samedi 27 avril 2013

"Sons of Anarchy" : Hamlet chez les Bikers (1)


Ce qui est fascinant dans les films qui nous décrivent la vie quotidienne des mafiosi comme « les affranchis » ou les trois volets du « parrain », c’est la façon dont la plupart des truands « gèrent » des activités qui reviennent toujours en dernière instance à l’exercice physique et courant d’une extrême violence avec une vie de famille « normale », fondée sur des valeurs morales et religieuses fortes. Dans « les affranchis », on voit à quel point cette existence n’est pas nécessairement tenable mais elle n’en constitue pas moins l’idéal du personnage principal. L’ « affranchi » se libère des contraintes du travail pénible et du salaire misérable de la vie ordinaire mais il ne se libère pas pour autant d’un certain sens du paraître et de « la vie facile » (par quoi, loin de se démarquer de « l’american way of life », il se définit comme l’un de ses plus beaux spécimens. La dynastie du parrain retrace l’itinéraire d’un homme qui s’est construit un empire à partir de rien). Le gangster n’est pas totalement « hors société », ni même « hors la loi » en ce sens qu’il prospère dans son ombre, dans ce que l‘interdit légal rend possible. Al Capone ne se serait pas autant enrichi à une autre période que celle de la prohibition. D’autre part, le but des truands est de jouer sur le même registre, en termes de signes extérieurs de richesse, que les hommes riches et influents reconnus par les autorités légales. Il semble d’ailleurs exister un certain seuil de pouvoir à partir duquel ces deux « corporations » ne peuvent pas ne pas coopérer.
Il pourrait en aller de même pour les « outlaws » motorisés de "Sons of Anarchy"
 si précisément le « corpus de règles » sur lequel est fondé leur club n’était pas, d’un point de vue purement doctrinal, totalement opposé à « l’american way of life ». C’est la question que l’on se pose parfois en regardant cette série dans laquelle on voit des grands enfants faire « vroum vroum ! Pan pan ! » sur leurs grosses motos et commettre des actes abjects « au nom du club ». Finalement ils ne semblent de prime abord différents des Corleone que par le périmètre limité de leurs ambitions (la petite ville de Charming) et par leur esthétique assumée de la bière, de la grosse cylindrée et de l’élection de mis tee shirt mouillé.
Or, le manuscrit sur lequel tombe Jackson Teller dés le début de la série rédigé par son père, le fondateur du club, nous invite à réviser complètement ce jugement. Le mot « Anarchy » n’était pas vide de sens dans l’appellation de cette « confrérie » pour celui qui en construisit le « concept » initial. Dans la première saison, nous voyons « Jax » constamment confronté à l’écart entre ce qu’il lit sous la plume de son père John Teller et ce qu’il vit dans la violence chaotique d’un club luttant pour conserver contre « les mayans » et les « nords » le monopole de la vente d’armes illégales dans la circonscription. Le président élu du club est Clay Morrow, ancien ami de John et amant régulier de Gemma, la mère de Jackson et la veuve de John Teller, disparu mystérieusement lors d’un accident en moto. Clay est violent, cynique, calculateur mais tout ce qu’il fait (de « mal ») se justifie d’abord par la survie du Club et ensuite par le fait que « Sons of Anarchy » constitue finalement comme « la seconde police » de Charming ou plus encore ce qui maintient dans la petite ville un réseau de « justice », d’entraide et de traditions qui lui permet de résister à la pression des promoteurs immobiliers et finalement du progrès.
En un sens, le projet de Clay n’est ni plus ni moins que d’arrêter le temps à Charming, de constituer ici quelque chose d’une Amérique dont le compteur se serait bloqué aux années 70, qui ne ferait que confirmer sa conception un tantinet machiste d’une amitié virile, durcie au feu des escarmouches entre bandes rivales, des saouleries entre potes et des coucheries d’un soir avec des « filles à motards ». L’un des traits les plus fascinants de cette série est de voir ces hommes durs et tatoués, bardés de cuir et d’a priori d’un autre âge sur la condition de la femme, s’étreindre bruyamment, s’échanger des serments d’amour éternel sur fond de cadavres frais et de représailles prometteuses. Du sang, du sexe et des larmes : toute l’intelligence du propos vient ici de ce que la recette d’un tel cocktail, peu originale en elle-même, se complexifie peu à peu sous l’influence des interrogations du personnage de Jackson et suit les soubresaults de sa conscience face à la figure de Paternel défunt. Le spectateur sera assez vite mis au fait des conditions exactes de la mort de John Teller exécuté par Clay, avec l’accord tacite de Gemma. C’est exactement la situation de la pièce de Shakespeare, à cette différence prés que Jackson, lui, ne se doute pas encore de cette vérité, mais à la lecture du manuscrit, il commence de réaliser l’ampleur de la transformation imposée par Clay à l’esprit initial de la fondation du club.
De fait, que reste-t-il de l’Anarchie dans le fonctionnement de la « Samcro » ? Les décisions mises au vote ? La fraternité des membres incessamment mises à mal par le cours des évènements ? Une défiance constante à l’égard des autorités qui sont toujours décrites dans la série sous l’angle de la corruption (Unser) ou de la perfidie (l’agent Stahl) ? De quelle liberté souhaitent-ils jouir en fin de compte ? Comment un mouvement anarchiste peut-il se financer grâce au trafic d’armes sans se trahir philosophiquement ?
L’intérêt que l’on peut porter à cette série s’accroît dés que les réponses à ces questions prennent en compte le fait qu’il s’agit moins pour les membres de la « Samcro » de s’opposer aux lois que de ne pas déroger à des règles, d’interroger en profondeur la notion de tradition, de communauté, de valeurs, de flirter avec le chaos, d’expérimenter la capacité des humains de réguler le flux de leur libération de forces au gré de conventions, de constantes, de rituels sanglants. C’est exactement comme si le champ d’un terrain d’entente possible entre tous les membres du club ne cessait pas de fluctuer sur un support infiniment plus malléable et ténu qu’ils ne l’avaient imaginé au départ.
Ainsi après avoir visionné plusieurs épisodes de la première saison, on finit par
comprendre que le Club repose en fait sur une personne qui pourtant n’a pas sa place à la table où se prennent les décisions du Club : Gemma. Tous ces bikers barbus, musclés, assoiffés de violence et de Jack Daniels sont  comme des frères qui vénèrent leur « maman », laquelle se révèle capable à elle seule de faire régner dans l’imbroglio de relations conflictuelles un semblant d’harmonie familiale. C’est finalement ça : « le club », une association de pères divorcés et d’adolescents tardifs qui tentent maladroitement de dissimuler leur incapacité chronique d’intégrer ou d’assumer une famille par leur dévotion inconditionnelle au sigle à la Faucheuse.
A plusieurs reprises, Gemma sermonne les épouses hésitantes de certains membres de l’association pour leur rappeler qu’elles font partie d’une famille. L’actrice qui joue le personnage : Katey Sagal, est l’épouse du producteur de la série Kurt Sutter et elle incarne à merveille cette figure tribale de la Mère Louve aussi prodigue en amour familial qu’impitoyable dans sa chasse de tout ce qui pourrait en fragiliser le socle. Mais cette figure n’est pas sans ambiguïtés puisque elle a constitué ce mythe des sons sur le cadavre de son premier mari : John, lequel s’était semble-t-il fatigué d’elle au point de se créer un second foyer en Irlande.
Aussi opposé qu’on puisse être à la religion, aux normes, à la loi, on n’en cultive pas moins quelque part une certaine représentation normative de ce qu’une famille a à être. Tara, la petite amie de Jax, ne cesse pas d’être passée à la moulinette du jugement de Gemma, lequel, de franchement défavorable à inconditionnellement positif, ne s’arrêtera jamais pour autant de s’activer, de passer d’un bord à l’autre selon les occasions. Cette série pose sans aucun doute les bonnes questions : « Peut-on réellement concevoir aujourd’hui un mode de vie libertaire et anarchiste totalement indépendant des mentalités et des règles économiques imposées par l’évolution  d’une civilisation ? » « Dans cette recherche, faut-il considérer les valeurs familiales comme un support ou comme le dernier mur à abattre, le plus difficile à défaire sans doute mais celui dont la destruction est finalement la plus nécessaire ? »

dimanche 7 avril 2013

"La liberté suppose-t-elle l'absence de règles?" (1)


« La colombe légère, lorsque dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide. » dit Emmanuel Kant. Nous sommes nombreux à commettre la même erreur que cette colombe, c’est-à-dire à penser, devant tout ce qui semble résister à la satisfaction de nos désirs, que la liberté réside dans l’absence totale de contrainte, sans nous rendre compte que c’est précisément à partir de la contrainte qu’une liberté est mise en situation de se réaliser. Aucun de nous ne peut être libre sans être « quelque chose » et nous ne pouvons pas être quelque chose sans être « quelque part », c’est-à-dire sans entretenir avec ce « quelque part » des rapports contradictoires de contrainte et de dépassement. Être libre c’est pouvoir décider par soi-même de ses actes et n’être contraint par rien dans nos choix de vie, mais encore faut-il que la vie nous place « de facto » devant des choix à faire. Et nombreuses sont les personnes qui confondent les conditions « sine qua non » de la liberté (c’est-à-dire les contraintes qui nous mettent en situation d’être libres) avec ce qui lui fait obstacle. Le malentendu est alors absolu : plus la vie nous donne des occasions d’effectuer notre liberté, plus nous nous plaignons de l’absence de liberté. On entend ainsi parfois des personnes se révolter contre le malheur qui les frappe en affirmant « qu’elles n’ont pas demandé à vivre ». Mais d’où auraient-elles pu le faire si ce n’est « toujours déjà » de l’efficience d’une existence « donnée », c’est-à-dire « non voulue ». Qu’il y ait dans le fait d’exister matière à « vouloir » : qui peut l’affirmer et surtout à partir de quel terrain d’expérience possible, praticable ?

 Je n’ai pas à « vouloir exister » puisque je ne peux vouloir sans exister  "d’abord ». C’est un « fait ». La revendication personnelle de liberté se heurtera toujours à cette incontournable contrainte (qui n’en est pas une) d’ « avoir à être ».
On ne décide pas d’exister, on ne décide qu’en existant. Mais en même temps, puis-je exister sans vouloir exister ? N’y a-t-il pas, une fois « jetés dans l’existence », comme dit Jean-Paul Sartre, un mouvement qui nous enjoint de vivre et de tout faire pour vivre ? Aucun de nous ne peut décider de vivre ou pas parce que même le choix de mourir ne pourra être assumé et éventuellement exécuté qu’à partir du fait préalable de notre existence, mais il se trouve qu’une fois vivant, je suis pris dans un mouvement qui, selon le philosophe Schopenhauer, m’excède totalement et qu’il appelle le « vouloir-vivre ». Nous saisissons ainsi le nœud de cette contradiction dans laquelle nous comprenons que nous pouvons dire à la fois une chose et son contraire. Je ne peux pas vouloir vivre puisque vivre ne se décide pas mais je ne peux pas non plus vivre sans vouloir vivre, sans être pris dans le mouvement écrasant, vital, cosmique de vouloir vivre, exactement de la même façon qu’un arbre ne peut ne pas vouloir croître, ou qu’un brin d’herbe ne peut pas ne pas vouloir pousser. Peut-être nous a-t-il déjà été donné d’expérimenter en nous le fond de cette « nécessité ». Vous êtes sous l’eau, retenant votre respiration, puis la nécessité vitale de revenir à la surface aspirer une nouvelle goulée d’air se fait jour irrésistiblement.
Nous parlons alors d’instinct de survie, mais peu de mots sont plus trompeurs et d’utilisation aussi simpliste que celui d’ « Instinct ». D’un suicidé par noyade, nous savons bien qu’à un moment donné, il a été forcé de résister à cet « irrésistible là ». La vision négative de ce vouloir-vivre dans la perspective de laquelle nous serions « contraints » de vouloir exister est donc remise en cause. Et s’il n’existait pas davantage de contraintes à vivre qu’à mourir, si nous avions inventé ces impératifs du vouloir vivre et du devoir mourir pour nous dissimuler à nous-mêmes la seule vraie tâche qui réellement nous incombe, soit celle de constituer de toutes pièces des règles de vie, de donner à l’existence l’efficience de nouveaux plis à habiter du mouvement de son expansion ?
Le paradoxe est donc le suivant : nous ne pouvons pas vouloir ou pas exister dans la mesure où même la décision de ne plus exister ne peut se concevoir qu’à partir de ce fait « donné » de l’existence. Même si nous voulons mourir et « passons à l’acte », la découverte relativement récente de la mort cellulaire programmée, c’est-à-dire d’un processus d’auto destruction agissant à l’intérieur même de nos cellules dés le développement de l’embryon semble manifester l’efficience d’une tendance suicidaire inhérente au vivant. Autrement dit, la décision que nous prenons de nous tuer est nécessairement seconde par rapport à l’efficience biologique suicidaire de ce que c’est que « vivre ». Ici comme partout ailleurs, l’individu humain se donne une liberté qu’il n’a pas. C’est parce qu’en nous se produit déjà, à l’échelle de nos cellules, le mouvement de se tuer que nous « vivons ». On mesure alors à quel point « être ou ne pas être » n’est pas du tout la question puisque c’est justement dans l’impossibilité de ce choix que se constitue à chaque instant l’événement de vivre. Ce n’est pas dans l’alternative offerte de vivre ou de mourir que nous déclinons le fait d’être mais dans la coefficience de ces deux forces. Nous ne décidons jamais, nous « composons » toujours. Nous faisons comme nous pouvons dans le dessin de cette ligne qui se trouve être à la fois de soudure et de fracture entre deux forces contradictoires. Vivre tient davantage de l’art du tricot ou du « crochet » que de l’engagement conscient et volontaire de l’individu qui vit. C’est, au sens littéral du terme, « faire avec » et jamais « trancher ».
Sous cet angle peut-être serions-nous tentés de court-circuiter la question
posée en pointant du doigt l’absence de contenu du terme même de « liberté », de libre mouvement puisque nous percevons à quel point cette efficience vitale sur le fond de laquelle nous vivons n’est pas « de notre ressort ». Il ne dépend pas de nous de vivre ou pas puisque « être », c’est vivre en se tuant. Mais alors puisque vivre ou mourir ne dépend pas de nous, ne serait-ce pas précisément dans le style, dans l’agencement de cette « co-efficience » donnée et non négociable de vivre et de mourir que se constituerait l’expression la plus exacte et la plus pertinente de notre être ? En d’autres termes, il ne dépend pas de nous de vouloir vivre ou mourir mais il dépend pleinement de nous d’être un certain style de ce que vivre et mourir est ou plutôt « devient ». Et encore s’agit-il bien ici de comprendre à quel point cette expression : « ce qui dépend de nous » ne fait plus référence à un mouvement volontaire quelconque.
La référence à la question de l’euthanasie nous permettra de clarifier complètement cette perspective. La liberté de se donner la mort dignement avec l’aide du corps médical lorsque la souffrance de la fin de vie est devenue insupportable suppose-t-elle l’absence de règles ? Remarquons en tout premier lieu qu’en France aujourd’hui elle implique qu’on se situe hors de la loi puisque, de fait, le droit français ne reconnaît pas cette liberté. Mais si nous nous plaçons, à l’égard de cette question limite, dans le prolongement des implications de cette mort cellulaire programmée appelée « apoptose », nous remarquerons que la revendication à la légalisation de l’euthanasie part précisément de ce présupposé « faux » d’une mort « décidable », d’une liberté comprise comme choix. Mais si vivre et mourir définissent exactement le flux de ces deux forces antagonistes dont je stylise le processus de conciliation, dont je suis l’un des modes infinis de compatibilité, reste-t-il quoi que ce soit à trancher ? Que ce soit par ma volonté ou par la loi ? Comment l’intensité de la souffrance de la fin de vie pourrait-elle provoquer de ma part la « décision » légale de mourir puisque cette « décision », si l’on tient absolument à ce terme, a toujours vitalement, biologiquement, anonymement, constitué « déjà » partie intégrante de cet incessant travail de maillage et de démaillage par le biais duquel j’ai incessamment crée l’art de vivre par le contrepoint ? L’acte légal de mourir n’est pas une décision que je pourrais prendre en tant que « je » pour la bonne raison que je ne serais pas en train de souffrir si je n’étais pas déjà, en vivant, l’un des tours infinis de ce que c’est que « se tuer ». Cette décision, on pourrait dire que je la prends comme un bus qu’on prend et qui est toujours déjà lancé dans le mouvement de son trajet. C’est la vie qui prend toujours, à chaque instant, cette décision. L’euthanasie, ce n’est pas un problème légal ni même une question éthique, c’est la routine biotique. Si la souffrance est trop forte et que je me tue, c’est que le modus vivendi de ce que c’est qu’être corps se sera manifesté en moi « comme d’habitude ».
Autrement dit, nous nous posons légalement la question de la liberté, c’est-à-dire du choix conscient de l’individu sur le fond d’activation cellulaire et vitale d’une « coefficience ». Il n’est pas d’organisme biologique qui vive autrement que sous la forme de l’autorégulation du suicide de ses cellules. La liberté de se tuer ne se situe pas à l’horizon de la décision consciente du sujet mais dans le fond cellulaire de sa plasticité d’existant. Jusque là notre rapport au Droit s’était toujours présenté à nous sous la forme de la restriction : « ce n’est pas parce que tu peux physiquement que tu peux légalement (te tuer) ». Nous savons que certaines personnes, comme récemment Chantal Sébire, qui ont demandé au Droit français, en l’occurrence au chef de l’Etat, la reconnaissance légale de leur suicide assisté et auxquelles on a refusé ce droit ont, seules, indépendamment de la loi, « pu » se tuer, comme si, en-deçà de leur rayon d’action de citoyens, de personnes de droit s’était révélée une puissance, un rapport à soi plus physique, plus viscéral, plus intime dans l’efficience duquel ce n’est pas parce que l’on ne peut pas légalement qu’on ne peut pas physiquement. Mais l’apoptose permet de franchir un cran supplémentaire dans ce mouvement de rétractation par le biais duquel, en ne cessant pas de réduire progressivement « l’aura » symbolique et légale de son statut et de sa marge juridique de manœuvre, le « citoyen » réalise que le pouvoir de se tuer ne relève aucunement d’une décision qu’il lui resterait à prendre ou pas mais bien plutôt de « l’arrangement » dans l’efficience constante et provisoire de laquelle il se maintient. Nous passons ainsi du « ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement » au « ce n’est pas parce que je ne peux pas légalement que je ne peux pas physiquement » pour aboutir à la réalisation que ce pouvoir de se tuer n’est rien de moins que celui dont l’accomplissement rend en cet instant possible le fait même que je vive.
Nous sommes partis de cette affirmation que l’on entend parfois prononcer par des personnes désabusées : « je n’ai pas demandé à vivre », et nous avons tenté de suivre le fil de son absurdité jusqu’à ses plus extrêmes implications. Ce n’est pas seulement le fait que je ne peux pas demander à exister ou pas sans exister « déjà » qui pose ici problème mais la réalisation de ceci qu’ « exister ET pas » constitue toujours déjà la ligne ténue de cet arrangement par le biais duquel chaque organisme dessine le style d’existence dans lequel il consiste. La liberté de me tuer, ce n’est pas la décision qu’il me reviendrait de prendre consciemment, volontairement, c’est le mouvement physique dans lequel s’effectue le phénomène biologique de la vie. C’est l’efficience organique dans laquelle se fait le fait de vivre. Vivre ne se décide pas mais se fait et plus encore cela se fait dans l’activation biologique de se faire mourir.

samedi 6 avril 2013

"La Science désenchante-t-elle le monde?" (2)


« Un coup de dés jamais n’abolira le hasard » : c’est le titre du dernier poème de Mallarmé, poème investi de la volonté par son auteur de renouveler l’art poétique. Il n’est aucunement question ici d’avoir la prétention de rendre compte de ce renouvellement, encore moins de le comprendre, mais seulement de décontextualiser cette affirmation, de l’aborder dans une perspective non plus poétique mais scientifique (même s’il n’est pas anodin pour un sujet de philosophie portant sur « le désenchantement du monde par la science » d’aller chercher un poème pour lancer une réflexion sur l’esprit scientifique). Si nous filmons le mouvement de la main qui lance les dés, puis remontons le film et faisons défiler les clichés, en définissant rigoureusement à chaque « arrêt sur image » l’évolution de la vitesse de roulement des dés dans la main, leur chute, l’impact sur le tapis de jeu, la position des faces, etc. Il nous sera facile de montrer à quel point il n’est rien du coup de dé, dans la phase finale de son numéro tombé, qui n’ait été prévisible « en droit ». Rien n’est hasardeux. Nous voyons dans cette décomposition du mouvement à quel point, les instants se suivant, les phénomènes se succèdent les uns aux autres au gré de lois définies, formulables, décryptables. Rien que du connu. Il n’y a pas de hasard dans le coup de dés.
Mais alors comment expliquer qu’aucun scientifique mis en présence de ce lancement des dés ne se risquerait à en prédire le chiffre autrement que dans les termes d’un calcul de probabilités ? Envisageons la possibilité que la main du croupier les roule de façon identique, les fasse tomber à la même vitesse sous le même angle, etc, le résultat ne sera pas « nécessairement » le même, de la même façon qu’à un tirage du loto pour lequel il n’y a pas d’intervention humaine dans le processus, les chiffres tombés ne sont jamais identiques, d’un tirage à l’autre. Chaque tirage du loto, chaque coup de dés nous met en face de deux impossibilités avérées : d’abord celle de réduire la plasticité d’un phénomène à la mise en relation spatiale de paramètres distinctifs (mise en question de la « diagnose » du diagnostic), ensuite celle de considérer l’émergence d’un fait présent comme la stricte continuité du passé (remise en cause de la chronologie – illusion rétrospective du vrai chez Bergson).
Si nous passions à rebours le film précis de tous les chocs entre les boules
dans la sphère, nous « comprendrions » pourquoi tel ou tel numéro est sorti, mais nous le comprendrions en décomposant un mouvement dont le propre consiste justement à s’être effectué « tout uniment », sur un mode « composé », mêlé, « indifférenciant », c’est-à-dire autrement que tel que le film nous le donne à voir et à repasser. Devant le ralenti de ce qui s’est passé, il nous est difficile de nous dire que ce que nous voyons se passer n’est justement pas ce qui s’est passé, mais c’est pourtant bien le cas. Nous partons du principe que le ralenti ou que la succession de clichés du phénomène nous aide à discerner son déroulement  mais nous perdons alors de vue le fait que le phénomène consiste précisément et essentiellement dans son mouvement, c’est-à-dire dans ce que le cliché ou le ralenti dénature. Ceux-ci nous aident à voir « les choses », en l’occurrence les boules, les chocs entre les boules du loto, les « éléments » mais aucunement l’intrication des forces en présence, ce fond « d’efficience de choc » dans lesquelles consistent pourtant l’authenticité du tirage. Ce qui s’est passé, ce n’est pas une affaire de choses mais une affaire de vitesse et de situation, et c’est exactement parce que nous ne portons pas sur le phénomène une attention orientée par ces deux aspects que nous en ressortons « bredouilles ».
Mais qu’est-ce que cela signifie : « c’est une affaire de vitesse et de situation » ? Chacun des chocs d’une boule sur une autre boule se produit dans le cadre de paramètres qui sont « en droit » calculables et donc prédictibles et pourtant chaque tirage est le théâtre de variantes dans l’effectivité de ces chocs par le biais desquels ce ne sont pas « nécessairement » (en l’occurrence quasiment jamais) les « mêmes qui sortent ». Ce n’est pas tant le nombre des occurrences et des variables, des chocs possibles qui rendent imprédictible le résultat que la nature fondamentalement et intensivement variable de ce que c’est pour la réalité que « se produire ».
Autrement dit, ce qu’il s’agit de remettre ici en cause c’est l’idée selon laquelle tous les phénomènes se produiraient dans un fond neutre et immuable à l’intérieur duquel les différentes variables d’une situation, d’un protocole expérimental (mettre tant de boules dans une sphère, par exemple) ne viendraient que des éléments mis en présence, et de ce biais s’offriraient à un calcul, à un travail de combinatoire. Les variables de tous les résultats possibles sont-elles le fruit de la combinatoire interne d’un système clos sur lui-même dans lequel tous les paramètres sont clairs, définis et « fixes » : soit la sphère du tirage ou bien faut-il ajouter à tous ces facteurs une autre donnée qui en bouleverse totalement la nature et le développement : celui d’une dynamique globalisante sous l’efficience de laquelle ce qui fait le tirage, ce n’est pas que telle boule ait choquée telle boule sous l’action de telle vitesse de brassage mais que de nouveaux chiffres aient été émis dans la texture d’un champ de déplacement de mobiles dont le cadre n’est pas isolable de son milieu et dont les éléments ne sont pas davantage isolables les uns des autres.
Finalement, si la caméra ne nous permet pas de saisir le mouvement « un » par le biais duquel ce qui s’est passé s’est réellement passé, c’est parce que cela s’est passé bien au-delà du champ circonscrit par la caméra l’a englobé soit celui de ce monde « là maintenant ». Le mathématicien chercheur peut bien réfléchir à toutes les probabilités des tirages possibles, il ne saurait le faire qu’en isolant le problème, c’est-à-dire qu’en en posant préalablement les caractéristiques et les paramètres « de départ » comme si ils constituaient en eux-mêmes un « cadre », un système clos à l’intérieur duquel le calcul pourrait effectuer son œuvre combinatoire. Or, cette neutralisation d’un contexte n’en sera pas moins parfaitement illusoire dans la mesure où elle ne saurait aucunement se concevoir indépendamment de ce mouvement sous l’action duquel en cet instant ce qui est « est ».
 Qu’une fois données toutes les conditions et les composantes d’une
situation, celle-ci soit l’objet d’un calcul définissant ses probabilités ne saurait en aucune manière valoir à rebours pour expliquer le fait arbitraire et miraculeux qu’elles soient données. On peut calculer les variables d’un système valant à l’intérieur de ce système (dont on pourrait dire qu’il est « auto décrété » en tant que système), on fait alors comme si ce système ne s’était pas déjà lui-même constitué sur le fond d’un agencement proprement miraculeux de variables. Tout le problème de l’homme vient de ceci qu’il calcule les variables de systèmes qu’il crée de toutes pièces et isole d’une efficience dynamique, instante et continue de variables dont on pourrait dire qu’elles forgent le jeu combinatoire de ce que c’est pour l’univers infini d’exister. Le tirage de loto auquel on joue s’effectue dans la dimension même d’un tirage de loto existentiel et cosmique dans l’efficience duquel être, c’est précisément ce qui se joue. On s’active à créer une sorte de souricière de hasard, un protocole dont on pourrait peu à peu réduire la part de hasard en sériant les possibilités, en calculant les probabilités, mais ce travail d’évacuation de l’aléatoire ne peut se concevoir ailleurs ni autrement que dans le mouvement moins aléatoire lui-même que divers, sujet à variations, à flux, à fluctuations, à « régions » (théorie de la relativité générale) d’un « univers en expansion ».
Chacun de nous franchit un certain seuil de compréhension de l’univers dans lequel il vit lorsque il a renversé le rapport habituel du temps et du mouvement. Ce n’est pas parce qu’il y a du temps qu’il y a du mouvement  mais c’est parce qu’il y a du mouvement dans l’espace qu’il y a du temps, lequel n’est qu’une façon pour l’être humain d’organiser des séquences d’activité sociales concertées. La terre tourne sur elle-même autour du soleil et de ce mouvement découle le temps de nos journées. Mais nous pouvons en franchir un supplémentaire lorsque nous réalisons que ce mouvement de la terre dans l’espace s’accomplit dans le mouvement d’extension de l’espace lui-même, ce qui ne signifie pas du tout que l’univers s’agrandit mais plutôt que « ce que c’est pour l’espace d’être l’espace » change. Quand on dit que l’univers est en expansion, on crée en effet l’image fausse d’un « contenant » dans lequel l’univers prend plus de place alors que c’est précisément de la notion même de place dont il est question ici. L’univers ne grossit pas en volume dans la totalité d’un espace (contenant) qu’il remplirait de plus en plus mais c’est la notion même de ce que c’est pour un espace d’être, et cela aussi bien dans son efficience occupante qu’occupée qui « change » et cela ne peut plus être « dans » l’espace. L’expansion devient ici un modèle inopérant, obsolète. Dire que l’univers est en expansion est, en un sens, absurde car on ne voit pas dans quoi il pourrait augmenter sa masse si ce n’est l’univers, ce qu’il est précisément censé être déjà et cela « totalement ».
L’univers n’est pas en expansion mais en mutation et encore importe-t-il
d’insister sur le fait que cette mutation ne saurait se concevoir en terme de grandeur ou de limitation spatiale car nous ne disposons plus, dans une réflexion d’un tel champ d’amplitude, « d’extérieur » au regard de quoi une « chose » pourrait se circonscrire, se délimiter.  L’univers n’est pas une chose, pas plus que la totalité de toutes les choses. Il n’est pas un contenant, il est un « maintenant », soit la puissance de cohésion sous l’effet de laquelle tout, en cet instant, « se tient », se « maintient ». Et nous percevons bien la nuance de durée et non plus d’espace contenue dans cette expression : « tenir ». Il n’est absolument rien de l’infiniment grand à l’infiniment petit qui effectivement en cet instant « tienne » si ce n’est sous l’effet de cette force de cohésion, mais plus encore de coalescence par quoi les délimitations entre les objets cessent de valoir pour interagir dans des champs de force dont les effets sont aussi aléatoires que l’endroit où l’éclair va fulgurer dans le champ électrostatique installé par les nuages d’orage. Nous croyons que des séquences se succèdent dans la continuité logique et sérielle d’un univers identique alors que des intensités fluctuent dans les courants de « régions d’être » disséminées.