champ de visibilité des actes infâmes que je suis dés lors à même d’accomplir. Ce n’est jamais sous la pression extérieure d’une chose à faire, d’une tentation que les circonstances me mettraient sous les yeux, d’un appel auquel nous serions incités à réagir par la violence, la lâcheté, la complaisance que nous agissons « mal » mais plutôt parce que nous nous en sommes accordés intiment la licence.
        A cause de cette origine qui se situe dans ce que nous appelons notre for intérieur, Simone Weil peut faire usage d’une expression purement verbale formulée sans complément d’objet: « Mettre à part ». Il est inutile de préciser les choses ou les pensées ou les actes que nous mettons à part, l’essentiel est que nous obscurcissions volontairement ce rapport de soi à soi dont la transparence définit l’intégrité même d’une personne.
        Or c’est volontairement que nous créons des zones d’ombre ou plus encore des « coupes » dans la trame de ce rapport permanent que nous nous envoyons à nous-mêmes sur ce que nous faisons et ce que nous sommes. C’est bien ce que le paradoxe de l’expression: « se mentir à soi-même » souligne avec évidence: je ne peux être à la fois le trompeur et le trompé du mensonge. Le trompé fait semblant de l’être mais il n’est pas dupe, c’est donc volontairement que je « fais comme si » je ne savais pas que c’est bien moi qui choisis de ne pas entendre la demande de ce SDF qui me réclame un peu d’argent, ou cette femme agonisante qui crie dans la rue de mon quartier (38 témoins).
       
Simone Weil suit dans ce texte un mouvement de déploiement au fil duquel nous passons de ce rapport intérieur de soi à soi où se forge la clé de la licence absolue à l’universalité, c’es-à-dire à l’extériorisation la plus objective et la plus pure que l’on puisse concevoir: soit celle du calcul. Dans le suivi de ce mouvement, nous traversons ainsi plusieurs significations de la notion de « Vérité ». Nous passons du droit de se mentir à soi-même à celui de mentir aux autres et cela jusqu’à un droit à l’erreur qui n’a aucune commune mesure avec son sens habituel. Le droit à l’erreur signifie ordinairement que nous ne pouvons pas exiger de nous-mêmes que nous ne nous trompions jamais mais il n’englobe en aucune façon le droit que l’on s’accorderait volontairement à l’erreur parce que cela arrange nos petites affaires.
        Dans le mouvement croissant qui affecte petit-à-petit jusqu’à nos facultés de calcul, Simone Weil passe finalement en revue des « défections ». Nous faisons d’abord preuve de mauvaise foi, au sens Sartrien du terme, puis de perversité, ce qui finira par aboutir à de la bêtise.
        Comme cela est mentionné dans le texte original juste avant ce passage: « En appréciant le christianisme, on met le mal à part. » C’est donc bien de mal dont il est question et tout ce qui intéresse l’auteur ici c’est d’expliquer ce mouvement étrange par le biais duquel un adepte du christianisme, religion plaçant l’amour d’Autrui au-dessus de toute autre considération, peut, au nom même de sa religion, se comporter comme le pire des tortionnaires.  Elle impute l’absurdité d’un tel comportement moins à une mauvaise lecture, ou interprétation qu’à cette faculté de mettre à part ses actes de sa compréhension des textes.
Si nous étions bêtes dés le départ, tout serait plus simple: le mal serait exclusivement causé par notre ignorance mais ce n’est pas du tout le cas ici: cette ignorance est volontaire. Simone Weil peut ainsi élargir le rayonnement de toutes les situations qui sont ainsi touchés par l’acte de mettre à part en les imputant à une perversion de la volonté: ce n’est pas que nous mettons à part sans le savoir, c’est en ne voulant pas le savoir que nous nous accordons ainsi toute latitude à commettre les pires des crimes.
        L’habitude et l’accélération sont les forces sur lesquelles nous nous appuyons pour nous tromper nous-mêmes, ou plutôt faire semblant de nous tromper nous-mêmes. Mettre à part est une action dissolvante qui s’exerce sur elle-même, un peu comme l’ivrogne qui boit pour oublier qu’il boit pour oublier..qu’il boit et ainsi de suite. Si je ne me souviens pas que j’ai mis à part, je ne pourrai pas me démarquer de cette dénégation originelle et ne ferai dés lors que m’enfoncer dans une spirale infinie de mensonge . On se ment à soi-même en allant vite, comme si les lois qui s’appliquait ici était vraiment celle de la lumière et de la visibilité physique. J’agis rapidement, furtivement mais l’attention qu’il s’agit de tromper étant celle-là même de celui qui fait le geste nous ne voyons pas comme cette furtivité pourrait se révéler efficace.
        L’habitude, par contre, est d’une toute autre nature et son action est, elle, redoutablement probante, car c’est bien à force de mettre le mal à part que nous finissons par ne plus vraiment réaliser ce qu’il y a d’injustifiable à ne pas porter assistance à un SDF en train d’agoniser, ou à une femme qui se fait harceler dans le métro. On atteint ainsi réellement un fond de faculté authentique: c’est-à-dire que l’on se rend effectivement inopérant, impropre, non qualifié pour agir. On ne peut plus savoir que l’on met à part. Nous avons intégrer cette faculté d’indifférence, de dérobade, de rétractation des faits gênants de la trame même du réel  dans notre attitude jusqu’à ne plus même se rendre compte que nous l’avons faits. Nous nous sommes "bétonnés », nous nous sommes constitués cette carapace qui nous rend indifférents aux malheurs des autres. Et pourtant le trouble demeure et tout ce que Simone Weil affirme ici est à relativiser, car du fait même que c’est volontairement que nous nous sommes rendus amnésiques, le processus même de cet oubli ne sera jamais entièrement inconscient. C’est même ce qui distingue radicalement Simone Weil et Freud, car autant ce dernier situe dans l’inconscient le mécanisme même de mensonge à soi que l’on retrouve dans la paranoïa et dans l’hystérie, autant Simone Weil ne fait à aucun moment appel à cette instance, à laquelle, nous savons par ailleurs qu’en bonne élève d’Alain, elle ne croit pas.
       
Tout est conscient ici et c’est bien sur le fond de la transparence inhérente à toute conscience que s’opère le mouvement pervers de cette dissimulation « feinte » à soi-même par le biais de laquelle, ce sera toujours volontairement que l’on mettra à part. Nous pouvons comparer très légitimement le processus décrit par Simone Weil avec celui de la mauvaise foi pointé par Jean-Paul Sartre. Telle femme apprécie d’être courtisée avec tout ce que cela induit d’arrière fond sexuel mais il ne faut pas que ce plaisir se montre sons son véritable aspect. L’homme lui saisit la main et un choix s’impose mais c’est un choix cornélien: laisser sa main c’est consentir à la grossièreté de la nature physique de la relation amoureuse, la retirer, c’est rompre le charme de ce climat dans lequel l’admiration voisine avec la fascination érotique. Elle laisse donc sa main, dit Jean-Paul Sartre, c’est-à-dire qu’elle fait semblant de ne pas se rendre compte qu’il lui prend la main. Elle « met à part » ce fait dont elle sent indiscutablement la pression dans la chaleur de cette autre main qui recouvre la sienne et elle continue de bavarder comme ce pur esprit qu’elle n’est pas. Elle se « chosifie » de la même façon que nous nous confondons avec les éléments du décor du métro quand un SDF qui sans aucun doute en a vraiment besoin, nous demande quelques euros pour manger. Nous nous résorbons dans notre efficience physique, plastique: de purs corps sans parole ni faculté de faire signe, ni manifestation quelconque d’empathie. Ce que nous mettons à part, c’est l’âme. Nous ne donnons pas davantage au SDF que la femme ne donne son accord à l’amoureux pressé. Nous nous soustrayons à quelque chose, donc pourtant nous sentons bien  la présence, l’appel. Quoi? Le don de soi, ce que nous pourrions aussi appeler en un sens « la grâce », même si Simone Weil insiste dans toute son oeuvre sur le fait que cette grâce est toujours silencieuse, humble, presque indécelable parce que proportionnelle à l’effacement complet du moi qui donne. La grâce est une affaire d’instant et jamais de personne. Donner, ce n’est jamais donner de soi, c’est donner, et, par ce don, « s’annuler » pour se confondre avec une « nécessité" qui fait toute la grâce.
        A l’inverse, "mettre à part » est un geste de l’ego, et surtout quand on se met à part, c’est toujours pour soi, pour son profit personnel, pour le bénéfice de notre moi privé que nous le faisons. C’est là le paradoxe le plus intéressant de ce texte: se mettre à part caractérise en réalité l’affirmation la plus éhontée et la plus pernicieuse de soi-même alors que  l’assomption authentique et exhaustive de nos actes définit une attitude de disparition et d’annulation de notre être au profit de celui-là même de Dieu: « Moins je suis, plus Dieu est. »
        En-deçà de l’engagement total de Simone Weil dans la foi chrétienne, il nous faut maintenir les affirmations de ce texte dans une dimension morale et philosophique. Il y a donc bel et bien un effort de la volonté pour mettre à part mais cet effort est « pervers » parce qu’il va à l’encontre de ce qu’est vraiment la volonté, soit le courage de sortir de la caverne.
        Une fois que nous avons consciemment décidé de mettre à part et plus encore de mettre à part le fait qu’on a choisi de mettre à part, nous nous sommes accordés un blanc-seing, un « passe-droit » dont les applications ne sont plus limitées que par une seule chose: l’éducation. Nous pouvons dépasser tous les impératifs, moraux, légaux, religieux, voire pervertir les mots d’ordre de ces autorités diverses, mais nous ne pouvons pas violer les interdits qui nous ont été inculqués pendant notre enfance. C’est bien la seule limitation à laquelle il sera fait allusion dans ce passage, par rapport à cette clé de la licence absolue.
        Le texte se partage ensuite suivant les trois domaines auxquels va s’imposer la puissance libérer par un tel mécanisme de perversion du vouloir:
Le social et le collectif
La morale (supériorité au plaisir contre le devoir)
Le politique (l’anneau de Gygès et son rôle dans le dialogue entre Socrate et Glaucon)
        Le dernier paragraphe porte sur la notion de lien et tout ce qu’elle implique dans le rapport entre le monde, la logique et l’intelligence humaine.
       
En premier lieu, c’est donc dans le cadre de toutes ces situations dans lesquelles nous sommes incités en tant que citoyens, patriotes, soldats, ouvriers, patrons, employeurs ou employés à agir d’une façon qui n’est pas conforme à ce que notre conscience nous dicte que cette clé nous permet de dépasser les éventuelles réticences que nous pourrions éprouver à nous comporter inhumainement. Dés que nous avons à assumer une fonction ou un statut social, ce n’est plus en tant que conscience, ni vraiment en tant qu’être humain que nous nous comportons. Tout cela est placé « ailleurs » dit Simone Weil. Nous pouvons évidemment penser à toutes les atrocités que la guerre non seulement permet mais réclame. Je tue des envahisseurs si mon pays est occupé: quel rapport avec le fait de tuer un homme? L’ennemi n’est plus humain, il est l’adversaire.
        La procrastination à laquelle nous cédons lorsque notre devoir nous mobilise, ou devrait le faire se nourrit de la même perversion. Nous soustrayons le temps qui passe de l’urgence du contexte en jouissant de la sorte de cette même excitation que celle décrite par Edgar Pöe dans « le démon de la perversité ».
       
C’est alors que Simone Weil utilise le vecteur d’un autre symbole. De la clé, nous passons à l’anneau. Il faut ici préciser que le titre du chapitre du livre s’intitule Gygès et que Simone Weil est une très grande lectrice (et experte) de l’oeuvre de Platon. Ce passage d’un objet à l’autre lui permet de donner à son propos un enjeu supérieur au précédent, car c’est au coeur d’une discussion sur l’enracinement de la justice dans la volonté des hommes que surgit dans La République de Platon cette référence par Glaucon à l’anneau de Gygès. Qu’essaie de faire le frère de Platon (Adimante et Glaucon sont en effet les frères de Platon)? De prouver que pour l’opinion, la justice ne saurait en aucune façon constituer un bien en soi-même. Ce n’est pas pour être juste que nous obéissons aux lois mais parce que nous avons clairement mesuré les avantages et les inconvénients de l’acte qui consisterait à commettre l’injustice. Celle-ci nous plairait bien si nous pouviez être sûrs de ne pas nous exposer à la vengeance de ceux que nous volons ou agressons. Tout est dans cette phrase: « il y a plus de mal à la souffrir que de bien à la commettre » Les lois sont les conséquences directes de cette prise de conscience. Si nous laissons libre cours à nos pulsions agressives, à notre désir de piller les biens d’autrui , voire à le tuer ou le traiter en esclave, nous entrons dans une dimension du tout ou rien infiniment dangereuses. Pourquoi les lois sont-elles des conventions? Parce que les hommes s’entendent pour constater que la jouissance d’un bien volé est moindre que la souffrance de la victime. Nous optons pour un « consensus mou », parce que tout en sachant très bien que ce serait pour nous un grand bien que de commettre l’injustice, nous savons aussi que cela nous expose à la vengeance de la personne spoliée et surtout que cela crée une très grande souffrance pour elle, donc nous préférons éviter ce très grand bien et ce très grand mal en créant ce champ quadrillée de lois que nous appelons la vie citoyenne.
       
C’est donc la crainte qui est le ressort essentiel des lois et en aucun cas le respect inné et « pur » de la justice, laquelle n’est pas un idéal et pas même une idée, mais un accord tacite au gré duquel constatant leur force égale et leur commune incapacité à jouir de l’injustice sans risquer d’en être tôt ou tard la victime, les hommes s’entendent pour ne tomber ni dans l’injustice de commettre ni dans l’injustice de subir. Glaucon insiste bien sur ce point: s’il existait deux anneaux et qu’on les donne à un homme injuste et à un homme juste, ils se comporteraient de la même façon, car personne ne serait assez juste en lui-même pour agir selon la justice avec un tel pouvoir. Nous saisissons alors le fond de l’opposition entre Simone Weil et Glaucon: autant pour ce dernier la justice est profondément née de la vie en société, de la présence mutuelle des hommes dans la cité, autant pour Simone Weil, la justice est une affaire personnelle qui se joue dans la transparence du rapport à soi que crée la conscience. C’est pourquoi elle ne saurait en aucune manière dépendre de la visibilité extérieure de nos actes: serions-nous capable de nous soustraire au regard d’autrui que nous ne pourrions pas échapper à la conscience d’avoir agi injustement.
        L’anneau est la continuité de la clé parce que c’est bien notre conscience qui s’est dévoyée en forgeant cette clé. Dans le Seigneur des anneaux de Tolkien, la guerre contre les forces de Sauron se double d’une aventure intérieure qui est authentiquement celle de Frodon. C’est en un sens exactement de cela même que Simone Weil nous parle ici: il faut jeter la clé, jeter l’anneau mais il ne saurait être détruit que par cela même qui l’a forgé: les forges du Mordor sont en réalité l’intimité même du rapport à soi instauré par la conscience. Ce ne sont pas là les qualités physiques ni même l’intelligence qui comptent mais seulement la volonté.
       
Mais le propos de Simone Weil est évidemment d’expliquer cette légende car si la question de savoir ce que l’on met à part ne se pose pas vraiment, ou du moins si sa réponse est plus qu’évidente, celle de savoir de quoi on le met à part est fondamentale: s’agit-il simplement de le soustraire au monde visible? Si Simone Weil pensait cela, le début du passage serait incompréhensible et absurde. C’est à soi que l’on ment fondamentalement, ontologiquement. On porte atteinte à son intégrité morale. On se donne un pouvoir quasiment sans limite sur les choses extérieures parce que l’on s’est absurdement menti à soi-même. Nous avons créé de l’opacité dans le rapport transparent par excellence. Dés lors notre rapport à la réalité de nos actes est d’une superficialité totale. Tout n’est qu’en surface: il n’y a que des actes sans auteurs, des « crimes » sans criminels. C’est un monde sans profondeur ni conséquence ni engagement, un monde dans lequel plus personne ne répond de rien. Quand nous disons: "je ne réponds plus de mes actes », nous suggérons que nous sommes hors de nous, dans un état de débordement et d’excès au sein duquel nous ne prenons plus la mesure de nos gestes. C’est le monde de la démesure, de l’hybris, celui-là même que Platon et Aristote ne cessent de définir comme inhabitable par l’être humain, celui-là même dont la cité doit s’éloigner le plus possible. Un monde sans profondeur au sein duquel plus personne ne répond de rien, c’est finalement un écran plat sur lequel s’agitent des ombres, et ce dernier rapprochement permet à Simone Weil de rapprocher exactement les perspectives: la sienne et celle de Platon. L’effort du prisonnier détaché qui gravit la montagne vers le feu, le soleil et finalement les Idées elles-mêmes est de même nature que celui qui nous est nécessaire pour jeter cette clé qui nous déresponsabilise de toute présence et de tout acte.
       
Le chapitre d’où ce passage est extrait s’intitule l’anneau de Gygès, preuve que dans l’esprit de l’auteur, l’anneau est premier par rapport à la clé.  La tentation de Gygès est bien présente en nos consciences. Elle nous décharge de ce poids qu’est la conscience d’être la cause de la souffrance d’autrui. Nous pouvons nous exonérer à bon compte de l’évidence de tous ces liens qui nous engagent et nous impliquent au premier chef dans telle ou telle injustice.  Il y a des actes: un cri dans la rue, moi dans mon lit qui ne sort pas de chez moi mais nous ne faisons plus le lien. « Suis-je le gardien de mon frère? » Demande Caïn à L’Eternel qui le questionne sur Abel alors qu’il sait bien que Caïn a tué son frère. Y’a t-il seulement des liens dans le monde de l’anneau? Sommes nous redevables de quoi que ce soit aux yeux de qui que ce soit puisque nous avons gommé l’efficience visible de notre présence sur cette terre? La nature d’un acte tient-elle seulement dans sa visibilité?
        Sur ce point (et sur celui-là seulement), Simone Weil est d’accord avec Emmanuel Kant pour répondre que c’est dans l’intention que tient la nature authentique d’une action. Ce qui fait tout à la fois la fragilité et la force de l’action juste c’est qu’elle se décide dans la conscience du sujet. Pour Simone Weil, une action juste est une action dans laquelle la volonté du sujet se retrouve et s’assume sans partage, sans remise en cause. Une action juste est une action pleinement voulue par un sujet qui s’y engage sans réserve, et cela non pas pour s’affirmer dans le monde, mais justement pour s’annuler dans le monde, à son profit: c’est le « credo » auquel Simone Weil revient sans cesse dans cette oeuvre: « moins je suis, plus Dieu est ». Cette intelligence du rapport n’est pas tant une façon de comprendre le monde que de s’y annuler, de s’y effacer pour faire entièrement droit à sa justesse: « Je dois aimer être rien, dit Simone Weil, comme ce serait horrible si j’étais quelque chose. »
        Ce dernier point est fondamental: il est essentiel de ne pas confondre la rétractation à toute visibilité par le criminel et celle à l’univers de la conscience juste et finalement « sainte » (puisque c’est bien de cela dont il est question pour Simone Weil: de sainteté). Rien au monde, Gygès est tout pour lui-même puisque il se donne le droit de piller sans vergogne les biens de qui lui plaît. Tout au monde, le saint homme n’est rien pour lui-même et c’est bien ce chiasme que résout le rapport à l’anneau, le désir plus désirable que tout autre de jeter la clé: c’est un désir dans lequel s’engage tout aussi bien la conscience que la justice voire le « salut » de tout homme comprenant la vérité de tout « rapport ».

Conclusion  Simone Weil décrit donc ici les différentes modalités au gré desquelles nous faisons sécession en nous mettant à part de toute intelligence des liens entre nos actes et notre volonté, d’un monde visible dont nous nous abstrayons en ne répondant plus de nos gestes, nos paroles ou nos pensées. Cet univers de la conscience légère voire tout bonnement absente ressemble par bien des traits à celui qu’aujourd’hui la technologie, l’évolution des rapports et des pratiques dans un monde du travail refaçonné par l’informatique rend effectif. Nous ne disposons plus des moyens de savoir à quoi aboutira tel ou tel mail que le directeur d’un service envoie à ses subordonnés, telle décision que le PDG prend au regard d’une situation économique difficile, tel ou tel bouton que j’actionne dans mon tableau de bord. Les liens tissés par la communication dans notre réalité d’aujourd’hui ne sont aucunement les liens dont nous parle Simone Weil, mais cela ne signifie pas que ces propositions soient sans effet ni résonance dans notre quotidien d’homme du 21e siècle, car l’origine du problème ne nous est jamais extérieure et il serait particulièrement facile de nous exclure de l’effort décrit par Simone Weil comme étant celui de jeter la clé car c’est bien entre nous et nous que le choix d’en user ou de la détruire s’effectue. Ne pas mettre à part, c’est aussi accepter le monde tel qu’il est parce que ce n’est pas de lui que dépend ma décision d’être juste.