lundi 27 février 2023

Terminales 3/5/7: L'éternel retour de Julie dans "la nouvelle Héloïse" de Jean-Jacques Rousseau

 


"Le poids le plus lourd. - Et si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait: « Cette existence, telle que tu la mènes, et l'as menée jusqu'ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse; sans rien de nouveau; tout au contraire! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu'il y a en elle d'indiciblement grand et d'indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,... cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi! L'éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières! »... Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? À moins que tu n'aies déjà vécu un instant prodigieux où tu lui répondrais: «Tu es un dieu; je n'ai jamais ouï nulle parole aussi divine! ».

Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l'infini?» et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible! Ou alors, ah! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !" 

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1881-1887), g 341, trad. A. Vialatte, Éd. Gallimard, colt Idées, 1968, pp. 281-282.


Il s’agit de la version la plus connue de l’éternel retour formulée par Nietzsche dans son livre « le gai savoir ». Sa référence se justifie-t-elle dans une explication de cet extrait de « la nouvelle Héloïse »? 


« Tant qu’on désire on peut se passer d’être heureux ; on s’attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l’espoir se prolonge, et le charme de l’illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l’inquiétude qu’il donne est une espèce de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »


OUI, tout-à-fait mais à titre de contradiction. C’est même à la lumière de Nietzsche que l’on peut vraiment, dans tous les sens du terme, prendre la mesure du passage de Rousseau, exactement comme on réalise la dimension étroite d’une chambre en la comparant à un hall de gare.


Il n’y a rien de mal intentionné dans cette dernière remarque et ce d’autant plus qu’il ne faut JAMAIS oublier que la nouvelle Héloïse est un roman, que Julie décrit finalement ici ses « impressions » sur le désir et ensuite (malheureusement) sur l’homme et le réel. Lorsque l’on a le sentiment qu’une pensée est limitée par rapport à une autre et que ce sentiment s’appuie en réalité sur le degré d’amplitude d’une onde de choc effective à la lecture de tel pou tel, il n’y a vraiment rien de contre-indiqué, de méthodologiquement maladroit à en faire état. Dans le texte qui nous occupe, nous pouvons l’affirmer sans aucune crainte, ni complexe: ce dont Nietzsche parle dans cet aphorisme recèle une puissance d’impact philosophique incroyablement plus élevée que le discours de Julie. 

Cela n’a vraiment rien à voir avec le fait d’être plus Nietzschéen que Roussauïste (cela n’a pas grand sens ces affiliations de toute façon, c’est même complètement ruineux: personne n’a à se soumettre à un Nom). Il se trouve même qu’il y a dans l’éternel retour une forme de droiture, de justesse tenue et verticale par rapport à laquelle on comprend que la colonne vertébrale de la thèse de Julie est sinueuse et pour tout dire « bancale ». C’est donc indiscutablement une référence centrale, à tous égards. Elle est la bienvenue à condition qu’on la maintienne jusqu’au bout. 

Que le rapprochement entre ces deux passages se justifie cela s’impose d’abord parce qu’ils évoquent tous les deux le désir, l’amour et finalement le bonheur, mais comme par « désir », ils ne désignent pas du tout la même chose, évidemment, leurs conclusions divergent et c’est vraiment, vraiment peu dire. « Pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation »: Nietzsche n’évoque à aucun moment un « objet », un idéal de vie, un modèle d’amante ou d’amant, bref un « horizon » qu’il serait nécessaire pour que le désir « soit », de désirer.  Et cela pour la raison très simple que ce qui intéresse Nietzsche au premier et finalement au seul plan c’est de suggérer faiblement d’abord et très fortement ensuite que notre existence est prise dans un mouvement continu de retour sur « soi » de « LA vie » de ce qu’il appelle la volonté de puissance, c’est-à-dire de cette envie universelle (non pas au sens d’humain mais au sens  « de l’UNIVERS ») de venir et d’accroître toujours sa puissance. Tout ce qui vit désire vivre.  Quand un être humain vient au monde, il s’insère dans cette roue là, il est pris dans ce tourbillon là, dans ce maelström sous l’énergie d’impulsion, d’aspiration de laquelle nous devons insérer, rendre compatible notre désir d’être avec la totalité universelle de tous les désirs d’être, sachant qu’en fin de compte tout cela n’en compose qu’UN seul: celui de LA volonté de puissance. Evidemment la volonté de puissance ne peut que se vouloir elle-même incessamment, et c’est ça: « la vie qui va ». Elle ne fait qu’abonder dans son propre sens, sens cyclique, donc, qui continument revient à soi.

- Tu n’en sortiras jamais: de ce cycle éternel d’une volonté de puissance qui ne veut que se vouloir elle-même

- Mais alors il n’y a que ça: que cette araignée, ce clair de lune, « moi » (et c’est à peine si on ose prononcer ce terme) qui se co-adjoignent, qui se confondent et s’articulent pour composer cette base inamovible de la vie? 

- Oui, c’est ça qui reviendra encore et toujours à soi. La vie ne s’effectue que dans cette « neige poudreuse » de détails. Ce n’est pas tant que les instants ne cessent de revenir à nous, c’est plutôt que les instants ne cessent de revenir à eux-mêmes. » Quand on comprend ça, on réalise que la véritable question est celle-ci:  "est-ce que tu veux ne vivre que des instants qui reviennent à eux-mêmes, qui suivent leur propre logique indépendamment de TOI?  Jusqu’où es-tu capable d’aller dans cette intériorisation du fait que ce que tu vis, ce que tu as vécu et ce que tu vivras sont des instants, avant d’être des choses qui t’arrivent? Peux-tu réaliser qu’elles arrivent dans l’ordre qu’elles choisissent et que, si intentionnalité il y a, c’est celle de la volonté de puissance, c’est-à-dire d’instants qui ne démordront pas du fait d’être? Peux tu réaliser que c’est dans cette machine là que tu es embarqué(e)? A quel point vouloir et désirer de TON point de vue, c’est Rien! Ça n’a pas de sens. "


                Si tout ce qui se passe s’inscrit en fait dans un devenir, dans une roue qui mélange tout dans le mouvement de le faire incessamment devenir autre chose, alors justement il faut cesser de parler de « choses », d’états ou d’êtres. Si tout devient alors il n’y a qu’un seul et même Etat qui est devenir (et ne jamais se figer dans un état donc!) Et ce mouvement de devenir lui ne change pas. Ce qui s’y inclue ne change pas non plus et par conséquent cette araignée, ce clair de lune, pris qu’ils sont dans ce devenir ne cesseront JAMAIS d’être. Ce que nous vivons est déjà en train de se modifier, mais il était déjà en train de se modifier quand je l’ai vécu, mais alors d’où vient son état premier, initial? De ce qu’il état déjà en se modifiant, il n’a jamais cessé et ne cessera jamais de se modifier, je l’ai donc toujours déjà vécu et cela avant même qu’il arrive parce que quelque soit l’état de modification dont j’ai fait l’expérience , il est absolument impossible que j’ai fait une autre expérience que celle de son état de modification, par quoi, quoi que nous vivions, il ne peut s’agir d’autre chose que d’un éternel retour de modifications ou de variables. Nous ne vivons que toutes les infinies variables de situations dont le statut même de variables implique que nous les vivions toujours. Nous ne faisons que les vivre, et c’est ça que nous sommes. 


Prenons un exemple: ma femme ou ma petite amie me quitte. Puis-je dire « oui » à un éternel retour de cette rupture? On comprend Nietzsche quand on réalise que de toute façon c’est déjà fait. Qu’est-ce que cette rupture en fait? Un état (terminal) d’une relation amoureuse. Cet état est en lui-même une modification d’une relation. A quand remonte-t-elle? Evidemment de longues conversations (parfaitement inutiles d’ailleurs) aboutiront à l’aveu que notre copine nous confiera selon lequel tel ou tel jour nous l’avons déçue, nous avons dit ou fait quelque chose qui l’a blessée. Mais cet évènement lui-même est une modification, et finalement notre relation elle même n’est qu’une succession de modifications, parce que tout devient toujours.

Mais alors, si tout devient toujours cela signifie que cette recherche des causes dans mon passé revient à incriminer des facteurs anciens qui finalement ne sont pas du tout passés mais toujours efficients et donc que je vivais déjà en ayant provoqué, sans le savoir, ces lézardes dans mon couple, cette rupture même. Je n’ai pas cessé de vivre la rupture et cela même, surtout dans nos plus beaux jours, déjà la lézarde suivait son cours inexorable. Ne plus vivre en couple était déjà présent, efficient dans tous les jours passés en couple. Ce que j’ai vécu dans mon couple, ça a toujours été aussi la modification insidieuse de ne plus l’être. Nous ne vivons jamais des états, mais toujours des variables de ces états en train de muter, et évidemment cela ne s’arrêtera pas après la rupture par ce que rien de ma prochaine relation ne pourra totalement s’exclure du fait d’être une modification de cette relation là qui vient de finir.  

Ainsi la boucle est bouclée: les causes de la rupture que je cherchais dans mon passé sont en fait déjà en train de s’agglutiner à mon futur, tout simplement parce que ces infimes modifications qui ont lézardé mon bonheur conjugal ne sont pas moins irrévocablement efficientes dans toutes les variables que mes futures relations ne pourront  en aucune façon s’empêcher de devenir. Il n’est vraiment pas question ici de suggérer que mon caractère étant ce qu’il est, il va forcément se produire telle ou telle chose, c’est une question de structure temporelle: si tout ce qui se produit devient, si c’est une seule et même chose de « se produire » et de « devenir » (et c’est bien le cas), alors les causes de ce qui s’est produit portent les traces d’une mutation qui ne fera jamais que se continuer dans ce qui m’arrivera. Tout passé se retrouve dans le futur et inversement. Tout est déjà dans tout, ce qui vous arrive une fois n’a jamais cessé de vous arriver et vous arrivera toujours mais modifiée. La rupture qui ne m’est pas encore arrivée est déjà efficiente à l’état larvaire avant même que je ne rencontre la personne avec laquelle je vais rompre.


Quoi que vous disiez de tel moment difficile de votre vie en assurant que vous l’avez dépassé. C’est faux, vous êtes en train de le faire, et d’ailleurs, ce sera toujours à refaire, consciemment ou pas, parce que cet évènement sous telle ou telle modification est encore présent dans votre vie. Il est inscrit dans le devenir global des êtres et des choses, dans la totalité de cette volonté de puissance qui ne fait que remâcher incessamment cette bouillie évènementielle.

Il est infiniment lourd et léger d’exister, même un seul jour: c’st lourd parce qu’il n’ya pas de brouillon ce que vous avez vécu une fois d’avoir été vécu une fois sera vécue toutes les fois, mais sous des modifications. En même temps c’est très léger parce que ce que nous vivons ce n’est que de la modification, par quoi tout, toujours peut survenir, mais seulement à titre de modification. Nous ne vivons que cette prodigieuse efficacité de l’éternel retour à faire inlassablement du neuf avec de l’ancien, de telle sorte que le neuf ne sera jamais que le nouveau masque de l’ancien mais qu’en même temps, jamais ne me sera donnée, offerte, avec cet instant, l’occasion rêvée, mais bien réelle de DEVENIR, et ce devoir est une grâce. La damnation éternelle et le salut ne font qu’un, ce que Camus a parfaitement compris en disant qu’il fallait imaginer Sisyphe heureux, mais il nous faut aller plus loin que lui en disant qu’il l’EST non pas malgré son supplice mais à cause de lui.

C’et aussi l’un des aspects les plus jouissifs de la lecture du texte de Nietzsche que de se représenter la personne interpellée par le démon lui répondant calmement:

- Mais d’où crois-tu que je revienne si ce n’est de cet enfer là? D’où penses-tu que j‘ai retiré l’énergie nécessaire à être là en face de toi si ce n’est de la parfaite compréhension de tout ce processus? De quel falaise penses tu que je contemple le gouffre que tu crois me révéler pour la première fois dans le vide duquel s’annihile toute perspective de nouveauté, si ce n’est d’un OUI toujours déjà énoncé à ce que cette fatalité soit: amor fati ! 


La fatalité, c’est juste le caractère inextricable des petits riens qui composent les évènements. Finalement, je n’ai vécu que cette rupture, avant après, je ne vivrai qu’elle. Je ne vis que sa mutation perpétuelle; Il y a un moment où elle est plus claire mais  c’est juste d’un point de vue subjectif, pour moi et pour elle. En réalité elle a toujours été là. «  Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l’incarner ». Je dis oui à cette fatalité, parce que si elle m’apparaît, c’est aussi que j’ai compris qu’en fait, je n’ai pas le choix, je ne l’ai jamais eu.

En même temps, puisque nous ne vivons que des variables, cette rupture n’est qu’une affaire de variable. Cela veut dire que j’aurai pu ne pas rompre, que ce moment où les choses ont radicalement débouché sur la rupture avait pu être pris dans un moment de réconciliation et qu’alors je n’aurais vécu que des modifications de réconciliation mais là, elle a eu lieu. Cela veut dire que la roue de tous les évènements est comme un destin irrévocable sauf qu’elle se redistribue et se transforme à chaque numéro qui tombe, comme une sphère du loto dont les boules serait constamment renouvelées à chaque numéro qui sort. Il n’y a pas d’événement qui soit autre chose que la modification d’un autre donc sa continuité « autrement » mais inversement il n’est pas de modification qui soit autre chose que la fulgurance d’un « autrement » dans l’épaisseur continue et étouffante des évènements. Le tout est l’enchaînement inexorable et irrévocable de petits riens mais dans chacun de ces petits riens, ne cesse de se jouer l’éternité et l’exhaustivité de ce Tout. L’existence est un travail de très, de très haute précision à la hauteur duquel seul un être surhumain peut se situer. Tout de notre existence se joue à des petits riens et en même temps rien jamais n’y advient une fois sans y revenir toutes les fois. Quiconque tient ces deux propositions bout à bout dans sa vie est un surhomme.


Elle est où, Julie dans tout ça?  J’aurai envie de dire qu’ « elle fait des phrases », qu’elle est en pâmoison devant sa virtuosité littéraire, mais que, sur le fond, elle est complètement aux fraises! Plus sérieusement, c’est exactement comme si ayant perçu cette nature abyssale du désir en tant que volonté de puissance, elle s’était recroquevillée, comme un escargot dans sa coquille, sur « la douce propriété de l’imaginaire », sur le pays des chimères et autres fadaises « romantico-mystico-à-côté-de-la-plaquo ». 

On peut en effet avoir l’impression au début qu’elle réalise la puissance du désir, son auto-suffisance. On est heureux qu’avant d’été heureux, et on remarque toute cette fausse lucidité rhétorique à faire jouer des oxymores, des hyperboles, des effets de contraste. Cet homme avide et borné fait pour tout vouloir et peu obtenir, c’est elle, ou c’st Rousseau, plus exactement qui peut-être après avoir soupçonné la roue Nietzschéenne s’épuise à vouloir à tout prix y rétablir de l’ego, du moi, du petit moi, des objets, de la limite, des bornes (que de choses à dire de ce nom!), de l’imaginaire.

Mais on ne peut pas trouver cet espace de l’imaginaire à moins de le forcer, de vouloir le situer à tout prix sur la roue d’une fatalité qui de bout en bout le réfute. C’est un non lieu.  Le surhomme n’est pas du tout dans le néant des choses humaines. Rousseau l’est, parce qu’il ne parvient pas à réaliser qu’il est possible à un humain de dire oui à cette inéluctabilité du cours des évènements. 

Le malentendu est éclatant dans le passage consacré à la force consolante. De deux choses l’une soit le désirant n’a pas ce qu’il désire et il en profite pour constituer un substitut qui va supplanter l’objet réel et du coup le faire vivre dans l’utopie (Rousseau) soit il oeuvre à disposer dans cette multitude de petits riens qui composent la roue de la fatalité évènementielle l’agencement adéquat, le bon angle de ce devenir qu’il ne peut pas, de toute façon s’empêcher d’être. Finalement il s’agit de donner à sa petite existence la consistance d’un sens, de désirer en accord avec le flux d’une volonté de puissance qui elle-même ne fait que s’ingénier à vouloir, à se vouloir, à accroître sa puissance. 

Dans la situation imposée par la courtisane, le dignitaire cité par Roland Barthes réalise la rumeur d’une forme de rumination, d’éternel retour, d’adéquation de l’attente, de révélation pure d’un cycle désirant, dépourvu d’objets, de termes, d’idéal, de transcendance, de devoirs, d’horizons, d’espoirs. C’est quand on a tué l’espoir qu’on voit la vie, qu’on la voit vraiment telle qu’elle est, et qu’on est en même tant qu’elle. On n’a pas le choix alors, tout ce qui nous arrive est à vivre intensément parce que c’est la seule chose à faire. L’idée même de choisir les évènements qui nous arrivent apparaît sous son vrai jour: absurde.  Je n’ai qu’une chose à faire: dire oui à la fatalité. 

Tout ce que je vis prend le sens que je lui donne en le vivant et ce sens ne dépend que de cela, de la fermeté de ce lien qui me rattache à la vie telle qu’elle est, à la volonté de puissance telle qu’elle s’accroît, à la mécanique cyclique d’une réalité telle qu’elle devient. Autant Rousseau nous dit que l’espoir fait vivre, autant Nietzsche nous exhorte à tuer l’espoir pour enfin vivre



vendredi 24 février 2023

La réforme des retraites: Z comme Zoôn politikon et pas comme Zombi

 


            A l’occasion de ces débats sur la réforme de la retraite, je dois reconnaître que des évidences se sont faites jour, pour moi, à l’âge que j’ai et dans le rapport au travail que j’ai construit après plusieurs années. Ce rapport peut être très simplement défini: ce que je suis s’investit dans ce que je fais et tout ce qui tente de s’insinuer entre moi et la pratique de mon métier, je m’efforce de le mettre en minorité, voire, si c'est possible, de l'anéantir. Ce qui prévaut sur tout, c’est l’assurance qu’il n’est rien dans le travail que je fais qui m’impose la moindre concession à l’égard de quoi que ce soit à quoi je ne souscrirai pas, bref, aller au travail pour moi: ça fait sens. Je sais bien que si quelque chose corrompait la justesse et la fermeté de cette intrication entre mon métier et le sens que je peux lui donner, c’en serait quand même un peu "fini de moi", c'est-à-dire de ce rapport sensé entre moi et moi finalement (ipséïté).
            Je deviendrais un zombi, c’est-à-dire l’une de ces ombres que l’on croise et qu’on entend souvent pour lesquelles le métier est, soit le seul moyen de survivre, soit ce qui est pratiqué comme source de « revenus ». Je prends ces deux exemples pour clairement indiquer qu’il y a des zombis pauvres et des zombis riches mais que dans les deux cas ce qui fait d’eux des zombis, c’est un rapport forcé au travail: un rapport de « subordonné ».



(Attention on peut même avoir un rapport de subordonné au travail quand on est chef d’entreprise: la question qu’il faut poser à ces dirigeants c’est: "est-ce que cela fait sens pour toi: ton métier, ou bien est-ce que c’est seulement l’exercice de ton pouvoir? Est-ce que tu y exerces un pouvoir ou est-ce que tu y libères ta puissance?" Exercer son pouvoir donne de la jouissance, mais je suppose que c'est la même que celle qu'un zombi éprouve à mordre, libérer sa puissance, au contraire,  donne de la joie, du bonheur).

                 Il y a peu de choses dont je sois aussi sûr que celle-ci: tous les efforts dont nous sommes capables, toute l’intensité de vie que nous sommes en mesure de libérer doivent être exclusivement impliqués dans cette donnée, dans cette vérité: nous ne sommes pas des zombis, nous ne sommes pas des walking dead, nous ne sommes pas des consommateurs, nous sommes  ce qu’Aristote  appelle des « zoôn politikon », ce qui signifie simplement que vivre, pour nous, c’est « agir ». Pratiquer mon métier me permet d’agir et, c’est vrai: le fait que mon métier soit pratiqué dans le service public compte énormément, à ce titre, tout simplement parce qu’aucune action ne peut se concevoir sans s‘effectuer dans ce rayon d’action d’un NOUS (et il n'y a pas de meilleur "nous" que celui d'un métier qui est intégré à l'Etat). C’est simple, c’est carré et si on tient ce fil, rien ne peut nous arriver. 

        Si, par exemple, pour arrondir mes fins de mois, j’acceptais d’aller animer des stages de "philosophie"  dans une entreprise à des fins managériales, ce fil serait rompu et ce serait foutu! Je rejoindrais alors la foule des zombis. Il n’existe en fait qu’une seule façon de savoir si ce que vous avez choisi comme métier vous donne suffisamment de certitude de ne pas aller rejoindre les Walking Dead, c’est de vous demander si vous accepteriez de le faire gratuitement, et si la réponse était « oui ». 

 Attention! Cela ne veut pas dire que vous le feriez vraiment gratuitement, non pas parce que vous êtes hypocrites, mais parce qu’une action ne pouvant être conçue que dans le rayon d’action du NOUS, il faut qu’elle se produise dans une société qui la reconnaisse et le salaire n’est que ça: cette reconnaissance. C’est très révélateur de voir les dirigeants zombis encourager le bénévolat. Mais justement nous sommes trop désintéressés pour concéder que cet ancrage de notre moi dans notre travail pourrait se faire sans être reconnu par la société entière. Je pourrais le faire sans être payé mais j’ai besoin de mon salaire, non pas seulement pour vivre mais parce que cette implication totale dans le métier, ce n’est pas exclusivement ce que je fais pour moi mais aussi ce que je veux pour tous les autres. C’est le seul modèle de société qui puisse convenir à des zoôn politikon qui ne veulent pas devenir zombis. Pour être clair, c’est l’une des clés fondamentales pour être heureux. 

             


            On voit mieux tout ce qui se joue maintenant dans ce rapport Moi / Travail / Salaire. ET on comprend bien pourquoi toute personne qui s’efforce de techniciser ce débat, d’y insinuer une multitude de conditions, de chiffres complexes, de comparaison avec les autres pays ou de rapport avec la croissance, essaie de nous faire perdre la simplicité philosophique, existentielle de ce cap. Je fais le travail qui, pour moi, fait sens, je me nourris chaque jour de ce sens et le salaire que je gagne en le faisant, élevé ou pas, participe de ce sens parce que, dans ce mouvement nourricier par le biais duquel je donne sens à ma vie en travaillant, la société entre en compte, surtout évidemment si l’on est enseignant. Il n’y a pas de plus-value au travail, il y a des gens qui travaillent et qui y gagnent la capacité de donner ainsi du sens à leur vie par une action qui les engage auprès des autres.

            Dés lors qu’un chantage s’organise par le biais duquel on me demande sournoisement d’être un peu moins exigeant au niveau du sens et de gagner en contrepartie un salaire plus important, alors on veut tout simplement ma peau, ma vraie peau. On essaie de me zombifier, et aucune mort ne saurait être plus abjecte que cette « agonie dorée ». 


Titus le lion présente sa collection d' humanoïdes empaillés

        Quiconque travaille parce que cela fait sens pour lui donne de la valeur au travail et il est particulièrement intéressant de voir à quel point les partis qui défendent ce qu’ils appellent la « valeur travail » sont du côté des zombis, puisque cela signifie: « sacrifie ton moi au travail, à l’absence de sens de ton travail! » Là on ne parle plus du travail, on parle de l’emploi, du fait d’être employé, c’est-à-dire d' un rapport de subordonné dans le travail. Le fond de l'affaire est là: quand vous dites "travail", beaucoup de gens veulent que vous entendiez "rapport subordonné au travail", après quoi vous aurez bien "mérité" de ne plus travailler, donc il faudrait que vous cotisiez beaucoup à faire un travail dans des conditions telles que vous ne pourrez pas lui donner de sens pour enfin jouir d'être quoi? Rien: ne plus agir, ne plus exister, vivoter, "mort-vivre" , en fait. Il y a un gros problème ici, c'est qu'être humain, c'est-à-dire être un zoôn politikon ce n'est pas avant la retraite, car là vous ne faites que vous agiter absurdement pour gagner un salaire (même si ce salaire est élevé, ce n'est pas agir, ce n'est pas de la praxis) et ce n'est pas dans la retraite non plus, parce que vous y êtes considéré comme "inactif"  mais en fait vous n'aurez jamais été actif, c'est-à-dire humain).

        J'ai pris conscience de tout cela en réalisant que, dans la plupart des débats auxquels j’ai assisté, la question était mal posée au départ, c’est-à-dire qu’elle l’est dans les termes d‘un chantage (tu cotises combien de temps pour jouir de combien d'argent ?) alors que justement il est impossible et rigoureusement non-humain qu’elle le soit. Je n’ai pas à travailler plus dur ni plus longtemps pour jouir ensuite du fait de ne plus travailler en cotisant, la vérité est que je ne pourrai jamais cesser de travailler, parce que je ne pourrai jamais cesser d’exister ou encore parce que je ne pourrai jamais exister sans agir, parce qu’il est inconcevable que mon moi puisse tenir le coup sans se nourrir d’une pratique qui a du sens

            



            Bref, il n’est pas question de mourir, ni de vivre en tant que zombi. Un zoôn politikon comme un lapin Duracell ne cesse jamais d’agir pour les autres, avec eux et parce que ça fait sens pour lui. Par conséquent, la question n’est pas: combien de temps dois-tu faire ton métier pour jouir à la retraite de ne plus le faire? Mais de quel métier puis-je faire mon travail ET ma vie (et cela inclue la retraite)? Ce n’est pas la question: « quel travail dois-je faire pour vivre? » que je dois me poser mais celle-ci: « quel est ce travail qui, pour moi, est « vivre humainement », c’est-à-dire exister, agir,  et qui est tellement consubstantiel à ma façon d'être que je ne pourrai jamais, JAMAIS le lâcher ? »  

        Le salaire n’a aucune légitimité à être la récompense d‘un travail. On ne travaille pas « plus » pour gagner « plus », on gagne à travailler en travaillant parce qu’on se nourrit du sens que cela donne à sa vie et le salaire n’est que l’indice du fait que ce sens soit conforté, reconnu par une communauté qui énonce par là la compatibilité entre le sens d'un  travail collectif « pour moi » et le sens de mon travail « pour NOUS » .




lundi 20 février 2023

HLP Terminale - L'Humain et ses limites (1)

Introduction: Biotope et désinhibition

Dans son livre: « conditions de l’homme moderne » publié en 1958, Hannah Arendt écrit:

« Cet homme futur (dont l’espérance de vie a été rallongée par les progrès de la médecine) que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raisons de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. »

Il est impossible de comprendre tout ce qu’implique ce passage si  on ne le rapproche pas des thèses défendues par Heidegger dans son cours de 1929/1930 intitulé « les concepts fondamentaux de la métaphysique: Monde- Finitude- Solitude. 

C’est dans ce cours que le professeur allemand s’efforce de définir l’être humain de la façon la plus précise et la moins anthropocentrique possible. Tout ce qui est affirmé de l’animal dans ce travail de Heidegger repose sur les analyses de l’éthologue Jacob Von Uexküll. Nous avons déjà évoqué les travaux de ce dernier. Elles reposent sur l’idée selon laquelle l’animal est accaparé par un milieu, c’est-à-dire par un certain nombre de stimulations physiques qui déclenchent en lui une attitude consistant à créer un milieu. La tique reste complètement insensible à un certains nombre d’affects. Elle peut demeurer dans un état complètement suspendu, léthargique tant qu’elle ne reçoit pas les stimulations correspondantes. Mais pour peu que la lumière, l’odeur et la chaleur interfère pour constituer une sorte de triangulation situationnelle, la tique va se réveiller et agir (en l’occurrence attendre le mammifère et lui sucer le sang). On pourrait ici parler aussi de « biotope ». La tique se définit dans ces trois stimulations et par « définir », il faut entendre à la fois « se constituer » en tant qu’être fini et être englobé dans une définition. 

Cet accaparement par lequel l’animal dés son immersion dans la nature, Heidegger l’a appelé « stupeur ». Pour illustrer cette stupeur on peut citer un autre animal: l’abeille et une expérience faite par Von Uexküll: une abeille est placée devant un bol plein de miel, elle commence à aspirer le contenu et on lui sectionne l’abdomen pendant qu’elle ingurgite. Elle continue à avaler le miel alors même que l’on voit ce qu’elle avale tomber dans le vide. Elle ne se rend pas compte qu’elle n’a pas plus de jabot à remplir, ce qui prouve qu’elle ‘na aucun souci de la contenance et aucune sensibilité à la partie de son corps mutilé, prise qu’elle est dans la fonction prescrite: ingurgiter. Elle n’est pas tournée vers le monde, elle est accaparée par la stupeur qui la situe d’emblée et exclusivement dans les stimulations inférées par son milieu. Ce qu’il faut relier ici c’est le milieu, l’animal et les pulsions, surtout celle de l’ingestion, de la nourriture. Quel que soit l’animal auquel on s’intéresse, on voit bien que la construction de son milieu est liée à une fonction nutritive: la cellule de l’abeille, la tige de la tique, la toile de l’araignée et cela n’a pas tant rapport à l’action de satisfaire une fonction vitale (puisque l’abeille ingurgitant n’est pas en train se remplir un estomac qu’elle n’a plus)  qu’à une stupeur de l’animal « prise qu’elle est dans ce qu’elle est » . 

Or cela suppose qu’elle ne dispose absolument pas de la moindre ouverture à la réalisation du fait qu’elle soit, qu’elle existe.  Ce n’est pas que cela puisse lui être ouvert ou fermé, c’est qu’elle est toujours déjà impliqué dans le fait d’être, comme si elle se retrouvait dans une maison qui n’a pas d’extérieur. Il n’est aucun lieu au sein duquel l’abeille pourrait être, venir au monde que celui toujours déjà constitué de son milieu et de son rapport avec ce milieu. C’est justement pour cela qu’il n’y a aucun sens à parler de « monde animal ». Ce qu’il y a chez les animaux c’est un milieu, c’est un biotope.

(Une parenthèse ici doit être ouverte: il se trouve qu’historiquement Heidegger a été pris dans la spirale du mouvement nazi, qu’il a profité, du moins dans un premier temps, de plusieurs avantages universitaires provoqués par la fuite ou la déportation d’enseignants juifs à l’université de Fribourg dans laquelle il travaillait. Toutefois, cet engagement ne s’est pas prolongé et jamais Heidegger ne s’est vraiment impliqué philosophiquement dans la défense du 3e Reich. Sur le fond, et justement nous y sommes, quiconque essaie de saisir les thèses défendues ici comprend précisément l’incompatibilité de la philosophie de Heidegger avec le nazisme et surtout la notion d’« espace vital » telle qu’on la retrouve sous la plume de Karl Haushofer: le « lebensraum ». Cette notion illustre la tentative d’appliquer des concepts éthologiques à des humains alors que comme nous allons le voir: l’homme en tant que Da sein, c’est justement l’être qui n’a pas de biotope) 

Il faut s’appliquer à vraiment saisir la stupeur animale d’une façon desanthropocentrée. Heidegger évoque la notion de « désinhibiteur » pour qualifier le fait que l’abeille placée devant le miel se trouve immédiatement placé dans un champ d’excitabilité de la pulsion nourricière pure, et encore ce terme de « nourricière » est-il à revoir car il n’est pas question de se remplir le ventre.  Ce n‘est même pas qu’elle n’ait pas de conscience, qu’elle ne rende pas compte qu’elle n’a plus d’estomac, c’est, pour reprendre les termes de Heidegger, qu’elle ne trouve pas dans la révélation de l’étant ou pour le dire autrement qu’elle ne se sait pas exister, pas davantage qu’elle ne perçoit le miel et le bol comme existant. Les animaux sont dans la stupeur de leur milieu parce qu’ils ne perçoivent pas le fait d’exister comme « étant ». On pourrait dire que c’est de l’intérieur de ce que c’est qu’être qu’ils sont, mais même en utilisant cette expression, on laisse encore trop penser qu’il y aurait ici un intérieur à habiter par rapport à un extérieur non habité, alors que pour l’animal cette distinction n’a pas la moindre réalité.

Mais faute de mieux (parce que nous touchons là probablement les limites de l’exprimable humain) nous pouvons évoquer cette expression « être de l’intérieur de ce que c’est qu’être » pour désigner ce que l’animal vit et la raison pour laquelle il le vit toujours « d’emblée »alors que l’homme lui, ne le vit pas, raison pour laquelle il est un « da sein », c’est-à-dire un « être là. »

Ce qui manifeste au plus haut point notre différence avec l’animal, c’est que nous ne soyons pas accaparés dans la stupeur mais saisis d’étonnement devant la nature et que cet étonnement ne porte la marque d’aucune emprise, d’aucun milieu, d’aucun affect désinhibiteur. Nous ne sommes pas nés dans un milieu mais « là »  dans la nature d’où cet étrange rapport à un monde qui est à construire. Le da sein est « l’être pour lequel il est dans son être question de son être ». Cette phrase de Heidegger porte bien la trace de notre étrangeté dans la mesure où notre rapport à l’être n’est pas celui d’un animal qui s’y trouve à ce point toujours déjà logé qu’il n’a pas d‘extérieur. Bien au contraire, notre être consiste dans le fait d’être et de s’étonner du fait d’être, preuve que nous n’y sommes pas entièrement contenus. Il n’y a vraiment pas lieu ici de déduire une quelconque supériorité de statut ou de potentiel entre le da sein et l’animal, mais seulement de se représenter autant qu’on le peut la profondeur du fossé qui sépare l’animal et l’homme: alors que le premier est dans la stupeur, le second est dans l’étonnement, cette stupeur est accaparement dans un milieu alors que l’étonnement est sentiment d’étrangeté devant la nature et devant le fait d’être, cette stupeur marque la désinhibition totale à l’égard des pulsions stimulées dans l’emprise du milieu alors que nous construisons un monde dans l’inhibition des pulsions (c’est ce que nous appelons les interdits, les tabous, les lois, les devoirs). Aucun de ces deux modes d’être n’est supérieur à l’autre mais en même temps, nous pouvons garder constamment en tête que ce qui s‘ouvre à l’un du fait de cette façon d‘être se ferme à l’autre. Si l’animal est pauvre en monde comme le dit Heidegger, il va de soi qu’il est très riche en milieu et inversement notre aptitude à faire advenir le monde, à le construire par la technique nous rend nous très pauvre en milieu mais qu’est-ce que ça veut dire? 


Que nous savons maintenant d’où notre chat nous regarde, d’où vient cette intensité difficile à tenir, à savoir de ceci qu’il n’est pas, lui, un « da sein » et qu’il est une spontanéité du fait d’être au sens étymologique de spontanéité (sponte sua: de son propre mouvement) qui de l’intérieur même de ce que c’est que « la vivre » (et non de savoir qu’on la vit) nous fixe et nous glace un peu, comme si, de cet étonnement d’exister dans lequel nous humains, consistons, quelque chose de la stupeur d’exister sans question se faisait pressentir, mais pas plus. 

Hannah Arendt a suivi ce cours et elle fait partie des rares personnes proches du philosophe à n’avoir jamais publiquement destitué ses thèses de la moindre valeur à cause de son égarement personnel nazi. En fait, que cela nous plaise ou non, Heidegger est l’un des plus grands philosophes du 20e siècle et il est vraiment éclairant de mesurer à quel point, notamment chez les intellectuels français, on a pris l’habitude d’admirer sous la plume de Sartre, des intuitions extraites des oeuvres du philosophes allemand. 

Tout s’éclaire maintenant dans le texte de Hannah Arendt, notamment si nous le rapprochons de cette distinction entre le monde humain et le milieu animal. Dans l’effectuation de ce dernier s’accomplissent des stimulations provoquées par la totale désinhibition des actions animales par rapport à des affects orchestrés dans la nature par un rapport préétabli entre l’animal et son biotope. Si donc, il y a désinhibition animale, c‘est par rapport à des limites pré-orchestrées dans la nature comme entrecroisement des milieux. Qu’est-ce que ça veut dire? Que l’on a constaté que l’araignée prenait en compte dans le tissage de sa toile les paramètres du vol de la mouche, ou encore que l’orchidée se transformait en appareil génital de la guêpe pour assurer la reproduction des insectes et quantité d’autres exemples qui attestent du cadre à l’intérieur duquel cette désinhibition se réalise, à savoir celui de la multitude de milieux animaux qui se télescopent et s’harmonisent dans la nature.

Mais s’il y a désinhibition au sein du milieu pour les animaux et donc inhibition dans le monde pour les hommes (lois, interdits, etc.) qu’en est-il du Vivant? Ne serait-ce pas précisément pour les hommes le théâtre même d’une désinhibition très dommageable? D’une hybris, comme les grecs l’avaient fort bien compris? 

Il nous faut d’emblée reconnaître que l’inhibition animale n’est pas de même nature que l’inhibition humaine. La tique par exemple peut rester plus de dix ans dans une sorte de « stand by », d’état léthargique (dans un laboratoire de Rostock, une tique est restée 18 ans dans cet état en l’absence de tout signal désinhibiteur). La désinhibition humaine est aussi artificielle que le monde dans lequel il vit puisque lui n’a pas de milieu. Elle suppose donc des interdits humains, des lois civiles, etc, bref des limites à l’homme instituées pas les hommes en fonction de critères humains.




1) « L’homme est naturellement un animal politique » - Aristote (zôon politikon)

Et c’est précisément ici, sur ce point là qu’il convient de situer la politique, et de mesurer tout ce qu’il s’ensuit de l’homme de se soustraire à la politique. Peut-être n’est-ce vraiment qu’après avoir évoqué tout ce que nous venons de mettre à jour grâce à Jacob Von Uexküll et à Martin Heidegger que nous comprenons seulement dans toute sa puissance la phrase célèbre de Aristote: « l'homme est un animal naturellement politique ». Il est un zôon politikon. Aristote ne savait évidemment pas tout ce que Uexküll mettra à jour 24 siècles plus tard mais il définit par cette phrase toute la difficulté propre à l’Humain d’un feuille de route spécifiquement politique. Cela revient à affirmer en termes Heideggeriens que l’homme est la seule créature à laquelle revient la tâche de créer un monde, et que cette tâche induit note capacité à définir nos propres désinhibiteurs et à les respecter (toutes les tragédies antiques illustrent le drame de faillir à cette tâche) 

Dans la constitution de notre monde, jusqu’où sommes nous prêts à aller privés que nous sommes d’inhibiteurs dans le vivant? Qu’il y ait de la Politique, c’est-à-dire des cités, des peuples et des nations pour les êtres humains, c’est exactement cela, c’est-à-dire la tâche qui incombe aux hommes de se structurer en « nous », en peuples susceptibles de délibérer et d’agir de telle sorte qu’agir puisse se faire humainement dans le monde. C’est ce qui doit se structurer en lieu et place de la stupeur animal au sein du milieu. Dans quel cadre, l’humain peut-il libérer ses propres déshinhbiteurs? Cela ne peut être qu’un cadre politique, qu’un « nous », qu’une action collective et libre, voire libérée (mais de quoi? De la nécessité purement organique de la survie, de la consommation, de l’enfermement sécurisé dans le foyer).

L’être humain est donc un Da Sein parce qu’il n’est pas d’emblée capturé par la stupeur de ces signaux désinhibiteurs dans le croisement desquels les animaux sont d’emblée impliqués dans la constitution de leur milieu. On pourrait dire que nous sommes, en tant qu’humains « Interdits » devant le fait de l’existence et le double sens de ce terme se révèle incroyablement riche ici. Là où l’animal est pris dans la stupeur accaparante de son milieu, nous demeurons interdits, c’est-à-dire étonnés, mais aussi interdits au sens de inhibés, puisque justement nous ne disposons pas, au contraire des animaux de ces signaux déclencheurs à la sensibilité desquels eux se désinhibent. Nous demeurons ainsi au seuil d’un acte, d’un agir dans l’effectuation duquel les animaux eux accomplissent leur être de tique, d’araignée, d’abeille. 

Il faut bien reconnaître que c’est donc devant ce seuil de l’être que nous demeurons ainsi frappés d’interdit là où la stupeur animale, à l’inverse, effectue, dans une inconscience totale, l’accomplissement de cette musique naturelle grâce à laquelle des biotopes s’’entrecroisent et s’accordent dans la pacification d’une authentique harmonie  préétablie (Araignée/mouche, guêpe/ orchidée, etc.). Il n’existe pas dans la nature de signaux désinhibiteurs qui déclencheraient pour l’homme la constitution de son milieu. L’être humain n’a pas de biotope (et c’est bien en un sens ce qui explique la récente pandémie: ne disposant pas de cette donnée pour lui, il ne la comprend pas chez les animaux et déclenchent en violant cette harmonie préétablie des interactions dommageables, c’est-à-dire virales dont il subit absurdement le contrecoup. L’aventure humaine est celle-ci: celle d’une être étrangement dépourvu de biotope condamné à le faire advenir par ses propres moyens. Et c’est cela que Heidegger et Hannah Arendt appellent « le monde ».

On pourrait dire que l’être de l’homme est donc naturellement inhibé en ce sens qu’il est interdit devant le fait d’être et s’assume donc ou devrait s’assumer en tant que Da sein, l’être pour lequel il est dans son être question de son être. Ce dont on pourrait dire que l’animal l’aborde par le biais de la réponse, nous, nous le vivons en tant que question. C’est la raison pour laquelle, en effet, on peut dire de l’homme qu’il est l’animal en question, l’animal constitué tout entier de questionnement, l’animal pour lequel le fait d’exister est intrigant, énigmatique, insoluble puisque il ne se résout pas dans la désinhibition du biotope. Ce que c’est qu’être: l’animal le vit de l’intérieur, il le vit en soi, nous, nous le questionnons de l’extérieur, nous le vivons pour soi;

Mais justement autant nous sommes inhibés dans la nature, au sens de privés des désinhibiteurs de notre milieu, autant nous sommes désinhibés culturellement, c’est-à-dire sans limites, ou du moins sans limites données. Cela signifie que cette limitation ne peut venir que de nous, et c’est finalement bien cela que nous appelons une cité: à savoir un collectif d’êtres humains inhibés devant le fait d’être, désinhibés culturellement (puisque ils n’ont pas de biotope) et donc auxquels il revient la charge de se créer de toutes pièces des interdits culturels, comme ,par exemple, l’interdiction de laisser un cadavre humain pourrir en pleine nature. 

C’est exactement sous cet angle là qu’il faut aborder la pièce de Sophocle: « Antigone » et le dialogue entre Créon qui finalement ne comprend pas la portée de cette interdiction qui dépasse largement du cadre de ce qu’un roi peut ordonner puisque il en va de notre condition même « d’êtres humains » que de s’imposer ainsi des tabous en lieu et place de cette limitation du biotope dont les animaux sont gratifiés, mai pas nous. A défaut de respecter ces interdits là, nous ne disposons plus de limites et sombrons dans l’hybris, dans la démesure, comme le fait Créon.  Finalement quand Greta Thunberg demande aux dirigeants des pays développés: « comment osez-vous? » Elle se situe très exactement dans la même démarche. L’être humain est bien une espèce « autre » mais pas au sens auquel il avait jusque là coutume d’adhérer (à savoir sa supériorité, sa pensée, sa dignité supérieure, son élection par Dieu comme être à part choisi pour accomplir les desseins de l’Eternel). Ce qui est « autre » en lui, c’est cette redistribution de la désinhibition et de l’inhibition, le fait qu’il soit inhibé naturellement et désinhibé culturellement de telle sorte que lui revient cette charge d’avoir à s’imposer de lui-même à lui-mêmes ses propres limites.


Evidemment il importe au plus haut point de continuer le parallèle inversé Homme/Animal et de saisir à quel point cette tâche qui requiert plus que toute autre la culture d’une pudeur à tous égards spécifique parce que spécifiquement humaine a comme contre partie l’instauration d’un cadre politique à l’intérieur duquel l’être humain enfin sera à même de jouir de cette désinhibition qui lui fait naturellement défaut.  On comprend bien ainsi pourquoi Hannah Arendt parle de  « tâche politique primordiale » en évoquant la question de savoir si nous voulons détruite toute vie organique sur terre, nous qui le pouvons (mais pas du tout parc que nous sommes géniaux, ou « élus », mai plutôt parce que nous n’avons pas de biotope à l’intérieur duquel il nous serait donné de nous désinhiber, c’st-à-dire de libérer la puissance dans laquelle nous consistons. C’est ça un biotope, c’est cette triangulation de trois affects à l’intérieur de laquelle la tique peut libérer toute la puissance de son être et c’est pour cela que les animaux eux nous fixent et nous regardent à partir de l’intérieur de ce que c’est qu’être alors que nous qui existons à l’extérieur avons à créer en lieu et place de ce biotope dont nous sommes privés un « polis topos », un « politope », un espace politique, c’es-à-dire aussi un lieu de décision humaine.


2) Seuil et ouverture

Pour bien saisir toutes les implications philosophiques de cette existence humaine en tant zôon politikon, il faut la situer dans son lieu propre qui est donc celui de notre distinction avec l’animal. Si nous parcourons tous les compte rendus d’observation animale, il en est qui nous renseigne directement sur toutes les erreurs commises par les entomologistes avant que Jacob Von Uexküll ne développe sa thèse des milieux animaux.  Dans « souvenirs entomologiques »  (1879) Jean-Henri Fabre éthologue français décrit sa perception du travail de l’abeille:

« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »

Fabre remarque que l’abeille (c’est une certaine espèce d’abeille la chalicodome des murailles) qui vient de faire sa récolte de pollen a une façon bien codée, définie de déposer son chargement: elle est dotée d’un estomac qui a deux ouvertures: devant et derrière. Elle entre donc d’abord avec l’embouchure de devant dans sa cellule, donc tête en avant. Puis elle s’extrait de la cellule pour effectuer la même manoeuvre mais cette fois ci en marche arrière pour déposer le pollen qui reste dans son jabot. Une fois ce manège observé, Fabre effectue la manoeuvre suivante: il laisse l’abeille déposer le pollen par la partie antérieure du jabot mais quand l’insecte revient pour la deuxième dépose, il l’empêche d’entrer dans la cellule. L’abeille revient alors mais par le devant, alors qu’ « en toute logique », elle devrait revenir par derrière puisque la dépose par le devant a déjà été effectuée. Et Fabre pointe alors un comportement « mécanique », sans raison d’être, c’est comme un « rouage », un automatisme. Bref il en déduit très précipitamment que l’abeille est « borné » et qu’elle agit dans une « totale absence de sens ». C’est pour lui, un comportement probablement génétique, mais limité et absurde par lequel s’exprime finalement l’absence d’autonomie, de liberté, de spontanéité de l’abeille.

Même si Jacob Von Uexküll n’a jamais évoqué cette observation, on imagine facilement les conclusions que lui en retirerait, ainsi que celle de Heidegger. Ce que Fabre décrit comme un mouvement de répétition stérile et absurde peut et doit s’interpréter au contraire, comme un mouvement de désinhibition et de libération d’un milieu. L’abeille n’est pas un Da Sein. Elle n’accomplit pas l’action technique de déposer une récolte dans une cellule, elle libéré sa puissance d’agir en tant qu’abeille dans un biotope au sein duquel la cellule, l’entrée par devant, par derrière, le pollen, la première entrée et la seconde entrée sont des éléments dans lesquels et pas lesquels se tissent ce que c’est qu’être abeille de l’intérieur d’une condition qui contrairement à celle de l’être humain n’est pas interrogée. 

Ce qui est vraiment troublant c’est de réaliser à quel point pour le regard de Fabre « rien ne se fait » dans une action au cours de laquelle, bien au contraire, c’est toute la cohérence d’un biotope qui se met en place et même au-delà l’harmonie de ce tout que représente le croisement de tous les biotopes animaux au sein d’une nature naturante. 

Dans une logique de « monde » au sens que leur donnent Heidegger et Arendt, il est évident qu’en effet la deuxième entrée ne fait rien. Tout serait juste de l’observation de Fabre si le monde était « un », si la nature était UN biotope, mais c’est totalement faux et rien n’est plus à côté de la plaque de la nature que les conclusions de Fabre.


Cette affirmation de Von Uexküll réfute avec pertinence un présupposé dont Fabre n’a pas la moindre intuition:

« Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu'un sujet d'un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui nous relient aux choses de notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s'emboîteraient tous les êtres vivants. »

L’entomologiste français n’a pas la moindre idée de ce qu’il ferme en rendant impossible la seconde entrée de l’abeille et plus encore que cette expérimentation censée lui ouvrir les yeux sur le monde animal la lui rend impossible, obscure mais pas à cause de la complexité ou de l’étrangeté du comportement animal, plutôt à cause d’un postulat crée dans sa tête d’humain et dont il ne parvient à se détacher pour observer les animaux. Suivons en effet le fil rigoureux de cet acte: en plaçant une paille devant la cellule avant que l’abeille n’y être par derrière pour sa seconde dépose, Fabre casse le mouvement de désinhibition grâce auquel l’abeille constitue son biotope (Fleurs/Pollen/Cellule/Ruche). Ce biotope prend place dans le biotope de la fleur et s’inscrit donc au coeur d’une démarche au gré de laquelle s’harmonisent entre eux des biotopes différents au sein d’une nature que l’on peut finalement concevoir comme harmonisation de tous les biotopes au sein desquels les animaux désinhibent la puissance de leur être au sein d’une nature naturante. 

Si l’on tient donc à utiliser le terme de « mécanique » pour qualifier le comportement de l’abeille, il est impossible de le comprendre authentiquement autrement que prenant place au sein d’une mécanique grandiose qui n’est autre que celle de la nature, et plus encore cette mécanique auto-créatrice par le biais de laquelle ce n‘est pas le monde qui est monde mais le biotope de l’abeille qui se constitue en tant que biotope de l’abeille et la nature qui se crée en tant que nature et la vie qui s’auto-génère. 

C’et en tant qu’être naturellement inhibé que Fabre non seulement suspend cette mécanique là par son geste mais plus gravement encore est à des années lumière de réaliser ce qu’il fait. Le malentendu est ici à son paroxysme: il croit voir quand il s’interdit de voir. Il pense expérimenter quand il rend impossible l’expérience la plus fondamentale de la vie qui est celle de son auto-génération (nature naturante). Il croit résoudre un problème, mettre à nu la limitation instinctive des animaux par rapport aux hommes, quand il fait obstacle à l’accomplissement de l’être, à la réalisation d’actions naturelles effectuées de l‘intérieur de ce que c’est qu’être, lui qui en tant que Da Sein est condamné à demeurer au seuil. C’est cela qu’un Da Sein, contrairement à Fabre, se doit d’admettre, à savoir qu’un humain est condamné à rester au seuil de ce que c’est qu’être qu’il doit dans cette posture se retenir de violer la frontière dont il est comme le vigile, comme le gardien, l’observateur pudique et silencieux. 



Le fait que tout dans cette observation soit finalement axé sur une entrée, sur un seuil est particulièrement éclairant, édifiant. Peu d’expérimentations animales seraient de nature à nous mettre directement en phase avec la distinction Milieu / Monde telle que nous la trouvons chez Von Uexküll et Heidegger. Par là même, cela nous permet de donner à cette notion de limite un sens incroyablement « concret ». Pas une seconde, Fabre n’envisage qu’il est en train d’assister à cet accaparement de l’abeille dans la constitution de son milieu. Après en avoir été empêchée, l’abeille revient dans la cellule tête la première, alors qu’il n’y a plus de pollen à déposer de ce côté là de son estomac. C’est une action inutile, on pourrait dire « qui n’a pas lieu d’être » aux yeux d’un humain, d’un Da-Sein? Pourquoi? Parce qu’évidemment il inscrit l’enchaînement des actes de l’abeille dans le monde, dans une nature dont il présuppose qu’elle est la même pour lui et pour l’abeille, qu’elle est un «  décor commun ». Il sous-entend donc que si l’abeille était « intelligente », et non une sorte de « machine », selon lui, elle entrerait par derrière, puisque l’entrée par le devant a déjà été effectuée. Elle devrait « s’adapter » à la situation, étant entendu évidemment qu’il n’y en a, dans l’esprit de Fabre, qu’une seule: elle revient de sa récolte et n’a rien d’autre à faire que de déposer tout le pollen qu’elle a recueilli. 

Ce qui est sidérant, c’est de réaliser que là où Fabre voit une gestuelle absurde et sans lieu d’être, s’effectue en fait très exactement le contraire, à savoir la constitution par un animal de son véritable « lieu d’être », de son biotope, car la seconde entrée par le devant prend place dans la totalité d’un processus de désinhibition par le biais duquel l’abeille s’incorpore à un agencement cellule/pollen/ruche/miel/jabot dans l’intrication duquel s’installe le biotope, lequel participe de cette harmonie de tous les biotopes au sein de la nature. Empêchant la seconde entrée, Fabre ne révèle pas du tout, comme il le croit, l’automatisme entêté, insensé et absurde de l’abeille mais interrompt le processus d’installation d’un biotope par quoi la totalité harmonieuse de l’enchâssement des milieux animaux et végétaux se voit retardé, contrarié. Plus il pense aiguiser sa connaissance du « monde animal » (expression absurde puisque les animaux n’ont pas de monde mais un milieu), plus il interfère inconsciemment dans l’auto-genèse d’une nature dont il rend impossible l’aboutissement, le contrepoint harmonique. 

Interdit qu’il est, en tant que Da sein, dans une nature qui ne semble pas l’avoir gratifié d’un biotope, son observation des animaux est avec Fabre empreinte de sa condition: il interdit inconsciemment l’édification du biotope de l’abeille et interrompt sa désinhibition. Incapable d’interpréter des signaux naturels à partir desquels il serait en phase avec la stupeur inhérente à la construction de son biotope, il se révèle également inapte à interpréter correctement une gestuelle qu’il ne pourra jamais comprendre tant qu’il jugera qu’il est, lui, en prise avec le monde tel qu’il est.

Il n’est pas faux qu’il voit des choses de la nature que l’abeille, elle, n’aperçoit pas, mais elle ne les perçoit pas dans la mesure où elles ne sont pas ces signaux désinhibants grâce auxquels elle libère une puissance qui lui est propre et crée le biotope qui lui correspond. Il se ferme à ce qui s’ouvre et s’ouvre à ce qui se ferme, notamment quand il commente avec une sorte de sadisme stupide où pointe l’étroitesse de sa compréhension l’errance de l’abeille qui ne sait pas quoi faire devant la fermeture de la cellule et qui y revient, tête la première. « Il y a simulacre de descente » dit-il, comme si l’abeille « faisait semblant » alors qu’elle est proprement jetée dans un « non-lieu », déportée dans ce qu’il faut bien appeler une utopie, au sens littéral du terme d’absence de lieu. 

En fait, c’est plutôt nous, Da sein, qui sommes condamnés à des attitudes de simulation, qui ne savons pas bien ce que nous faisons « là », puisque nous ne sommes réquisitionnés par la nécessité naturelle d'aucun biotope. Comprendre vraiment cette expérimentation avec les repères de Von Uexküll et de Heidegger, c’est réaliser tout ce à quoi Fabre se rend aveugle précisément en croyant « voir ».