dimanche 24 septembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: Méthode de la dissertation

 


  1. La question


Nous avons évoqué lors du cours d’introduction certains obstacles à la réalisation de ce qu’est la philosophie parmi lesquels l’écrasante supériorité de l’individualisme sur l’individuation dans les marqueurs sociaux de notre époque. L’esprit de l’oïkos l’emporte largement sur celui de la Polis de telle sorte que toute réflexion portant sur la condition humaine se voit soit ignorée, soit rejetée comme abstraite ou non rentable dans un plan de carrière. Je saisis immédiatement l’intérêt de faire de la gestion si je veux devenir comptable ou des mathématiques si je veux devenir économiste, ou du marketing si je veux un métier dans la vente. Mais quelle carrière peut s’ouvrir à moi si je suis "performant" en philosophie et finalement ça sert à quoi?

Une certaine violence peut et doit s’exprimer dans la réponse à cette question, tout simplement parce qu’elle manifeste de la part de celle ou celui qui  la pose avec une arrière pensée ironique une certaine prédisposition  à la servitude, à la soumission, à la vie liquide, c’est-à-dire à une existence totalement incapable de se situer, de s’estimer, et finalement « d’être ». Jamais peut-être dans l’histoire de l’humanité, il n’a été plus urgent de rappeler cette donnée propre à la philosophie: ce fond structurel de questionnement et de curiosité propre à l’espèce humaine. A quoi ça sert toutes ces questions que posent la philosophie? A ne pas se perdre de vue, à ne jamais se séparer de ce qui fait de nous des êtres à part dans la création: ce questionnement incessant sur notre être. Ce n’est pas seulement que cette attention nous ramène toujours très opportunément à ce que nous sommes, c’est aussi que cela nous indique un certain horizon, une marche à suivre, une feuille de route et qu’en fait, il se pourrait bien que la majorité de la population humaine soit en train de la perdre, comme de nombreux indicateurs politiques, économiques, sociologiques, écologiques nous le signalent de façon aveuglante.

Mais de quelle violence pourrait-il être question ici pour précisément répondre à cette question? En quoi cela peut nous aider à bien aborder un sujet de dissertation? 




            Peu de phrases sonnent aussi juste et aussi profondément que celle d’Aristote: « L’homme est un animal naturellement politique », si on la comprend, ce qui n’est pas si évident. Mais encore faut-il constamment interroger ce lien entre humanité et politique, c’est-à-dire ici vie en communauté. Si ce rapport entre l’humain et la cité, c’est-à-dire une vie socialisée, régulée par des lois, des usages, des contrats de travail, etc, ne fait pas l’objet d’une remise en cause constante alors l’humanité n’est plus qu’une foule en marche vers une pseudo société d’esclaves qui ne réclament qu’une seule chose: « couvrez nous de chaînes! »




A une personne qui demande « à quoi sert la philosophie? » sous entendant que la réponse est rien, il faut répondre: " A questionner précisément ce préjugé selon lequel tout devrait "servir" à quelque chose" , à se poser la question de savoir si cette curiosité native et humaine dont nous avons parlé depuis le début de l’année n’aurait pas été extrêmement « utile » non seulement à plusieurs êtres humains habités de la conviction de savoir dans quelle orientation idéologique il convenait de conduire un peuple, mais aussi et surtout au « peuple » lui-même. Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour trouver des exemples patents de cette absence radicale de questionnement. Interroger tel ou tel élève pour lui poser la question de savoir ce qu’il attend de la vie devrait donner lieu à une majorité écrasante de réponse de ce type: « trouver un métier me permettant de vivre moi et ma famille jusqu’à ma retraite et mourir ainsi sans avoir connu trop de souffrances, en ayant aidé les personnes de mon entourage…C’est tout ce que je demande à la vie….Bref de « l’Oïkos pur »! 

        Peut-être n’y aurait-il rien à reprocher à une telle conception si 1) elle n’aboutissait pas à un désengagement total du « citoyen » de la chose politique par le biais duquel les horizons et les orientations de l’humanité se voient finalement exclusivement dans les mains de quelques personnes qui n’obéissent qu’à des logiques obéissant à des intérêts privés 2) elle ne contrariait pas totalement « la vie », le vivant, parce qu’en fait en disant : « c’est tout ce que je demande à la vie », l’élève en question ne se rend pas compte qu’il ne parle pas du tout de la vie mais de la société, c’est ce qu’il demande à la société mais où trouver une puissance de questionnement à l’égard de sa société? Nulle part ailleurs que dans la philosophie 3) elle ne signait pas l’arrêt de mort d’une existence libérée, c’est-à-dire assumable et acceptée, une vie dont chaque instant vécu serait en même temps consenti et signée par son « auteur ». 

La philosophie n’a pas du tout vocation à être contestataire, elle est même le contraire de cela, mais nous ne pouvons que prendre acte de cette incroyable prédisposition des Humains à se refuser à eux-mêmes la jouissance de tout ce dont  leur condition les honore et les gratifie. Aucune espèce n’est allé aussi loin dans le déni de soi que l’espèce humaine, et entre autres facteurs, cela se voit à la quantité de lycéennes et de lycéens qui se demandent à quoi sert la philosophie et qui la pratiquent soit comme une contrainte pesante et insurmontable, soit comme une épreuve dont il faut sortir le plus vite possible pour rejoindre « la vraie vie », à savoir un marché du travail très dur au sein duquel  « enfin! » on sera employé, broyé, aliéné, défait. 


A tout interlocuteur qui serait, à la lecture de ce préambule tenté de répondre qu’il est d’accord avec tout ça mais que la société est ainsi faite, il faut rappeler que si c’est en effet la société qui fait les hommes, ce sont aussi les hommes qui font les sociétés et que rien n’est irrévocable en ce domaine. Il suffit que l’être humain revienne à ce qu’il est, et pour cela ait une idée juste de ce qu’il est mais qu’est-il? L’Homme n’est pas la réponse à toutes les problématiques posées par le vivant, il est cet être génial à partir duquel naît cet esprit problématique. Il n’est pas la réponse à la vie, il est la question de la vie, il est ce style de la vie questionnante.


2) la différence entre dire des choses et traiter un sujet

Ce long préambule nous permet de comprendre un point essentiel et à tous égards « premier »:  l’exercice de la dissertation, comme toutes les épreuves du baccalauréat se définit comme un certain nombre d’attentes qui finalement dessinent un profil d’élèves. Elle ne se singularise pas du tout de ce point de vue. Mais quel est ce profil? Pour répondre, nous exprimerons d’abord ce qu’il n’est pas:

  1. C’est très simple: si tout ce qui a été dit dans le 1 vous semble incompréhensible, c’est que vous avez été immergé.e dans une conception de l’existence qui a totalement broyé cette aptitude au questionnement. Dés lors, faire de la philosophie s’apparente pour vous à un charabia incompréhensible qui se donne de grands airs mais qui finalement n’aboutit jamais à quoi que ce soit de concret, d’utile, de rentable. La seule question qui vous habite alors est celle de savoir ce que vous allez faire une fois que vous aurez rendu votre copie à 9h30. A des élèves de ce profil, nous n’avons pas grand chose à dire, si ce n’est qu’ils se prédestinent par eux-mêmes à une existence  qui profitera probablement à d’autres mais certainement pas à eux. Ce n’est même plus une vie liquide, c’est une vie gazeuse. Nous sommes contents de ne pas les avoir rencontrés mais en même temps ils n’étaient pas « rencontrables! » Bonne dissolution!
  2. Ce qui a été dit en 1 a été vaguement compris mais pas vraiment pris au sérieux. Vous vous dites: « certes! Mais cela ne nous dit pas comment avoir une bonne note le jour de l’épreuve, et finalement, c’est tout ce qui m’intéresse. Le problème ici, c’est que l’on ne saisit pas qu’au-delà de tous les critères qui peuvent conditionner votre réussite, celui de l’implication ne peut pas vraiment être joué, feint, simulé. Si l’on fait semblant de se poser des questions, de citer des auteurs dont on n’a pas compris le souci, la démarche, si on fait se succéder des paragraphes de cours que l’on a appris par coeur, quelque chose manquera et cela aussi bien du point de la note que de celui de votre satisfaction à vous.
  3.  Il est encore un troisième profil auquel il ne faut pas correspondre: c’est celui de l’élève qui pense avoir trouvé dans la philosophie sa vocation et qui se comporte à l’égard de cette matière comme le ferait un fidèle par rapport à une « révélation ». Personne ne peut « se trouver » par la philosophie si par ce terme on entend une sorte de résolution, de réalisation de son identité. Au contraire, la philosophie est une discipline dans l’exercice de laquelle on renonce à se trouver mais  on comprend qu’au contraire, se chercher soi et devenir soi ne font qu’un. 


Chaque sujet de dissertation est une invitation à faire cela: se donner le temps et l’espace grâce auxquels dans une réflexion éclairée par d’autres mais solitaire à l’égard de la vie sociale, on approfondit un questionnement que l’on nous a imposé mais dont on perçoit bien qu’il ne peut pas ne pas avoir de rapport avec cette disposition au questionnement qu’est l’humain, en tant que Da Sein.


Métaphoriquement il faut bien se couvrir pour se lancer dans une dissertation parce qu’ « il va faire froid ». Le contraire de la vie liquide, c’est peut-être la vie glacée, une vie qui se cristallise, qui se densifie,  qui ne se facilite pas les choses et surtout qui ne lâche jamais, mais vraiment JAMAIS le sujet. Il y a quelque chose de tout sujet proposé qui ne peut pas ne pas susciter en vous cette densification, cette cristallisation de votre présence ici aujourd’hui, maintenant sur terre, mais pour de nombreux élèves, on ne s’accorde pas assez de temps pour le réaliser. Pour le dire très clairement, toute la difficulté de la philosophie est là étrangement: ne renonçons jamais à cette dimension par laquelle il ne peut pas ne pas être de notre intérêt le plus puissant, le plus authentique de le traiter. Soyons égoïste, en ce sens, il est un intérêt de la question que je dois trouver pour être vraiment ferré par lui comme un poisson l’est par un hameçon. Le sujet anime en moi l’intérêt d’un certain type de chercheur. Il faut l’être. Il est des matières qui ne mobilisent en nous que notre intérêt à devenir un salarié, d’autres un bon citoyen, mais la philosophie questionne en vous la part humaine et seulement celle-là, d’où son exigence et sa difficulté.


Sous cet angle il y a nécessairement une sorte d’embarras dans tout sujet, cet embarras que les élèves de type 1 dans notre classification vont tout de suite pointer pour justifier leur désengagement, l’écart entre leurs préoccupations de futurs esclaves et la gêne d’une question existentielle. Comme on a déjà orienté notre existence vers l’exclusion préalable de toute question qui me mettrait en prise avec sa nature la plus authentique, évidemment on essaie de couvrir de son bruit le silence laissé par la question. On la recouvre de bruit, en espérant que personne ne l’a entendue, parce que rien ne fait plus peur à ce profil là que la solitude dans laquelle nous plonge le questionnement. Il est certain qu’au-delà des difficultés inhérentes à la dissertation elle-même (d’expression écrite, de recherche de références, etc.) la première est celle-ci : la plupart des gens se sont construit une sorte de pudeur conformiste et très puritaine à rejeter de leur vie tout questionnement philosophique:

- C’est bien une question de philosophe…

- Oui, mais ce serait aussi forcément la votre si vous n’aviez pas passé le plus clair du temps de votre vie à l’éviter. C’est juste une question humaine, qui réanime en nous tout ce qu’il y a d’humain à se questionner.




Donc, ne l’évitons pas et interrogeons en nous ce qui est gêné, ce qui est embarrassé par cette question. 

Nous touchons ici vraiment du doigt ce qui va définir le critère de notation le plus crucial: allons nous rédiger une copie qui finalement va entièrement consister dans le déni de la question ou au contraire qui va coûte que coûte s’y risquer, l’emprunter comme une piste dont on ne voit vraiment pas tout de suite où elle va nous meneur? 

Aucune correctrice, aucun correcteur de philosophie ne peut laisser échapper ce critère, c’est-à-dire qu’il sera parfaitement impossible à tout élève de faire illusion sur ce point là: est-ce qu’on n’écrit pour noyer le sujet sous des phrases qui disent des choses ou bien est-ce que tous les mots qui jailliront de notre stylo seront aiguillonnés par la motivation de saisir tout ce qu’il a de gênant, d’embarrassant humainement, d’un peu scandaleux. Un sujet est plein d’aspérités, de rugosité. Notre esprit bute sur sa réalisation. Nous ne parvenons pas à le liquéfier, à le rendre aussi lisse que des conversations courantes. C’est bien: la dissertation commence!


3) La définition des termes (saisir l’implicite)

Rien ne peut se construire de solide hors de cette entrée en matière mais une fois acquise, des exigences de pure méthode s’imposent sur la base de cette préoccupation. La première d’entre elles est de définir les termes de la question posée.

Puisque la question se pose, cela signifie que les termes entrent en contradiction, qu’ils dessinent quelque chose comme une contradiction et celle-ci est exactement la piste dans laquelle il va falloir « foncer ». On peut partir de là pour saisir vraiment le sens des termes. « Peut-on vivre en s’acceptant  ? » Cela suppose qu’il y a dans la vie des réflexes auxquels il n’est pas du tout évident que nous cédions sans que du même coup nous ne nous admettions pas. L’être humain s ‘admet-il comme corps vivant affamé, corps vivant assoiffé, corps vivant excité, etc? Non évidemment parce que l’être humain ne se vit pas lui même comme corps seulement vivant. 

Nous pressentons alors que le sujet veut nous diriger vers cela: ce rapport conflictuel de l’être humain avec son corps, la nature, mais aussi avec sa culture, ses lois, ses usages, ses interdits, etc. On ne comprend un sujet que lorsque l’on voit peu à peu émerger des quelques mots  de sa formulation des concepts qui s’y trouvent implicitement, ainsi par exemple, dans le sujet qui vous occupe: nature, culture, conscience, inconscient, vie/existence, liberté, bonheur, sens de la vie, absurdité, morale, éthique, hasard, destin, histoire.

Cette clarification des termes pourra faire l’objet d’un paragraphe qui y sera explicitement consacré (explicitement voué à révéler l’implicite, donc) après l’introduction dans la dissertation, mais il faut d’emblée admettre qu’en fait ce travail de définition ne va pas cesser d’évoluer au fil de l’avancée de la dissertation. L’étincelle de la contradiction des termes va allumer le feu de la dissertation. Cela signifie que ce feu est inextinguible, donc que les définitions ne sont jamais définitives. C’est vraiment crucial et cela peut sembler paradoxal mais c’est vrai: les définitions des termes servent une finalité qui consiste à créer un abîme de perplexité. Et cet abîme est « infini ». Ainsi par exemple, s’accepter comme être humain, n’est pas la même chose que s’accepter soi-même, accepter son passé, ce que l’on a fait dans le passé, en tant que personne. La définition des termes suppose que nous formulions ce que chaque terme « veut dire » mais ce vouloir dire est un mouvement, une dynamique, et cela implique que nous abandonnions le plus vite possible l’espoir d’une définition exhaustive, parfaite, achevée. On nous demande de faire bouger les lignes, de sentir les nuances, de nous tenir à l’écoute de tous les glissements de sens susceptibles de s’opérer dans la configuration de cette association de mots là, exactement comme une maison dont il faudrait que nous envisagions la construction comme l’occasion de nous rendre sensibles aux glissements de terrain de son sol. Il ne faut pas nous dire que nous devons construire une maison, mais plutôt que l’on nous demande une analyse du sous-sol dans la perspective d’un travail de fondation. 



4) L’introduction (amorce/ tension / problème)

C’est probablement l’étape la plus difficile et la plus décisive, la plus irrévocable de votre dissertation. Pour l’enseignant.e qui va vous lire, c’est probablement la phase la plus transparente au sens où là, on ne peut pas dissimuler ce dont il a été question dans la partie 1 et 2. Est-ce que vous êtes là pour « noyer le poisson » ou est-ce que vous êtes parti.e pour traiter vraiment et honnêtement le sujet?

Pour bien réaliser ce moment, il faut le saisir dans son ensemble avant de mener à bien les trois étapes dans lesquelles il consiste. Le but de l’introduction est de prouver que vous avez vraiment compris le sujet, ce qui suppose que derrière la formulation simple en apparence du sujet se cache un problème qui est tout sauf simple. L’avez vous perçu? Si la réponse est oui, alors votre introduction se terminera par la formula la plus pointue, la plus précise du problème. C’est à cela qu’il faudra arriver dans la phase 3. Mais comment y parvenir? C’est ce qu’il aura fallu mettre en oeuvre dans la phase 2, soit la contradiction à laquelle le sujet nous convie. Il y a donc une opposition entre une réponse positive et une réponse négative. Pour cela on doit réfléchir à ce que suppose la réponse oui et la réponse non. 

Par exemple, si je réponds précipitamment non à la question de savoir si l’on peut vivre en s’acceptant, cela signifie que l’homme est un être de refoulement de déni. Est-ce que l’on peut réduire l’homme à une créature de la culture du déni? (c’est une très bonne question qui d’ailleurs pourrait servir dans l’étape 3). Mais on voit bien que la réponse non est à la fois pertinente et insuffisante parce que s’accepter, c’est bien ce à quoi nous ne cessons de nous appliquer, sans quoi les questions d’éthique, d’estime de soi n’auraient pas lieu d’être. Si je réponds précipitamment « oui » au sujet, je me sens compte inversement que je fais comme si l’être humain était dépourvu de tout ressentiment, de toute culpabilité, de toute honte à son propre égard, et cela vraiment on ne voit pas comment on pourrait l’affirmer. L’être humain ne s’approuve pas inconditionnellement, mais pour autant, il ne renonce pas une éthique de l’approbation de soi. Entre la vie insouciante et la vie suicidée, une sorte de ligne éthique se dessine dans la ténuité de laquelle tout ce que c’est qu’être humain ou qu’être soi ou qu’être tout court si l’on est un da sein trace son propre cheminement. C’est presque  un tag dans l’indéchiffrabilité duquel l’homme s’écrit comme un dernier ou premier mot.




Mais comment cette question qui finalement va très loin se pose-t-elle à tout un chacun qui fait preuve d’un minimum de questionnement sur sa propre vie? Ici il faut que nous comprenions pourquoi vous ne pouvez pas commencer votre dissertation par: « ce sujet porte sur la vie » ou encore « il nous est demandé ici de… » Ce n’est pas là que la question se pose, pas à ce niveau là. Elle ne se pose pas en vous en tant que candidate ou candidat, elle se pose à tout être humain, à partir du réel de sa vie. Il faut aller chercher dans l’anecdote (pas personnelle), dans l’exemple, dans le plus courant, dans ce qui fait que personne ne peut vraiment éviter ce sujet (même si malheureusement, ce n’est pas vrai). Nous ne manquons pas d’exemple d’attitude prouvant que l’être humain ne s’accepte pas: la culpabilité, l’auto-censure, l’auto-dénigrement, etc. 

Si nous remettons les choses dans l’ordre, nous obtenons cet enchaînement de moments:

  1. Une anecdote, ou une histoire ou une attitude dont il est clair qu’elle porte en germe la tension pointée par le sujet
  2. Formulation claire de cette tension en la situant non plus à un niveau anecdotique mais philosophique (donc universel)
  3. Cette tension aboutit nécessairement à une ou plusieurs questions dont la dernière doit exprimer précisément le problème en contenant notamment des concepts implicitement compris dans le sujet. C’est à ce moment qu’apparaît clairement la compréhension du sujet, ce qu’il contient comme problème.
  4. Annonce du plan (pour ce dernier moment il peut être opportun, le jour du bac d’attendre que la dissertation soit bien engagée. La rédaction directe de la dissertation a pu engendrer plusieurs idées nouvelles qui n’étaient pas prévues dans le plan initial)


5) Le plan

Avec l’introduction, le plan fait partie des phases qu’il convient évidemment de réaliser au brouillon. Il faut que le sujet « prenne » comme on dit d’une préparation culinaire qu’elle « prend » quand elle a la consistance voulue. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire pour un sujet?

Un sujet est volontairement allusif. Il contient un problème philosophique mais de façon implicite et finalement toute l’introduction consiste à transformer cet implicite en explicite. C’est cela qui aboutit au problème. Le sujet « prend » lorsqu’on commence à réaliser que sa formulation peut sans jamais varier s’appliquer non pas seulement à des situations mais à des domaines différents, par exemple, que la question de savoir si l’on peut vivre en s’acceptant  peut signifier à la fois s’accepter en tant que corps, accepter l’inconscient, accepter le da sein. On traverse ainsi des sens vraiment distincts sans jamais varier quant à la question elle-même. Il s’agit toujours de s’accepter mais on mesure tout ce que la forme réfléchie contient de problème. Il y a des choses qu’il nous faut accepter mais ici le sujet porte sur le rapport de soi à soi, puis-je m’accepter moi face à ces choses ou pris dans telle situation. Que l’être humain ait à s’accepter (ce qui ne semble pas constituer un travail qui s’impose à l’animal) suppose qu’il y a dans le fait de vivre et le fait d’être humain deux réalités qu’il est difficile voire impossible de mener de front, conjointement. Il y a un décalage, une désynchronisation, quelque chose qui fait que s’accepter soi-même et vivre ne peut en aucune façon s’opérer  « comme ça » chez l’être humain. « Comme ça » signifie ici « naturellement. On comprend ainsi que l’être humain en tant qu’être de culture ne peut pas tout à fait s’accepter naturellement. 


C’est ce qui s’exprime primitivement dans le rapport que chaque humain a à son corps (1ere partie), mais cela suppose aussi que notre immersion dans une communauté humaine régulée par des interdits, des lois, des restrictions, des devoirs et des sanctions engendre forcément un conflit entre ce que l’on pourrait appeler une puissance native d’affirmation de soi et tout ce que l’intégration à une société, à une culture, à une civilisation impose de dressage. Et puis on peut réaliser enfin que finalement le simple fait d’être ne s’impose pas à l’être humain comme une donnée, mais qu’il le vit comme une question et cela pose bel et bien la question du suicide. 

On peut dire que le sujet « prend » quand non seulement on voit essaimer toutes ses acceptions différents, tous ces sens différents qui naissent de la confrontation entre s’accepter et vivre mais quand on s’aperçoit qu’à l’intérieur de chacun de ses sens, la réponse n’est pas unanime.

Ce moment est crucial parce qu’il marque clairement la sélection entre celles et ceux qui vont prendre cette complication de la question en mauvaise part et au contraire celles et ceux qui vont saisir que cela a toujours été ça le sujet: une question dont il faut approfondir le caractère insondable, infini. Il convient donc de se satisfaire que le sujet sans cesse se relance et s’approfondisse par le dessous, comme un rhizome. Ce qui est demandé en fait, c’est d’approfondir tores les raisons qui justifient que cette question en soit vraiment une et qu’il n’existe pas nécessairement de réponse objective. Nous allons croiser des réponses possibles mais jamais   sous une forme absolue. Il conviendra toujours d’apporter des nuances. Celles-ci ne sont pas du tout des précautions, des mesures de prudence mais le résultat d’un raisonnement plutôt rigoureux, suivi. La référence à l’inconscient et plus particulièrement aux thèses de Sigmund Freud illustrent particulièrement cet esprit de nuances. En formulant l’hypothèse d’un inconscient dans la psyché (la pensée)  de chacune et de chacun de nous, Freud répond d’abord « non » à la question parce que cet inconscient est constitué de toutes les pensées et inclinations refoulées par un travail inconscient d’auto-censure, mais en même temps le traitement de tous les troubles nés de ce refoulement  réside dans une acceptation à laquelle l’analyste va contribuer. Le rappel constant au problème est comme un lest auquel il nous faut revenir pour descendre sans cesse dans les ambiguïtés contenues dans le sujet. C’est pour cela qu’il ne faut jamais le lâcher. Tout sujet est doté de cette capacité là, 


Pour faire de la plongée en apnée, il faut ce que l’on appelle des accessoires de lestage. Dans le fil de Luc Besson « Le grand bleu » ce lestage est assuré par un moteur qui amorce un processus de descente le long d’un filin qui descend de plus en plus profond sous la surface de la mer. C’est ça le problème! C’est cela qui nous fait comprendre que si l’on ne saisit  pas le sujet (le problème contenu dans le sujet) ou si l’on fait tout pour ne pas le comprendre et s’illusionner en faisant comme si on pouvait le résoudre facilement, on va rester en surface.

Le plan dans tout ça?  C’est ce que l’on pourrait appeler « les paliers de compression ». Plus on descend, plus la pression qui s‘exerce sur notre corps et surtout nos poumons est importante. C’est ce qui explique les palliers de décompression pour toute plongée avec des bouteilles d’oxygène (ne pas remonter d’un seul coup). Mais lorsque l’on plonge de plus en plus profond, on perçoit physiquement l’intensification de cette pression et c’est tout le danger et finalement l’exploit de cet discipline. On s’enfonce dans des zones de plus en plus troubles. Par exemple, pour notre sujet et la façon dont nous l’avons aborder, nous passons de la question du corps (rapport de l’âme et du corps) à celle de la pensée (conscience /inconscient) pour terminer par celle de l’être, de l’existence (vivre ou mourir). On suivra toujours le filin mais en passant par des palliers différents. 

Evidemment, plus les palliers sont marqués c’est-à-dire non pas seulement par des parties mais aussi par des sous-parties, plus on sait vers quoi l’on descend:


Introduction: tension entre la culture humaine du déni (la culture comme déni de la nature) et l’éthique de l’acceptation en tant qu’approbation


Définition des termes: Vivre / exister - La conscience - Paul et le Gom Jabbar


  1. Peut-on s’accepter en tant que corps ?

a) La grande âme (le refus du corps) (Alain): non

b) « On ne sait pas ce que peut un corps » (Spinoza): oui

c) La quasi-causalité (Deleuze) et le stoïcisme: oui


  1. Peut-on s’accepter en tant que « moi »?

a) Refoulement et prohibition de l’inceste (Freud et lévi-Strauss): non

b) L’inconscient et le complexe oedipien (Freud): non

c) The talking cure (Freud): oui


  1. Peut-on s’accepter en tant que Da Sein?

a) la question du suicide (Camus): non

b) Il faut imaginer Sisyphe heureux (Camus): oui

      c)  L'apoptose cellulaire: vivre et accepter de se tuer: oui

Conclusion 

a) Récapitulation

b) Pourquoi la réponse est « oui »

PAS D’OUVERTURE


A priori, avec ce plan on ne risque pas trop de perdre le filin, on distingue clairement les étapes et on perçoit toutes les ambiguïtés puisque la réponse dans chaque partie contient des sous parties du côté du oui et de côté du non.


6) L’écriture

Le style d’écriture qui convient à la dissertation philosophique est « dépouillé », concis, « froid », continuellement animé par le problème contenu dans le sujet ET l’esprit de justification des thèses défendues (qu’elles correspondent aux nôtres ou pas). Très concrètement cela signifie que l’utilisation de connecteurs logiques est absolument indispensable (En effet, mais Donc, par conséquent, néanmoins, etc.). Cela suppose aussi un style impersonnel employant le « on » le « il » , les noms d’auteurs, mais jamais le « je pense que » ou le « je crois ». Cela ne veut pas du tout dire que vous n’êtes pas invité.e à apparaître dans vos propres développements mais certainement pas pour raconter votre vie personnelle. Il est sous-entendu que votre je tient le stylo et qu’à ce titre il n’a pas forcément à se redoubler par une mention explicite. Vos options philosophiques, dés lors qu’elles sont fondées, attestées par une argumentation ou par l’utilisation d’une référence sont finalement partie prenante de votre dissertation. Mais ce que la plupart des gens appelle notre opinion, notre « avis » ou notre « moi, je pense que.. » n’ont pas droit de cité ici, pour la bonne raison qu’en fait l’opinion est toujours suiviste, grégaire, conditionnée et qu’elle ne s’en rend pas compte.  Il faut ici inverser le processus, contre l’opinion qui dit "je" sans se rendre compte que c’est un « on » qui parle, nous disons « on » ou « nous » ou « il » et cela dissimule en fait un « Je » très actif mais pas un je narcissique soucieux de se mettre en valeur.

Cette écriture doit être animée par deux soucis constants: 1) traiter le sujet 2) ne jamais se contenter d’affirmer, de décrire, de raconter. Il est vraiment utile à ce titre de s’interrompre de temps à autre en s’interrogeant sur tel ou tel développement que l’on vient à peine de rédiger: pourquoi est-il là? Est-ce que ça présente un intérêt pour le problème à traiter? Si la réponse est oui, c’est parfait. On ne doit pas hésiter à souligner cela aux yeux des correcteurs ou correctrices. « Cela répond au problème parce qu’il est clair que…. », mais si ce n’est pas le cas, de deux choses l’une: soit c’est rattrapable et vous pouvez faire explicitement le lien avec le sujet (et alors faites le!) , soit c’est complètement à côté de la plaque, et il faut l’enlever, le raturer (évitez de faire ça trop souvent). En règle générale, il faut se méfier d’une écriture trop lisse, trop fluide qui coule très vite. Peut-être cette rapidité tient-elle au fait qu’on raconte et qu’on n’est pas est train de traiter le sujet. L’écriture philosophique doit aimer les aspérités. Cela ne peut pas aller de soi. Il y a une « rugosité », une résistance qu’il faut impérativement éprouver dans notre progression. Toute personne qui ne se ment pas à elle-même sait pertinemment si elle est dans le sujet ou pas et cela se mesure à l’épreuve que nous faisons de la résistance problématique de la question, au fait que l’on en finit pas de casser de faux plafonds ou des faux sols, ou encore de faux paliers si l’on reprend la métaphore de l’apnée. 


Il convient d’éviter le piège du méta-discours, c’est-à-dire de toutes ces formulations par le biais desquelles nous disons que nous faisons (un rapprochement, un questionnement, une transition) et, de ce fait, ne la faisons pas. La pire est: « ce qui nous amène à nous poser la question de savoir si… » On affirme que cela nous amène à telle ou telle question pour dissimuler qu’en fait, on ne sait pas du tout ce qui effectivement nous y amène. On désigne un chemin que l’on n’emprunte pas. Il existe quantité de formules qui ne tromperont pas votre correcteur ou  correctrice. Nous sommes DANS le questionnement et toute formulation marquant un pas de côté par le biais duquel vous décrivez ce que vous pensez être en train de faire signale très clairement que vous ne le faites plus, que vous vous êtes écartée de la démarche. C’est exactement cela qu’il faut entendre par « dépouillement ». Il faut être pris.e dans une question et la meilleure recette à cet égard est de ne pas feindre votre implication, de vous la rendre intéressante à vous-même sans pour autant la déformer.


7) La conclusion

Deux étapes dans toute conclusion:

  1. La récapitulation sommaire des moments importants, les éléments dominants du paysage que vous avez traversé dans votre « descente »
  2. La réponse précise et nuancée  que VOUS apportez à la question posée (sans dire «  je pense que ») à la lumière de la dernière sous partie. 

In the pockett!!!

mercredi 20 septembre 2023

Projet de l'atelier Théâtre/Philo 2023/2024: la parole telle qu'elle vient aux humains (ou pas!)


    Ce que nous nous proposons de traiter cette année, c’est la parole, et plus encore le suspens laissé par une parole, ce qu’elle a d’irrévocable et, en même temps, de fluctuant parce qu’on n’est jamais sûr de l’avoir comprise. Nous sommes toujours dans le trouble laissé par une parole qui a été imprudemment lancée et qu’on n'effacera jamais, quoi qu’on dise (on s’excuse en disant " je retire ce que j’ai dit"  mais on sait bien qu’en réalité le fond dont on la retirerait c'est l'effet qu'elle a créé en ayant été dite, donc c’est trop tard et finalement ça accentue précisément le sentiment que l’on essaie de faire disparaître).
     Et pourtant en même temps nous ne pouvons jamais être sûr d’avoir bien compris un énoncé. Toute parole se grave sur un support qui est celui des affects, des sentiments et non seulement nous n’avons jamais vraiment idée de ce que notre parole fait affectivement à la personne à laquelle on s’adresse mais nous ne sommes jamais sûrs non plus que nos affects à nous dans la réception de la parole correspondent à ceux de l’oratrice ou de l’orateur. Bref on ne sait jamais vraiment ce qu’on dit ou plutôt ce que fait ce qu’on dit quand on parle.

C’est ce fond là qui nous intéresse, c’est-à-dire tout ce fond opaque de la parole à cause duquel, aussi clair que soit le message que vous entendez ou que vous énoncez, il revêtira toujours un aspect trouble, physique, obscur, un peu dément, oraculaire. Les oracles, ou les pythies, en Grèce c’étaient ces femmes qui se faisaient les porte parole des Dieux et qui lançaient, souvent sous l’influence de différents substances hallucinogènes, des mots bruts, purs, sans aucun sens, reçus comme s’ils venaient en ligne directe des Dieux. On parle de glossolalie quand une personne n'a aucune idée de ce qu'elle dit, mais il faut se rendre compte qu'il y a toujours un fond de glossolalie dans tout discours et dans toute adresse à quelqu'un.

        Quand nous demandons l’heure à quelqu’un, il n’y a pas de dimension oraculaire ni glossolalique de prime abord, mais on sous-estime toujours ce qui se passe réellement dans toute adresse orale à une personne. On brise le silence et on l’intéresse à soi, ne serait-ce que pour faire ça: pour nous donner l’heure. Et ça revêt quelque chose de violent. On lui réclame de l’attention mais, en fait, on la lui impose et, si elle répond, elle nous fait cette grâce là. Et c’est assez incroyable, pendant un dixième de seconde, une personne n’est entièrement occupée que de nous. De la violence et de la grâce. Tout ça par une simple et anodine prise de parole. Toute prise de parole se situe sur le fil de ce rasoir entre la violence et la grâce, entre l’incompréhension et l’irrévocable. Il y a une fragilité, une vulnérabilité et une invulnérabilité dans toute parole, exactement comme un visage, qui ouvre un mystère et il semblerait, si l’on en croit Aristote, que dans cet abîme qui s’ouvre, c’est aussi le trouble de l’origine de l’humanité qui se dessine. Dans la parole, l’humanité se fonde et se délite. Une parole peut être de vérité ou de bavardage, de divertissement, de détournement de l'essentiel mais il n'est pas exclu que l'essentiel ce soit elle-même.


    Il existe de nombreuses pièces dites du théâtre de Boulevard qui jouent énormément sur les quiproquos amoureux d’une parole mal comprise et la pièce navigue ainsi de quiproquos en quiproquos jusqu’à l’absurde et ça fait rire. Mais en fait, cela nous fait rire un peu jaune parce que de toute façon c’est bien ce qui se passe. Il n’y pas de parole sans quiproquos. Quand on dit à une personne qu’on l’aime, on n’a aucune idée de ce que cela lui fait vraiment qu’on le le lui dise. Notre projet consiste donc à explorer cette part de quiproquo inhérente à l’acte même de parler, travailler ce fond d’incompréhension vraie par le biais duquel il n’est pas exclu que s’effectuent des émotions, des révélations authentiques. Se pourraient-il que ce soit toujours sur la base de ces ratages, de ces adresses non comprises, de ces maladresses ou de ces malentendus née de la parole échangée avec une personne qu’on la rencontre vraiment, qu’on la séduit peut-être involontairement, et précisément parce qu’on n’essaie pas du tout de le faire. Fond de maladresse, fond d’incompréhension, fond d’opacité oraculaire. Peut-on diriger le projecteur du théâtre sur ce fond là avec tout ce qu’il a de douloureux, de tragique mais aussi de drôle, de comique, de stupéfiant?

Sans en faire trop sur cet aspect, il est absolument évident que cette aura d’indécision irrévocable qui entoure chacune de nos paroles inconsciemment a à voir avec la nature inclassable, atopique de l’être humain. Il y a une dimension d'enquête anthropologique dans toute recherche sur des paroles perdues, incomprises ou interrompues.  Cela ouvre des pistes scénaristiques sur les notions de premier mot ou de dernier mot. Citizen Kane est un film d’Orson Welles dans lequel nous sommes embarqués dans l’énigme du sens de la dernière parole d’un milliardaire excentrique. Mais on peut tout aussi bien réfléchir sur la première langue, sur le fantasme d’une langue adamique ou bien encore sur un couple qui essaierait de se souvenir de la première parole dite, échangée, lancée. On peut aussi penser à ces heures entre chien et loup où deux inconnus se croisent et où l’un d’eux lance un mot comme une corde avec un grappin qui n’est pas bien sûre de trouver un point d’ancrage. 

    L’idée est donc bien d’essayer d’explorer cette énigme de la parole telle qu’elle vient à l’être humain, mais aussi d’envisager la possibilité que l’animal humain soit entièrement compris dans ce phénomène de la parole, c’est-à-dire qu’il soit compris dans le fait de rester à jamais incompris. Mais cette ligne de fuite, cette incongruité n’en serait pas moins « belle », belle à observer, belle à concevoir, belle à jouer.