vendredi 28 avril 2023

Terminale HLP - Grand oral: Folie et la vérité dans l'oeuvre de Michel Foucault


 «Tel est le pouvoir de la folie : énoncer ce secret insensé de l'homme que le point ultime de sa chute c'est son premier matin, que son soir s'achève sur sa plus jeune lumière, qu'en lui la fin est recommencement.»

Cette citation de Michel Foucault est vraiment décisive dans la compréhension philosophique de ce qu’est la folie. Il faut savoir que ce philosophe est probablement l’un de ceux qui a accordé à ce thème la plus grande place dans son œuvre parmi les philosophes récents, notamment dans ses livres « naissance de la clinique » et « Histoire de la folie à l’âge classique ». En même temps, cette définition du pouvoir de la folie n’est pas évidente ni claire même si l’on voit bien qu’elle semble se rapprocher de l’éternel retour de Nietzsche et ce n’est pas un hasard puisque Foucault s‘est toujours présenté comme un continuateur de plusieurs thèses de Nietzsche, notamment sur l’importance de la généalogie, qui en fait définit une méthode plus qu’un contenu, une thèse proprement dite. 

            Mais quelle est cette méthode? Considérer que rien, mais vraiment rien n’est apparu, ni n’est susceptible d’apparaître autrement que généalogiquement. Dieu, c’est le processus par le biais duquel les humains y croient puis moins puis peut-être plus du tout. Il faut constamment déplacer le curseur de nos questionnements, autrement dit, le problème n’est pas de savoir si Dieu existe (en fait: évidemment non!) mais de retracer le processus historique, généalogique de sa croyance. De même, il n’est pas vraiment affaire de savoir si la vérité "est", mais quels sont les régimes de vérité auxquels les hommes adhèrent en fonction des évolutions de la société.

Une fois que l’on est vraiment revenu de l’illusion que des valeurs puissent apparaître par la volonté divine ou parce qu’elles seraient dans un ciel d’idéaux supraterrestres (Platon), on peut suivre les idées à la trace, c’est-à-dire dans le creuset humain de l’histoire de la pensée et des mentalités. Foucault reprend totalement cette méthode Nietzschéenne. 

Mais alors que donne cette méthode sur la folie? En premier lieu, il n’est pas question de croire que la folie existe en elle-même. C’est le présupposé de cette méthode: les humains établissent dans les différentes sociétés qu’ils ont créées des critères d’intégration et d’exclusion qui varient selon les époques mais qui finalement définissent l’ensemble des gens qui ont toute leur raison et celui des personnes que l’on va considérer comme « aliénées ». Il n’est vraiment pas question de savoir si c’est « vrai » ou pas, encore moins si c’est « bien » ou si c’est « mal ». Ce qu’il faut c’est comprendre de quoi ces déterminations sont la signification, ce que ça veut dire, de quoi sont-elles le symptôme?

En d’autres termes, la folie est un fait de civilisation et pas du tout une donnée physique. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’anomalies physiques. Il y en a évidemment mais les critères à partir duquel telle anomalie sera considérée comme symptôme de folie changent, évoluent. Certaines sociétés enferment les fous, d’autres les écoutent ou les élèvent au statu de chamans, ou d’oracles. Donc ce qu’il faut faire en premier lieu, c’est dépouiller la folie de toute ambition qui consisterait à lui donner un statut objectif.

MAIS (et c’est un grand mais), il se trouve que si la folie intéresse autant Foucault, c’est parce qu’il est l’un des très rares auteurs philosophique avec Nietzsche, avec Gilles Deleuze et Félix Guattari notamment à penser qu’en réalité, la folie est probablement la manifestation d’une exigence de vérité extrême, un peu comme le risque pris par le papillon de se brûler au feu de la chandelle quand il s’approche de trop prés. Nous comprenons bien que nous nous situons en plein dans une conception de la vérité très proche de celle de l’alétheia, du « lever de voile ». C’est pour cela qu’elle est aussi proche de l’art.

«Ce que la folie dit d'elle même c'est, pour la pensée et la poésie du début du XIXe , ce que dit également le rêve dans le désordre de ses images : une vérité de l'homme, très archaïque et très proche, très silencieuse et très menaçante; une vérité en dessous de toute vérité, la plus voisine de la naissance de la subjectivité, et la plus répandue au ras des choses; une vérité qui est la profonde retraite de l'individualité de l'homme et la forme inchoative du cosmos.»


En d’autres termes, il y a une vérité construite, que l’Humain s’est construite, et qui donc nécessairement n’est pas vraie. Dans cette optique, on peut suivre la folie dans son évolution sociétale, dans la façon dont l’homme l’a étiquetée, suivant les époques. On peut suivre les epistémès (concept foucaldien), c’est-à-dire les champs de savoir psychologiques, psychiatriques, scientifiques, philosophiques, etc. qui se sont constitués dans cette construction sociale de la folie, au fil des époques. On pourrait dire en un sens que chaque époque fantasme la vérité, Dieu, la folie, la conscience, la morale, la vertu, etc. Allons même plus loin: chaque époque se constitue son délire sur ces notions, sur ces valeurs, et il revient au philosophe généalogiste de déconstruire ce délire, ce qui ne veut pas dire: « le discréditer », mais « l’analyser » froidement, de comprendre pourquoi ce délire qui va faire autorité, un temps, a marché, pourquoi une société s’est structurée autour de lui, par lui, et puis est passée à un autre: Hitler est un paranoïaque ici et un dirigeant politique là, à tel moment (mais n’en restons pas à cet exemple honni, toute époque construit et se construit autour de constructions délirantes et nous ne sommes pas en reste).

Mais en allant au bout de cette vérité construite qui finalement suit la trace des représentations que l’être humain se donne de la notion de vérité, on tombe enfin sur « le fond de l’affaire », sur le trouble dont jusque là, nous n’avons fait que suivre le sillage symptomatique. Par bien des aspects, une généalogie est aussi une psychanalyse. D’où vient que nous ayons autant fantasmé sur la vérité? Il faut bien qu’il y ait quelque chose à l’occasion de quoi les êtres humains ont constitué toutes leurs visions, toutes leurs Épistémès. Cela, en l’occurrence pour Nietzsche décrit le tragique dans la civilisation grecque, à savoir ce moment de révélation un peu horrifique dans l’éclair duquel les grecs ont vu ce que c’est qu’être offert au délire des Dieux, c’est-à-dire aux forces d’une nature qui finalement ne fait aucun cas de nous. Pourquoi les tragédies grecques contiennent-elles autant de moments, comme le premier Stasimon d’Antigone dans lesquelles on a vraiment l’impression qu’une vérité pure suit son cours (le Deinos)? On pourrait concevoir l'esprit tragique comme une acceptation du monde tel qu'il est dans sa présence immédiate et sa brutalité, sans espoir d'un « au-delà ». Il est jouissance des plaisirs de la terre autant qu'acceptation des maux qui les accompagnent : les drames de la vie de l'individu sont vécus avec humilité et stoïcisme. (Wikipedia) 


Le tragique a bien un rapport avec la vérité et avec la folie: il frôle la folie que recèle l’action de voir notre présence au monde sans illusion ni déni. Il en fait une pièce qui exorcise cette folie, qui en est la catharsis, la purification. On comprend mieux la citation précédente maintenant: une fois que l’on a compris tout ce que nous avions construit comme fantasmes sur la vérité, la folie, etc. Nous réalisons que tout ça part d’une expérience vraie, pure, traumatique, ce que Foucault appelle la naissance de la subjectivité. La forme inchoative du Cosmos, décrit justement ce qui rend vraiment urgent la représentation e la nature comme cosmos, c’est-à-dire comme totalité ordonnée. Il y a de quoi perdre la raison à voir les choses telles qu’elles sont, donc il faut la raison. Mais ce moment de lucidité: c’est ça le tragique, c’est ça la vérité, et c’est cela aussi la folie.

Foucault est du côté de Nietzsche contre Descartes. On trouve, en effet dans la première Méditation ce passage auquel Foucault aborde une très grande importance:

« Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus ; ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples.
Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables, que ces insensés, lorsqu’ils veillent. Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? Il me semble bien à présent que ce n’est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier ; que cette tête que je remue n’est point assoupie ; que c’est avec dessein et de propos délibéré que j’étends cette main, et que je la sens : ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais, en y pensant soigneusement, je me ressouviens d’avoir été souvent trompé, lorsque je dormais, par de semblables illusions. Et m’arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants, ni de marques assez certaines par où l’on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil, que j’en suis tout étonné ; et mon étonnement est tel qu’il est presque capable de me persuader que je dors ».

Descartes, Méditations métaphysiques

Descartes, dans sa quête méthodique et résolue de vérité produit ici un effort assez incommensurable. Il remet tout en doute. Faut-il que j’aille jusqu’à remettre en cause que ces mains soient les miennes, que ce corps soit mien, que je vive? Il y a là un lien très profond entre la philosophie et la folie. Oui, philosopher, c’est frôler cette question là, dont on nous dit que les gens « normaux » ne se la posent pas, et c’est bien le problème d’ailleurs. Foucault fait de ce cri du cœur de Descartes: « Mais quoi, ce sont des fous! », une sorte de ligne de démarcation représentative d’une époque où finalement les fous sont privés de l’usage de leur raison. En faisant cela, Foucault ne rend pas tout à fait justice du « toutefois » qui vient après et par quoi Descartes, d’une certaine façon, mais justement pas sur un mode totalement assumé opère le passage de la folie au rêve comme s’il accréditait plus le rêve que la folie de constituer un fondement à un raisonnement métaphysique viable. Mais qu’est-ce  que le rêve  si ce n’est aussi et peut-être surtout la folie? « Ce que dit aussi le rêve dans le désordre des images » dit Foucault, payant de la poésie du 19e. 


Résumons: Chaque époque se construit en fonction de ses critères sa représentation de la folie. Par rapport à elle, toute une société des gens sensés s’instaure, se met en place, et enferment ou stigmatisent « les fous ». Il faut tracer cette ligne généalogique de la folie. Cela décrit comme un sillage symptomatique d’un trouble ou d’un trauma pur, vrai, fascinant. C’est cela qu’il faut trouver.  Cela nous conduit à l’origine de la folie dans tout ce qu’elle révèle de loin avec l’Humain, avec ce moment où l’humain s’éprouve dans toute son humanité dans la nudité d’un monde là. Évidemment il y a pour Heidegger du Da Sein dans ce moment là, et du tragique dans la pensée Nietzschéenne (mais finalement c’est un peu la même chose, en fait), c’est exactement aussi cela que Foucault décrit ainsi: « une vérité de l'homme, très archaïque et très proche, très silencieuse et très menaçante; une vérité en dessous de toute vérité, la plus voisine de la naissance de la subjectivité, et la plus répandue au ras des choses ». La folie c’est ce qu’une pensée ne peut pas ne pas frôler quand elle s’éprouve pensée, c’est ce que la raison resitue dans son urgence à devenir elle-même. C’est aussi ce par quoi l’humanité se resserre et se rassemble ou devrait se rassembler dans la genèse de ce par quoi elle se constitue: l’émergence d’un sens et d’une vue, d’un visage de l’être (le Da Sein). La folie c'est voir la figure de la gorgone et l’œuvre, c'est en faire un visage.




mardi 25 avril 2023

Terminales 3 / 5 / 7: L'opposition entre le "pour soi" et le "Da Sein". Hegel vs Heidegger - Anthropogenèse du travail

 



Où situer le travail dans une anthropogenèse, c’est-à-dire dans une analyse de ce mouvement au fil duquel l’Humain est humain? Le texte de Karl Marx situe d’emblée le travail dans cette opération de transformation de la nature: « en leur donnant une forme utile à sa vie ». Sous cet aspect, il n’est pas sûr qu’il y ait une différence entre l’activité des animaux et celle des hommes. On voit bien des animaux mettre en mouvement leur corps pour agir sur la nature de telle sorte qu’elle soit également « utile » à leur vie: les abeilles et les fourmis « travaillent » à ce compte là. Or, comme il le dit lui-même, le travail considéré de cette façon ne l’intéresse pas, parce qu’il est instinctif. Ce terme d’ « instinct » est assez mal défini, en fin de compte. Il recouvre une forme d’ « inertie », d’opacité, de brutalité primaire que l’être humain avait tendance à cette époque et jusqu’à une époque très récente à plaquer sur la totalité des comportements animaux et sur les siens dés lors qu’ils ne semblent animés que de la nécessité de subvenir aux besoins essentiels, vitaux. On pourrait presque continuellement rajouter « de survie » au terme d’instinct. 

Dans l’instinct on agit sous la pression la plus écrasante, celle de continuer à vivre « coûte que coûte ». Une forme « utile à sa vie » dit Marx. C’est ce que le travail est « de prime abord », mais cela ne l’intéresse pas parce que ce travail là commun aux hommes et aux animaux se situe finalement dans l’obscurité de « l’en soi ». 

Même si Marx va se détacher de lui, il faut bien garder en tête qu’il y a une forte influence de Hegel dans la philosophie marxiste et notamment de ce que l’on appelle la dialectique, ou encore justement « le travail du négatif ». 

"Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l'homme l'acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du coeur humain et d'une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur. Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté du sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »

Comprendre ce texte est déterminant aussi bien pour comprendre Hegel que Marx et situer précisément tout ce qui les distinguent radicalement de Heidegger. L’Homme et les animaux (qui pour Hegel, font partie de ce qu’il appelle ici « choses de la nature ») « sont » « en soi », immédiatement. Qu’est-ce que cela veut dire? Qu’ils vivent physiquement, qu’ils sont des organismes vivants soumis aux lois naturelles du vivant, tout simplement parce qu’ils ont un corps. Mais l’animal n’est qu’un corps alors que l’Humain est aussi un esprit. L’animal, selon Hegel ne se sait pas vivre: il vit, c’est tout. L’homme n’est pas un corps. Il « a » un corps. Pourquoi? Parce qu’il se sait exister, il se représente à lui-même existant. Il a une conscience par le biais de laquelle tout ce qu’il fait, pense, effectue consciemment se manifeste à lui comme mis à distance par une sorte de vitrine par rapport à laquelle il serait des deux côtés: comme un corps vivant qui est et comme un esprit prenant qui se voit vivre. C’est le pour soi, et c’est ce qui fait que l’homme n’est pas, selon Hegel et Marx un animal. 

On peut ici remarquer d’emblée le travail du négatif: l’humain se voit vivre, ce qui signifie qu’il contredit le mouvement d’être simplement un corps qui vit. Avoir une pensée, une conscience, c’est finalement ce qui contredit le corps, comme le dit, en d‘autres termes, le philosophe Alain: « penser c’est dire non ».  C’est un peu comme si, dans l’immensité d’une nature qui n’existe qu’immédiatement c’est-à-dire dans l’opacité instinctive d’une vie pure immédiate, donnée, l’humain créait une parenthèse de liberté, de conscience, de pensée, insérait dans les rouages d’une stimulation automatique une sorte de « brouillage »  qui est « l’âme », le pour soi, dans toute son « élévation », l’esprit.

Mais encore faut-il qu’il oeuvre afin que cette conscience soit et se maintienne. Comment y parvient-il? De deux façons: théoriquement par un regard cons sent sur lui-même qui le renseigne sur trois aspects qui font partie intégrante de lui-même, à savoir 1) ce qu’il sent, ce qu’il éprouve 2) ce qu’il est en tant qu’espèce que « créature », en tant qu’homme 3) ce qu’il est lui-même en tant que personne. Mais aussi pratiquement et c’est là que le travail intervient, dans un sens qui ne peut absolument pas être commun à l’homme et aux animaux, cette conscience de soi, l’Humain la gagne aussi en arrachant au donné naturel une forme de reconnaissance de soi très matérielle qui se manifeste par sa capacité à faire surgir un environnement artificiel là où il y avait des forces et des éléments naturels purs, bruts. « Oter au monde son caractère farouchement étranger »: qu’est-ce que ça veut dire? Cela signifie se détacher d’un déterminisme naturel aveugle, indifférent à l’humain pour donner naissance à des villes, des maisons, des réseaux de communications, bref à tout ce que le travail et la technologie humaines produisent à partir de la nature mais en la transformant radicalement. Ce que l’homme est en tant  que « pour soi » c’est « pas la nature » qui n’est qu’en soi. Il y a certes de l’en soi en l’homme mais ce qui fait qu’il est humain, c’est le pour soi, et le pour soi s’acquiert par ce travail du négatif grâce auquel nous ne vivons plus vraiment dans la nature mais dans un lieu humain constitué par notre activité et notre génie technologique. Le « destin » de l’homme est lié au travail et à la technologie dans la mesure où c’est de cette façon que se constitue cette corrélation entre transformer et « se transformer » et cette corrélation dessine l’histoire, une chronologie linéaire dans un cycle de l’aiôn, ce qu’il faut bien appeler, en un sens, le progrès, au sens anthropogenétique de l’homme. Plus l’homme, en tant que pour soi, se distingue de l’en soi, plus il progresse dans le fait d’être Homme. C’est déjà cela que l’on peut appeler le travail du négatif. 

Il est vraiment très éclairant de pointer l’opposition entre cette vision Hégélienne de la distinction ente l’en soi et le pour soi et les thèses de Heidegger, éclairée par les observations de Jacob Von Uexküll (1864 1944) éthologue allemand. En un sens, cette opposition consiste à insister d’abord sur le désoeuvrement de l’homme par rapport à l’animal. Il y a bel et bien une différence radicale entre l’humain et l’animal, mais plutôt que de la considérer arbitrairement comme un plus, Heidegger la définit comme un « moins », comme un désoeuvrement. L’humain ne sait pas quoi faire dans une nature où chaque chose trouve non pas seulement sa place et son lieu mais aussi son occupation. Cela se définit par l’opposition entre deux termes: la stupeur animale et l’ennui humain. La stupeur animal désigne exactement cette synchronicité de la toile et l’araignée. Il n’est pas faux que l’araignée ne sait pas ce qu’elle fait quand elle tisse sa toile, mais c’est justement parce qu’elle n’a pas à le faire: elle constitue immédiatement son milieu, celui dans l’interactivité duquel elle libère la puissance spinoziste dans laquelle elle consiste: être araignée. Avec la pensée géniale de Von Uexküll, la nature se lit autrement, à savoir comme un entrecroisement savant de biotopes au fil desquels la nature se fait « natura naturans ».

Et l’Humain dans tout ça se retrouve fondamentalement « sans rien », et dans ce « sans rien » se définit exactement ce que c’est qu’être un Da Sein, à savoir un être qui n’est que « là » sans biotope. L’un des arguments les plus forts qui plaide en faveur de Heidegger plutôt qu’au bénéfice de Hegel et Marx, c’est tout simplement ce que nous vivons nous, aujourd’hui, et l’extrême difficulté dans laquelle nous nous situons de définir de quelque biais que ce soit l’histoire de l’homme comme « un progrès ». Nous lui préférons le terme de « processus ». Que notre développement soit celui d’un « processus » plutôt que l’accomplissement d’une puissance, celle là même que Nietzsche baptise « volonté de puissance », cela ne fait aucun doute. Mais toute la question alors devient celle de savoir si le travail libère quelque chose de cette donnée là, à tous égards première de notre condition de Da Sein. 




lundi 24 avril 2023

Terminale HLP: Préparer l'épreuve du grand oral


 S’exercer pour le grand oral


1) Les attentes

On pourrait les résumer en deux points:

  1. C’est une épreuve qui évalue votre aptitude à la prise de parole et tout, absolument tout, dans les modalités de cet examen, est à envisager d’abord sous cet angle. Ce que cela veut dire c’est qu’évidemment vous serez plus performante, plus « en verve » (comme on dit mais ce terme est important: être en verve c’est parler avec brio) si vous croyez à la pertinence, à la cohérence du fond. C’est ce que nous avons rapporté à la parhésia, au « dire vrai », et il importe vraiment que ce « dire vrai » se prouve, s’atteste on pourrait dire: d’un point de vue « apodictique » (c’est-à-dire nécessairement universelle et démontrable) MAIS cet examen a une dimension assertorique, factuelle, ce qui signifie à la fois que son sujet peut porter évidemment sur des vérités qui ne sont pas nécessairement démontrables (mais qui ne peuvent néanmoins être délirantes ou incohérentes) et aussi, que l’implication, l’aisance avec laquelle vous allez développer vos raisons participe activement de la note. Ce qu’il faut analyser très vite, c’est le domaine de compétences, le registre lexical avec lequel vous estimez pouvoir vous situer de plain pied, être capable, au besoin de rebondir et d’improviser. Il y a là un paradoxe vraiment philosophique mais qui vaut pareillement dans toutes les autres matières, à savoir que cette interrogation doit concerner un champ de questionnement suffisamment clair et familier pour que vous en saisissiez la profondeur, la capacité à se dérober à toute délimitation. Il y a dans cette question de quoi m’attirer, de quoi m’embarquer, précisément  parce qu’il est inépuisable. En d’autres termes, ce n’est pas parce que vous pensez avoir la réponse que vous avez choisi cette question mais parce que vous ne l’avez pas et que ce trouble vous attire
  2. L’autre point à bien garder en tête, c’est tout simplement que ce sont des enseignantes et des enseignants qui vous écoutent et qui vous notent, ce qui signifie qu’il ne faut pas non plus se laisser tromper par l’apparente décontraction des modalités de cette épreuve qui ne ressemble à aucune autre. Si les examinatrices et les examinateurs, sourient, c’est parce qu’ils savent qu’il n’est pas facile de passer ce genre d’épreuve, c’est tout, mais ils vous attendent sur un terrain précis, bien délimité. Lequel? Celui de leur discipline évidemment pour la personne qui l’enseigne et pour l’autre celui de votre capacité à en parler à un non spécialiste, simplement, clairement. Etes vous capable dans un temps limité d’envoyer à deux enseignants des signes de reconnaissance suffisamment travaillés et explicites pour que l’un s’y reconnaisse en tant que professeur de ceci ou de cela et l’autre en tant qu’être humain? Pour être parfaitement honnête, il est quand même assez clair que c’est l’enseignant de la spécialité concernée qu’il faut le plus viser, mais l’autre est là aussi et rien ne serait plus suicidaire, en terme de notation de le considérer comme un « gêneur ». Cet enseignant posera nécessairement une question, au moins, et il est évident que la note finale fera l’objet d’une concertation entre les deux. Cela nous aide à clarifier les attentes de l’épreuve: on attend de vous que vous soyez capable d’aborder une question non pas seulement en tant qu’élève mais aussi en tant qu’être humain. Sous quel angle ma question aussi ancrée soit-elle dans les cours et le vocabulaire auquel je me suis accoutumé pendant deux ans présente-t-elle un intérêt « humain » de telle sorte que tout être humain peut et même doit s’y intéresser?



2) Mentaliser  et préparer l’épreuve

Mentaliser signifie « visualiser », se représenter visuellement ces 20 minutes. Ce n’est pas là un conseil de « coach mental », ou de « gourou spirituel ». Quand l’épreuve est écrite, il n’y pas vraiment d’effort de mentalisation à produire parce que votre attitude, vos gestuelles, vos tics de parole ou vos phatèmes (Euh….j’veux dire…etc.) n’entrent évidemment pas en compte dans l’évaluation alors qu’ici il y a un impact (il faut vraiment éviter les phatèmes, par exemples). Il convient donc de vous entraîner devant vos proches, devant votre miroir, de vous enregistrer éventuellement pour vous écouter après. C’est très simple: il y aura un tableau, un bureau, deux enseignants à quelques tables de vous. Quand vous entrerez, vous présenterez vos deux sujets aux examinateurs et ils en choisiront un. Vous disposerez alors de 20 minutes pour rédiger des notes. Visualisez déjà tout ça!

a) Les 20 minutes de préparation

Quel est exactement le rôle et la fonction de ce document que vous allez rédiger pendant ces 20 minutes? Il en a deux:

  • Reprendre les étapes des 5 minutes de présentation. Évidemment, il serait maladroit de rédiger des phrases entières. Vous avez déjà une idée assez précise de ce que vous allez dire. En quelques phrases qui serviront de points de repère mnémotechniques, vous rédigez les formules frappantes dont la mention suscite en vous les idées et leurs transitions. C’est donc un plan qui a une fonction de rappel. Lire ce que vous venez d’écrire est très, très maladroit. C’est à éviter absolument.
  • Il est possible d’y écrire un schéma ou une formule ou un tableau que vous présenterez au jury. Il faut bien réfléchir à cette démarche à sa nécessité car elle aura nécessairement cet inconvénient de couper l’élan de votre prise de parole. Elle n’est pas vraiment conseillée en HLP


En fait, on peut considérer cette feuille comme un filet de sécurité dont a priori vous n’aurez pas besoin. C’est de l’écriture et il est parfois plus facilement de parler après avoir écrit, tout simplement parce qu’écrire crée un sillage mental et que votre prie de parole va se continuer dans la traîne de ce sillon, dans son effet d’entraînement. La vision de la feuille put vous rassurer à ce titre, mai un peu « comme un doudou », comme la preuve concrète que vous savez ce que vous dites, la manifestation d’une maîtrise qui n’a pas plus qu’à passer du stade écrit au stade oral.  Il est vraiment rare que les candidates et les candidats le consultent activement. 


Quand vous entrerez une seconde fois dans la salle de l’épreuve, il est une évidence sur laquelle on n’insiste jamais suffisamment: vous allez probablement vous installer derrière le bureau devant deux enseignants qui spatialement seront un peu vos élèves. Quelque chose ici se détermine, s’instaure « spatialement » et ce n’est pas du tout anodin. Vous avez à faire ce qui revient habituellement à l’enseignant: poser une parole qui elle-même va poser un sujet. 

Psychologiquement, c’est cela qui requiert une mentalisation: assumer une position qui symboliquement et spatialement n’est habituellement pas la votre. On peut toujours objecter que l’enseignant, lui, n’est pas évalué, mais ce n’est pas tout à fait vrai: il l’est officieusement par ses élèves et faire cours est de toute façon un acte qui engage l’enseignant par rapport à l’état, par rapport à ce qu’impose un service public, voire en un sens: un peuple.

Évidemment un cours dure toujours plus de 20 minutes, l’évaluation est la votre et pas celle des personnes qui sont à la place des élèves mais cela n’en reste pas moins une disposition qui revêt un sens et qui a une implication:

- Le sens réside dans ce qui a déjà été dit de la distinction entre le sémiotique et le sémantique. Toute parole veut dire quelque chose 1) parce que les mots utilisés ont un sens dans la langue (sémiotique) 2) parce que tout discours sort de sa dimension exclusivement linguistique pour implanter comme le décor même à partir  duquel il prend sens une situation humaine (sémantique). C’est une dimension performatrice qui dépasse largement celle qu’évoque John Austin. La puissance de la parole qu’on ne retrouve pas dans l’écriture, c’est de créer comme sa condition même un lieu d’échange humain. En d’autres termes, l’interaction entre les désinhibiteurs qui stimulent la construction d’un milieu pour les animaux dont l’humain est privé  s’effectue pour nous ici dans la parole, et elle se produit entre humains. Ce qui vous est demandé, c’est d’émettre pendant 5 minutes et plus une parole porteuse d’un échange spécifique aux humains, et d’un échange qui ne peut se réduire à ce que Merleau-Ponty appelle la parole instituée, mais il s’agit plutôt de parole instituante.  C’est sur ce point là qu’il y a une dimension vraiment fondatrice et initiatrice, nouvelle, « porteuse », voire (il ne faut pas avoir peur de ce terme) « sacrée ».  En HLP, c’est d’autant plus intéressant qu’il a été question en première de la puissance de la parole et qu’elle se situe effectivement ici, dans cette libération qui est aussi une exigence. 

- L’implication de ce positionnement de la candidate ou du candidat en professeur réside dans le fait que vous serez évalué(e) par quelqu’un qui parle, qui a consacré sa vie à enseigner, à "en-signer", à embarquer dans le signe et donc, que, même si l’épreuve ne s’apparente pas à un cours par la durée, par les modalités, etc. quelque chose de la note résonnera avec ce que l’enseignant estime être une prise de parole enseignante, en-signante, au sens sémantique du terme. Pouvez-vous instaurer une plate-forme d’échange humain, en langue française, sur un sujet particulier qui vous importe. Un terme ici est tentant à utiliser: celui de réseau social (ce qui fait un lieu de réseau dans un société donnée), sauf que justement celui-ci est « direct », oral, effectif dans un jeu de présence physique, de rencontre et pas réservé au Net.




b) Les 5 minutes de présentation

Si nous reprenons les directives officielles, il s’agit, pour les candidats, « d’exposer les motivations qui les ont conduit à choisir cette question, puis de présenter la réponse qu’il ont élaborée. » Tout évidemment est dans ce terme :« élaborer ».  Si votre question est intéressante, c’est justement que sa réponse n’est pas du tout évidente et qu’elle a besoin d’être élaborée, c’est-à-dire « construite ».  Cette élaboration présuppose, pour le moins, trois règles:

  • Qu’il n’y ait absolument rien dans cette présentation que vous ne puissiez justifier, expliquer. Il ne s’agit pas de « balancer » des phrases ronflantes, générales, tranchées qui ne reposeraient que sur un effet d’annonce, une sorte de dramatisation gratuite et infondée. Il n’est pas question d’assimiler votre prise de parole à un « coup d’éclat ». Pour le coup, c’est une habitude que cultivent la plupart des enseignantes et les enseignants de ne pas se laisser impressionner par des coups de gueule, par des prises de positions violentes et revendicatrices (style qui vous savez). 
  • Que votre propos soit ordonné de la façon suivante: 1) les motivations 2) les raisons pour lesquelles cette question pose un problème, ce qui revient à formuler ce problème dans tout ce qu’il revêt d’impérieux, d’obligation à faire entrer en compte des nuances (nuances qui ne seront pointées qu’avec des distinctions conceptuelles) 3) à présenter avec beaucoup de précautions, votre réponse.
  • Que votre prise de parole soit extrêmement dense, efficace, et qu’elle libère des pistes.  C’est là qu’entre en jeu tout ce que vous êtes, je l’espère, en train de réaliser. Il n’est pas possible d’être efficace dans cette épreuve sans un travail d’écriture préalable et important qu’il va falloir condenser, concentrer. Rien n’est plus complexe, difficile que de produire un effort visant à la simplicité, à l’exhaustivité (c’est-à-dire à une certaine plénitude, intégralité: on n’attend pas de vous le même niveau d’études qu’un étudiant en master mais vous avez choisi votre question, ce qui implique un engagement qui ne peut se satisfaire d’effleurer la question). Cette préparation est essentielle, surtout pour ce qui va suivre, mais elle doit évidemment être aussi opérationnelle à ce stade. Il s’agit donc d’avoir rédigé ni plus ni moins qu’une dissertation plus ou moins longue (mais pas moins de quatre pages) dans laquelle les connecteurs logiques ne manquent pas et vous guident dans la compréhension des articulations du traitement de la question. C’est comme le fond d’écran sur la base duquel votre prise de parole s’effectue et cela participe à sa valeur, à sa capacité à s’assumer, à ne pas se dérober à la dimension porteuse de toute prise de parole humaine. Il faut vous donner les moyens d’y croire, trouver une assise, un espace de soi à soi solide, ce qui vous permettra de gagner en assurance, en ipséïté (puisque finalement c’est de cela qu’il est question). Ceci n’est ni plus ni moins que la clé de cette épreuve: l’ipséïté. Trouver dans votre prise de parole un ancrage parhésiastique au regard duquel vous « savez » que vous avez raison. Un excellent exemple d’ipséïté oratoire est le discours de Greta Thunberg à l’ONU. « How do you dare? » Comment osez-vous? Demande-t-elle aux dirigeants des pays les plus puissantes et les plus pollueurs de la planète. De quoi être intimidée, mais elle ne doute pas qu’il existe bel et bien à partir duquel une adolescente est légitime à poser cette question à Donald Trump, Vladimir Poutine, etc. 



c) Les dix minutes d’entretien

Ici encore la mentalisation ou le conditionnement sont essentiels. Il convient de vous convaincre à tout prix qu’aucune question n’est dirigée « contre » vous,  parce que ce sera bien le cas. Deux choses sont primordiales ici:

  • les distinctions conceptuelles: si vous avez bien travaillé, vous avez mis à jour des distinctions entre des concepts « Moi et Je », par exemple, « langue et parole », « romance et romantisme », « violence symbolique et violence factuelle », etc. Vous n’avez pas nécessairement eu le temps de les expliquer suffisamment, donc votre examinateur peut vous inviter à le faire.  Évidemment il s’agit d’évaluer votre connaissance du cours ou votre préparation, ou les deux. Mais c’est une incitation et pas une sanction. Il n’y a pas de mauvaise intention. 
  • Les articulations: Il faut absolument que les 5 minutes aient développées une argumentation mais il est possible que vous soyez contenté d’un « donc », ou d’un par conséquent qu’il va maintenant s’agir de justifier. On peut dire que dans les 5 minutes, vous avez suivi la motivation de votre intéressement. Vous avez choisi cette question là et il y a probablement dans votre traitement et dans votre réponse des « traces de subjectivité », des choix, des motifs personnels qui sont entrés en compte. Ici l’enseignant de spécialité va vous « éprouver »: n’y-a-t-il que ça? Si la réponse est oui, c’est ennuyeux. L’examinateur va manifester le souci de se retrouver en tant qu’enseignant de telle discipline dans ce que vous dites. C’est aussi dans ce moment là qu’intervînt le plus cette donnée fondamentale de l’examen, c’est que c’est vous qui avez choisi le terrain, un peu comme Napoléon à Austerlitz (importance du plateau de Pratzen). Ce n’est pas qu’il faille voir tout cela comme un affrontement, mais il y a bel et bien « notation ». Vous avez choisi le lieu de votre intervention et, en effet, ici, il n’est pas faux de soutenir que l’enseignant de spécialité va quand même tester votre défense.


d) Les 5 dernières minutes

Il ne faut pas nécessairement « souffler » ou « baisser la garde ». Même si l’entretien prend à ce moment un tournant plus personnel (je vous) . Les examinateurs et examinatrices vont quand même évaluer une cohérence, une implication. Qu’est-ce que ces trois années de lycées vous ont apporté? En quoi ont-elles orienté votre choix?  Il n’est pas question de faire semblant, ni de se retrancher derrière des formules d’usage qui finalement ne veulent rien dire. Cela intéresse les enseignants. VRAIMENT! La règle à bien garder en tête ici consiste à réaliser que les examinateurs essaient de voir dans quelle mesure le secondaire vous a quand même doté des moyens de comprendre ce qui vous arrive, de vous situer en tant que futurs travailleur, que citoyen, qu’hêtre humain. Avez-vous gagné un certain recul, un moyen d’analysé votre situation? C’et très intéressant ici: quelque chose de la Skholé pointe le bout de son nez. Vous vous êtes comportée comme une ou un élève, pendant trois ans, mais qu’y avait vous gagné en tant que personne, en tant qu’être humain dans votre choix de carrière et éventuellement dans vos options de vie?




3) la difficulté de cette épreuve

Comme il a été dit, cette épreuve ne ressemble à aucune autre. Sa difficulté fondamentale tient dans sa brièveté et dans l’exigence de « mise à niveau » du propos développé, c’est-à-dire du fait qu’un non-spécialiste vous écoute et vous évalue. Dans quelle mesure ne conviendrait-il pas, par conséquent de ne pas aller trop loin, puisque on nous demande de faire court et pas trop spécialisé? NON! Il faut vraiment se méfier de cette tentation: c’est justement parce que vous travaillez beaucoup et en profondeur que vous parviendrez à une clarté authentique.  C’est le piège absolu de cet examen: croire qu’il faut s’engager dans la voix de la facilité sous prétexte qu’il soit nécessaire de « vulgariser ». Ce dernier terme est fallacieux et à tous égards dangereux. Éradiquez le de votre préparation et de votre esprit. Il n’est pas question de vulgariser quoi que ce soit. Miser plutôt sur une forme d’enthousiasme maitrisé pour mener à bien cette épreuve qui teste, plus que tout, votre aptitude à embarquer un auditoire (pas facile) dans un champ de questionnement choisi par vos soins.




samedi 22 avril 2023

Le légal et le légitime

 

            Dans l'extrait de cette émission portant sur "l'éco-terrorisme", on mesure vraiment grâce à Camille Etienne notamment l'importance de la distinction entre le légal et le légitime. On réalise aussi la perte de repère et le manque de réflexion, pour ne pas dire de subtilité, de celles et ceux qui se révèlent incapables de comprendre cette distinction (on se raccroche alors aux branches de tout ce qui pourrait, en pure perte, donner l'impression que l'on a des arguments à opposer alors qu'évidemment on n'en a pas).

                Ce qui est également très intéressant dans cette émission c'est que la notion de "droit naturel" y gagne un sens qui n'était pas du tout le sien originellement. Peut-être serait-il plus sensé de parler de "devoir naturel". L'activiste écologiste Camille Etienne, qui était aussi celle qui avait (et avec quelle justesse!) tenu tête à l'indifférence méprisante du public présent à cette  assemblée du MEDEF, déroule ici avec éloquence et rigueur un argumentaire exemplaire. Ce qu'il s'agit pour nous d'explorer de toute urgence, ce sont les voies visant à rendre cette légitimité là légale.

mercredi 19 avril 2023

Terminales 3 / 5 / 7 Avons-nous le droit? (Droit / Morale / Justice / Devoir)

 

Introduction

Ben quoi? J’ai le droit!

Par cette intelligente répartie que l’on entend parfois, nous comprenons bien qu’il est moins question de revendiquer vraiment un droit que de suggérer qu’aucun loi n’interdit le geste ou l’acte réalisé. Rien n’empêche que je fasse ceci ou cela: j’ai donc le « droit ». Nous touchons là le degré zéro de cette expression, de ce terme, mais ce degré zéro n’est pas pour autant dénué d’intérêt, voire de profondeur, à condition de lui en donner un petit peu. Dans ce sens très, très affaibli, dans cet usage extrêmement pauvre, on assimile le droit à une forme d’autorisation. Qu’est-ce qui pourrait empêcher un acte?

  1. les lois physiques
  2. Les lois légales
  3. La morale (ou la conscience). On pourrait ici évoquer le sentiment d’être légitimé à….

Mais précisément dans ces trois niveaux d’empêchement possibles, où situer le droit? Où situer l’expression « j’ai le droit »?

  1. Le Tiers

La réponse apparaît assez clairement: c’est plutôt par rapport au deuxième sens. J’ai le droit de faire telle chose parce que les lois ne me l’interdisent pas, voire parce qu’elles m’en garantissent le droit. Il est même possible de situer le droit dans la limite entre le 1 et le 2: ce n’’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement. Au-delà des limites physiques, il existe des limites légales à ce qu’un être humain peut faire. Le droit désigne donc, en ce sens, une « dimension » à tous égards « autre » que celle de la nature, que celles des lois physiques, au sein de laquelle les actions et les interactions humaines sont soumises à ce que l’on pourrait appeler «  un droit de visée », une autorisation. Il ne suffit pas qu’elles soient possibles pour qu’elles soient « autorisées ». Ce qu’implique le Droit c’est qu’il existe pour les humains et entre eux une sorte de « latitude », de zone d’influences et de rapport caractérisée par l’émergence d’un Tiers. Ce « Tiers » désigne ce que l’on pourrait appeler le droit lui-même, ou l’autorité à laquelle on se doit de rendre des comptes en cas de litige, d’accident, de problème. 

La réalité physique, brute, est comme doublée, dédoublée par l’effectivité d’une autre marge de manoeuvre au sein de laquelle nous nous éprouvons nous mêmes comme des personnes juridiques et morales détentrices de droit et de devoirs. C’est exactement comme les pièces d’un jeu d’échecs qui s’éprouvent comme n’étant pas seulement faites de bois, mais porteuses d’une valeur symbolique (et il ne peut y avoir de « jeu » sans cela) . Que les relations humaines ne soient pas gérées par la force brute, ni par la sentimentalité, ni par des intérêts particuliers, nous apparaît comme une évidence, comme une nécessité. C’est finalement cette nécessité qui fonde le droit, en tant qu’il redouble la dimension pure des faits de celle d’une convenance.

        


 Il y a ce qui est: tel mari, par exemple, pèse le double de sa femme et « ce qui convient », à savoir que cette force physique n’est en aucun cas la légitimation d‘une supériorité quelconque du mari sur la femme au sein du couple (cet exemple est vraiment simpliste: il existe une multitude de situations au sein desquelles cette notion de force est infiniment plus perverse - Nous pourrions parler d’ascendant, de manipulation, de séduction, d’intérêts financiers, etc. Finalement,  croire au droit, c’est adhérer à l’idée d’une « neutralité » au sens de milieu au sein duquel les rapports humaines sont susceptibles d’être régulés par une justice « aveugle », non arbitraire, impartiale. C’est bien cela que dit la notion de tiers)

En 1670, le philosophe Leibniz reprend le terme de « déontique » qui désigne en grec « ce qui convient ». Ce terme désigne ce qui relève d’une obligation morale. Dans notre distinction formulée dans l’introduction, c’est le 3. Le philosophe Heidegger distingue l’ontique qui relève des êtres concrets, matériels et ontologique qui a rapport à l’être. Ce qui est ontique c’est ce qui est matériel, c’est exister physiquement. Le Da Sein a évidemment une existence ontique mais ce n’est pas dans cette dimension ontique qu’il est « Da Sein », puisque ce questionnement là sur l’être qui est ce qui fait de lui un « être là » a apport à l’ontologie. Ce que nous sommes en train de rajouter à cette opposition c’est le déontique, à savoir  « ce qui convient », ce qui fait que nous réalisons bien que ce n’est pas parce que « nous pouvons que nous pouvons ». Dans nos rapports, nous insinuons la présence d’un Tiers, qui est le droit, qui est exactement ce que nous voulons dire quand nous disons que nous sommes dans un état de droit. 


Quelque chose de « pas spontané », de « pas sentimental » (on pourrait dire de pas négociable à l’amiable) s’impose comme nécessaire dans les rapports humains. Mais quoi? De la raison, du logos, du symbole. En tant que nous sommes des êtres de langage, nos rapports ne peuvent se constituer autrement que symboliquement, entre des personnes qui ne sont pas des corps physiques mais des personnes juridiques, voire morales. Il y a au-delà ou en deçà de notre vie physique un souci déontique. 

Mais c’est là qu’un nouveau problème s’impose car les lois légales ne correspondent pas nécessairement à ce souci. Les limites légales ne visent pas seulement négativement à ce que les humains s’entendent, puissent vivre ensemble. Il faut aussi que quelque chose de cette positivité déontique s’y exprime et de fait, ce n’est pas nécessairement le cas.


2) Le droit positif et le droit naturel

Nous comprenons à quel point finalement la notion même de « droit » avec tout ce qu’elle peut revêtir aujourd’hui d’évident (« ben quoi? J’ai le droit! ») part en réalité d’une donnée qui, elle, n’a rien d’évident, à savoir ce dédoublement par le biais duquel une dimension physique dans laquelle on peut parce qu’on peut (naturellement) est « remisée », dépassée par une autre dans laquelle ce n’est pas parce qu’on peut physiquement qu’on peut légalement ou pour le dire autrement, ce n’est pas parce qu’on peut qu’on « doit ». Cette référence au « devoir » apparaît donc ici dans son acception première la plus originelle. L’Humain ne se contente pas de cette libération physique d’un pouvoir sur les choses, les êtres ou une situation, encore faut-il qu’il s’y sente légitimé, que quelque chose d’une entièreté, d’une intégrité voire d’une adéquation à soi s’effectue dans ses actes. 

Nous mesurons ainsi à quel point les notions de droit et de devoir sont proches, voire inséparables, mais pas pour les raisons qu’on croit, pas parce que nos droits auraient à se justifier d’être sous la condition de nous imposer des devoirs comme sous l’effet d’une mécanique « donnant donnant ». C’est beaucoup plus profond et lié que ça: le droit et le devoir ne sont qu’une seule et même chose vue sous des angles distincts. Que ce soit mon droit ou mon devoir, il s’agit bien ici de ce déphasage à l’égard du pouvoir (pouvoir faire ceci ou cela) par quoi se dit l’adéquation à soi d’une puissance.

Dans ce rapport de soi à soi par quoi se dit la nécessité de cette adéquation, c’est évidemment de la conscience dont il est ici question. Or c’est bien à ce moment qu’entre en jeu la notion de « morale ». 

Mais cela nous contraint à faire entrer en compte une nouvelle considération:

  1. Ce n’est pas parce que je peux que je peux (légalement)
  2. Ce n’est pas parce que je peux que je peux (moralement) 

Ces deux niveaux ne sont pas identiques et nous nous en rendons compte quand les actions auxquelles nos lois civiles nous astreignent ne nous semblent pas compatibles avec ce que nous nous sentons moralement en droit ou en devoir de faire. Nous avons toutes et tous des exemples et peut-être serait-il plus approprié d’en citer deux: l’un incorrect et l’autre correct, pour faire état de cette distinction fondamentale entre ce qui est légal et ce qui est légitime, entre notre obéissance civile et notre légitimité morale (ou éthique, nous y reviendrons).

Avoir le droit signifie en effet deux choses: 

  1. Etre légalement autorisé(e) à….
  2. S’estimer moralement en droit de….

Si je suis victime d’une agression quelconque, je peux m’estimer être en droit de répondre par une agression similaire, voire pire, en vertu d’un principe d’équivalence des dommages: créer à l’autre autant de dommages physiques ou mentaux que ceux qu’il a occasionnés en moi. Cela pourtant n’est ni du droit, ni de la Justice et d’ailleurs cela ne peut même pas être de « l’équivalence ». 

En fait, c’est déjà ce que la notion de Tiers nous avait fait comprendre: nous ne nous situons plus dans un cadre brut, physique ni sentimental. Il ne s’agit pas de « se faire du bien » en se défoulant du préjudice subi sur la personne qui l’a causé. La peine ou la douleur que j’ai subie est « personnelle ». Il est impossible de la mesurer objectivement parce qu’elle est subjective, et qu’elle n’est que cela. A partir du moment où je vais porter plainte et engager une action dite de justice contre l’agresseur, il va de soi que ce n’est pas pour me venger mais pour que justice soit faite, ce qui signifie: « pour que le Tiers s’effectue, s’exprime, s’impose » ou encore en d’autres termes: pour que le droit se manifeste comme une dimension autre à celle des faits. La femme qui porte plainte contre son mari pour des violences conjugales ne le fait pas en tant dans le cadre d’un duel entre elle et son mari mais dans celui d’une dimension que l’on pourrait définir comme tripartite: cette violence n’est pas inadmissible est tant qu’elle l’a blessée: « elle » mais en qu’elle rend impossible un espace de droit. Demander que justice soit fait, cela ne signifie jamais « pour soi-même » mais égalitairement pour tout membre reconnu comme faisant partie intégrante de cet espace de droit, ce que l’on appelle un « Etat de droit ».  C’est exactement comme si de notre existence vécue à notre « nom » tel qu’il va se retrouver impliqué dans une action en justice s’effectuait une sorte de « métamorphose » au fil de laquelle nos ressentis personnels sont comme  déhanchés de notre sensibilité propre pour être allégués en tant que motifs à prendre en compte « objectivement », universellement, donc plus en tant qu’ils ont été ressentis par cette personne mais parce que l‘état de droit en a souffert. Que la personne dans sa sensibilité pure, intime, s’estime payée ou pas de la peine qui sera infligée à l’agresseur, n’est en aucun cas une question de justice. Si elle ne l’est pas, cette personne n’est pas du tout légitimée à dire qu’ « il n’y pas de justice ». C’est justement sa frustration de victime ne s’estimant pas assez payée de sa souffrance personnelle qui prouve que « si! » au contraire, c’est bien de la justice, laquelle ne doit à aucun moment faire droit au ressenti personnel des victimes. C’est la signification profonde du bandeau qui recouvre les yeux de toutes les allégories féminines de la justice.

Ici peut-être enfin développée la distinction fondamentale ente le droit naturel et le droit positif, justement parce que « le droit de se venger » est un oxymore dépourvu du moindre sens. Ce droit n’existe pas. Il n’existe pas de biais par lequel une envie de vengeance peut s’affirmer comme « juste » et cela tout aussi bien légalement que moralement:

  1. le droit positif désigne toutes les règles applicables dans un espace juridique donné à un moment précis. C’est donc l’ensemble des lois à partir desquelles les institutions pénales, juridiques, civiles régissent une population déterminée dans un état de droit, en s’appuyant sur la force publique, si c’est nécessaire. 
  2. Le droit naturel est une notion philosophique posant l’existence d’un droit dont la validité peut et doit s’exercer pour tous les hommes, indépendamment de leur culture, de leur nation, de leur religion. Il est évident que les êtres humains ont une conception du droit sur laquelle influe énormément leur éducation, leur naissance au sein d’une nation, d’une culture, d’une civilisation, d’une religion précise et par conséquent, comme ces conceptions varient, une conception du droit qui correspond donc à un ancrage culturel très particulier. Mais adhérer à l’idée d’un droit naturel c’est poser qu’il faut créditer chaque être humain, du simple fait qu’il soit humain, de droits et de devoirs qui sont d’inhérents à sa condition d’Humain et non seulement à sa condition de citoyen français, italien ou chinois. C’est la raison pour laquelle, comme le fait très opportunément remarquer le philosophe italien Giorgio Agamben, la conjonction de coordination dans l’intitulé des « droits de l’homme ET du citoyen » de 1789 pose vraiment problème. Une nation reconnaît ainsi pour la première fois l’existence du droit naturel et lui donne une place centrale dans SA constitution. Mais, du même coup, elle fait comme s’il allait de soi que les droits de l’homme sont les mêmes que ceux du citoyen. Elle assimile droit naturel et droit positif, ou, plus exactement elle intègre dans son droit positif la notion universelle de droit naturel, ce qui laisse entendre que la constitution que la France se donne est celle dont tous les autres états devraient se doter. C’est comme si la France se définissait elle-même comme « le droit des droits », comme LA nation dont le droit positif devrait servie de critère absolu pour le droit positif de toutes autres nations du fait qu’elle y a inscrit la référence au Droit naturel. La place de la France sur l’échiquier international, en bien comme en mal, est indissociable de cette inscription là.



Le droit naturel est une notion philosophique (ce qui ne veut pas du tout dire que tous les philosophes y adhèrent) en ceci qu’elle n’est pas juridique.  Est-ce en tant qu’être humain, que français ou chinois ou bien même en tant qu’être vivant que nous avons des droits, des devoirs? Pour revenir à notre exemple de la vengeance, il serait complètement faux et absurde de poser le droit à se venger comme du droit naturel, lequel est encore moins personnel que le droit positif. C’est La question qu’il faut se poser lorsque nous nous estimons en droit de tel ou tel geste, de telle revendication: du fond de quoi? Si c’est de « l’envie », du désir, de la pulsion, bref d’une forme de « spontanéité », Emmanuel Kant affirme qu’il n’est vraiment rien de ce désir qui puisse fonder du droit, du devoir, de la justice, de la morale. Toute référence au Droit, à la Morale projette celles et ceux qui l’invoquent dans une dimension qui n’est plus celle du ressenti, du sentiment, on pourrait même dire: de la vie, mais du droit, de la Raison, de l’Universalité, pour Kant, de tout ce qui le conduit à affirmer qu’il faut dire la vérité « tout le temps » et à « tout Homme ». 

Mais alors quand pouvons nous estimer que nous sommes légitimés par le droit naturel à agir de telle ou telle manière? L’exemple très célèbre qui revient ici est celui d’Antigone face à Créon pour enterrer son frère Polynice, alors que son corps a été décrété comme impur et indigne d’être inhumé dans le sol de Thèbes (Polynice et Etéocle, fils d’Oedipe s’étant affrontés dans une gerbe fratricide et civile. Malheur au vaincu).

Dans cette réponse très connue à Créon, c’est finalement toute la différence entre le droit positif et le droit naturel qui se déploie. « Tu t’es donc opposée à ma loi! » dit Créon

- Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a promulguée, et la Justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et personne ne les a vues naître. Leur désobéir, n’était-ce point, par un lâche respect pour l’autorité d’un homme, encourir la rigueur des dieux ?

Tout prend sens dans cette opposition dés lors que nous remarquons: 1) que ce n’est pas le rapport personnel et familial qui justifie la démarche d’Antigone 2) que par « Justice des Dieux », ce qu’il faut entendre, c’est finalement « droit naturel », à savoir le respect de lois originelles, primitives, fondatrices de ce que c’est qu’être humain, en l’occurrence enterrer la dépouille de ses semblables. C’est là un rite mortuaire religieux, ancré dans des traditions très anciennes. Il y a plusieurs modalités pour célébrer ce rite mais il pose en soi formellement, au-delà de ces différences de contenu, quelque chose de ce que c’est qu’être humain en tant que présence au monde. 

Résumons: cette distinction entre droit positif et droit naturel est extrêmement éclairante, ne serait-ce que parce qu’elle traverse la question de savoir si nous avons le droit de cette autre: en tant que « quoi » ai-je tel ou tel droit? J’ai des droits de citoyen français en tant que citoyen français, reconnu comme tel. C’est le droit positif qui finalement repose sur le droit de « nationalité » étant entendu que ce droit: on peut l’avoir ou pas. Dés que l’on parle de droit naturel on parle d‘autre chose, parce que nous sommes humains et qu’il existe de ce point de vue là, des droits qui sont reconnus à tout être humain du simple fait qu’il soit humain. Le droit naturel, si l’on y croit, c’est donc l’idée d’un droit que l’on n’a pas mais que l’on « est », ou, si l’on veut, qu’on libère, non pas du fait de notre appartenance à telle ou telle communauté mais de celui d’une condition qui est fondamentalement et essentiellement la notre, en tant qu’humain.



Pour clarifier, s’il en était besoin, nous pouvons citer ici le dictionnaire juridique et sa définition du Droit Naturel: « Les règles de droit contenues dans les Lois, les Décrets et les règlements, celles qui sont tirées des acquis de la jurisprudence et des travaux de la doctrine appartiennent au "droit positif". Le droit naturel s'oppose au droit positif, qui est le droit en vigueur, qui est modifie en fonction de l'évolution des moeurs. Le droit naturel est l'ensemble des droits que chaque individu possède du fait de son appartenance à l'humanité et non du fait de la société dans laquelle il vit. Le droit naturel, qui comprend notamment, le droit à la vie, et à la santé, le droit à la liberté, comme le droit de propriété ; il est inhérent à l'humanité, universel et inaltérable, alors même qu'il n'existe aucun moyen concret de le faire respecter »

On comprend donc que le droit positif est limité (par les frontières de chaque état) mais qu’il est soutenu par une force, qu’il a les moyens, y compris physiques, de se faire respecter, alors que le droit naturel est illimité (propre à tous les hommes) mais qu’il est « sans force ». La définition donnée ici est très inspirée de la déclaration des droits de l’homme, notamment dans l’inclusion du droit de propriété (qui pose quand même question: faut-il le situer au même niveau que le droit à la vie, à la santé?). Mais alors avons-nous le droit? Quel droit? Avons nous le droit positif? En un sens, oui: en tant que citoyen, l’autorité du droit positif nous « donne » des ouvertures, des possibilités, des « garanties ». « Avons nous » le droit naturel? C’est plus ambigu, car nous sommes tentés de répondre « oui » du fait que ce droit est celui de tout être humain qui l’a naturellement, spontanément, « de plein droit » serions nous tentés de dire. Mais en même temps ce droit n’est garanti à personne de fait.  C’est clair: le droit positif n’est pas de plein droit mais il est factuel, il a une résonance effective. Le droit naturel est de plein droit mais absolument pas dans les faits.  Le droit positif, par conséquent, on l’a de fait mais pas de plein droit. Le droit naturel on l’a « en droit », mais pas du tout en fait. 


3) Le droit naturel et l’Eternel retour

On peut donc être légalement autorisé à commettre un acte qui pout autant ne nous semble pas légitime, ce qui signifie bien que moralement nous ne nous sentons pas à l’aise à l’idée de le réaliser. Cette hésitation dessine comme un territoire, un champ de résonance qui nécessairement est celui de notre conscience. Tout être humain est conscient, ce qui signifie que tout homme dispose de cet espace réflexif de soi à soi dans l’ouverture duquel les pensées, les actions les situations sont estimées, passées au crible du bien et du mal. Il semble bien que ce soit là la source du droit naturel: je peux être autorisé à accomplir un acte que je ne me vois pas faire pour autant, c’est-à-dire dans lequel je ne me reconnais pas, dont je ne supporte pas l’image de moi le faisant.  Cela situe au premier plan la question de savoir qui est ce «  je de la conscience ».

La distinction posée par Kant entre le « Je transcendantal » et le « moi empirique »est ici fondamentale: 

  • Le je transcendantal, c’est finalement le je du « je pense donc je suis » de Descartes. C’est un sujet sans affects, sans chair, sans singularité.  C’est le Je de tout homme dés lors qu’il se dépouille de son vécu propre, de ses expériences personnelles, de ses ressentis, bref de toutes les spécificités qui le distinguent des autres. Il est le sujet d’une pensée pure, universel. C’est le sujet qui fait des mathématiques.  On pourrait parler d’un je objectif
  • Le moi empirique, c’est le contraire, c’est la personnalité qui a tel ou tel caractère, tel ressenti, telle impression qui correspond à ce qu’il est lui, en tant qu’il porte ce nom. C’est la subjectivité.


Mais alors de laquelle de ces deux instances est-il question dans la conscience, dans cet espace de soi à soi dont on voit bien qu’il est probablement le lieu de fondation du droit naturel?  En tant que ce dernier revote nécessairement une dimension universelle, ils semble bien que cela ne peut être le je transcendantal. Nous en avons la pleine confirmation dans cet exemple cité par Kant dans cette mise en comparaison de deux situations: 

« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présente l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être pas assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et il reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »

  C’est ici encore une mise en situation très éclairante:  Supposons que je souffre d’une addiction à la crème glacée et qu’on installe un gibet devant chez moi en me menaçant de me pendre si je craque devant une glace. Kant suggère que je réussirai probablement à dépasser . Supposons maintenant qu’un tyran me lance un ultimatum: soit je porte un faux témoignage visant à discréditer une personne qui n’a rien fait de mal, soit je suis mis à mort. Aussi violente que soit ici la menace, il n’en restera pas moins évident que j’hésiterai, ne serait qu’un millième de seconde. Je céderai peut-être à la force mais pas sans avoir exercé une sorte de liberté de jugement (et peut-être de jugement seulement) grâce à laquelle j’éprouve la puissance de ma conscience, sa capacité à fonder en droit son action. Si nous n’étions qu’un moi empirique, il va de soi que je ne me poserai même pas la question. Or je me la pose et dans ce suspens interrogatif, c’est toute la liberté d’une conscience, d’un « je transcendantal » et donc de la loi morale qui s’impose à nous avec une évidence irrécusable.

Je ne connais pas cet homme, ce n’est pas du tout l’affection, l’amitié ou un intérêt personnel qui me pousse à hésiter, c’est simplement une évidence de ma raison en tant qu’elle est universelle et caractéristique de tous les hommes. C’est bien cela l’origine du droit naturel et de la loi morale selon Kant: la conscience en tant qu’elle s’effectue dans l’espace de soi à soi d’un sujet transcendantal. 

Avec beaucoup moins d’emphase et de trémolos dans l’écriture, on éprouve tout de même un certain lien ici avec cette célèbre dithyrambe de Rousseau: 

« Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu, c'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions »

Kant ne va pas jusqu’à invoquer Dieu et il n’y a pas la moindre référence au surnaturel ni au religieux dans sa conception de la conscience, mais la raison universelle, en tant qu’elle est bien ce qui suscite pour le Je transcendantal son hésitation, est bel et bien un guide, une sorte d’étoile qui oriente nos intentions. Autrement dit, comme son nom l’indique, nous nous trouvons ici face à une perpective transcendante du devoir et de la justice, du droit naturel.  Mais ce rapprochement ici entre Rousseau et Kant est très significatif: Rousseau ne révèle-t-il pas finalement l’impensé de Kant, à savoir que l’on suit bien l’argumentation du philosophe allemand jusqu’à cette transcendance de l’universel mais qu’en même temps, on a un peu de mal à rendre raison de cette transcendance de la raison. 

Qu’il y ait pour l’homme menacé un espace de questionnement dans l’émergence duquel s’affirme sa liberté, son je, n’est-ce pas justement cela même qui installe son cas de conscience dans une situation? Est-ce la conscience qui s’impose à la situation, dans la situation, ou au contraire la situation qui crée comme son corollaire la conscience? 

Nous pourrions passer cette situation au crible de l’éternel retour de Nietzsche et nous y retrouverions ce même suspens, mais avec une connotation toute différente. Ce n’est pas la conscience morale qui s’impose à la personne menacée en lui prescrivant une retenue, un temps de réflexion, c’est le démon de l’éternel retour qui mesure l‘irrévocabilité de la situation qui est en train de se dessiner dans la texture éternelle et fatale des évènements.  Autrement dit, ce n’est pas au nom d’un principe supérieur et transcendant que j’hésite moralement, c’est dans le coeur battant de la situation présente  (en tant que s’y dessine l’éternité du devenir) que je refuse  ou accepte éthiquement. Là où la loi morale me fait simplement hésiter, l’éthique se décide tout simplement parce que c’est la situation qui décide.

Autrement dit: Le droit naturel tel qu’il se détermine dans la perspective de Kant par la raison universelle au sein de la conscience de ce « je » transcendantal peut parfaitement s’interpréter, dans la perspective Nietzschéenne par l’éternité du devenir de l’éternel retour. Le droit naturel dés lors ne serait ni plus ni moins que ce qui s’impose de chaque situation de par l’autorité même de la situation et ce qu’il convient ici d’entendre par autorité, ce n’est pas la transcendance de la loi morale ou de la voix divine pour Rousseau, mais plus simplement ce qui se naturalise en quelque sorte, ce qui s’engendre et se fait jour ici et maintenant dans ma résistance au tyran ou dans ma reddition. Du point de vue de l’éternel retour, on peut considérer que j’ai déjà toujours déjà choisi de toute façon de porter un faux témoignage ou pas, la seule question qui se pose est celle de savoir dans quelle éternité « déjà choisie » je m’accepte le mieux,  je m‘approuve le plus: une éternité de reddition ou une éternité de résistance? La réponse semble assez claire. 


Conclusion 

Le fond de cette question est finalement celui de la source authentique de la légitimité. Quand et pourquoi nous jugeons-nous plus légitimes dans telle action, pensée ou situation que telle ou telle autre ? Que peut-on fonder sur cette légitimité? Est-elle de nature à servir de boussole à nos décisions? Y’a-t-il une source à partir de laquelle le droit s’impose comme une autorité que l’on « a »?  Nous pouvons évoquer successivement trois réponses à cette question:

  1. Le droit positif, ce qui revient à faire dépendre l’obtention de mes droits d’une autorité légale extérieure au sein d’un état.
  2. Le droit naturel dont nous avons vu qu’il pouvait notamment se définir par la conscience d’un je transcendantal au sens kantien (la Raison universelle)
  3. Le sentiment de déférence du Da sein à l’égard de l’être

De quoi est-il question dans cette dernière possibilité de réponse? De la corrélation de l’angoisse née de la situation existentielle du Da Sein avec le miracle dont il se trouve par là-même comme le dépositaire et le gardien. Que le fait d’exister soit corrélativement un drame (parce qu’il n’y pas de sens à la vie)  et une grâce (parce qu c’est à nous de lui en donner un) et plus encore qu’il soit l’un parce qu’il est aussi l’autre, c’est ce que seule une forme de vie désoeuvrée et dés lors questionneuse peut percevoir, vivre et être. Etre: c’est une situation commune à tous les vivants qui a droit à des « égards » mais, précisément, seul le vivant humain, parce qu’il est un « da sein »  est à même de manifester cet égard. L’étymologie de ce terme d’égard remonte à l’ancien français « esgarder » qui signifiait à la fois « prendre soin et regarder, prêtre attention à….» L’être humain est la créature de l’égard et rien ne saurait fonder plus originellement sa dimension éthique, notamment dans la situation de privation qui est celle de l’homme de tout biotope. Le droit de l’homme ne peut trouver sa source ailleurs que dans son être que dans son rapport à l’être, lequel est fondamentalement un rapport de déférence, c’est-à-dire de « devoir » et de sacre.