mardi 29 septembre 2015

Puis-je savoir que j'ai raison? - L'impératif catégorique d'Emmanuel Kant (1724 - 1804)


Il est impossible de traiter un sujet de philosophie sans se mettre dans l’embarras. Si nous avons l’impression que la réponse est facile, nous sommes nécessairement en train de faire un hors sujet. Il s’agit donc de résister au découragement qui peut nous saisir quand nous réalisons à quel point la réponse est multiple, plurivoque et, en un sens, impossible. Il serait dommage d’abandonner quand précisément nous sommes exactement en train de « remplir le contrat » d’une dissertation de philosophie. Autant, dans la vie courante, nous voulons résoudre, voire éviter les problèmes, autant, pour une dissertation, nous fonçons dedans tête la première et nous efforçons de nous en faire une idée claire, autant que nous le pouvons.
Mais il est important, de temps à autre, de prendre un peu de recul, et, après avoir examiné la pensée de tel ou tel auteur, de revenir à la formulation du sujet, en toute simplicité, avec un maximum de neutralité (je serai presque tenté de dire « pour soi » si par ce terme, nous entendions, non pas nous-mêmes en tant que nous avons telle vie, mais soi en tant que « sujet distant », en tant qu’être traitant la question dans une forme d’intimité impersonnelle, intimité à la portée d’absolument tout le monde, mais justement les pensées que nous avons dans cette situation là ne sont plus du tout celles de « monsieur tout-le-monde »). On peut parfois être étonné de voir tout le chemin parcouru entre la première fois que nous nous sommes posés la question, au début du devoir, et maintenant que notre questionnement s’est plus ou moins enrichi de différentes perspectives.
Puis-je savoir que j’ai raison ? C’est finalement la possibilité de disposer d’une « boussole » nous indiquant à toute occasion la « juste chose » à faire, à dire, à conclure, éventuellement à être (je sais que je suis « une chose qui pense », nous dit Descartes). Il est très éclairant de situer cette question dans ces moments au cours desquels nous éprouvons des « cas de conscience ». Si nous reprenons l’exemple évoqué par Kant dans son opuscule : « D’un prétendu droit de mentir par humanité », nous distinguons très clairement ce qui constitue peut-être le fond même de l’alternative. Faut-il dire la vérité quelles que soient les circonstances ? Mon ami est menacé par des assassins qui me demandent s’il a trouvé refuge dans ma maison. Dois-je laisser la situation guider ma décision et, par conséquent, « mentir », ou rester fidèle à ce principe qui finalement permet au monde de « tenir », à savoir dire la vérité ? Cette dernière proposition a besoin d’être expliquée. A quoi tient l’humanité ? Au crédit que nous accordons aux déclarations de nos semblables. S’il fallait, à toute occasion, en tout instant, concevoir que l’autre humain nous ment, par principe, l’existence humaine n’aurait pas de sens, pas de communauté de direction,  de visée. Chaque homme serait potentiellement l’ennemi de l’autre et c’est très exactement à la représentation d’une humanité engagée dans un état de guerre permanente de tous contre tous (Hobbes) que nous serions confrontés.
Mentir, quel que soit le contexte dans lequel nous mentons, c’est rendre l’humanité impossible. Pour Emmanuel Kant, le seul vis-à-vis que nous devons prendre en compte dans nos décisions, c’est cet universel humain (et sûrement pas ces assassins ni mon ami), soit la supériorité que nous accordons à la faculté qui en nous est exclusivement tournée vers cet universel : la Raison. Nous disposons ainsi d’une boussole capable de nous indiquer en toute occasion la bonne direction à suivre, c’est ce qu’il a appelé « l’impératif catégorique » : « Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en maxime universelle. » Je sais donc que j’ai raison quand j’agis de telle sorte que je peux vouloir que l’humanité prenne la même décision que moi et agisse « comme un seul homme » de façon identique à la mienne. Je ne peux pas vouloir tuer quelqu’un car cela reviendrait à appeler de ses vœux une humanité meurtrière qui se contredirait elle-même en tant qu’humanité. Je ne peux pas vouloir un monde dans lequel tout le monde pourrait tuer car cela reviendrait à vouloir un chaos au sein duquel ne pourrait plus du tout faire sens l’acte même de « vouloir ». De ce point de vue, mentir revient à « vouloir ne pas vouloir », ce qui est absurde et impossible. Par conséquent je sais que j’ai raison en disant la vérité à ces personnes venues pour tuer mon ami (mais Kant ne dit pas qu’il va les laisser faire. Il est juste question de répondre à leur interrogation sur la présence de mon ami chez moi).

lundi 28 septembre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" - Une trés mauvaise introduction (très)

(Cette introduction multiplie les maladresses et les incorrections. Plus qu'un hors sujet, c'est quasiment un "hors matière". Les phrases se suivent sans que l'on perçoive la volonté de poser un problème, de déterminer une direction. C'est une collection de généralités qui semblent surtout viser à remplir inutilement des lignes avec des propos vagues, des proverbes, des lieux communs. Si vous êtes plutôt conquis par cette entrée en matière, c'est que vous n'avez pas compris ce qu'est une introduction. Méfiance!)
« De tout temps, les hommes se sont interrogés sur le monde qui les entoure. Ils se posent des questions. L’espèce humaine est ainsi faite. Mais nous n’avons pas toutes les réponses. De même, quand nous débattons avec une autre personne qui n’est pas de notre avis, nous défendons notre point de vue, ce qui est normal. Sur un même sujet, les opinions s’opposent et chacun a le droit de penser ce qu’il veut. Ne dit-on pas que ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ? Pourquoi devrais-je convaincre mon adversaire que j’ai raison s’il pense différemment de moi ? Tout ceci nous conduit à nous interroger sur le fait de savoir si nous avons raison ou pas. Dans un premier temps, nous apporterons une réponse positive à la question avant de développer la réponse négative. Puis, dans une troisième partie, nous verrons qu’il est possible de dépasser cette opposition. Nous conclurons cette réflexion argumentée en donnant notre avis : certaines personnes sont sûres d’avoir raison et se trompent, d’autres doutent tellement de tout qu’elles renoncent à avoir raison. La réponse à la question posée dépend donc du caractère de chacun."

dimanche 27 septembre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" - Conseils de méthode pour la dissertation (développement, paragraphe, écriture et conclusion)


Nous avons composé notre introduction et nous disposons d’un plan. Il s’agit maintenant de rédiger le développement. Nous avons l’idée plus ou moins précise des directions dans lesquelles nous allons nous diriger grâce à notre plan. Mais il s’agit d’écrire les paragraphes dans chacune des parties envisagées. Pourquoi des paragraphes ? Parce que si notre dissertation se composait d’un seul bloc, cela signifierait que nous n’avons développé qu’une seule idée. Le passage d’un paragraphe à un autre est très important. Il indique clairement que nous passons un cap : nous avons posé, justifié et suivi les implications d’une thèse forte, d’une prise de position argumentée sur le sujet et cela nous conduit tout naturellement à approfondir, dépasser, éventuellement à mettre en question l’idée que nous venons d’examiner.
Pour bien comprendre cette étape essentielle de la rédaction d’un paragraphe, il s’agit de situer d’abord « l’atmosphère » de l’écriture philosophique. Nous n’écrivons pas pour nous faire accepter, reconnaître, encore moins aimer par celles et ceux qui nous liront. Il y a une « tension » dans cette écriture, et cette tension est parfaitement « modélisée » par la neutralité de la page blanche sur laquelle nous écrivons. Bien sûr, il y a l’intérêt d’obtenir une bonne note mais cet objectif ne saurait être le seul. Il est lui-même dépassé par une autre considération qui sera plus décisive que lui (et qui d’ailleurs décidera de lui).
A notre échelle, avec nos moyens, il s’agit de retrouver quelque chose de la démarche de Descartes lorsqu’il se lança dans ses méditations métaphysiques. Il s’agissait pour lui de faire table rase de tous les préjugés, de tous les lieux communs, de toutes les opinions non fondées auxquelles se rallie la majorité par paresse et par facilité. Tout sujet de dissertation éveille d’abord en nous ce genre de « pensées », cet afflux de choses entendues ici ou là, de proverbes, de prises de position. Sur le fond, il n’est pas exclu que certaines de ses opinions soient justes, mais en tant qu’opinions, elles ne sont, dans leur forme, plus acceptables ici.

Comment progresser dans le traitement d’une question en étant certain que chaque pas que nous faisons est le plus assuré possible ? D’abord en étant toujours très clair avec soi-même, et donc avec notre lecteur, ensuite en mettant en place un processus d’implication des phrases les unes par les autres qui soit suffisamment rigoureux pour que nous soyons sûrs de ne jamais « lâcher » notre sujet ou de nous égarer dans la défense gratuite d’une idée qui nous « arrange » personnellement. Il ne faut jamais oublier que l’écriture philosophique ne peut, à aucun moment, se laisser enfermer dans les « pour moi », « en ce qui me concerne » ou « de mon point de vue ». Si nous nous laissons aller à écrire « je pense que », il faut bien réaliser que notre correcteur, à juste raison, manifestera un réflexe de défiance, voire de sanction. Nous ne sommes pas là pour « dire » ce que nous pensons, nous sommes là pour penser, quitte à remettre en cause toutes les thèses que nous avons défendues jusque là, sans les avoir jamais examinées vraiment.

Nous ne sommes pas dans une discussion animée, accoudé au comptoir d’un bar avec des amis. Nous ne sommes plus pris dans ces petits jeux de séduction dans lesquels il s’agit de faire rire les autres, de se faire aimer d’eux, de critiquer ce que nos amis critiquent pour que la dynamique de groupe fonctionne à plein. Ici (c’est-à-dire dans l’espace délimité par la feuille blanche) il y a d’abord nous et une question. Il y a aussi un contexte philosophique qui nous détache d’emblée de ce qui, en nous, serait personnel, subjectif ou politiquement engagé. Peut-être ne sommes-nous pas habitués à un tel dépouillement, à un tel silence, à une telle exigence de retenue par rapport au personnage que nous jouons dans la comédie sociale, familiale ou professionnelle, mais c’est comme ça, et Descartes ne s’est pas lancé dans les méditations en tant que soldat (il était soldat à l’époque), ou français, ou né en Touraine, ou quelque autre particularité de son existence.
Mais comment maintenir ce climat impersonnel tout au long de notre travail ? Evidemment en s’interdisant toute référence à notre vie privée et toute formulation visant à limiter le terrain d’application de nos thèses (Je crois… je parle pour moi, etc.). Mais il convient aussi que nos propositions se « tiennent », qu’elles soient constamment reliées les unes aux autres par un processus d’implication permanente et logique. Si nous écrivons ceci c’est que nous avions posé précédemment cela. Il importe donc d’utiliser constamment des connecteurs logiques (Mais – Donc – Car – Par conséquent – Cependant – Néanmoins – etc.) pour à la fois manifester cette implication et la connoter (cause, conséquence, contradiction, etc.)
Nous pouvons, pour donner un exemple de ce type d’écriture, nous situer, par rapport au sujet : « Puis-je savoir que j’ai raison ? » au tout début de la deuxième partie projetée dans notre plan. Nous venons de réfléchir à la possibilité de déterminer un critère objectif qui nous permettrait de savoir que nous sommes dans le vrai. Mais il s’agit maintenant d’insister sur la multiplicité de sens de cette expression :

Il existe donc, selon Descartes, un critère qui nous permet de savoir que nous avons raison quand nous affirmons que nous existons, c’est la résistance à un doute profond, méthodique et radical (nous supposons que cette démonstration faisait l’objet du précédent paragraphe). Avoir raison signifie ici dire une vérité indiscutable, fondée, assurée. Mais je peux aussi avoir raison en agissant bien, c’est-à-dire moralement, ou bien encore efficacement dans la visée d’une perspective précise. Si mon but est par exemple d’acquérir le pouvoir, j’ai raison de séduire la majorité de la population par des discours mensongers et prometteurs. Mais au regard de la morale, je n’ai pas raison d’adopter cette attitude. Par conséquent nous réalisons qu’avoir raison désigne finalement la conformité de moyens en vue d’un objectif. Relativement à tel but, je peux avoir raison d’accomplir un geste inconvenant, inadapté voire interdit au regard d’une autre finalité. La question : « Puis-je savoir que j’ai raison ? » prend donc un sens particulier dés que nous prenons en considération cette plurivocité. Il ne s’agit pas de savoir si j’ai raison de faire ceci ou cela au regard de tel ou tel objectif, mais plutôt de s’interroger sur la possibilité d’un objectif ou d’une perspective qui l’emporterait sur toutes les autres. Existe-t-il vraiment une perspective (morale, pratique, politique, économique, scientifique, etc.) à l’intérieur de laquelle il serait plus justifié d’avoir raison qu’une autre, ou bien sommes-nous renvoyés à cette confrontation perpétuelle de perspectives relatives déployant chacune dans leur ordre propre une démarche visant à avoir raison au regard de leurs critères exclusifs ?


Ce paragraphe opère la transition entre la première et la deuxième partie. Nous pensions avoir résolu la question dans la partie précédente mais ce paragraphe relance le questionnement en relevant un nouveau problème : savoir que l’on a raison, ce n’est pas seulement mettre en œuvre un doute méthodique pour voir s’il en sortira quelque chose de certain, c’est aussi se rendre compte de la relativité d’une telle expression, ce qui pose de nouvelles interrogations (pourquoi avoir raison en science serait-il « mieux » qu’avoir raison en politique, par exemple ?). Nous voyons bien dans ce paragraphe l’unité d’une démarche se déployer, c’est celle qui consiste à prendre encore plus de recul par rapport au problème posé par le sujet. Il s’agit d’ouvrir vers la question qui fera l’objet de toute la deuxième partie. L’utilisation fréquente de connecteurs logiques prouve l’implication de toutes les propositions évoquées les unes à l’égard des autres. Il faut qu’un paragraphe défende « une » idée, accomplisse « une » fonction dans le développement et il convient aussi qu’elle assure cette unité en reliant toutes les phrases les unes aux autres. C’est exactement ce que signifie l’expression : « ça se tient ». Rien n’est avancé sans s’appuyer sur ce qui précède, comme les pierres d’une voûte qui s’appuient les unes sur les autres pour dessiner parfaitement la courbure.


Lorsque nous avons développé nos trois parties, nous pouvons conclure notre dissertation en reprenant en quelques lignes le chemin que nous avons parcouru (« Nous sommes partis de cette idée selon laquelle il est nécessaire de se défaire de cet attachement premier à nos opinions pour savoir que nous avions raison, ce qui nous a conduit à…). Dans un second temps, il est clair que notre troisième partie a développé ce que nous pouvions concevoir de mieux pour éclairer le problème. Nous y sommes allés le plus loin dans l’exploration des présupposés rendant possible la question du sujet. Nécessairement, une réponse peut être déduite de cet angle de vue, censé être le plus subtil.
Exemple : « Comment savoir que l’on a raison dans un univers en expansion infinie ? En ramenant sans cesse ses jugements à la mesure de cette dimension exponentielle, c’est-à-dire d’une impossibilité structurelle de délimitation et de mesure. Ce que nous pouvons savoir sans la moindre remise en cause possible c’est qu’avoir raison ou tort se décide au fil d’une ligne de fracture qui, à l'image de celles que dessine la tectonique des plaques, ne cesse, à chaque instant, d’être différente. »

samedi 26 septembre 2015

"Puis-je savoir que j'ai raison?" - Explication du texte de David Hume


Nous avons déjà abordé, dans toutes les classes, des arguments et des références qui nous permettent de répondre à la question abordée dans notre première partie. Pouvons-nous trouver un critère qui nous permette de savoir que nous avons raison en défaisant ce lien primitif, cet attachement inconditionnel de notre personne à nos prises de position, à nos jugements, nos idées, nos actes, nos choix, etc. ?
Le texte de David Hume (1711 – 1776) reprend exactement cette question et désigne cet attachement viscéral de tout homme à l’égard de son opinion comme le plus grand obstacle à surmonter si nous voulons raisonner efficacement :

"Les hommes, pour la plupart, sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions ; comme ils voient les objets d’un seul côté et qu’ils n’ont aucune idée des arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes vers lesquels ils penchent, et ils n’ont aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés.
Il existe un penchant naturel de chacun d’entre nous à se donner inconditionnellement raison, à ne pas faire droit à la contradiction ni aux arguments d’autrui. Pour illustrer cette inclination et cette incapacité à envisager une autre position que la sienne, il suffit de prêter attention à l’écrasante majorité des avis soutenus dans les rubriques « commentaires », dans les réseaux sociaux, ou dans la plupart des forums internet. Il y est question de « donner son avis », mais en aucune façon, d’amorcer une tentative d’argumentation qui manifesterait une prise de risque, c’est-à-dire un effort pour se situer sur un terrain objectif, neutre, dans lequel la curiosité de savoir si nous avons raison l’emporterait sur la passion de se donner à soi-même raison, autoritairement. « Mes pensées sont mes pensées », ou « c’est mon opinion et je la partage » (cette dernière formule est aussi intéressante que perverse, car « partager », c’est précisément ce que l’auteur d’une telle maxime ne fait en aucune manière, puisque il ne s’agit pas d’échanger, d’écouter les points de vue des autres, et c’est exactement tout le sens de cette ironie qui, dans un même mouvement, avoue et justifie sa propre mauvaise foi : « je sais que je ne partage rien du tout, mais ça m’est égal, et le fait que je m’en rende compte est un « plus »). Un défenseur du négationnisme (négation de l’existence des chambres à gaz) s’enferme dans un discours idéologique qui ne prend pas en compte la notion même de preuve, ou qui pousse la mauvaise foi dans une remise en cause systématique des démonstrations pourtant irréfutables de la thèse contraire (les films tournés par les soldats russes ou américains qui ont libérés les camps de la mort seraient des faux, des fictions, les tatouages de chiffres feraient parti d’une vaste supercherie, les témoignages concordants marqueraient l’efficience de ce complot fait pour tromper l’humanité, etc. Nous percevons bien que la mauvaise foi tourne ici au délire, à la théorie du complot, à la paranoïa.).


Nous pouvons reprendre ici l’argument de Karl Popper qui soutient que la différence entre une proposition idéologique et une thèse scientifique réside dans la capacité de cette dernière de se situer toujours en dessous d’elle-même, c’est une hypothèse du grec hypo : « inférieur », en dessous, sous. Quelque soit la proposition d’un scientifique (mis à part les mathématiques), elle n’est évoquée que pour être mis en question par le biais d’un processus de validation : l’expérience qui ne fondera jamais sa vérité de façon définitive (entre parenthèses, Popper (1902–1994) a toujours revendiqué sa filiation avec la philosophie sceptique de David Hume).
L’auteur dénonce la précipitation (« précipitamment ») de toutes les opinions dogmatiques. Il importe moins de juger que d’invoquer les principes au nom desquels nous jugeons puis de les remettre en question jusqu’à envisager la possibilité qu’il ne soit jamais juste de juger. C’est bien là ce que Pyrrhon et les premiers sceptiques appelait «  l’Epochè », c’est-à-dire la suspension du jugement.
 Hésiter, balancer, embarrasse leur entendement, bloque leur passion et suspend leur action. Ils sont donc impatients de s’évader d’un état qui leur est aussi désagréable, et ils pensent que jamais ils ne peuvent s’en écarter assez loin par la violence de leurs affirmations et l’obstination de leur croyance.
En quelques mots, Hume apporte un éclairage particulièrement pertinent et révélateur sur de nombreuses situations conflictuelles dans lesquelles nous sommes aujourd’hui enfermés. Envisager la possibilité que nous n’ayons pas raison immédiatement et de plein droit impose un temps de suspension, de réflexion, d’évaluation. Que « vaut » ce que je dis sur une balance qui ne pencherait plus uniquement et arbitrairement en faveur de mon propre poids ? Qu’est-ce que ça devient : «  parler, écrire, affirmer », quand ce n’est plus un exercice de pouvoir, de séduction, d’auto-défense ? Nous pourrions imaginer, en parallèle à ce passage du film Matrix au cours duquel Néo, juste sorti de la matrice, dit à Morpheus qu’il a mal aux yeux  et où ce dernier lui répond : « C’est la première fois qu’ils voient », une autre scène dans laquelle un négationniste, ou un militant d’un parti extrême serait placé en situation de réfléchir, de remettre en cause ses préjugés racistes : « j’ai mal à ma raison » « c’est la première fois qu’elle s’active. »
Nous ne commençons à penser qu’en nous détachant totalement de tout sentiment d’amour-propre par le biais duquel la valeur de ce que nous affirmons serait à rapporter au fait que c’est nous qui l’affirmons. Il n’y a pas de pensée d’auteurs (ni peut-être de droits d’auteur à faire payer sur une pensée – C’est là un sujet de discussion très actuel et très intéressant, problématique). Dans quelle mesure la violence de certaines réactions, le recours à la force brutale, la bêtise, ne marqueraient-ils pas exactement ce moment où un homme, se jugeant important, éprouve le trouble et la puissance de cette absolue nécessité de « sortir de soi », de son ego, du pouvoir de son nom ou de son renom pour « dire » vraiment quelque chose.

 David Hume est un sceptique. Cela signifie que cette neutralisation de nos jugements, de nos affirmations, par une procédure de remise en cause, d’hésitation, de doute lui apparaît finalement non seulement comme souhaitable mais aussi comme indépassable. Le dogmatisme est notre pente naturelle, mais il est aussi l’origine de notre aveuglement, de notre violence. Plus une personne est tranchante, affirmative, véhémente dans ses prises de position, plus elle essaie ainsi inconsciemment de compenser l’absence totale de certitude authentique à l’égard de son parti pris. C’est là un processus connu sous le nom de « dénégation » : plus on sait que l’on n’a pas raison, plus on s’efforce inutilement de montrer que l’on a raison, un peu comme un élève turbulent qui, après avoir frappé l’un de ses camarades devant les yeux du professeur, lui dirait : « C’est pas moi, Monsieur ! » On est d’autant plus affirmatif que l’on nie l’évidence la plus irréfutable. On relève également ce type de comportement dans notre précipitation à dire ce qu’on pense sans s’engager dans la question de savoir pourquoi on le pense parce que nous savons très bien que, si nous le faisions, il nous faudrait reconnaître que c’est une pensée sans fondement.
Mais si de tels raisonneurs dogmatiques pouvaient prendre conscience des étranges infirmités de l’esprit humain, même dans son état de plus grande perfection, même lorsqu’il est le plus précis et le plus prudent dans ses décisions, une telle réflexion leur inspirerait naturellement plus de modestie et de réserve et diminuerait l’opinion avantageuse qu’ils ont d’eux-mêmes et leur préjugé contre leurs adversaires.
Quelles sont « ces étranges infirmités de l’esprit humain » ? La confusion entre la causalité et la corrélation. Aussi loin que nous puissions aller dans la réduction de tous les phénomènes que nous observons à des lois nécessaires, nous ne pouvons jamais dépasser la limite temporelle de l’instant que nous vivons. J’ai toujours vu le soleil se lever, j’ai également une certaine connaissance du système solaire qui me permet de me faire une représentation de ce phénomène à l’échelle de la galaxie. Mais je ne peux pas affirmer, pour autant, que je suis certain que le soleil se lèvera demain. Je suis très fortement enclin à le croire. Nous pouvons même affirmer que nous avons des raisons de le croire, mais je ne peux pas le « savoir », ne serait-ce que parce que demain reste demain. La volonté de l’être humain de ramener l’inconnu au connu est telle qu’elle le conduit, au nom d’une conception rationaliste de la Science, à nier l’évidence indépassable d’un avenir incertain :

« Une proposition comme celle-ci, dit Hume, le soleil ne se lèvera pas demain, n'est pas moins intelligible et n'implique pas davantage contradiction que cette autre affirmation : il se lèvera. C'est donc en vain que nous tenterions d'en démontrer la fausseté. Si elle était fausse démonstrativement, elle impliquerait contradiction, et jamais l'esprit ne pourrait la concevoir distinctement".
Il faut distinguer ce que Hume appelle « les relations d’idées et les choses de fait ». Pour les premières, il y a clairement et indiscutablement de l’inconcevable, c’est-à-dire des propositions impossibles à défendre. Pour les secondes par contre, rien ne peut vraiment être définitivement révoqué. Que le soleil ne se lève pas demain n’est pas un jugement inconcevable, au sens littéral de cette expression. Je peux le concevoir, même s’il est très improbable que cela se passe effectivement. Il existe donc une infirmité de l’esprit humain à émettre des jugements définitifs sur ce qui advient dans la réalité. Je peux savoir que j’ai raison dans tout ce qui relève des relations entre les idées (les mathématiques, la géométrie) mais certainement pas dans tout ce qui touche aux choses de fait.
Les ignorants peuvent réfléchir à la disposition des savants, qui jouissent de tous les avantages de l’étude et de la réflexion et sont encore défiants dans leurs affirmations 

Hume conseille à ces ignorants dogmatiques de prêter attention à l’esprit même des savants et des chercheurs en sciences dans la mesure où ce sont précisément ces personnes là qui sont les plus sceptiques et les plus réticentes à poser l’une de leurs thèses comme une vérité indépassable. Nous retrouvons ici, sous une autre forme et tournée vers d’autres domaines, la sagesse de Socrate. Ce sont ceux qui ignorent qui « savent » (ou croient savoir). Ceux qui savent vraiment savent qu’ils ne savent pas. Nous pourrions même rajouter : « dans quelle mesure exacte ils ne savent pas » (principe d’incertitude de Heisenberg (1901 – 1976) (Hume évidemment ne pouvait pas faire référence à ce physicien quantique). La physique Quantique donne aujourd’hui raison à Hume en ceci qu’elle manifeste l’efficience de paradoxes, de phénomènes contradictoires (l’idée selon laquelle rien n’est inconcevable dans l’infiniment petit est donc de plus en plus pertinente (relation entre le réel observé et l’observation – la dualité « onde/particule » - l’effet tunnel, etc. ). Il semble de moins en moins certain que le réel soit écrit en langage mathématique comme le suggérait Galilée.
… et si quelques savants inclinaient, par leur caractère naturel, à la suffisance et à l’obstination, une légère teinte de pyrrhonisme (1) pourrait abattre leur orgueil en leur montrant que les quelques avantages qu’ils ont pu obtenir sur leurs compagnons sont de peu d’importance si on les compare à la perplexité et à la confusion universelles qui sont inhérentes à la nature humaine. En général, il y a un degré de doute, de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout genre, doit toujours accompagner l’homme qui raisonne correctement."
(1)  « pyrrhonisme » : scepticisme.

Mais si, malgré l’impératif de prudence propre à la pratique même de la science, certains savants se laissaient aller à « affirmer » quelque chose, il leur suffirait de revenir à l’évidence indiscutable d’un scepticisme structurel, inhérent à la condition humaine pour s’apercevoir que c’est dans la relation même de l’homme au monde que se dessine une attitude, un processus de suspension du jugement. Fondamentalement, nous ne venons pas au monde pour le connaître, pour le comprendre, mais pour y ressentir des impressions. Exister, pour l’homme, c’est sentir plus que comprendre. Nous ne faisons que collecter des sensations, certaines plus vives que d’autres, mais nous ne concevons jamais d’idées pures, indépendamment d’une sensation. Cette thèse est celle de l’empirisme (l’origine de nos idées est la sensation).
La toute dernière phrase de ce texte entre en résonance avec un passage de  l’Antéchrist » que Friedrich Nietzsche publiera en 1896 : «  Plus on s'avance dans les choses de l'esprit, et plus la modestie, l'absence de prétentions sur ce point deviennent grandes : être compétent dans trois ou quatre domaines, avouer pour le reste son ignorance... » Je peux savoir que j’ai raison quand j’utilise ma raison, laquelle me retient sans cesse de croire que je puisse jamais avoir définitivement raison.