mercredi 20 décembre 2023

Terminales HLP: Peut-on jouer des sentiments? Théâtre et Politique (Dom Juan Acte 4 scène 6)



 Elvire: « Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est plus cette Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier; et il n'a laissé dans mon cœur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel, qui m'a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver et de vous dire de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête dé tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde; je suis revenue, grâce au Ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur extrême qu'une personne que j'ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez moi, pour dernière faveur, cette douce consolation; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n'êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous; j’ ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense que je vous en demande, c'est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes; et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

 Je m'en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire. »


 « Peut-on jouer des sentiments? » est le sujet de l’essai philosophique. Le texte proposé est un extrait des cours de conservatoire de Louis Jouvet pour une actrice qui est baptisée Claudia dans la pièce mais qui en réalité se nomme Paula Dehelly. 

Le propos ici est de revenir sur cette scène 6 de l’acte 4, pour de multiples raisons, mais notamment parce que le sentiment qu’il s’agit de jouer ici n’est pas courant et que l’on est en droit de s’interroger: la scène ne serait-elle pas injouable tout simplement parce que le sentiment « écrit » par Molière n’est pas susceptible d’être éprouvé vraiment? Est-il seulement habitable?

Ce dernier terme est vraiment intéressant notamment parce qu’il fait signe d’une expression: « être habité.e » et qu’on perçoit bien en lisant les conseils avisés de Louis Jouvet que c’est ça qu’il veut dire: tu n’habites pas le sentiment, tu l’analyses, tu t’analyses mais tu n’es pas « dedans ». Elvire est portée par un état de grâce. Imaginez que vous couriez vers une personne qui vous a  bafoué, humilié, trahi pour son bien, pour lui adresser : « un amour détaché de tout » à lui, à savoir probablement, de tous les êtres humains, celui qui le mérite le moins. Mais de fait, ce sentiment est juste. Il l’est même plus qu’aucun autre puisque en lui se dit la vérité la plus brute et la plus irrévocable de tout sentiment, à savoir qu’il n’a pas de raison dans tous les sens du terme: il n’a pas de cause ni de sens ni de justification et encore moins de légitimité. Pour jouer cette scène, peut-être faut-il que l’actrice en arrive à cette conclusion: c’est justement parce que je ne le comprends pas que je peux le jouer, que je ne peux faire que ça: le jouer. Si je le comprenais, j’en ferais la « démonstration », mais précisément ici pour un sentiment de cette nature là, il n’existe aucune autre possibilité de lui donner raison que celle de le faire exister ici et maintenant sur scène et alors seulement cela devient un ACTE, mais en fait toute autre façon de faire du théâtre est à côté de la plaque. Le théâtre ne consiste pas du tout à jouer des sentiments sur scène, à les simuler, mais à les produire. La scène est l’espace réservé de l’animal politique qu’est l’être humain. Jouer un sentiment c’est le faire authentifier publiquement et plus le sentiment sera réputé injouable, improbable, impossible à éprouver, plus le jeu de l’actrice et de l’acteur pourra finalement s’y impliquer « naturellement », spontanément, c’est-à-dire s’y effectuer tel qu’il est pour ce qu’il est, à savoir une fabrique des sentiments.



                    Cette scène est donc injouable parce qu’elle contient le secret du jeu théâtral, parce qu’un sentiment n’est aucunement détachable du corps qui l’éprouve et que c’est exactement cela qui est ici demandé à l’actrice. En d’autres termes, elle ne réside pas dans la limite ultime de l’art théâtral mais dans sa justesse la plus sobre, la plus primitive. Elle n’est pas la fin, elle en est le début. Pour jouer cette scène, il suffit d’ETRE sur scène et de dire son texte , mais on se rend compte que la plupart du temps, on vient sur scène avec ses soucis, avec ses joies avec son état d’âme antérieur, avec tout ce dont nous avons hérité de cette dimension inauthentique de notre existence quotidienne pleine de sentiments affectés, feints simulés. Or ici, il n’y a absolument rien de tout cet attirait de sentiments simulés dans la vie dite réelle qui puisse servir, mais ce n’est pas du tout parce qu’il faudrait situer le théâtre à cette dimension héroïque, magique, surnaturelle, extraordinaire de donner vie à du jamais vu. C’est plutôt que personne dans la vie courante n’incarne le sentiment qu’il éprouve, c’est plutôt que personne n’EST dans la pseudo réalité.

                        Etre actrice, acteur c’est faire un acte, et ça n’a jamais été autre chose. Ici l’acte en question est « aimer » dans toute la neutralité de l’infinitif, c’est-à-dire donner de l’amour. Elvire donne de l’amour à Dom Juan. Si elle lui en donnait en récompense de sa vertu, de son honnêteté, de sa bonté d’âme, ce serait un paiement, une rétribution, un échange, une distribution des prix. Quiconque aime de cette façon dans la vie courante s’abuse sur soi et nécessairement le sait bien. La vie n’est pas raisonnable, ni rationnelle. Toutes les personnes qui y jouissent de l’amour qu’on leur porte ne le méritent à aucun niveau, en aucune façon. On est aimé.e parce que l’on n’a aucun droit à l’être. Dés qu'on aime ou qu'on est aimé.e, on crée une zone d'illégitimité.  DONC aimer Dom Juan est vraiment l’acte vrai, l’acte pur, brut, donc l’acte théâtral et politique par excellence.  C’est l’acte que seule une actrice peut exécuter.

Par conséquent il y a quelque chose de cette scène par quoi c’est la fibre la plus nue et la plus « à vif » du théâtre qui se révèle au grand jour de la scène. Tant que tu rentreras sur scène pour jouer (simuler) ça n’ira pas, il faut rentrer sur scène pour être, pour faire un acte: c’est cela que Louis Jouvet essaie de faire réaliser à Claudia. 

                        Lorsque dans l’article consacré à la liberté dans son livre « la crise de la culture », Hannah Arendt décrit l’acte politique, elle fait référence à ce que les grecs appelaient les arts d’exécution: jouer de la flûte, danser, jouer sur scène. Il est absolument impossible d’accomplir ces actions dans un autre but qu’elles-mêmes. Ce sont des arts performatifs qui ne font advenir que ce qu’ils créent en se produisant. C’est de la praxis pure.




Cette scène n’est donc pas tant injouable que seulement jouable, mais en un sens particulier, il faut en prendre acte. Cet amour pur désintéressé, sans la moindre attente d’un retour, il n’y a vraiment rien d’autre à en faire que l’effectuer en montant sur scène et en disant les mots écrits par Molière.  Comme le dit aussi justement que cruellement Louis Jouvet, soit on la joue, c’est-à-dire on l’effectue, soit on n’est pas une actrice. On est ici à la croisée des chemins et de fait, la plupart de celles qui s’y sont essayées ont triché, c’est-à-dire qu’elles ont échoué et du coup n’ont incarné sur scène qu’elle-mêmes, que leur pseudo « moi », leur persona d’actrice, leur nom du sommet de l’affiche. Elle ont sur-joué ce qui n'aspirait qu'à être sous-entendu,  qu’à sous-venir du texte, qu’à surgir sur scène par le dessous du texte. Steve Kalka évoque cela avec l’actrice qu’il dirige sur scène. La plupart des actrices font ce qu’il est convenu d’appeler du « cabotinage » c’est-à-dire qu’elles se mettent avant pour compenser le vide de cette scène réputée injouable alors qu’elle n’est que cela: jouable. C’est donc une conception de l’art d’être actrice qui se dégage ici: contrairement à ce que la plupart des gens pensent, être acteur.trice, c’est cultiver l’art de raboter tous les ajouts, tous les ornements, tous les additifs à l’acte d’être. La scène de théâtre c’est le lieu dans lequel l’acte d’être s’authentifie publiquement c’est-à-dire politiquement. 



                           Mais comment et pourquoi cette scène peut elle ainsi prendre sur elle de constituer cette expérience cruciale, l’essence même du théâtre? On ne peut répondre qu’en s’immergeant dans l’intrigue de Dom Juan qui finalement est moins un athée radical qu’un expérimentateur de Dieu. Dom Juan c’est l’inverse la pièce de Beckett: « en attendant Godot ». C’est plutôt « en provoquant Godot ». Dom Juan explore les limites: jusqu’où faut-il aller dans l’abjection pour que Dieu n’en puisse plus de ne pas être et enfin SOIT. 

                    Mais précisément c’est ici que cette scène qui en fait précède de très prés le dénouement avec la statue du commandeur, peut donner lieu à une interprétation philosophique assez convaincante. Et si c’était plutôt ici, dans cette scène là que Dom Juan sans nécessairement s’en rendre compte trouvait Dieu, ou du moins ce qui de l’être humain peut se faire de plus juste, c’est-à-dire de plus divin: le don absolu de soi sans contrepartie ni arrière pensée ni justification. L’être là fait un don maintenant et c’est tout! « Rien au monde ne m’a été si cher que vous » dit Elvire, mais elle parle ici de l’amour que Dom Juan lui inspirait avant: amour en tant qu’Eros. Cet amour a été bafoué, trahi, nié, détruit. Il n’en reste absolument rien et c'est sur cette ruine, sur cette désolation qu’un autre amour prend le relais: amour en tant qu’agapé, pur, désintéressé, sans cause ni finalité. Un amour qui n’est qu’un « maintenant », le moment de grâce de la femme amoureuse d’un être qui ne peut « valoir » à ses yeux qu’en « étant », qu’en n’étant que cela: existant parce que dés qu’on se penche un peu sur ce qui le définit, lui, Dom Juan, ce qu’on trouve ce ne sont que des raisons de passer notre chemin, de ne pas nous y attarder. Dom Juan est aussi creux que sa quête, aussi insignifiant que sa démarche qui finalement consiste à désacraliser la vie, à rendre toute existence nulle et non avenue, caduque. Si donc aimer a du sens c’est ici plus qu’ailleurs: ici c’est-à-dire vers Dom Juan qui finalement est plus un lieu ou un non lieu qu’une personne. Par la beauté pure d’un acte sans raison ni but, ni contrepartie, quelque chose de la déclaration d’Elvire fait advenir sur scène un sentiment plus divin que Dieu lui-même. Sans qu’il s’en aperçoive, Dom Juan est ici « comblé » parce que sa recherche aboutit, parce que sa demande est satisfaite mais en empruntant un biais auquel il ne s’attendait pas. Dieu est finalement l’autre nom de cette capacité qu’ont les humains et surtout les humaines à agir, à donner. Face aux sceptiques de l’amour en tant qu’agapé pour lesquels il ne peut jamais exister d’amour sans contrepartie, sans attente d’un retour, Elvire donne à qui ne pourra pas recevoir, ne saura pas recevoir. Donc c’est là qu’il faut donner et ce don ne peut pas être efficient ailleurs qu’ici sur scène incarné par une actrice grâce à laquelle il est « acté », comme on dit d’un acte authentifié par huissier dans une procédure juridique.




mardi 19 décembre 2023

Terminales 2 / 3 / 6: explication du texte de Descola - La question de l'identité nationale et de l'ipséïté (Paul Ricoeur), dans quel monde vivez-vous?

 


L’agenda politique nous joue des tours….Ou pas. En France vient tout juste d’être adopté, après un premier rejet, un projet de loi sur l’immigration qui va maintenant être débattu dans les deux chambres. Et il se trouve que nous avons, nous, à expliquer un texte de Philippe Descola qui tente de définir les contours d’une nouvelle conception de la politique au sein de laquelle l’espace de délibération et de décision intégrerait les non-humains. 

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il se produit ici un décalage (dont parfois la pratique de la Philosophie a le secret). La sphère politique française (et il faudrait vraiment que nous nous interrogions sur la pertinence d’un tel milieu, c’est-à-dire sur la pertinence de cette réalité au fil de laquelle il y a des hommes politiques d’un côté et des citoyens de l’autre. Pour Aristote, la politique est la condition même d’intégration d’un individu au genre humain, autrement dit il n’y a d’humains que politiques) est donc en train de s’interroger sur l’identité nationale française, sur les conditions d’accès à cette nationalité. En d’autres termes, la vie (pseudo) politique française est en ce moment en pleine réflexion sur ce qui fait ou doit faire l’identité de notre nation.  Si nous voulons nous rattacher au texte, nous pouvons pointer très exactement la phrase qui se situe en plein milieu: « l'unité d'appréhension de la vie politique, à mon sens, ne devrait plus être la société, la nation, cela ne devrait plus être un territoire délimité par des frontières étatiques ou tribales. Il faut substituer à ce modèle issu des théories classiques de la souveraineté un tissu d'écosystèmes, de milieux de vie, qui sont à la fois urbains et ruraux, interdépendants et en partie autonomes. » 

Ce passage fait transition entre la deuxième partie et la troisième. C’est dire s‘il est crucial. Par rapport à cette situation qui est la notre et qui, donc consiste à avoir à traiter en Philosophie un sujet qui se trouve faire la Une de notre actualité nationale, il convient de faire attention. 

            Méthodologiquement il serait très maladroit de rédiger une copie qui serait une prise de partie militante nous situant idéologiquement d’un côté ou de l’autre (à gauche ou à droite). Mais est-ce que l’idéologie est la même chose que la politique? (sur cette question l'auteur, Paul Ricoeur, auquel nous ferons référence en fin d'article a écrit un livre très instructif Intitulé "politique et idéologie")  Non, mais pour cela il faut quand même entendre un peu ce qu’a voulu dire Aristote et SURTOUT revenir à ce qui nous est demandé à nous: travailler le texte d’un anthropologue dont le regard est nécessairement décalé par rapport à un sujet très clivant idéologiquement. Ce décalage donc est vraiment opportun (j’oserai même dire reposant: ce n’est pas sur les plateaux de C-News ou de de BFM TV que nous trouverons des chroniqueurs ayant présente à l’esprit la référence à Philippe Descola. Sur le fond c’est dommage, c’est même déplorable, en fait, mais du coup, nous pouvons sereinement nous mettre en face de notre copie et prendre le sujet à bras le corps loin de Laurence Ferrari et de Pascal Praud OUF!)



Je me permets d’exprimer ici un certain angle d’approche, une perspective « salvatrice ». Ce texte peut être abordé  comme une bouée de sauvetage par rapport à des débats pseudo-politiques qui attestent de la pertinence du type de regard adopté par Philippe Descola. Il n’est pas du tout question de savoir QUI a raison ici, mais plutôt de réaliser quelle est la perspective, entre celle des débats idéologiques de la scène pseudo-politique française actuelle  et celle de Philippe Descola qui permet de comprendre l’autre.

Et là tout est clair: aborder le texte de Descola à partir de l’une ou l’autre  ou l’autre (parce que globalement il y en a trois) prise de position des partis idéologiques qui s’opposent en ce moment à l’assemblée aboutira nécessairement au jugement suivant: « qu’est-ce que c’est que ce tissu de bêtises sur les « non-humains », sur les écosystèmes, sur l’idée de nature qui n’existerait pas. Non mais franchement c’est qui ce type?". Bref,  Dans quelle planète vit-il?

Oui c’est ça la bonne question: dans quelle planète vit-il? Quel est le lieu d’où s’exprime Philippe Descola? C’est un anthropologue qui entre autres s’est formé en Amazonie dans une tribu de Jivaros appelé les Achuars. Ici, c’est très intéressant: imaginons-nous 5 secondes en face d’Eric Zemmour, par exemple (bon! Pas trop longtemps quand même!) nous donnant comme objectif de lui expliquer pourquoi le point de vue d’un anthropologue de terrain, détenteur de la chaire d’anthropologie au Collège de France, nous semble plus avisé que le sien, ancien chroniqueur de la télévision, ancien élève de Sciences-Po, "historien" très contesté (euh...très!) devenu responsable politique d’un parti dont l’orientation est centrée autour du primat de la nation française.



Très récemment encore une dirigeante politique très proche de Monsieur Zemmour s’est exprimée sur un plateau de télévision (inutile de préciser lequel) pour contrecarrer une autre "femme politique" défendant une autre approche que nationaliste des problèmes de société:

- Je ne sais pas dans quel monde vous vivez!

Ce qui est sous entendu ici, c’est qu’elle pense vivre dans le monde réel, monde dans lequel selon elle et monsieur Zemmour, l’identité nationale est constamment menacée, assiégée par des personnes issues de l’immigration, et de pays qui se sont constitués autour d’autres axes que ceux de la France d’un point de vue religieux, social, ethnique, etc. Son adresse, au-delà du but qui est de déstabiliser son interlocutrice en ralliant à son propos toutes celles et ceux qui ne sentent plus « chez eux » en France, est donc de rappeler que nous sommes dans un monde dans lequel il existe des Nations limitées par des frontières qui finalement sont les lignes concrètes de déplacements culturels profonds et parfois incompatibles. Il est impossible que des personnes élevées dans le giron d’un peuple musulman puisse vraiment cohabiter avec un peuple chrétien, catholique. Le projet de loi qui sera débattu par les deux chambres contient des mesures qui de fait ont pour but de durcir considérablement les conditions de vie, de rapprochement familial, et d’intégration des personnes immigrées sur notre territoire national.  « Je ne sais pas dans quel monde vous vivez ? » sous-entend donc le message suivant: vous ne vivez pas dans ce vrai monde au sein duquel les humains sont séparés par des usages du monde différents et irréconciliables. C’est par l’idée de Nation que les peuples se sont construits durant des siècles et des siècles et vous ne pouvez pas nier cela: cette puissance constructrice des religions, des usages, des coutumes par lesquelles un peuple se construit et se construit comme N’ETANT PAS un autre peuple.

Ce discours formulé de cette façon peut s’entendre. Peut-être même qu’il le doit. Si j’écris en français en ce moment sur ce clavier, c’est grâce à tout ce que la France m’a apporté en terme d’héritage culturel, intellectuel, historique, patrimonial, etc. Je peux choisir d’utiliser ce mode d’identification pour me définir en tant qu’individu, en tant que sujet politique.

Seulement voilà: il se trouve que j’ai un travail à faire en philosophie et qu’à ce titre, je me rends compte que la position exprimée précédemment repose sur trois présupposés:

  1. Le monde dans lequel nous vivons pour cette position là est la France, ou si l’on préfère un monde de nations. la seule modalité d'identité des peuples est la nation.
  2. Les cultures sont perçues comme exclusives les unes des autres. Il y a des modes d’être humain qui nous distinguent fondamentalement des autres modes d'être autrement humains. Aucune essence commune des hommes ne semble alors se dessiner.
  3. Les critères de l’identification par le biais de laquelle l’individu se rattache à sa nation sont temporellement inscrits dans le rapport que nous entretenons avec le passé.



Il se trouve qu’à chacun de ces présupposés correspond PHILOSOPHIQUEMENT et pas du tout idéologiquement un contre-argument dont le moins qu’on puisse en dire est qu’il est à chaque fois puissant


  1. La répartition des territoires nationaux sur la surface de la terre est aussi indiscutable que seconde au regard d’une perspective desanthropocentrée. Le Mont blanc est-il français AVANT d’être une montagne? Jusqu’où peut on aller dans la libération d’intensités de compréhension qui nous permettent d’être en phase avec les réalités qu’il est question de percevoir, d’analyser?  Puis-je travailler en moi la puissance de conquérir un regard mondain sur le monde, universel sur l'univers et non un regard français sur la France? Puis-je réellement faire quoi que ce soit qui ressemble à de la pensée si je pars du principe que c’est en tant que français que je pense et que tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés attendent une solution française? (quelle est la place du pourcentage d'échappement de gaz à effet de serre sur le territoire français par rapport à celui de tous les pays industrialisés?)   Faut-il que je considère ma langue d’adoption comme un privilège de droit qui me reviendrait en tant que je suis né sur ce sol et qu’à ce titre j’aurai acquis le droit de penser français comme on boit du Bourgogne ou on mange du fromage de sa région?  Ce que nous enseigne une éducation vraiment républicaine, c’est que la terre ment,  le terroir nous aveugle et que le territoire nous limite. Penser suppose nécessairement un effort de déterritorialisation (ce que Descola appelle symétrisation), et le point de vue de Philippe Descola ne peut pas NE PAS nous sembler infiniment plus pertinent que celui de cette dirigeante idéologique qui semble confondre, dans ce fond d’intention électoraliste qui caractérise l’intégralité de sa prise de parole le monde et la France. Nous voyons très bien dans quel monde vit cette dirigeante: celui d’un espace limité par un très petit rayon de « mondiation ». « Homo sum, humani nihil a me alienum puto. » Grâce à nos études, nous bénéficions dans la culture française de connaissances nourries par cette phrase du poète latin Terence, né à Carthage en 190 avant JC (précisons que Carthage se situe en actuelle Tunisie). Que nous dit Terence le tunisien? « Je suis Humain et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

    Grâce à la culture universaliste dispensée en France, nous sommes nourri.e.s de la pensée de ces auteurs qui font effort pour penser en tant qu’humain le monde ou les mondes dans lesquels nous vivons, toutes et tous en tant qu’êtres humains et peut-être même en tant qu’êtres vivants. A cette culture capable de saisir les liens entre les cultures, entres les territoires, entre les peuples, le leitmotiv de cette dirigeante proche de cette idéologie Zemmouriste est le suivant: « je suis française et tout ce qui n’est pas français doit me demeurer étranger (Je vis dans le monde de Charles Hubert et de Jean-Eudes et j'en suis fière - Euh..... OSS 117, c'est la France des années 60). Il est absolument indiscutable que nous vivons dans un monde de nations mais ce que je sais de ce monde c’est précisément ce qui m’a permis au sein de cette nation de dépasser la perspective de cette nation, de produire comme tout anthropologue un effort de symétrisation, de comprendre à quel point quelque chose de l’humain se dévoilait à chaque fois que précisément j’ai été capable de décoller de moi comme le font les serpents de leur première et seconde et troisième peau mes préjugés nationaux. Il n’est pas d’autre possibilité pour les humains de le devenir vraiment que l’ouvrage même sans cesse remis sur le métier de cette mue là et c’est cela que l’on peut appeler à bon droit l’individuation. Sans cela notre attachement à la nation reprend finalement celui des jeunesses hitlériennes. La perspective nationaliste est individualiste et pas individuante.  En ce sens, un français de France est un humain fini (au très mauvais sens du terme, il est toujours déjà fini. C’est une chance pour nous d’être des avortons pas finis: j’ai toujours quelque chose de mon humanité à parfaire par la fréquentation de la culture Autre et plus cette culture est rapprochée, meilleure sera le devenir de cette individuation)

  2. Nous sommes des Dasein, ce qui signifie, comme il a été dit largement dans ce blog que nous nous constituons dans cette épreuve «  d’être jeté.e.s là », sans légitimité, sans horizon, sans devoir être, ni mission claire à effectuer. Ce dont nous faisons l’épreuve en tant qu’être humains, c’est de ne jouir d’aucune garantie, d’aucune confirmation, d’aucune réponse à l’appel désespéré et fondamental de notre condition: « nous avons raison d’exister n’est-ce pas? » Personne ne nous répondra: « oui » (la ligne de Dieu, c'est un message de répondeur électronique!), ce qui ne signifie rien d‘autre que cela: c’est à nous d’incarner par nos actions, la réponse positive à cet appel qui restera sans voix. Nous nous faisons humains dans le silence et dans l’absence de cette réponse, ce qui implique que nous dissipions notre peur, notre angoisse, ou, pour être plus exact (parce que nous ne la dissiperons jamais heureusement) que nous la libérions. C’est exactement à ce niveau qu’il nous faut resituer la fameuse phrase d’Aristote: « l’homme est un animal naturellement politique ». Elle signifie finalement la même chose que celle-ci: nous sommes des Dasein.

    Notre rapport à la vie n’est pas donné, il est à construire. Il nous revient d’incarner dans le monde ou dans les mondes ce mode spécifique d’ancrage au vivant: celui du dasein. « Je ne sais pas dans quel monde vous vivez? ». Réponse: dans le monde en ce sens que moi, en tant qu’humain, je n’ai pas de biotope. Quiconque se met sur cette piste qui consiste à s’ancrer idéologiquement dans un biotope suit la voie du lebensraum des nazis ou du spazio natale des fascistes (l’espace vital d’une race). Ce que cela traduit c’est finalement l’incapacité du Dasein à tenir son rang, à s’ancrer dans le seul véritable monde qui soit notre: la politique. Il n’y a pas de nature. Par contre, il y a du vivant et parmi les êtres vivants, il en est qui ont des biotopes, et d’autres qui n’en ont pas. C’est notre cas. Mais alors que faisons-nous ici? Cette question a de quoi nous effrayer et ici encore deux camps sont possibles: celui de celles et ceux qui répondent par l’obsession de se trouver malgré tout et malgré eux un lieu, un autre ancrage que celui du Dasein c’est-à-dire de la politique. Tous les moyens seront dés lors assez bons pour discréditer la politique surtout ces deux là: le commerce, c'est-à-dire la surconsommation, et l'idéologie. C’est indiscutablement une voie que l’occident a emprunté depuis le naturalisme et plus spécifiquement encore le capitalisme (parce qu’en réalité le capitalisme provoque l’écrasement de la politique par l’économie). De l’autre côté, l’enracinement dans le Dasein, dans le zôon politikon d’Aristote et Descola finalement suit ce mouvement là: celui d’une politique qui étend son domaine de compétence à la totalité du vivant. Il s’agit dés lors de faire en sorte que le politique, le zôon politikon reprenne à l’économie, à l’homo oeconimicus, le territoire que ce dernier a colonisé. « Dans quel monde le Dasein vit? » Dans celui qu’il explore, dans celui qu’il rend possible en se situant continuellement sur cette ligne de crêtes qui sépare les biotopes, les cultures, les mondiations. Le zen politikon "N’EST" PAS au sens plein du terme, il INTER-EST. Il inter-agit et finalement la perspective de Philippe Descola ne fait que suivre la thèse d’Aristote jusqu’à lui faire atteindre ce seuil d’un cosmopolitisme vivant, ou si l’on préfère d’un ensemble ouvert qui doit se substituer à cette logique des ensembles fermés que l’on retrouve parfaitement sous la plume de Carl Schmidt.
  3. Le fond du problème est celui de l’identité nationale, étant entendu que nous lui devons beaucoup et que finalement nous n’avons jamais connu, nous les humains, d’autres modalités d’identifications que celui-là (historiquement pas toujours celles issues de la logique identitaire des Etats-Nations, mais celle d'une identité au sens de mêmeté, d'une conformité de mentalités et d'habitus fondée sur une unité de religion, de langue, de pratiques, etc.). De ce point de vue, nous pouvons situer les idéologies nationalistes qui en ce moment recueillent un peu partout les suffrages des peuples sur la planète exactement au même niveau que la réponse d’Amonbofis dans Astérix et Cléopâtre lorsque la reine d’Egypte lui propose de changer le système d’évacuation de l’eau des crocodiles: « Ben oui puis, puisque on a toujours fait comme ça »

    Plus sérieusement nous touchons là vraiment aux limites d’une certaine conception de ce que « penser veut dire. » Est-ce que penser signifie définir constamment de l’impensable et donc situer ce que la situation écologique attend de nous dans ce tiroir là, celui de ce que l'on ne peut pas concevoir puisqu'on ne l'a jamais fait AVANT? Si c’est le cas, alors il n’y a rien à faire qu’attendre la catastrophe (qui en fait est déjà là!). Ou bien penser, comme le dit Gilles Deleuze, revient à toujours se situer à cette extrême pointe de l’acte, c’est-à-dire en figure de proue d’un navire en plein tempête qui se confronte à ce qui de fait n’a pas encore été pensé mais qui n’attend qu’une chose, c’est de l’être.

    Alors, effectivement il nous faut aller voir du côté de la quasi-causalité et percevoir que c’est justement parce qu’on a toujours fait comme ça depuis quatre siècles que la température de notre planète se réchauffe et que de fait c’est sur cette planète là que JE VIS. Comment incarner la quasi causalité de cette catastrophe là? Il faut transformer notre conception de l’identité et s’en remettre à un autre philosophe qui est Paul Ricoeur. Pour ce philosophe, il existe deux façons d’être soi-même qui viennent de la distinction latine entre idem et ipse. Idem signifie que l’on est déjà soi-même, que "l’on est comme on est" et qu’on y changera rien. La conception des nations est totalement gagnée à cette modalité d’identité là qui finalement se traduit continuellement par un retour au passé. L’autre terme "ipse" désigne au contraire la possibilité de considérer son identité comme une réalité constructive, qui reste toujours à faire ou plutôt à tenir. Je suis à moi-même quand je m’engage auprès des autres quand je leur promets quelque chose et que je manifeste assez de fermeté d’attitude pour être à la hauteur de mes engagements. Autant "idem" que Ricoeur traduit par le terme de "mêmeté" suppose l’éternelle reprise du modèle hérité du passé, autant l’ipséïté caractérise l’engagement éthique dans le futur. Etre un Dasein, c’est avoir sans cesse à remettre en cause l’acte de définition de son identité parce que de fait celle-ci est toujours ouverte, fragilisée par ma mort possible, par ma contingence, et c’est cela que l’engagement éthique de l’ipséité rend possible.

    C’est cette boussole là qu’il nous faut tenir et celle là même que Philippe Descola suit tout au long de ce texte. Dans quel monde vivez-vous? La vraie question est plutôt celle de savoir dans quel devenir je me tiens et la réponse est:
    celui de l’ipséité.

dimanche 17 décembre 2023

Terminales HLP: DM Type Baccalauréat (pour le 09/01/2024)

 Traitez l’un des deux sujets suivants au choix




Sujet 1


    "[...] Chacun de nous a l'impression irréfutable que la somme totale de sa propre expérience et de sa mémoire forme une unité tout à fait distincte de celle de toute autre personne. Il l'appelle son « Moi ». Qu'est-ce que ce « Moi » ?

    Si vous l'analysez de près vous trouverez, je pense, que c'est juste un petit peu plus qu'une collection de données isolées (expériences et souvenirs), notamment la toile sur laquelle elles sont rassemblées. Et vous trouverez par une introspection attentive que ce que vous entendez réellement par votre « moi » c'est le « substratum » sur lequel ces données sont fixées. Imaginez que vous vous déplaciez vers un pays lointain, que vous perdiez de vue tous vos amis, que vous arriviez presque à les oublier ; vous vous faites de nouveaux amis, vous partagez leur vie aussi intensément que vous l'avez jamais fait avec les anciens. Le fait que, tout en vivant une nouvelle vie, vous vous souveniez encore de l'ancienne, deviendrait de moins en moins important. Vous pourriez arriver à parler du « jeune homme que j'étais », à la troisième personne ; le héros du roman que vous seriez en train de lire serait probablement plus proche de votre coeur et certainement plus intensément vivant et mieux connu de vous. Et pourtant il n'y aurait eu ni solution de continuité [1], ni mort. Et même si un hypnotiseur habile réussissait à vous affranchir entièrement de toutes vos réminiscences [2] antérieures, vous ne penseriez pas qu'il vous aurait tué. En aucun cas, il n'y aurait à déplorer la perte d'une existence personnelle. Et il n'y en aura jamais".

 

Erwin Schrödinger, Qu'est-ce que la vie ?, 1944, tr. L. Keffler, Paris, Points Seuil, 1993, p. 207-208.


[1] Solution de continuité : interruption.

[2] Réminiscence : rappel à la mémoire d'un souvenir, sans que ce souvenir soit reconnu comme tel.


Question d’interprétation philosophique: Pourquoi peut-on affirmer avec Erwin Schrodinger  que nous trouverons notre moi quand nous réaliserons qu’il n’est rien de nos expériences présentes qui puisse tuer notre moi passé? 






Sujet 2:


Tu dois retrouver le ton juste ou alors tu n'es pas une comédienne, tu es une tricheuse. Personne ne te le donnera que toi-même. Elvire est dans un état qui est si fort intérieurement, c'est si plein d'amour intérieurement qu'elle est quasiment inconsciente de ce qu'elle dit. C'est une somnambule qui entre. Or ta marche d'entrée est une marche consciente déjà, on sent que tu entres volontairement. Tout ce que tu dis là-dedans est conscient d'un bout à l'autre. Tu donnes l'inverse de ce qu'est le morceau, c'est-à-dire une conscience constante, une politesse mondaine, avec l'accentuation de certains mots. Ça fait discours du directeur de conscience à sa pénitente, alors que le morceau est le contraire: ce morceau est étonnant, stupéfiant parce que cette femme se met tout à coup à parler sur un ton, avec une éloquence, dans un style ravissant qui jaillit d'elle inconsciemment. Tu nous donnes, toi, l'impression d'expliquer ce que tu dis, de le détailler. (…) Tu n'es pas arrivée à cet état qui te donnera l'égarement, l'inconscience de ce que tu dis, qui par conséquent te donnera cet état céleste dont je te parlais tout à l'heure, ce ton prophétique qui est stupéfiant. C'est ce que tu n'as pas là-dedans. Même tes gestes sont les gestes que tu fais quand tu veux les faire. Quand tu fais un geste ton corps suit le geste, c'est tout toi qui participe à ce geste, alors que les gestes d'Elvire sont des gestes inconscients, ce sont des gestes d'extatique, c'est quelqu'un qui est dans un état d’extase.(…) « Rien au monde ne m'a été si cher que vous »: quand tu dis ça, tu le dis avec une conscience, avec un sens de ce que tu dis qui est le contraire du morceau. La femme qui dit ça ne s'entend pas, c'est de l'égarement absolu, elle ne s'entend pas, il ne faut pas que la comédienne s'entende dire ça.


 Elvire Jouvet 40 - Brigitte Jacque-Wagerman (1986)  - Cours de Louis Jouvet 1940


 Essai philosophique:  Peut-on jouer des sentiments?





A titre informatif, il peut être utile de connaître la scène que Louis Jouvet fait répéter ici à son élève.  Cette pièce: Elvire Jouvet 40  a été écrite  à partir des cours sténographiés de Louis Jouvet en 1940.  Il fait travailler à Claudia, élève au conservatoire cette scène réputée injouable du dernier acte de Dom Juan de Molière:

 Elvire: « Ne soyez point surpris, Dom Juan, de me voir à cette heure et dans cet équipage. C'est un motif pressant qui m'oblige à cette visite, et ce que j'ai à vous dire ne veut point du tout de retardement. Je ne viens point ici pleine de ce courroux que j'ai tantôt fait éclater, et vous me voyez bien changée de ce que j'étais ce matin. Ce n'est plus cette Elvire qui faisait des vœux contre vous, et dont l'âme irritée ne jetait que menaces et ne respirait que vengeance. Le Ciel a banni de mon âme toutes ces indignes ardeurs que je sentais pour vous, tous ces transports tumultueux d'un attachement criminel, tous ces honteux emportements d'un amour terrestre et grossier; et il n'a laissé dans mon cœur pour vous qu'une flamme épurée de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n'agit point pour soi, et ne se met en peine que de votre intérêt.

C'est ce parfait et pur amour qui me conduit ici pour votre bien, pour vous faire part d’un avis du Ciel, et tâcher de vous retirer du précipice où vous courez. Oui, Dom Juan, je sais tous les dérèglements de votre vie, et ce même Ciel, qui m'a touché le cœur et fait jeter les yeux sur les égarements de ma conduite, m'a inspiré de vous venir trouver et de vous dire de sa part, que vos offenses ont épuisé sa miséricorde, que sa colère redoutable est prête dé tomber sur vous, qu'il est en vous de l'éviter par un prompt repentir, et que peut-être vous n'avez pas encore un jour à vous pouvoir soustraire au plus grand de tous les malheurs. 


Pour moi, je ne tiens plus à vous par aucun attachement du monde; je suis revenue, grâce au Ciel, de toutes mes folles pensées; ma retraite est résolue, et je ne demande qu'assez de vie pour pouvoir expier la faute que j'ai faite, et mériter, par une austère pénitence, le pardon de l'aveuglement où m'ont plongée les transports d'une passion condamnable. Mais, dans cette retraite, j'aurais une douleur extrême qu'une personne que j'ai chérie tendrement devînt un exemple funeste de la justice du Ciel; et ce me sera une joie incroyable si je puis vous porter à détourner de dessus votre tête l'épouvantable coup qui vous menace. De grâce, Dom Juan, accordez moi, pour dernière faveur, cette douce consolation; ne me refusez point votre salut, que je vous demande avec larmes, et si vous n'êtes point touché de votre intérêt, soyez-le au moins de mes prières, et m'épargnez le cruel déplaisir de vous voir condamner à des supplices éternels.

Je vous ai aimé avec une tendresse extrême, rien au monde ne m’a été si cher que vous; j’ ai oublié mon devoir pour vous, j'ai fait toutes choses pour vous; et toute la récompense que je vous en demande, c'est de corriger votre vie, et de prévenir votre perte. Sauvez-vous, je vous prie, ou pour l'amour de vous, ou pour l'amour de moi. Encore une fois, Dom Juan, je vous le demande avec larmes; et si ce n'est assez des larmes d'une personne que vous avez aimée, je vous en conjure par tout ce qui est le plus capable de vous toucher.

 Je m'en vais, après ce discours, et voilà tout ce que j'avais à vous dire. »


Dans cette vidéo, le metteur en scène Steve Kalka dirige l'une de ses actrices sur la même scène et finalement le fond de ces indications est exactement le même que celui de Louis Jouvet dans une version plus moderne. On prend directement la mesure  de l’assimilation de la scène par la comédienne au fil des répétitions.