mercredi 31 mai 2017

"Douze hommes en colère" de Sidney Lumet" (2) - Que suis-je en-deçà de mon nom?

La toute dernière scène répond exactement aux premières images. Les deux premiers jurés reprennent pied dans ce que nous pourrions appeler la vie sociale, la vie « nommable ». Dans le tribunal, c’est en tant que citoyens anonymes qu’ils étaient appelés à délibérer et à juger. L’âme et la conscience nous déterminent en tant que sujets mais pas en tant que « particuliers ». Ce qui leur a été demandé, voire imposé en un sens (un juré peut se dérober à sa convocation pour raisons médicales), c’est d’aller chercher ce qui en eux, était assez neutre et authentique pour être à la hauteur éthique d’une décision de justice. Comment trouver en soi suffisamment d’aplomb, d’intégrité pour ne pas se dégoûter de soi en ayant à statuer sur la vie ou sur la mort d’un autre être humain ? L’attitude la plus commune et la plus facile consiste à faire semblant de ne pas comprendre, comme le juré 7 qui « fait comme si » son match comptait davantage que la vie d’un adolescent, à se cacher derrière ses préjugés de classe ou d’ethnie comme le juré 10, derrière sa profession comme le juré 12 qui fait comme si le problème était assimilable au meilleur slogan à trouver pour une marque de pâtes. Mais les jurés 8 et 9 ont choisi de prendre au pied de la lettre l’exigence de neutralité, de responsabilité, d’anonymat. La justice leur a délégué la partie la plus sombre de sa fonction exécutrice et cette face obscure est « innommable ». Que sommes-nous sans notre nom propre? Ni plus ni moins que des citoyens auxquels a été confiée la tâche de révéler en eux ce « fond de conscience commune » inassignable à une vie « particulière » à partir duquel la procédure consistant à juger l’un de ses semblables devient « possible ».
 
Il est rare que nous connaissions vraiment quelqu’un sans être informé de son nom, mais les délibérations d’un jury ont ceci de remarquable qu’elles placent des personnes en situation de se révéler totalement, d’exposer le plus authentiquement la nature la plus profonde de leur être, d’adopter une modalité de présence « vraie », sincère, efficiente, et tout cela de façon anonyme. D’habitude nous donnons notre nom et nous faisons connaissance ensuite, à partir de ce nom, lequel a une connotation sociale déjà marquée (il est ce par quoi nous sommes reconnaissables dans la collectivité), mais ici, les jurés sondent leur conscience et la révèle aux autres sans avoir à se référer à leur patronyme. Leur présence et les impacts multiples de leurs interactions s’effectuent « à vif » sans nom à défendre, sans esprit de famille ou de descendance à affirmer. Ils sont « là », présents à eux-mêmes et présents les uns aux autres. Ce qui, dans les situations courantes de la société civile, est atténué voire évacué par les distinctions de classes, de milieux, de religions ou d’ethnies (parce que les personnes issus de milieux différents ne se rencontrent jamais) s’exprime ici à plein et c’est bien ce qu’illustre la réaction du juré 5, quand le 10 utilise le terme de « racaille ».

Le juré âgé interpelle le juré 8 et ils échangent leur nom, parce qu’en un sens, ils le peuvent « maintenant ». Ils endossent à nouveau l’attirail de leur panoplie sociale, familiale et professionnelle. Eux qui viennent d’explorer la face la plus sombre des lois régulant l’existence des citoyens reviennent à la lumière réconfortante de leur vie de famille, de leur travail, tout ce que Pascal appelle « le divertissement » : « j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »
« Que sommes-nous en deçà de notre nom ? » Ce n’est pas une formule rhétorique que de répondre : « Rien et tout ». Rien parce qu’il n’est rien de notre vie en société qui puisse s’effectuer sans nos papiers d’identité, tout parce que le « phénomène dans lequel nous consistons, l’intensité que nous sommes capables d’investir dans le fait d’exister se passe de notre nom propre, et peut-être ne se libère vraiment purement, authentiquement que sans lui.
Par bien des aspects, nous avons assisté à un processus de dénuement complet. Douze citoyens sont convoqués et sommés de se défaire de leurs oripeaux sociaux, de leurs préjugés de classe, de ces opinions courantes derrière lesquels ils ont coutume de cacher leurs sentiments et leur authenticité pour révéler ce fond de conscience et de gravité neutre qui les anime, sans qu’ils l’aient forcément sollicité souvent dans leur existence. C’est dans cette perspective que nous pouvons à bon droit parler de « rayons X » et peu de scènes sont aussi révélatrices de ce processus que l’opposition frontale entre le juré 11 (l’horloger) et le juré 7 (fan de base-ball). La question posée par le premier au deuxième est à prendre au pied de la lettre : « Mais quel genre d’homme êtes-vous ? » C’est bien ça l’interrogation fondamentale en effet, celle que seule cette procédure rend possible :
«    -    J’ai pas à…
-    Si, vous devez nous le dire : coupable ou non coupable ? »
Quelle est la nature de votre présence ici ? La nature de votre présence tout court ? Cessez de vous dérober à ce que vous savez être la règle dans cette occasion, à savoir « être » : être vraiment, être seulement, être « maintenant ». Jusque là, vous avez probablement botté en touche à chaque fois qu’une situation réclamait de votre part une implication sans restriction à l’instant présent, mais ce type de comportement finalement extrêmement majoritaire qui doit cesser ici dans ce lieu et à cette heure. Vous ne pouvez pas adopter cette modalité de présence décalée qui consiste à être ici en ne cessant de penser à être ailleurs (ici encore, on peut penser à Pascal). C’est bien là, en substance le fond du message adressé par le juré 11, lequel, lui, a parfaitement compris l’investissement requis par les délibérations, comme le prouve son discours sur leur « convocation » :
-    « Nous n’avons rien à gagner ou à perdre dans ces discussions. C‘est ce qui fait notre force »
Comme il a été dit, la puissance du film, la force dramatique qui nous électrise d’un bout à l’autre de l’intrigue tient au défi relevé par Sidney Lumet et Reginald Rose (l’auteur de la pièce dont le film est l’adaptation), à savoir filmer des corps pour pressentir ou tout simplement percevoir des âmes, des consciences, des intensités d’existence, et c’est bien cela qu’en effet nous finissons par distinguer. Sous l’effet du juré 8, dont l’influence est comparable à ces éléments prépondérants changeant totalement l’évolution chimique d’une solution, et dans la fournaise du jour le plus chaud de l’année,  (c’est bien à un creuset d’alchimiste que nous avons ici affaire) les jurés vont tous laisser affleurer à la surface visible de leur comportements le fond caché, secret, véritable, de motivation qui anime leur existence : le racisme pour le juré 10, la paternité pour le juré 3, le complexe issu d’un milieu social défavorisé pour le juré 5, le vide consternant de la formule avantageuse pour le juré 11, la rigueur scientifique et démonstrative pour le juré 4, etc. Mais précisément il importe peu, au final, qu’un tel soit superficiel et tel autre impliqué, que celui-ci soit négatif et celui-là généreux et altruiste car ce qui s’effectue peu à peu sous nos yeux est le processus de maturation voire de raréfaction d’une solution humaine et il importe  plus que toute autre chose que nous maintenions fermement l’ouverture engendrée par cette comparaison, car nous ne voyons pas finalement ce qui de la matière même de nos humeurs, de nos mentalités et de nos façons de penser « humaines » seraient fondamentalement différents des propriétés des éléments mélangés dans une composition chimique. C’est précisément en nous en tenant au présupposé matériel de cette perspective que nous nous rendrons sensible à la « grâce » de ce film. Comment expliquer, en effet, que cet ensemble de conditions (chaleur, convocation, contexte pénal, meurtre, etc.) dont la réunion semblait plutôt favoriser l’enfer (évidemment ce terme est à prendre littéralement : « Douze hommes en colère » est probablement l’antithèse absolue de l’œuvre de Sartre : « Huis clos » - Les êtres humains, ici, ne se torturent pas, ne font pas exprès d’exacerber en l’autre ses failles, ses erreurs ou ses complexes, mais au contraire l’en libèrent) ?

L’effet de concentration sur l’examen des témoignages et des preuves à charge engendré par le juré 8, puis par le 9, parvient peu à peu à neutraliser ce fond de réactivité qui généralement trouve toujours du répondant chez nos interlocuteurs dans la vie courante. Le juré 10 est soudainement et violemment projeté dans une dimension dont il n’avait jamais fait l’expérience : une fin de non recevoir au flux de haine raciale et identitaire qu’il finit par déverser. Habitué à rebondir sur les encouragements ou les oppositions provoqués par sa parole, il doit faire face à la désertion physique et progressive par la quasi totalité des jurés de la table dont ils ne peuvent plus accepter le postulat de convivialité. Il est rejeté de la « solution », mis hors jeu de cette convention là car ici les préjugés n’ont plus cours : « c’est celui qui dit qui y est », comme disent les enfants, ou plus sérieusement, pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss, le barbare, croyant à la barbarie et la stigmatisant, se voit à son tour ostracisé du groupe du fait même de cette croyance, mais précisément il ne l’est pas par la stigmatisation ou la classification par le préjugé, mais par l’isolement silencieux. C’est d’ailleurs très exactement sur ce thème du préjugé que le juré 8 reprendra le fil des délibérations. Il nous a fallu passer par l’enfer de la promiscuité, de l’expression libre de la bêtise et des préjugés les plus éculés de l’opinion courante, par l’exhibition malsaine des rancoeurs et de l’amour-propre de certains jurés pour nous retrouver enfin en contact, par le biais d’un processus de dépouillement et de purification (catharsis) avec des flux de conscience attentive, anonyme et neutre, avec l’Ethique, par opposition à l’Ethos dans le sens de la distinction développée par Pierre Bourdieu : « La force de l'ethos, c'est que c'est une morale devenue hexis, geste, posture. »
Nous assistons ici, au contraire, à une situation au sein de laquelle « l’Hexis », c’est-à-dire la gestuelle, le « corps à corps » des jurés va totalement changer l’Ethos. Les jurés vont prendre en compte l’affaire à juger sous un autre angle que celui des habitudes de penser qui, en eux ont fini par sédimenter des couches dures. La puissance des visages impassibles fixés sur le juré 3 à la fin du film manifestent exactement cette puissance de « l’Hexis », cette capacité des corps à mobiliser des affects, des complexes, à exercer un pouvoir d’impression suffisant pour susciter l’expression moins de la justice que de la justesse. Ces visages interdisent l’expression de la bêtise car ils font sens et ne font que cela.

Mais il convient également d’insister sur ce qui, dés le début, définit la rigueur et la puissance de révélation de la position défendue par le juré 8. Comme il le dit dans l’une de ses prises de parole les plus directes : il ne croit pas à la vérité. Il se peut dit-il qu’ils soient en train de libérer un coupable, mais la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de « savoir » si l’accusé est coupable (vérité) mais d’établir clairement si un doute valable subsiste. Il est plus facile de savoir que l’on n’est pas sûr plutôt que de savoir qu’on sait, car dans ce dernier cas, le redoublement de la notion de certitude est plus que suspect. Si je sais que je sais, comment prendre assez de distance à l’égard de ce que je dis savoir pour être réellement « savant ». Comment savoir que je sais si je ne commence pas par douter et par remettre en cause ce qui finalement peut fort bien être un préjugé. Si je sais que je sais, je ne sors à aucun moment de ma certitude et celle-ci, dés lors, devient une croyance idéologique. C’est précisément quand on sait que l’on sait que l’on croit, et la mort d’un homme ne peut se décider sur ce fond de croyance ou de supposition. Il ne fait pas de doute qu’aucune procédure de justice digne de ce nom ne prononcerait, en suivant ce critère, pour l’exécution d’un accusé.

mardi 30 mai 2017

"Douze hommes en colère" de Sidney Lumet (1) - "En votre âme et conscience"


Douze hommes en colère est un film de Sidney Lumet sorti en 1957. L’intrigue respecte les trois unités de temps, de lieu et d’action. Nous voyons se dérouler les délibérations du procès d’un jeune portoricain accusé du meurtre de son père. La nature de ce délit ne compte pas pour rien dans les débats, le père étant la figure de l’autorité, le garant de l’ordre et l’image même de Dieu. Selon Freud le meurtre du père revêt deux significations l’une au sein de la famille et l’autre par rapport à la société. Tuer le père est l’un des premiers désirs de l’enfant masculin puisque sa présence, selon le complexe d’Œdipe, ne peut être autrement ressentie qu’en tant qu'obstacle au désir incestueux éprouvé à l’égard de la mère. C’est donc "la" pulsion fondamentale à partir de laquelle l'inconscient se constitue. Tous les garçons ont souhaité la mort de leur père et toutes les filles de leur mère. Ce n'est pas parce que nous avons déjà un Inconscient que nous désirons, enfant, tuer notre père, mais c'est parce que nous tendons primitivement à ce meurtre que nous avons un Inconscient.
Par contre, dans une optique culturelle (« Totem et tabou »), Freud décrit le meurtre du père au sein de la horde primitive comme le premier acte fondateur d’une société civilisée. Le Père écrasait de son autorité « naturelle » sa descendance, il était en effet impossible de créer d’autres cellules familiales sans recourir à cet acte fondateur brutal et violent pour créer d’autres filiations. Dans la théogonie d’Hésiode, Ouranos est castré par son fils Chronos et cet acte ne rend pas simplement possible l’existence extra-utérine des Déesses et des Dieux enfantés dans la matrice de Gaïa mais aussi l’espace lui-même.
Dans le film, le rapport entre le père assassiné et son fils est décrit dans une perspective à la fois plus modeste et plus sociologiquement connoté, le paternel étant un homme violent et alcoolique, battant son enfant dés l’âge de cinq ans. Il est néanmoins impossible d’évacuer totalement les remarques de Freud, d’abord parce que l’un des jurés, le N°3, projette indiscutablement ses propres déboires paternels sur le cas à juger, et ensuite, parce que l’une des visées de ce film consiste à passer aux rayons X la notion même de procès et plus particulièrement dans un jury de cour d’assise (les jurés étant des citoyens tirés au sort). Sidney Lumet interroge ici la procédure consistant à demander à des citoyens de juger objectivement et en conscience l’un des leurs. Où iront-ils trouver cette impartialité, cette nécessaire gravité par rapport à l’enjeu de ce jugement ?
On réalise ainsi que le crime de parricide permet au film de redoubler le questionnement de la société. Il ne s’agit pas seulement pour elle au travers de cette procédure de juger un éventuel criminel mais aussi de s’interroger sur son propre fondement : il existe, selon Freud, des parricides fondateurs et des parricides destructeurs. Comment matérialiser cette distinction dans un verdict ? Comment distinguer la violence légitime et culturelle de la violence illégitime et barbare puisque dans les deux cas, il s’agit quand même de « tuer le père » ?
Il est vraiment fondamental de réaliser que le juré 8 (Henry Fonda) parvient petit-à-petit à déplacer l’enjeu des délibérations de la question de la vérité quant à la culpabilité de l’accusé à celle de « doute valable » quant à la nature des charges et des témoignages invoqués pendant la procédure. Même si la question à laquelle ils ont à répondre est celle de la culpabilité, la constitution des Etats-Unis insiste, à bon droit, sur cette notion. Le discours du juge, avant les délibérations, est très clair sur ce point et nous pouvons affirmer que seul le juré 8 reçoit clairement et immédiatement cet avertissement. Une fois que nous avons compris cela, nous pourrons mieux nous installer dans l’action d’un film dont le dénouement nous laisse heureusement dans l’impasse quant à la question de savoir si l’adolescent a bel et bien tué son père ou pas. Néanmoins plusieurs échanges portent sur cette question essentielle de l’environnement de l’adolescent et sur l’éducation qu’il a reçue de son père dans un milieu aussi défavorisé. « Tuer le père », en son sens symbolique, est l’acte émancipateur par excellence, celui qu’il nous faut impérativement tous accomplir si nous voulons enfin marquer notre existence du sceau d’une identité réelle, d’une signature assumée et véritable. Le juré 3 ne serait pas aussi engagé dans le verdict de culpabilité de cet adolescent s’il n’en ressentait pas paradoxalement la légitimité, au fil de sa propre aventure. Il a fait de son fils un « mâle » et celui-ci a exprimé cette virilité en le frappant et en désertant le foyer familial. Ce que l’accusé est soupçonné d’avoir accompli, c’est finalement la suite logique de toute filiation « normale » voire normative, mais les circonstances sont à ce point inversées qu’il se trouve en situation d’en faire légalement payer « un », car finalement le seul  combat qui a toujours vraiment lieu est celui des Pères contre les fils, des Mères contre les filles.
Les autres jurés envisageant cette question de l’éducation et de la filiation sont le 8 (Henry Fonda), le 10 (le garagiste raciste) et le 7 (le fan de base-ball). Pour ce dernier, nous percevons immédiatement le peu de fondement de son argumentation. Lorsqu’il s’exprime pour la première fois sur l’affaire lors du tour de table des jurés convaincus de la culpabilité de l’accusé, il décrit l’historique de son « dossier » pénal. C’est un rebelle qui s’est toujours opposé à toute forme d’autorité, aussi bien celle des lois que celle des éducateurs. Lorsque le juré 8 lui oppose que son père le battait dés l’âge de cinq ans, il répond :
« - Et après, ces gosses là ! »
Son raisonnement tourne en rond : personne ne naît délinquant, on le devient, a fortiori quand le rapport que nous avons avec la personne censée nous protéger et nous encourager est déjà fondamentalement celui de la violence physique. Ce n’est pas parce que l’accusé était « ce gosse là » qu’il était frappé, c’est parce qu’il a été frappé qu’il est devenu « ce gosse là ». Le juré 10 ne fait pas preuve d’une meilleure approche :
-       « Peut-être n’a-t-il eu que ce qu’il méritait. « Tel père, tel fils » : voyez ce que je veux dire ! »
Une maxime en guise de « réflexion » : nous réalisons déjà le fond de la démarche d’un tel juré. Il n’est pas venu pour statuer sur une affaire, il est venu pour imposer ses présupposés sur « ces gens là ». Il y a « les gens bien » qui gagnent leur vie honnêtement et « la racaille » élevée dans des milieux sordides qui se tuent et que nous jugeons parce qu’elle se tue, en surimposant à l’expression d’une violence illégale, la violence légale d’un verdict de mort qui garantira l’arbitraire d’une délimitation sociale ne cessant jamais de s’auto-valider au fil des jugements.
Aussi inéquitable et abjecte que puisse être une telle conception de la justice, il n’est pas absurde de la mettre en rapport avec le discours du juré 4 (le banquier) parce qu’il exprime en termes beaucoup plus nuancés et réfléchis, une conception non pas semblable d’un point de vue idéologique (le juré 4 n’est pas raciste, c’est lui qui intimera au 10 l’ordre de « s’asseoir et de ne plus ouvrir sa bouche ») mais assimilable quant à la nature de l'acte à juger (sommes-nous là pour comprendre les causes ou pour juger des faits?). Le juré 4 exprime très vite la nécessité de ne pas invoquer le milieu de l’accusé en guise de circonstances atténuantes  (mais c’est pourtant là en un sens, le fond du problème. Un procès doit-il être le jugement impartial d’un homme ayant commis une infraction à l’égard des lois en exercice au sein d’une juridiction, ou bien devons-nous prendre en compte, dans une optique sociologique (héritée de Karl Marx), qu’aucun homme jamais ne survient de nulle part et qu’en un sens, il n’est pas question dans ce procès d’autre chose que, pour une société inéquitable de dissimuler son propre échec en l’imputant à des personnes, afin de cacher que son rôle premier, fondamental, à savoir intégrer des humains à un collectif, a, dans cette famille comme pour tant d’autres, « dysfonctionné » ?)
Cette perspective sera vite abandonnée dans le film, d’une part, parce que la question va s’orienter vers la notion de « doute valable » quant aux faits eux-mêmes, d’autre part, parce que la conscience des jurés sera sondée dans une optique plus philosophique que sociologique. Pour bien comprendre cet aspect, il nous faut vraiment prêter attention aux tout premiers plans et aux tout derniers du film.
« L’administration de la justice est le plus ferme pilier de Dieu ». La caméra rentre ensuite en plans très rapprochés de l’intérieur du tribunal à l’intérieur duquel toute l’architecture est faite pour impressionner l’individu et le placer d’autorité en situation d’infériorité par rapport à l’appareil du droit. Le mouvement initial de la caméra ne va jamais cesser de se focaliser sur l’infiniment petit jusqu’à filmer au plus prés l’intensité des visages des jurés. C’est bien de cela dont il est question : qu’y-a-t-il derrière cette architecture amphigourique, prétentieuse, derrière ces maximes invoquant Dieu, derrière ce terme : « se prononcer en son âme et conscience ». Comment ça se filme une conscience ? Comment donner idée de ce qu’est une âme en proie au doute lors d’un procès, tout en ayant rien d’autre à filmer que des corps rapprochés et suants dans une salle étroite lors des délibérations ? »
C’est ce défi que Sidney Lumet a relevé avec succès. Un juré est un citoyen sommé de se déterminer en conscience, c’est-à-dire sommé de révéler enfin cette instance dont on ne cesse de lui parler mais finalement dont personne parmi nous n’a de définition vraiment précise. Comme un alambic dans lequel des substances vont faire l’objet de processus de raffinage et de raréfaction, cette pièce est un pressoir de corps dont on espère recueillir, en guise de verdict, « l’essence des âmes ». Comment ces corps et surtout ces visages vont-ils agir les uns sur les autres de telle sorte qu’ils finiront par se révéler les uns aux autres ce qu’ils « sont vraiment » ? De fait, il est clair que chacun d’eux saura davantage à la fin des délibérations ce qu’il est. Ce qui fait de ce film l’un des plus importants qui aient jamais été produits, c’est exactement ça : ce qui est réalisé ici, c’est de la vérité filmée. Nous ne savons pas si leur verdict est « juste », mais ce à quoi nous avons assisté, c’est « juste un verdict », pour paraphraser Godard, à savoir des hommes qui se sont vus dans l’obligation absolue de se révéler tels qu’ils sont, au sein même d’une procédure qui, en un sens, ne leur demandait que ça.

lundi 29 mai 2017

Peut-on censurer une oeuvre d'art?


Qu'est-ce qui peut censurer une oeuvre? Une autorité qui se donne le droit de décréter au nom de valeurs, de normes morales, légales et religieuses qu'une oeuvre est "dangereuse". Il s'agit d'en interdire la diffusion, mais peut-on vraiment empêcher la "création". Une oeuvre peut être dite d'Art quand elle est issue d'un processus de création "pure". Là il y a des choses à dire sur le fait qu'une oeuvre n'est pas un "produit". Un artiste crée-t-il une œuvre pour se faire connaître, reconnaître? Il me semble que non. Comme dit Picasso, un artiste crée parce qu'il ne peut pas faire autrement, et évidemment il n'y a pas de "mode d'emploi", de" star academy" de l'artiste. l'œuvre est toujours l'expression d'une nécessité plutôt que d'une liberté. Picasso ne pouvait pas faire autre chose que peindre et il ne pouvait pas peindre autrement. Il y a là une forme de fatalité, de l'œuvre. Si on y réfléchit bien, on réalisera que devant les œuvres qui nous touchent vraiment, on éprouve bien ce sentiment d'une évidence: l'œuvre est exactement ce qu'il fallait qu'elle soit. On approuve, on abonde dans le sens d'une œuvre sans qu'on sache bien ce qui en nous lui dit: "oui".
D'ailleurs l'œuvre n’a que faire de notre approbation et cela nous interpelle également. Nous pouvons partir de la différence d'approche entre un objet technique et une œuvre d'art (même si cette opposition doit être dépassée dans un second temps: design). L'objet technique ne nous dérange pas, il est le prolongement de notre corps. Je ne vois pas un ordinateur sans que mes mains ne se posent immédiatement sur le clavier, sans que mes yeux ne regardent l'écran. Mon corps sait quoi faire devant un objet technique, parce que l'ustensile est une promesse d'action, il a été fait par un homme pour un homme et la tâche à laquelle elle invite est humaine. Un monde humain se profile à l'horizon de tout objet technique. L'œuvre d'art, non. Elle ne m'invite à rien, elle ne me donne aucune contenance dans un univers social où il faut toujours en avoir une. Au sens propre elle me "décontenance". Elle me laisse là, à la lisière de sa consistance, un peu idiot, hébété, comme devant un météorite qui serait tombé d'une autre planète (voir la nona ora de Maurizio Cattelan).
 Si on essaie vraiment de sonder cette déstabilisation, on comprendra qu'on ne peut pas censurer une œuvre d'art, parce que toute œuvre est "asociale", elle ne vise pas à "faire société". Elle ne crée pas de monde humain. Elle n'a pas d'avenir. Un objet technique me maintient dans l'illusion qu'il y a toujours quelque chose à faire: rouler si c'est une voiture, regarder si c'est une télé, appeler quelqu'un si c'est un tel portable, etc. Mais l'œuvre d'art me dit: "No future". Elle ne me ment pas (parce qu'honnêtement, les objets techniques nous incitent assez souvent à faire des bêtises, mais surtout ils nous font croire que le monde a été fait pour nous. Je ne suis pas en train de dire qu'une oeuvre d'art serait "écologique"). Une œuvre d'art, elle ne fait qu’"'être". C'est ce que dit Maurice Blanchot : "L'œuvre n'est ni achevée, ni inachevée, elle "est". Ce qu'elle nous dit, c'est qu'elle "est", et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien." Un objet technique n'est pas, parce qu'il est le vecteur d'une action, d'un avenir technique qui le dépasse. L'œuvre d'art "est" parce que rien ne se profile à son horizon. Elle est à elle-même son propre sens. Son sens ne lui vient pas de ce que je peux faire avec elle, parce qu'il n'y a rien à faire avec elle. 
On peut parler de contemplation si l'on veut mais c'est plus concret que cela. une musique nous renvoie à ce que c'est que le son, une peinture nous renvoie à ce que c'est que la lumière, un film nous renvoie à ce que c'est que l'image, que la séquence d'images et ainsi de suite. Rien n'est plus simple et plus existant qu'une oeuvre d'art parce qu'elle ne fait qu'exister. Tous les intellectuels qui nous parlent de l'interprétation d'une œuvre se moquent  de nous. Ils veulent conjurer ce mystère parce que ça leur fait peur. Une œuvre d'art est bien faite par un homme mais elle n'a aucune visée humaine.
Imaginons des puces sur le dos d'un tigre. Elles se racontent des histoires de puces qui entretiennent l'illusion qu'elles sont sur un monde stable fait pour elles (ça s'appelle la religion finalement) et puis il y a une puce qui leur montre des dessins du dos du tigre et qui leur dit: "vous savez, on est ,en ce moment, là, sur l'échine d'un félin qui n'a aucune considération de nous" On lui demanderait de se taire, on lui ferait une réputation de fou ou de génie et on passerait à autre chose parce que c'est exactement ce que les puces ne veulent pas entendre. La puce clairvoyante évidemment est l'artiste. L'art est structurellement scandaleux parce qu'il ne donne à voir que ce qui "est" :
 « La philosophie n’est pas l’art, mais elle a avec l’art de profondes affinités. Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. Mais ce sera aussi un philosophe, avec cette différence que la philosophie s’adresse moins aux objets extérieurs qu’à la vie intérieure de l’âme. » - Bergson
Avec la fable des puces, la question de la censure prend un certain relief: d'une part on comprend que l'œuvre d'art ne peut être que censurée, ou éludée, ou adorée mais à l'excès (interrogeons les troupeaux de spectateurs qui s'agglutinent devant la Joconde au Louvre et qui font des selfies devant: ils ne sont pas en train d'être captés par une œuvre, ils sont juste devant ce qu'on leur a dit qu'il fallait voir.") Les hommes ne peuvent accepter l'artiste comme un des leurs parce que son oeuvre est sculptée dans de l'existence qui se fout d'être humaine.  Toute oeuvre d'art est au sens propre dans un "no man's land". En un autre sens, justement on ne peut pas censurer une œuvre d'art parce que la censure se fait au nom des lois humaines et que l'art se situe à une dimension qui n'est pas celle-là. l'artiste décrit "ce qui est". Van Gogh ne peint pas des oliviers tordus parce qu'il est fou ou génial mais bel et bien parce qu'ils sont "vraiment" tordus. Les cyprès qu'il peint sont des flammes parce qu'ils le sont en effet: un cyprès c'est le carrefour d'une multitude de dynamismes: croissance végétale, vent, chaleur, force tellurique, etc. Pas d'autre vérité que celle de l'art. Staline peut bien censurer Chostakovitch, la vérité sonore révélée par le compositeur, il ne peut pas l'éluder. On peut pousser des hauts cris devant l'origine du monde de Courbet, on est tous passés par là.
Interné à Dachau, Music est un prisonnier que les nazis avaient affecté au charnier et dans ce contexte, Music, qui avaient réussi à dérober un fusain et du papier a peint les corps et a tenu des propos tout à fait intéressants si on parvient à les comprendre. Il s'est intéressé au cadavres humains en tant que matière à peindre. Il parle notamment d'une couleur bleutée que prend le corps mort dans le froid à un certain moment de sa décomposition. Ce n'est pas du voyeurisme. C'est le no man's land de l'art. De fait, "c'est". Un corps humain qu'on le veuille ou pas, ça bleuit quand c'est mort et c'est un phénomène indiscutable. On peut passer son temps à dire que les camps sont horribles, etc. Ce que Music a fait est encore plus fort que de l'indignation verbale, c'est de l'art. On peut se voiler les yeux devant les toiles de Music (parce qu'il a survécu et qu'il a peint ses toiles d'après les esquisses faites dans les camps), on ne changera rien à la vérité qu'il a peinte et on bleuira quand on sera mort. On ne peut pas censurer une œuvre d'art

dimanche 21 mai 2017

Préparer l'épreuve écrite de Philosophie du Baccalauréat 2017


(Il n’est jamais facile de se préparer psychologiquement à une épreuve d’examen. Le plus simple, comme nous le conseilleraient les Stoïciens, est de clairement faire la part entre les aspects sur lesquels nous pouvons agir, en tant que candidat, et ceux qui ne sont en aucune manière de notre ressort. C’est ce que cet article essaie le plus rigoureusement possible de lister)

1)    Ce que l’on sait
- Il y aura trois sujets (les deux premiers seront des sujets de dissertation, le troisième une explication de texte)
-  Ils porteront nécessairement sur les notions du programme
-  L’épreuve dure quatre heures
-  La correction des copies du Baccalauréat (sujets, critères de correction, notation) fera l’objet d’une discussion collégiale entre tous les correcteurs de l’Académie)

2)    Ce que l’on ne peut pas savoir à l’avance
-       L’énoncé des sujets
-       Qui vous corrigera (s’agira-t-il d’un homme ou d’une femme ? Gentil, pas gentil ? De bonne ou de mauvaise humeur ? Pourquoi ne pas se détacher complètement de ces questions débiles ?)
-       La note (autant ne pas remâcher sans fin ce que vous avez fait, une fois que cela a été écrit et rendu)



3)    Sur quoi peut-on miser ?
Il existe des critères de correction dont on sait très bien qu’ils seront appliqués à notre copie. C’est en fonction d’eux qu’il faut aborder l’épreuve :

-       Traiter le sujet (c’est un effort continu qui requiert une attention constante. « Est-ce bien le sujet que je traite ? » est une interrogation à laquelle il nous faut toujours soumettre nos développements)
-       Un minimum de considération de la matière (il est malheureusement possible qu’un élève de terminale n’ait pas vraiment saisi pendant l’année scolaire, la différence entre une idée ou une thèse philosophique et une opinion (« moi je pense que… »). Il aborde donc l’épreuve en croyant qu’il s’agit de « parler d’un thème », voire de « dire ce qu’on pense de… ». C’est très mal engagé. Il faut réaliser qu’un sujet est comme une fusée dont il convient d’affûter la silhouette jusqu’à en faire une « tête chercheuse ». En fait, cette tête chercheuse, c’est exactement ce à quoi notre dissertation doit ressembler. Plus on émousse cette pointe, plus on court le risque d’une mauvaise note).
-       Des références philosophiques plus maîtrisées que forcément nombreuses, plus approfondies que simplement évoquées, plus impliquées dans notre argumentation que gratuitement « plaquées ».


-       Un minimum d’endurance dans le traitement du sujet (la force d’inertie s’exerce sur tous les objets de notre planète et l’on ne voit pas pourquoi elle ne s’activerait pas aussi sur ce travail de réflexion. Il est évident que les idées que nous aurons trois heures après avoir pris connaissance du sujet seront meilleures que celles qui nous sont venues dés sa lecture, à condition que nous ne pensions pas à autre chose pendant ces trois heures. Il suffit donc que nous maintenions notre pensée sur cet énoncé constamment, qu’il devienne un leitmotiv, comme un « mantra », une formule gravée dans notre esprit, un crible à partir duquel toutes nos idées, nos références, nos argumentations doivent prendre forme.

4)    Ce qu’on doit faire une fois les sujets donnés
-       S’impliquer, au sens étymologique de ce terme : « se mettre dans les plis de… ». Il convient d’entrer dedans en se détachant complètement de l’idée d’en sortir. La question n’est pas posée pour que nous y répondions mais pour que nous la traitions.
-       Choisir en se demandant pour les sujets 1 ou 2 si nous percevons la dimension problématique de l’énoncé et pour le sujet 3 si nous comprenons en quoi ce texte est UN texte (il ne défend qu’une seule thèse)
-       S’organiser de la façon suivante : 


Au bout de 15 mn (au +) il faut avoir choisi
1h : sur le brouillon, écrire toutes les idées, références, citations « en vrac » en s’efforçant peu à peu de relever une démarche progressive allant des idées les plus simples au plus complexes, plus nuancées, plus subtiles.
1h30 : Il faudrait disposer d’une introduction et d’un plan rédigés au brouillon. On écrit donc directement sur la copie d’examen. (Si au bout de deux heures, on n’a toujours pas commencé à rédiger sur cette copie, il faut s’imposer de le faire, sans état d’âme)
3h30 /3h45 : Il convient de s’arrêter, de considérer sa copie en la comparant au plan initial. Elle a peut-être suivi d’autres pistes que celles qui étaient envisagées au départ. Ce n’est pas forcément mauvais signe, les idées nous venant au fil de l’écriture étant loin d’être les plus mauvaises. Mais il faut penser à la conclusion et donc fignoler les tout derniers paragraphes pour donner l’impression d’une réflexion qui n’a pas cessé de progresser et qui parvient à exprimer à l’égard du sujet un esprit de nuances clair et construit (il se peut que ce soit bien plus qu’une impression si tout s’est bien passé). La conclusion est plus facile à rédiger que l’introduction, mais il faudrait également se garder un temps de relecture pour corriger les éventuelles fautes d’orthographe et les oublis (quand on écrit tout en pensant à ce qu’on écrit, il se peut que notre pensée aille plus vite que notre main)

5)    Ce qu’on ne doit pas faire une fois l’épreuve terminée
-       Consulter des corrigés publiés sur la toile (ils sont souvent faits par des enseignants de Philosophie et le bac de Philosophie n’est pas une épreuve visant devenir professeur de cette matière – Cette lecture suscitera probablement en vous le sentiment de n’avoir pas dit ce qui était attendu alors qu’il n’existe pas de corrigé fiable d’un sujet de philosophie (puisque le sujet n’attendait pas de réponse)
-       Réécrire votre copie (si vous croyez au multivers, vous avez forcément un clone qui l’a fait, donc ça va : vous avez exploré toutes les variables envisageables de cette situation)
-       Chercher midi à quatorze heures (d’abord parce qu’il n’y sera pas, ensuite parce que vous aurez deux heures de retard à tous vos rendez-vous, c’est ballot !)

6)    Ce qu’on doit faire
-       Penser à autre chose
-       Penser à autre chose
-       Penser à autre chose


"La vérité est-elle soluble dans l'acide de la convivialité ?" - "Deux jours à tuer" de Jean Becker


Il faut toujours prêter une très grande attention à l’acception physique, chimique des termes courants. En philosophie, c’est comme si une notion y gagnait une dimension plus directement opératoire, je pense notamment à tout ce qui concerne les notions de polarisation,  de champs, de gravitation ou de magnétisme. Cet aspect revêt évidemment une signification intéressante pour tout élève de S capable d’utiliser des concepts scientifiques. Or, quand on parle de solution en chimie, on désigne « l’action de dissoudre un corps, une substance dans un solvant; processus par lequel s'élabore cette action. Synon. Dissolution ». C’est aussi un « mélange liquide homogène d'une ou plusieurs substance(s) solide(s), liquide(s) ou gazeuse(s), le soluté, et d'un liquide, le solvant. Solution concentrée, diluée, étendue, titrée, etc. »
Quand on participe à un dîner entre amis, ou à une fête, nous sommes tous conviés à nous fondre dans l’ambiance, voire dans une sorte de « complexe » au sein duquel il est admis (c’est-à-dire convenu d’avance, arrangé) que l’on doive s’y amuser, aborder tous les sujets de conversation possibles à condition 1) qu’on saura être assez drôle et court dans nos interventions pour ne pas écraser à son seul profit le temps de parole alloué à chacun des invités 2) qu’on restera assez courtois et hypocrite pour ne jamais dire ce que nous pensons vraiment. Nous sommes tenus de nous dissoudre dans cette « solution interactive, séductrice et conviviale » qu’est l’atmosphère du lieu et de l’instant. Un qualificatif s’impose ici, c’est celui de « léger ». La vérité serait grossière, incongrue, et lourde, insoutenable. « On n’est pas là pour ça », comme l’affirment tous les partisans de ce principe absurde de la « localisation finaliste » (être là « pour » quelque chose).
Pour des raisons que l’on découvrira progressivement dans le film, Antoine ne veut plus se dissoudre dans cette solution là, alors même que ce sont de « vrais » amis qui sont venus « pour son anniversaire », pour le fêter lui, et pas un autre. Cette authenticité du lien affectif se remarque d’ailleurs dans la réaction de certains d’entre eux qui s’interrogent sur les raisons de la négativité agressive de leur hôte, plutôt que de céder au mouvement instantané de l’indignation.
L’intérêt philosophique de cette scène se situe dans la nature même de l’instrument (probablement un scalpel) choisi par Antoine pour « trancher dans le vif », dans l’épaisseur affective de cette ambiance chaleureuse, intimiste, soumise au flux d’une dynamique conviviale et sociale en circuit fermé. Il a décidé de dire la vérité. Dans la plupart des cercles d’amis, au bout d’un certain temps, s’instaurent des codes de reconnaissance sédimentés par l’habitude, sclérosés tout autant par l’image que l’on s’est construite au sein de « ce » groupe que par les signes extérieurs d’assignation à un certain milieu social valant au sein de ce collectif. Antoine circulant au sein des îlots formés par ses invités pour remplir les coupes y recueille la matière nécessaire à l’éclatement qu’il a déjà en tête pour le dîner. L’avocat parlant des piètres qualités de golfeur de tel juge, Bérengère racontant ses vacances aux Seychelles, la séductrice évoquant la position de son mari au Ministère : toutes ces allusions sont des signaux qui convergent dans une seule direction : nous sommes riches, honorés, privilégiés, reconnus et, plus encore que cela nous nous réconfortons les uns les autres en émettant inlassablement les mêmes signes. C’est un peu ça, une soirée entre amis : il s’agit moins d’y dire vraiment quelque chose de nouveau ou d’intéressant que d’y conforter sa position. C’est ça aussi qui fait que l’on y est si bien : « on est tous du même monde pas vrai ? ». Antoine aussi en fait partie, l’intérieur de sa maison est parcourue par un jeu de références culturelles qui intégre à la perfection les habitus de ce code et c’est paradoxalement devant un mur où sont accrochées des œuvres abstraites qu’il va dénigrer la peinture que lui offre son invitée. S’il n’y « comprend rien », pourquoi en décore-t-il son intérieur ? Parce que c’est l’usage chez les gens qui font partie de ce monde.
Seulement, ce soir là, la vérité va éclater, tout comme les verres les assiettes et les nez. Antoine veut rompre avec ses amis, lesquels sont vraiment ses amis, mais il veut le faire définitivement et n’a pas d’autres moyens pour y parvenir que celui de leur révéler la vérité de leur relation, à savoir qu’ils ne sont pas amis. Il y a donc ici une contradiction évidente qui tient au critère de référence de cette amitié. Ils ne sont pas tant liés par des sentiments empathiques que par ce que l’on pourrait appeler le complot de la caste des nantis. Tous ces privilèges dont ils faisaient respectivement l’étalage, avec une absence de pudeur proprement sidérante avant le repas leur sont retournés sous une forme nue, exacte et brute par l’efficace d’un jeu de connexions destructeur et sensé opéré par Antoine.
« L’argent ne fait pas le bonheur » : une telle maxime est probablement vraie, mais placée dans la bouche d’une femme riche, elle ne peut revêtir une autre utilité que celle de cacher cette autre évidence, à savoir qu’il évite les ennuis, et c’est en ce sens là qu’elle devient immonde, abjecte, insoutenable et indécente. Antoine fait souffler le vent du dehors dans une réunion au sein de laquelle il était entendu qu’on échangerait seulement des signes de connivence, des blagues, des clins d’yeux. 


« Antoine veut refaire le monde » plaisante l’avocat du barreau, mais comment accepter un monde dans lequel des gens aisés émettent avec autant de nonchalance ces signes de puissance, expriment cette autosatisfaction de « happy few » sans même s’apercevoir de ce qu’elle induit d’indignité. La conduite d’Antoine est absolument « impardonnable » parce qu’elle se fonde sur une mise en regard de leur situation de privilégiés qui se définit précisément par son hypocrite dénégation. Ce qui les rassemble, c’est précisément ce fond de vérité qu’ils font semblant d’ignorer, parce que rien ne compte davantage dans l’efficience constante de ce déni que le nombre et l’effet de clôture. Et c’est exactement cette dynamique que la vérité explose. Antoine fait affleurer à la surface de la parole et des actes le non dit de la bêtise de Bérengère qui « elle ne voit pas le rapport » entre la nounou et ses vacances de Seychelles et se réfugie derrière le vide des formules toutes faites.
Mais peut-on vivre dans ce fond de vérité là ? En société, non, parce que l’acceptation de soi par les autres passe obligatoirement par le déni des vérités mettant à mal ce que l’on pourrait appeler une « conscience de classe ». Nous ne sommes jamais intégrés à un milieu qu’au prix de toutes les vérités que nous accepterons de passer sous silence dans la totalité de nos échanges pour y "faire société". La subtilité de cet art du discernement nous permettant de naviguer dans telle ou telle sphère sans jamais y paraître suspect s’appelle « savoir-vivre », mais à d’autres égards, il pourrait tout aussi bien se laisser définir comme ce meurtre rituel et constant qui consiste à sacrifier sur l’autel de la réussite et de la reconnaissance l’efficience lucide d’une solidarité moins sociale qu'humaine.