vendredi 28 mai 2021

Cours HLP Groupe 1 et 2: "Communier, par l'oeuvre, avec le silence des bêtes" (Art et devenirs animaux)

    Avant d’envisager cette possibilité selon laquelle l’œuvre d’art serait finalement la possibilité pour l’homme d’explorer un silence d’une nature profondément asociale, voire inhumaine, il convient de justifier cette expression de silence des bêtes, telle qu’on la retrouve notamment dans le livre d’Elisabeth de Fontenay. Rejoindre le silence des bêtes quand on est homme, comment cela serait-il envisageable? Notons au passage l’embarras ou la pure et simple éradication de cette question dans les oeuvres de la plupart des philosophes "canoniques" (les grands "noms" de la philosophie, Nietzsche étant, comme d'habitude, à part, car lui évoque souvent l'animal). Il y a là un silence un peu gênant de la philosophie en général sur le silence des bêtes et sur ce qu’il porte. 

             


            Quand un blanc s’intercale dans une conversation ou dans une soirée, on a coutume dire « un ange passe ». Mais de la proximité ailée de quelle plume d’ange s’agit-il exactement ici ?  Nous portons toutes et tous au milieu de nos lèvres l’empreinte des anges, ce léger creux que dessinerait la trace d’un doigt angélique marquant à jamais nos vies d’un « Chut! » existentiel. Dans le film de Jaco Van Dormaël "Mister Nobody", il est suggéré poétiquement que ce sont les anges qui avant notre naissance auraient ainsi scellé notre bouche en provoquant l’oubli d’un savoir total, celui d’une connaissance universelle sans ombre, état d’omniscience qu’il ne convient pas aux existants de posséder et dans l’effacement duquel ils vont vivre leur petite vie (Mister Nobody ayant été, dans le film étrangement oublié, né sans l’empreinte des anges). 
 

Toucher du doigt cette empreinte, c’est métaphoriquement, en suivant le fil de cette image, percevoir ce que nous devrions au silence dans notre condition de vivant et c’est cette dette étrange contractée à l'égard d'un silence omniscient, jamais vraiment exploré que j’ai envie dans cet article d’effleurer, mais non pas poétiquement (parce que je n’en ai pas les moyens) mais philosophiquement (même si je n’en ai pas les moyens non plus!). Le silence des bêtes a largement de quoi nous interroger, pour peu que l’on fasse preuve d’un minimum de curiosité, celle là même qui étrangement a un peu manqué à Descartes.

 


Nous pouvons la conforter par trois observations:

 
1) En premier lieu, la fascination de la mythologie pour les « métissages » et la tératologie mi humaine mi animale: la sphinge notamment. Si le présupposé d’une obscurité et d’une altérité radicale de l’animal à l’homme avait prévalu dans la pensée des hommes, comment rendre compte de cette constante et de cet universalisme de la mixité homme/animal dans toutes les mythologies: des Dieux-animaux de  l’Egypte ancienne jusqu’aux récits de la Grèce antique. Le mythe d’Oedipe est particulièrement profond de ce point de vue car la sphinge dont tout le monde pense qu’elle a été vaincue par le perspicace déchiffreur d’énigmes qu’est Oedipe est aussi celle dont la défaite précipite le héros dans la couche de sa propre mère, le plongeant dans le trouble le plus haï et le tabou le plus déshumanisant que l’on puisse se représenter. La sphinge est l’image tératologique de la grande confusion des genres et des règnes. En triomphant apparemment d’elle, Oedipe deviendra roi de Thèbes et épousera sa propre mère. Il bat la monstruosité du vivant mais pour se jeter tête la première dans la monstruosité la plus honnie par les  hommes socialisés: l'inceste.
2) L’exactitude du positionnement des animaux dans le vivant: Il existe sans aucun doute possible, un art des postures animales grâce auquel leurs attitudes manifestent une parfaite  synchronicité avec le présent. Le détachement de la silhouette d’un héron au bord d’un étang, le mouvement du chat faisant sa toilette, ou celui de la panthère des neiges partant à la chasse contrastent singulièrement et artistiquement avec la dépense inutile des bavardages médiatiques des humains et leur incroyable propension à l’échec de se mêler à quelque décor que ce soit.  Les humains « font tâche » dans tout milieu naturel parce qu’ils ne s’y intègrent pas, parce qu’ils ne vivent pas au présent. Dans le silence des bêtes, il semble que l’exactitude posturale est assez parfaite pour que rien ne soit à rajouter et l’agitation humaine cache mal de ce point de vue le mal être dont il souffre comme cet invité qui ne sait pas quoi faire dans une fête où il ne trouve pas sa place et, de guerre lasse, se rabat sur l'alcool, l'hybris, la démesure (qui sait si tous les maux de l'humanité: du génocide aux guerres de religion en passant par les catastrophes humanitaires ne trouvent pas dans ce désoeuvrement alcoolisé leur commune origine). L’homme est peut-être cet être étrange qui s’est inventé tout un « savoir faire" de ne pas savoir que faire, ni devenir (j'en veux pour preuve ce "qu'est-ce que tu deviens?" étrange avec lequel nous lançons certaines de nos conversations). L’animal lui est en totale adéquation avec cette donne existentielle de tout instant présent.
3) Il y a enfin ces regards de tous ces animaux qui nous fixent dans les yeux et cela alors même qu’ils ne se situent pas à l’horizontale de ces yeux. Pourquoi là et pas ailleurs? Pourquoi cette sorte de reconnaissance que c’est bien là, dans ce regard d’homme à homme que, contre toute attente, l’animal situe et braque le rayon de sa reconnaissance visuelle? Cela ne peut pas être, contrairement à ce qu’affirme Emmanuel Lévinas du face à face des visages humains, une sorte d’élévation spirituelle vers Dieu, ou la sainteté ou une quelconque transcendance, précisément parce que toutes les analyses de Lévinas reposent en fin de compte sur la capacité des visages à envoyer du sens indécryptable, excédant la capacité de l’autre à enfermer le visage dans une signification. Ici dans la reconnaissance comme intériorité d’une intériorité de l’animal, ce n’est plus de sens dont il question mais purement de signe. L’animal nous fait signe à partir d’une intériorité sans signification. En parfait contrepoint, ce n’est pas le clin d’oeil complice et plein de sous entendus du raciste ou du sexiste qui essaie de forcer l’ouverture à un terrain bien connu, jusqu’à la nausée: « allez vous savez bien de quoi je veux parler? Hein? On le sait tous! Pas vrai? » La mécanique usée jusqu’à la trame de ces œillades complices, dégoulinantes d’humanité crasse, est aussi veule et bien huilée que sont sèches, arides, simples et dépouillées, incroyablement DIGNES les postures animales et leur aplomb.
Les animaux sont « juste là » et dans cette justesse s’exprime la justice, mais une justice immanente, la justice d’une pure présence. L’animal nous fait signe par ce regard qui cherche et trouve le notre, mais ce signe ne vise ni à créer de la complicité ni à exprimer quoi que ce soit. C’est un signe qui ne prend pas son sens d’un système de signes, tout simplement parce qu’il n’a pas de sens, parce qu’il n’exprime rien mais qu’il se contente de libérer un affect et qu’à cet hauteur là lui et moi nous nous trouvons. On pourrait dire que ce regard fait signe d’un fond de silence commun, d'une résonance intérieure purement et sauvagement chorale, peut-être celle-là même que le doigt des anges a scellé sur nos lèvres. Ces signes des animaux portent en eux l’autarcie d’une tranquille assurance, exactement comme ces anciennes connaissances qui réapparaissent dans la trame de notre quotidien en nous faisant ce que l’on appelle « signe de vie ». C’est très exactement cela un regard animal: un signe de vie qui ne dit rien à moins de considérer que signaler notre présence est « un message ». Mais ce qui est faux, c’est de considérer que l’animal nous parle à nous. C’est davantage « un choeur » de voix, un « faire signe » sans destinataire, un chant à plusieurs voix (une incroyable meute de voix), une invitation donc, mais à se joindre au choeur, pas à comprendre le chant qui, de toute façon, n’a aucune signification, pas davantage qu’une œuvre d’Art.

« Une œuvre d’art n’est ni achevée, ni inachevée. Elle est. Ce qu’elle dit, c’est exclusivement cela: qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose que cela ne dit rien. »  - Maurice Blanchot. Peut-être nous est-il ainsi donné de réaliser enfin l’insoupçonnable sagesse commune aux animaux et aux artistes: celle d’êtres vivants suffisamment en phase avec la vie pour ne plus en gâter la saveur pas des « discours », c’est-à-dire par l’émission de discursivités (discontinuités) au coeur même de l’expérience la plus évidente et la moins réfutable de la « cursivité » (continuité) du réel, de la continuité sans faille ni pause d’une dynamique de libération d’affects qui ne s’éteint jamais.
        Ce qu’il convient de distinguer ici est la production de signes issus d’un système d’un signes revêtant un sens horizontal, communautaire (donc des mots mais pas seulement: des codes aussi)  et l’émission de signaux/affects explorant des zones de voisinage extrêmement troubles entre toutes les composantes dynamiques formant  au sein d’une dimension qui est celle de la durée, un « chœur ».
         
L’image du chœur peut ici seulement sembler poétique alors que ce n’est pas le cas. Un exemple peut être évoqué qui donnera une très juste idée de ce qu’il faut entendre par Choeur, c’est celui de « la plainte de la personne âgée », mais plus généralement de la plainte en général, de la beauté de la plainte pure, qui se plaint sans nourrir le moindre espoir d’être secourue (parce qu’il n’y pas de secours possible face à la mort). Envisageons la possibilité que ces plaintes de personnes de grand âge n’attendent rien, qu’elle soient des formes de chants, un peu comme le chant de mort des très vieux Indiens et peut-être accéderons nous « enfin » à la compréhension de leur récurrence, de leur rythme, de leurs  modulations. Toutes les personnes âgées ne se plaignent pas pour attirer notre attention mais pour participer à « ce choeur » qui n’excluent personne, pas davantage les hommes que les animaux que les paysages que les climats, les ouragans, les heures, etc. Il est possible que tout le monde finalement interprète comme une peur de la mort ces plaintes qui en réalité ne sont que des chants célébrant la vie, et cela pourrait être le sens profond de la célèbre citation de Spinoza: « la sagesse n’est pas une méditation de la mort mais une méditation de la vie. » De quoi ce silence choral  (il convient ici d’entendre silence de sens) est-il habité, donc? D’affects, de lignes d’affects, qu’il convient vraiment de ne pas confondre avec de « l’affectif » ou du « pathétique » parce que rien n’est plus sobre, affiné, juste, c’est-à-dire moins démonstratif et sophistiqué que cette ligne là comme ces dessins empreints de la philosophie zen dans lesquelles un trait s’affine et s'amenuise jusqu’à se confondre avec le vide.

          Il reste à clarifier un peu la nature exacte de ces affects. Leur maillage et leur intrication constituent probablement le fond ultime de toute relation dans le réel et donc de toute réalité, de la continuité même du réel, de cette texture à laquelle on parvient quand on est parvenu à se dépouiller de tout ce qui n’est qu’artificiel, apparences, sous entendus.  Nous avons tous constaté en effet, à quel point des silences entre personnes pouvaient être signifiants, mais précisément ils ne sont signifiants qu’en tant qu’ils sont porteurs de mots qui ne sont pas dits et qui acquièrent précisément du fait de ne pas avoir été dits plus de puissance d’impact. D’avoir été retenu, un mot prend étrangement parfois plus de puissance. C’est incontestable, mais parfois dangereux, parce qu’à l’origine de malentendus possibles. Les affects désignent une qualité de silence encore plus profonde que celle ci. C’est un silence vide de mots, vide de ces signes qui ne se comprennent qu’au sein d’un système, ce ne sont pas des signes englobants ou compréhensibles exclusivement par le biais d’un mouvement de fermeture, ce sont au contraire des signes porteurs de l’intuition de ce que l’on pourrait appeler "un ensemble ouvert".
          
Pour bien saisir de quoi il est ici question on peut utiliser cette remarque de Gilles Deleuze dans « logique de la sensation »: « La force est en rapport étroit avec la sensation: il faut qu’une force s’exerce sur un corps c’est-à-dire sur un endroit de l’onde, pour qu’il y ait sensation, ce n’est pourtant pas elle qui est sentie. Comment la sensation pourra-t-elle suffisamment se retourner sur elle-même pour faire sentir des forces insensibles et s’élever jusqu’à ses propres conditions? C(‘est ainsi que la musique doit rendre sonores des forces insonores et la peinture visibles des forces invisibles…Par exemple le cri, comment le peindre? »
        Par force, il faut entendre la lumière, le son, la température, des forces physiques, élémentaires. Par sensation, on peut entendre « affects ». L’artiste et l’animal sont avant tout des corps. Il faut que la lumière, par exemple,  s’exerce sur un corps pour qu’il y ait des affects lumineux. Mais l’affect de la lumière n’est pas la lumière. Comment le corps pourra-t-il suffisamment libérer les affects de la lumière pour que cette lumière invisible devient visible et qu’enfin nous réalisions que nous sommes d’abord et avant tout des corps exposés à la puissance des forces et libérant, dans le feu même de cette exposition, des affects? Par l’œuvre (ici la peinture) pour l’artiste, par les signaux pour les animaux mais les oeuvres aussi sont des signaux et les signaux sont des oeuvres. Ce qui réunit ainsi les oeuvres et les signaux, c’est leur parfaite gratuité, verticalité. Dans les deux cas des affects sont libérés dans l’épreuve que nous faisons de notre immersion dans un chaos de forces naturelles et dans notre consentement à cette immersion. Ce consentement c’est ce qui compose le chœur, dans un sens qui n’est pas du tout poétique mais simplement et vraiment littéral. On ne peut pas faire plus littéral dans notre rapport au monde. Venir au monde c’est exactement cela: se joindre au choeur, c'est-à-dire résister à l'enfermement dans le second ventre de la langue maternelle, contredire Alain et affirmer que nous naissons dans" un monde de choses", mais plutôt de forces (physiques) avant de naître dans "un monde de signes". 
        Le philosophe exprime bien "une" vérité puisque de fait notre mère nous entoure de son affection et nous gratifie d’un sens que nous n’avons pourtant pas voulu donner à notre premier cri, mais que cette venue au "monde" soit pour autant à jamais interdite du fait de ce court-circuitage initial, c’est exactement ce que contredisent chez l’homme l’effectuation des oeuvres et chez les animaux la production de signaux (notamment de signaux de pistage cf Baptiste Morizot). Qu’il soit donc possible d’aborder notre venue au monde, non pas en lui donnant le sens d’un message communicable aux autres humains de notre communauté mais dans le silence d’une pure gratuité de célébration du monde, c’est ce dont les oeuvres humaines et les signaux animaux font communément « signe ». Dans ce « communément »  rien ne s’effectue d’autre  que le choeur d’un silence habité d’affects au fil duquel des êtres expérimentent leurs affinités par le croisement de leurs devenirs (durée). Ce n’est pas la revanche de la sphinge, c’est le chant choral de son invulnérabilité.




mercredi 26 mai 2021

Science et Vérité (suite et fin)

 


            Nous nous situons ici probablement au point crucial de cette question de « l’indexation du régime scientifique de la vérité », celui d’un certain effet de contrainte particulièrement sensible au mathématicien, celui-là même que Laurent Lafforgue exprime donc de cette façon: « Les mathématiques traitent d'objets qui sont bel et bien réels et concrets aux yeux du mathématicien, des objets  (la droite, le cercle, les nombres, les fonctions, les symétries, les courbes, etc.) non pas qu'il aurait choisis par fantaisie mais qui se sont imposés à lui, des objets non pas formels mais formalisables au sens qu'une définition peut les saisir dans leur être. »
         
Il faut relier cette affirmation de Lafforgue avec ce passage de « Vérité et mensonge au sens extra-moral » de Nietzsche: « Tout ce qui nous étonne dans les lois de la nature ne réside en tout et pour tout que dans la rigueur mathématique et l’indéfectibilité des représentations du temps et de l’espace. Or c’est en nous que nous les produisons, obéissant à la nécessité avec laquelle l’araignée tisse sa toile, si nous sommes contraints de saisir toutes choses uniquement à travers ces formes là, il n’est plus surprenant que nous n’appréhendions véritablement en toutes choses ses mêmes formes: car toutes comportent inévitablement les lois du nombre (….) Toute cette régularité qui nous en impose à ce point dans les orbites célestes et les processus chimiques coïncide au fond avec ces propriétés que nous importons nous-mêmes dans les choses, de telle manière que c’est à nous que nous en imposons. »
        Nous retrouvons finalement exactement le rôle crucial de la métaphorisation dans la perception. Si percevoir revient à transposer, c’est-à-dire si, comme l’affirme Nietzsche, toute excitation nerveuse, qu’elle soit visuelle, sonore, tangible, etc, est arbitrairement mais surtout automatiquement reliée par nous à une « image » (et en fait, on ne voit pas comment contester cela), si cette image est, à son tour, dénaturée en mot, en signe ou en symbole (et ici encore, comment le remettre en cause?), alors nécessairement des opérations s’effectueront sur ces symboles au sein d’un système (celui de la langue) de telle sorte que nous plaquerons des schémas rationnels valant au sein de cette systématique comme s’exerçant à l’extérieur, dans la nature même. Ainsi s’explique la notion de Cosmos, c’est-à-dire d’univers ordonné par des lois, non pas que ces lois s’effectuent réellement dans les phénomènes extérieurs, mais nous humains, êtres rationnels et surtout être de langage ne pouvons pas autrement les percevoir qu’en les intégrant autoritairement et automatiquement  dans cette systématique qui fait déjà partie intégrante de nos facultés de perception. Reprenons la formule de Nietzsche dont les termes, évidemment, ont été rigoureusement « choisis »: « nous nous en imposons à nous-mêmes.
              

Si Nietzsche avait à analyser les formulations de Laurent Lafforgue, il ne fait pas de doute que c’est bien cette dynamique là qu’il y verrait à l’oeuvre. Il y est question de « mathématiques pures » et nul doute que ces objets décrits par Lafforgue « existent » comme des évidences quasiment factuelles aux yeux des mathématiciens. Comment nier qu’il existe du nombre, de la courbe, de la surface, de la symétrie, des fonctions? Mais comment nier pareillement que ces « objets » sont moins « ob-jetés » que « sub-jetés » même si cette subjectivité là évidemment n’est pas celle de la personnalité du mathématicien en question avec toute son individualité mais bien plutôt celle de tout sujet rationnel humain doté de langage. Par ce barbarisme: « sub-jetés », que faut-il comprendre? Rien de moins peut-être qu’une autre formulation du conflit qui durant le 17e et le 18e siècle  a opposé philosophiquement le camp des innéistes et celui des empiristes.
            

                Nous pourrions articuler ce subjectivisme « humain » à la fameuse phrase de Leibniz tranchant en faveur de l’innéïsme la question de l’origine de nos idées: « il n’est rien dans notre entendement qui n’ait été d’abord dans les sens, excepté l’entendement lui-même. » Il faut rappeler qu’autant les empiristes situent dans nos sens et dans nos affects l’origine de nos idées autant les innéistes la situe dans l’esprit.  Laurent Lafforgue, en un sens, prolonge exactement ce leitmotiv de la pensée innéiste. Tout esprit humain s’appliquant à lui-même la discipline la plus stricte et la plus rationnelle de pensée aboutit nécessairement à ces « données »: le cercle, la fonction, la courbe, la symétrie, etc. Nul doute qu’il y ait bien du « donné pur » dans ces éléments voire même de la « nature »…sauf que c’est bel et bien de la nature même de l’esprit humain dont il est alors question. Les mathématiques constituent la science dont le protocole même ainsi que le champ d’activité est celui-là même de l’esprit humain. Il n’y est question que d’explorer en toute rigueur ce que l’esprit peut. L’effet de contrainte qui se manifeste donc au sein de cette pratique est celui-là même de la pensée humaine. Les mathématiques poussent continuellement la pensée pour explorer ce que la pensée pense, sachant qu’elle ne peut pas ne pas le penser de cette façon-là (et sur ce point les innéistes seraient d‘accord) mais dans « cette façon là », il est absolument impossible de ne pas relever du symbolisme, de l’abstrait, de la généralisation, c’est-à-dire « de la langue », ou comme dirait Nietzsche de la métaphorisation.
        Une fois opérée cette double métaphorisation (par le biais de laquelle la réalité est transposée), les mathématiques et à sa suite, les sciences dites dures poussent à leur plus utiles conséquences ce symbolisme et ce formalisme radical et comme toute métaphorisation précède par analogie, cette rigueur est récompensée par des résultats, par d’indiscutables correspondances avec la nature, avec la vie, avec le cosmos. Il y a donc bel et bien quelque chose de la science qui nous fait correspondre avec le réel mais, pour répondre l’image de Nietzsche, de la même façon que quelque chose du son de l’archer correspond avec la figure de sable de Chladni. Mais pas plus que le sonore n’est identique au visuel, la réalité n’est identique à la science.
            
Mais alors d’où vient l’extériorité radicale de cet effet de contrainte auquel Laurent Lafforgue, comme tous les mathématiciens, fait allusion? De cela même qu’aucun esprit humain ne peut ici percevoir autrement ni autre chose que cela. Là où Laurent Lafforgue croit percevoir l’universalité extérieure objective et naturelle d’un « Réel », il fait en réalité l’épreuve de l’universalité intérieure, subjective et culturelle d’une systématicité propre à la rationalité linguistique humaine. Dans les mathématiques en particulier et dans les sciences dures en général, le chercheur n’explore que l’effet de transparence à soi de l’esprit humain, lequel ne dit évidemment que la vérité si par vérité nous entendons la vérité formelle: celle qui révèle et démontre « cet infini » qu’il est donné à tout esprit humain de révéler et de concevoir. L’effet de contrainte de cette vérité est un effet de transparence à soi. L’évidence qui s’est faite jour est celle d’une autorité se découvrant elle-même comme source exclusive de toute vérité de cet ordre. La rationalité de la science suit donc, du début jusqu’à la fin, la dynamique close et systématique d’une auto-légitimation. En d’autres termes, nous pourrions dire que l’expérience décrite par Lafforgue de ces objets mathématiques n’est pas tant celle des contours extérieurs d’une dimension « Autre », d’un Extérieur pur, que celle des contours intérieurs d’une dynamique rationnelle  « même ».
       L’effet d’auto-indexation du régime scientifique de la vérité au sein de la société  par rapport à d’autres régimes s’explique donc d’autant plus facilement que l’on peut grâce à Nietzsche percevoir au sein même de la dynamique de la science l’efficience de cette transparence à soi de l’évidence, de ce processus d’auto-légitimation de l’esprit humain dans la détermination et la perception des objets scientifiques.
        Finalement le fond de la question autour de laquelle se situe le problème est le suivant: est-ce parce qu’il y a du langage qu’il y a du rationnel (donc du scientifique) ou parce qu’il y a, de fait, du rationnel (du scientifique) qu’il y a du langage? Si nous adhérons à la première option, la double métaphorisation décrite par Nietzsche ne manquera pas de nourrir l’esprit d’un certain scepticisme à l’égard de la science laquelle se trouve être déjà un scepticisme de méthode. C’est un peu comme si Nietzsche répondait « oui » à la question de savoir si l’on peut aller plus loin que la science dans le scepticisme.  Une objection peut être formulée contre cette première option: si les mathématiques ne consistaient que dans un formalisme dont l’origine serait linguistique, comment expliquer qu’il n’y ait pas autant de mathématiques que de langues?
        Il est possible de répondre en invoquant la possibilité que les mathématiques formulent des universels ou des invariants de la langue, une sorte de tentative d’universalisme, ou de formalisme qui s’exercerait sur la langue mais aussi à partir d’elle. La transparence à soi de la pensée dont les mathématiques sont à la fois l’objet et l’efficience ne pourraient pas autrement se concevoir que comme cette tentative de transparence à soi de LA langue. Les mathématiques seraient alors définissables comme la mise en oeuvre d’un symbolisme universel.
        L’objection majeure à la deuxième option résiderait dans la difficulté à concevoir ce rationalisme pur, donné, autrement que par et dans la langue. Que les mathématiques visent davantage la recherche que la communication ne constitue pas un argument car on pourrait en dire tout autant de la poésie, sans pour autant que soit défendable l’idée selon laquelle la poésie ne s’exprimerait pas par une langue.  
        Il ne semble pas que les mathématiques puissent donc faire valoir contre Nietzsche d’arguments vraiment probants qui leur permettraient de se définir comme échappant à ce double effet de métaphorisation de toute langue. La vérité « se dit » ou du moins se formule et, en se formulant, ne peut se confondre avec la réalité qu’elle prétend pourtant restituer. Il existe bien une vérité dans les mathématiques (puisque toute métaphorisation est analogique) et consécutivement dans les sciences, mais ce n’est que la vérité d’un certain régime, de telle sorte que les analyses de Foucault nous apparaissent bel et bien plausibles. La science ne se déploie pas donc que dans le champ d’une certain vérité définissable, sachant qu’il en existe d’autres.
  

5) Le critère de la falsifiabilité de Karl Popper et l’hypothèse des Univers Multiples
                Mais alors comment expliquer cette auto-indexation actuelle du régime scientifique de la vérité? Pourquoi cette lutte incessante entre différents régimes de vérité possibles? Pourquoi sommes nous passés du régime dominant religieux de la vérité au régime scientifique? Evidemment la thèse de Foucault, si nous la comprenons bien, ne se contente pas de prolonger le travail Nietzschéen de généalogie appliqué à la vérité mais il définit une sorte de stratification au gré de laquelle différentes modalités d’adhésion au vrai se superposent, selon les époques et les mentalités. Cela signifie qu’il convient que nous revenions totalement de ce présupposé suivant lequel la vérité est UNE, voire de toute modélisation scientifique du réel ou de l’ « uni »-vers soumise au principe d’unité.
        Néanmoins nous n’avons vraiment approfondi que les mathématiques dans la partie précédente comme si toute science dure étaient finalement dérivées des mathématiques ce que  les chercheurs de beaucoup d’entre elles contesteraient: la physique, la chimie, la biologie, l’astrophysique ne se considèrent pas, à juste raison, comme des mathématiques. Pour autant aucune théorie scientifique dite « dure » ne peut vraiment se concevoir sans passage par l’algèbre, la géométrie, sans cette formalisation de ses propres thèses, sans cette symbolisation extrême dans laquelle la science mathématique consiste.
         

  Si nous tenons pour acquise l’idée selon laquelle les mathématiques tiennent leur force et leur situation dominante dans les sciences de cela qu’elles résident dans la formalisation  la plus pure et la plus rigoureuse de « la » langue, c’est-à-dire du processus même de métaphorisation de la pensée humaine, l’effet de domination ou d’incontournabilité des mathématiques dans les sciences dures s’explique assez facilement: on ne peut concevoir de science sans savoir, de savoir sans pensée, de pensée humaine sans symbolisation, de symbolisation sans métaphorisation. Plus les sciences dures se donnent comme objet l’étude d’un « dehors à la pensée », d’une « extériorité », physique, biologique, astrophysique, plus les modalités mêmes suivant lesquelles elles en font leur objet présupposent en leur sein, inconsciemment ou « pré-consciemment » des processus de formalisation et de symbolisation qui sont ceux là même de toute pensée humaine. Autrement dit, si l’extériorité des objets des sciences expérimentales ne fait aucun doute, la démarche par le biais de laquelle ces « extériorités » sont abordés par la science ne peut pas ne pas être déjà un processus d’intériorisation, de captation grâce auquel les sciences en question travaillent et émettent des propositions humainement pensables à l’occasion de la rencontre avec ces réalités. Ces objets ne sont donc que le prétexte à ce que l’esprit humain inlassablement revienne toujours à lui-même, dans une démarche  mathématique dont le mouvement centripète est nécessairement anthropocentriste.
          On ne voit pas trop comment nous pourrions demander à la science de ne pas penser le réel, le problème étant que si elle le pense, elle ne peut pas l’aborder autrement qu’au gré des lois mêmes qui font d’elle une pensée humaine, lois qui sont celles de la langue de la formalisation, de la symbolisation (mathématiques). Dés lors connaître le réel revient à le métaphoriser, c’est-à-dire à formuler des images et des propositions qui créent un rapport d’analogie avec le réel représenté. Ce rapport est extrêmement fiable, valide, testable, technologiquement efficace, mais il n’est qu’analogique. Nous retrouvons les termes mêmes de l’illustration nietzschéenne par le figures de Chladni. Il est indiscutable que les figures de sable me disent « quelque chose » du son de l’archet, mais seulement analogiquement et de façon décalée parce que, de fait, le son n’est pas graphique et il n’est tout simplement pas possible de comprendre la vraie nature du son par du graphisme. La science n’est pas un savoir d’intuition. Elle ne prétend aucunement l’être (distinction vérité formelle / vérité intuitive). Elle progresse par démonstration, expérimentation, raisonnement, et même quand un chercheur éprouve des intuitions fulgurantes, ce qui est souvent le cas, il faut que ces intuitions deviennent des hypothèses qu’il fera passer à l’épreuve des faits au cours d’expérimentations dont la réussite dessinera quelque chose comme une ligne tendancielle (asymptote) progressant vers le vrai, mais pas « vraies ». C’est bien la thèse de la falsifiabilité selon Karl Popper. Mais peut-être l’idée même de cette ligne tendancielle vers une vérité UNE est-elle encore de trop dans ce conception de la science.
          

Il est impossible de comprendre la thèse défendue par Karl Popper sans la relier à une certaine epistémè, laquelle est indissociable de ce que l’on a appelée la rupture de la science moderne.  A très, très, très gros traits, on peut définir dans l’histoire des sciences trois périodes:
1) D’Aristote à Galilée: l’esprit de la science se fonde sur l’observation et la détermination de la cause des phénomènes
2) De Galilée à Max Planck, Louis de Broglie, Heisenberg, etc (ceux que l’on pourrait appeler les physiciens quantiques: la science devient active et expérimentale (opérant ce que Kant appelle une révolution Copernicienne)
3) De la physique quantique à nos jours: le principe d’indétermination de Heisenberg relativise la notion d’expérimentation. La science s’assume comme développant un modèle d’interprétation du réel. Finalement la dynamique de cette évolution est donc la suivante: de l’explication à l’expérimentation puis de l’expérimentation à l’interprétation (ce dernier terme d’ «  interprétation » et sa polysémie ouvrant des perspectives fascinantes, notamment sur les rapports (jusque là impossibles) entre la Science et l’Art)
               

La théorie de la falsifiabilité développée par Karl Popper se situe dans la phase terminale du deuxième moment. Elle est absolument fondamentale pour comprendre l’auto-indexation du régime scientifique de la vérité, autant dire que les thèses de Karl Popper sont en totale opposition avec celles de Nietzsche. Tout cela repose sur un paradoxe que l’on pourrait formuler de la façon suivante: c’est justement parce que la science est une pratique entretenant avec la vérité un rapport régulateur mais jamais affirmé qu’elle est pertinente, qu’elle conquiert son identité et sa force (finalement dominante). La falsifiabilité est cette conception de Karl Popper selon laquelle seul un énoncé scientifique prend le risque du faux parce que, soit il s’énonce dans une forme tellement transparente que l’erreur apparaîtra (en mathématiques) soit il sera transcrit en hypothèse que l’on testera et dont l’échec expérimental sanctionnera la non validité alors que son succès ne marquera que provisoirement sa « vérisimilitude » (terme inventé par Popper pour désigner cette fiabilité provisoire jusqu’à l’expérience fatale. L’idée de Popper est la suivante: il n’y pas d’expérience cruciale (en ce sens qu’aucune expérience ne prouvera la vérité d’une théorie parce que toute expérience nécessairement s’effectue dans un point de l’espace et dans un instant du temps, et qu’aucune détermination ponctuelle ne saurait prouver universellement la justesse d’une proposition), il n’y a que des expériences « fatales » (l’échec, par contre, est irréversible).
         

  L’argument rhétorique de Karl Popper est très habile: toute pratique se posant comme vraie est finalement « fausse » ou douteuse, seule peut être reconnue comme se rapportant au vrai celle qui finalement soumet toujours et rigoureusement ses hypothèses à des processus de falsification (expérimentations). Pourtant il n’est que rhétorique et susceptible d’être remis en cause pour au moins trois raisons:

-        Si nous suivons sa conception, alors le faux n’est finalement qu’un moment du vrai. Contrairement à ce qu’il affirme, l’échec n’est jamais la remise en cause de l’esprit dans lequel  l’hypothèse a été conçue, mais seulement de certains facteurs , voire de certaines quantités.
- Le passage du deuxième moment de l’évolution scientifique au troisième est notamment marqué par la réalisation, notamment des physiciens quantiques, de l’impossibilité de concevoir les résultats d’une expérience indépendamment des présupposés de son hypothèse. Il est impossible de considérer que l’expérience se prononce à partir d’un autre réel que celui-là même qu’a déjà transformée les réquisits, les protocoles de l’expérimentation. Mettre en place tout un appareillage de détection des phénomènes, c’est déjà changer ses phénomènes, de telle sorte que jamais la réalité ne s’effectue autrement que dans le cadre de ce que l’on s’attend à ce qu’elle dise ou fasse (expérience des fentes de Young). Par conséquent l’expérimentation n’occupe pas une place aussi décisive, tranchante et éminente que Popper le suppose.
- Enfin, quelque chose de cette théorie de la falsifiabilité constitue une limite qui réduit voire  dénature considérablement l’évolution de la science. Ce n’est pas du tout l’intérêt de la science elle-même que de se rallier trop vite aux thèses de Karl Popper. Pourquoi? Parce qu’il existe de nombreuses théories scientifiques qui ne sont pas testables et n’en sont pas moins scientifiques, sauf si l’on considère qu’ Einstein lui-même n’est pas un scientifique.
           

  Il faut développer ce dernier argument contre Popper. l’univers et sa structure est en fait l’un des rares objets d’étude à propos desquels nous possédons des résultats d’équation exacts et ces équations sont celles de Einstein. Cela signifie que l’Espace est identique en tout lieu (isotope) et en toute direction (isotrope). Cela implique que trois géométries différentes sont possibles pour définir l’espace (Il n’est pas possible de trancher pour l’instant car les données du satellite Planck sont compatibles avec chacune de ces trois possibilités): sphérique, euclidienne et hyperbolique. Si l’espace est sphérique, il est fini mais s’il est euclidien ou hyperbolique, il est infini. Nous avons ainsi un nombre fini (3) de probabilités concernant la forme de l’espace émises par la théorie confortées par l’expérimentation et la mesure, mais développant des conséquences assez « incroyables » ou, pour le moins déstabilisantes pour la raison humaine, à savoir qu’il existe nécessairement pour deux modèles sur trois un espace infini. 
Dire que l’espace est infini, c’est  nécessairement poser l’existence infinie d’univers au fil de cet espace. Qu’est-ce qu’un univers? Pour la cosmologie physique, un univers se définit par un ensemble de données observables (volume de Hubble), c’est-à-dire à l’intérieur duquel tous les phénomènes sont observables, en droit, ou encore plus précisément un volume dans lequel rien ne peut s’éloigner de nous à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Il n’est pas possible que l’espace soit infini sans que le nombre des univers évoluant dans cet espace (même si le terme de « dans » est faux puisque il n’y pas ici d’intérieur)  soit infini, ce qui donne naissance à l’hypothèse du multivers.
              Cette hypothèse d’un espace infini donnant lieu à une infinité d’univers est absolument intestable, pour la bonne et simple raison que ce qui définit un autre univers, c’est que nous ne puissions en faire l’expérience et encore moins que nous puissions y faire d’expériences. Popper qualifierait de non scientifique cette hypothèse qui pourtant est la conséquence la plus directes des équations d’Einstein.
            
Ce point est vraiment fascinant, ne serait-ce que parce que de nombreux scientifiques, aujourd’hui encore,  rejettent en effet totalement cette hypothèse du multivers, alors même qu’elle présente pourtant des caractéristiques scientifiquement très fécondes, notamment du point de vue du critère de l’élégance, ou de la simplicité. Dans son livre « des univers multiples », l’astrophysicien Aurélien Barrau essaie de nous faire comprendre les conséquences de l’infinité de l’espace, d’un point de vue cosmologique. Quand nous jouons au loto dans l’univers fini d’un espace fini, il est évident qu’il y a très peu de probabilités que l’on ait le bon tirage et beaucoup qu’on ne l’ait pas.  Beaucoup de probabilités sont donc « sans suite » dans un espace fini. Pour se représenter concrètement un multivers au sein d’un espace infini, il faut réaliser que toutes les probabilités se matérialisent dans « des suites » et qu’il est par conséquent impossible que dans l’un d’entre eux vous n’ayez pas le bon tirage. Aucune pensée humaine ne peut envisager le multivers sans être absolument fasciné et terrifié, débordé par cette représentation de « possibilités » qui deviendraient nécessairement réelles et ce sous l’autorité même d’une « nécessité du multiple » ayant en l’occurrence force de loi. Penser sous l’efficace d’une dynamique qui serait celle de « cette nécessité du multiple » nous apparaît comme étant absolument impossible à la raison humaine et ça l’est peut-être. Mais ne serait ce pas là un dehors à la pensée humaine parfaitement et cette fois ci authentiquement VRAI à cause de cette extériorité même? N'est-ce pas précisément ce que Nietzsche veut signifier ici: "Il me semble important qu'on se débarrasse du Tout, de l'Unité, de je ne sais quelle force, de je ne sais quel absolu… Il faut émietter l'univers, perdre le respect du Tout."
         

  Le point qui ici ne peut manquer de nous apparaître comme digne d’intérêt est celui de l’apparition de la vie sur terre dans une espace fini et dans un espace infini. Toutes les sciences s’accordent à poser cette apparition comme exceptionnelle, anomale, « chanceuse » voire assez incroyable, du point de vue des lois et des probabilités.  Si nous suspendons totalement toute croyance religieuse et toute perspective théologique ou métaphysique, nous ne pouvons faire autrement que de qualifier de « concours heureux de circonstances » l’apparition de la vie dans le Cosmos. Il est possible de  s’obstiner et  de considérer comme chance ou comme hasard l’évènement même de la vie et de notre existence sur cette planète, mais nous pouvons aussi concevoir qu’au sein d’un espace infini, il est absolument et radicalement impossible que la vie ne soit pas l’une des infinies solutions de l’équation du réel. Il serait ainsi avéré que notre existence ne pouvait pas ne pas avoir lieu, et cela sans aucun recours à la foi, à l’espérance ou au « destin ».  C’est très paradoxal: la seule possibilité offerte à la science de proposer un mode d’explication du Cosmos, de l’existence et de la vie qui dépasse largement les hypothèses métaphysiques de la philosophies ou théologiques de la religion est prés précisément celle que le critère de Popper la contraint de rejeter.
 

Conclusion
        Évidemment tout scientifique Popperien nous objectera ici que jamais aucune expérience ne pourra tester l’hypothèse des univers multiples, et il aura raison, mais cette hypothèse n’en reste pas moins la suite logique et incontournable des équations d’Einstein et cela est tout aussi hors de doute. Pour « oser » suivre la voie ouverte par cette nouvelle dynamique que nous avons appelé ici  « nécessité du multiple », il faut oser se détacher de cette ligne tendancielle du vrai sans pour autant rejeter le critère de vérité mais peut-être en le « relativisant », en n’ayant plus peur de lui adjoindre un critère de fécondité, voire d’esthétique, ce que déjà le critère de simplicité induisait parmi les cinq que nous avions retenus. Qu’une hypothèse scientifique ne puisse prétendre à constituer un régime de vérité sans exprimer une indiscutable puissance à susciter de nouvelles conceptions aussi troublantes qu’esthétiques, ou en d’autres termes que les théories scientifiques à venir ne s’offusquent plus à l’idée de devenir des « oeuvres », c’est sans aucun doute ce que le passage de la science initié par la physique quantique d’un modèle explicatif à des modèles interprétatifs promeut et promet. Que la science renonce à incarner « LA » vérité sur terre est donc la condition « sine qua non » de sa réussite et de sa sauvegarde face aux dérives transhumanistes qui la menacent et la dénaturent.


 

mardi 25 mai 2021

Le Bonheur et l'Attente

 




                Nous n’attendons rien d’autre de la vie que le bonheur de la vivre. Mais derrière ce terme se dissimulent de nombreuses ambiguïtés car il ne semble pas que nous puissions appliquer au bonheur la même modalité d’acquisition que celle que nous avons l’habitude d’utiliser quand nous nous efforçons d’acquérir un objet ou de mener à bien un projet. Nous ne discernons pas la possibilité d’imposer au bonheur les contours stricts d’un objet ou d’une situation que nous pourrions considérer comme la clé de notre satisfaction perpétuelle. Telle expérience qui m’a ravie hier me dégoûte aujourd’hui. Etre heureux ne dépend pas d’un objet ou d’une situation mais de la capacité qui est « nôtre » de nous en satisfaire ou pas. Il n’est donc pas question d’être heureux de vivre telle ou telle expérience mais de se rendre heureux à l’occasion de tel ou tel événement. Finalement c’est tout le sens de la distinction entre être et avoir : le bonheur ne réside pas dans l’objet ou la situation que l’on « a », mais dans le contentement que l’on éprouve d’être celle ou celui que l’on est.  
Tout bonheur désigne donc une jouissance mais contrairement au plaisir ,dont la satisfaction est provoquée par un bien, une situation ou une action extérieure, le bonheur manifeste une capacité du sujet à se rendre heureux à l’occasion de…n’importe quoi. Le bonheur n’est pas causé, ni provoqué, ni stimulé. On peut avoir tout pour être heureux : de l’argent, de la sécurité, des amis, une bonne santé, etc, sans l’être, précisément parce que rien du bonheur ne peut se stimuler « de l’extérieur » du sujet. 

 


            Mais alors comment l’atteindre sans le provoquer ? Comment pouvons nous tendre vers un état dont on sait par ailleurs que ce n’est pas en le stimulant, en s’efforçant de le créer qu’on en jouira ? Comment faire advenir ce dont on perçoit confusément qu’on ne peut l’obtenir que de son propre mouvement mais qu’en même temps ce mouvement ne peut pas être celui d’une « acquisition », d’un bien extérieur qu’on obtient en y mettant les moyens? Ne serait-il pas logique de patienter, de renoncer simplement à tout effort de quête en vue d’être heureux…. pour l’être en effet, comme une personne qui se satisferait paradoxalement d’autant plus d’être aimée qu’elle n’attendrait rien, mais vraiment rien, de son aventure sentimentale?
«  Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes » a écrit Aragon dans « le roman inachevé », parce que plus on en parle, plus on l’envisage et moins on en jouit, mais en même temps, on ne voit absolument pas ce que nous nous pourrions nous souhaiter d’autre à nous-même, ce qu’il y d‘autre à espérer de la vie que ça: une vie heureuse.
       
L’étymologie du terme nous conforte entièrement dans cette ambiguïté, autant dire qu’elle ne nous conforte pas du tout: « Bon »  « heur ». Heur vient du latin « augurium » qui signifie signe prémonitoire, de bon augure, comme si le bonheur consistait davantage dans la prédisposition à un état qu’en un « état », à proprement parler, comme s’il existait une disponibilité au bonheur qui, en fait, ferait tout le bonheur, comme si le bonheur, loin d’être une chose, une situation, une réalité, était plutôt une certaine qualité d’attention portée à la vie comme elle va, aux affaires courantes, comme on dit, à ce que l’on appelle, avec une expression digne de notre intérêt: « la propension des choses ». Nous attendons que le bonheur arrive, mais il n’arrive jamais parce que nous attendons qu’un évènement soit heureux, qu’il s’impose à nous comme un moment différent de ceux qui le précèdent, bref qu’il fasse rupture avec la grisaille monotone de notre quotidien. Mais nous nous laissons berner par l’exceptionnalité supposée de cet idéal, par l’illusion d’un avenir heureux alors que le bonheur désigne peut-être cette disposition lucide au fil de laquelle rien jamais ne fait rupture, rien n’est dés lors à attendre parce que rien n’arrive jamais mais que tout DEVIENT toujours. Nous voulons le bonheur dans l’avenir alors qu’il n’est rien, mais absolument rien à attendre d’autre de la vie que de jouir de ce qu’elle est, et elle n’est rien d’autre que ce « devenir soi » incessamment à l’œuvre en chacun de ses instants. Exister est un processus qui ne débouche sur rien si par « quelque chose », on entend un état nouveau, une aventure nouvelle, un changement, une rupture, une réalité, n’ayant aucun rapport avec ce qui précède, tout simplement parce qu’en fait rien de nouveau ne s’effectue jamais mais en même temps tout à chaque instant est en train de devenir différent, de différer.

       

Nous comprenons ainsi le sens profond de l’étymologie du mot bonheur: nous ne vivons que des instants de bonheur en ce sens qu’il n’est aucun moment de notre vie qui soit autre chose que des signes de bon augure. Imaginons une personne « ravie », un sourire de béatitude plaqué sur le visage qui dirait de tout évènement de sa vie, y compris les pires, les échecs, les décès de proches, les maladies qu’ils sont de « bon augure ». Nous penserions qu’il est idiot, qu’il est, au sens propre « un imbécile heureux ». Nous n’envisagerions alors pas une minute qu’en réalité il veut signifier que les évènements ne sont pas des blocs d’espace-temps séparés « du reste », que c’est par le biais d’une erreur de perspective totale que nous disons qu’il nous est arrivé des choses parce qu’en réalité les choses ne sont que leur propension et cette propension n’est pas discontinue, n’est pas divisible, en moments de joie ou de peine mais qu’elle est au contraire cette dynamique continue dans laquelle déjà ma joie est en train de devenir peine et ma peine joie et qu’en ce sens, il n’est en effet rien qui ne soit de « bon augure », non pas que quelque chose d’heureux m’attende mais parce qu’il est heureux que je saisisse le fin mot de cette attente et tous les « évènements », en réalité m’y « invitent ».   Il n’y a à vivre que le bon augure des signes parce que notre existence entière se consume dans le fil de cette interprétation dont il ne dépend que de moi même de faire en sorte qu’elle soit heureuse.
     

Le bon augure désigne aussi « le bon angle », la bonne perspective, l’approche juste du temps, lequel consiste en fait dans le mouvement continu d’un devenir et aucunement dans la succession d’instants distincts, hétérogènes, autres. Il nous faut saisir le sens profond de cette affirmation Gilles Deleuze lorsqu’il écrit qu’Autrui est l’expression d’un monde possible, cela sous-entend aussi qu’il est l’effectuation d’un devenir réel.  Le visage souriant d’autrui est la promesse d’un monde souriant possible. Son visage terrifié celle d’un monde terrifiant à venir, mais en réalité, souterrainement à cette rencontre d’autrui, des affects ont déjà été échangés, affects puissants, déterminants  au fil desquels déjà sont en train de se tisser la nature profonde de cette mise en présence, affects à la hauteur desquels il est moins question de rencontrer autrui que de devenir, mais devenir quoi? Une zone de voisinage d’affects au fil desquels vont petit à petit jaillir des infinitifs: haïr, aimer, se défier, se confondre, jouir souffrir, etc. Le bon augure ne signifie rien de moins que de se rendre attentif à ce « sous texte » perpétuel de nos rencontres et d’oeuvrer afin que les passions joyeuses l’emportent sur les passions tristes. C’est alors que nous comprenons parfaitement pourquoi Spinoza ne parle jamais de bonheur, mais de joie. C’est que tout finalement se situe dans cette dimension souterraine au coeur de laquelle il s’agit de se rendre disponible à la production d’affects de joie parce que tout se situe « là ».
   

Faut-il attendre le bonheur, donc? Non mais il faut s’attendre à être heureux pour le devenir parce que le bonheur n’est rien d’autre que cette prédisposition au fil de laquelle on ne l’EST jamais mais on le DEVIENT toujours. Cette perspective est d’autant moins désespérante qu’en réalité, nous pourrions en dire autant de tout état. L’étymologie du verbe attendre, ad tendere en latin: « tendre vers » est ici encore lumineuse. Le bonheur est une qualité d’attention à la propension des choses, c’est-à-dire à la réalisation d’un incessant et inarrêtable « devenir » et pas du tout un évènement qui surgirait dans notre vie. Rien ne surgit jamais. C’est exactement ce que John Marcher saisit sur la tombe de May Bartram dans la nouvelle de Henry James: « la bête dans la jungle ».




lundi 24 mai 2021

Science et Vérité: 4) L'auto-indexation du régime scientifique de vérité

 4) L’auto-indexation de la vérité par la science

        En un sens, toute la question est de savoir si la pratique scientifique peut ou pas résister à la critique de Michel Foucault lorsqu’il évoque « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai ».  L’homme croit aujourd’hui en la science comme il croyait auparavant en la religion et évidemment le « comme » pose question, puisque il ne s’agit là, comme Michel Foucault nous l’a fait réaliser que de deux régimes de vérité différents dans leur nature même. Ce « comme » pointe  donc une comparaison quantitative mais pas qualitative. Lorsque Nietzsche affirme que « Dieu est mort », c’est exactement à cette passation de repères qu’il fait référence. Nous substituons un régime dominant de vérité à un autre mais ne s’agit-il vraiment que de ça?
        Pour répondre à cette question, il importe d’abord de définir la science. A quoi reconnaît-on d’une proposition ou d’un discours qu’il est scientifique?


1) Il est parfaitement rigoureux en lui-même. Il « se tient » pourrait-on dire vulgairement. C’est exactement ici le critère de la vérité formelle que nous retrouvons. Aucune thèse ne peut prétendre à un certain degré de scientificité s’il n’est pas animé par un esprit interne de cohésion logique entre toutes les propositions qui le constituent. Il n’y a pas de contradiction possible entre ces prémisses (ces postulats, ou ces principes) et ses conclusions. C’est le critère de cohérence interne (formel)


2) Il rend compte de la réalité. A cette cohérence interne qui la définit, une proposition scientifique doit rajouter le fait de s’accorder avec les faits tels qu’ils sont. C’est le critère de conformité extérieure.


3) Les propositions scientifiques, en tant qu’elles ne se conçoivent que sur le mode du général et non celui du particulier sont des « lois ». Ce qui les rend conformes à la nature c’est qu’elles formulent les lois qui s’y exercent. Par conséquent elles sont à même de prévoir les phénomènes. C’est le critère prédictif

4) Il existe un principe d’économie à l’oeuvre dans toute recherche de formulation de l’explication des faits. Cela signifie que moins on se trouve en situation de multiplier les présupposés à même d’expliquer des phénomènes plus on se rapproche de la pureté, de la simplicité d’une loi. On parle ainsi du « rasoir d’Ockham » du nom de Guillaume d’Ockham qui formalisa le premier ce principe. Un scientifique exprime avec rigueur une nécessité à l’oeuvre dans le réel ou dans la pensée. Cette nécessité sera d’autant plus irrécusable qu’elle sera moins soumises à des conditions de départ. On parle donc du principe d’économie (on peut parler d’une forme d’élégance). Ce critère est extrêmement intéressant parce qu'il revêt une dimension "esthétique")


5) Enfin le dernier critère est celui qui fut formulé par Karl Popper: une thèse est scientifique quand elle s’énonce dans une forme qui peut faire l’objet d’un test. Ce qu’un scientifique avance est non seulement une thèse formellement pertinente et cohérente mais aussi expérimentée, c’est-à-dire testée, sachant qu’aucune expérience ne prouvera jamais l’entière fiabilité d’une théorie. C’est donc moins le fait qu’elle ait été prouvée (et même pas du tout) qui fait la scientificité d’une thèse que le fait qu’on puisse la tester, ce que Popper appelle sa falsifiabilité.

   



            Il faut donc référer cette définition de la science à la situation actuelle et à ce que Michel Foucault appelle « le régime scientifique d’auto-indexation du vrai », c’est-à-dire, en termes plus simples, au fait qu’aujourd’hui, nous avons tendance à n’adhérer en toute dernière instance à une proposition que pour autant qu’elle est scientifique. Cela suppose une forme d’émancipation à l’égard de toute autorité politique ou religieuse et également une forme de désenchantement. Il est tout à fait pertinent de définir l’esprit de la science comme celui d’un scepticisme rigoureux et organisé. Une proposition est vraie quand elle s’impose à moi avec un degré d’évidence tel qu’il coupe court à toute spéculation, à toute divagation imaginaire, rêveuse, onirique, artistique. Quand on a le sentiment qu’une théorie est trop belle pour être vraie, c’est probablement qu’elle est fausse, c’est-à-dire que l’on n’a pas su retenir, contenir notre faculté d’espérance ou d’idéalisation du réel et que du coup, on  s’imagine une réalité fausse mais arrangeante. La science jouit ainsi d’une réputation de rabat-joie qui dit la vérité (un peu comme Cassandre) . Ce qu’elle énonce est tellement dépouillé d’affects, d’imagination, de rêve, de joie porteuse que c’est vrai parce que désenchanteur. Nous revenons à ce qui a été évoqué au début: la science a la réputation de dire la vérité parce que finalement un savant ne dit jamais ce qu’il pense mais toujours ce qu’il ne peut pas ne pas penser parce que le résultat d’une équation n’est pas du tout ce que celle ou celui qui la calcule pense de l’opération qu’on lui propose mais exactement ce qu’il ne peut pas ne pas en conclure, une fois compris l’énoncé de l’équation.
            Cette vision de la science n’est absolument pas pertinente et la plupart des scientifiques sont les premiers à la contester notamment parce que l’imagination, la conception, l’esprit d’initiative et de conjecture (hypothèses) sont beaucoup plus importants que ne le croit l’opinion dans toute démarche scientifique. Mais avant d’argumenter dans ce sens, c’est-à-dire de démontrer que l’imagination est peut-être, contre toute attente, une faculté que le scientifique utilise davantage que l’artiste, il convient d’étayer cette conception de la science comme porteuse de « désenchantement ». Ce terme est celui qu’a utilisé le sociologue Max Weber pour exprimer en d’autres termes cette passation d‘autorités de la religion, la magie et la superstition à la science et au rationalisme. On remarquera ainsi dans la citation suivante à quel point le critère décisif de l’esprit scientifique est défini comme étant celui du prédictif:
         
    “‘L’intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il n’existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision”

   

Ce texte affirme quasiment point par point la thèse opposée à celle de Bergson telle qu’elle est développée dans « les deux sources de la morale et de la religion » (texte du dernier DM). Non seulement Weber semble vraiment adhérer à l’idée qu’il existerait des civilisations primitives et d’autres qui seraient « civilisées » mais il définit la science comme ce postulat à partir duquel on considère que tout peut s’expliquer rationnellement dans l’univers. 

Un idéal prédictif et scientifique s’est substitué peu à peu à une perspective eschatologique et religieuse. En d’autres termes, ce passage d’une vérité de foi à une vérité rationnelle allant de pair avec un désenchantement du monde ne semble pas compréhensible si nous ne prenons pas en compte que c’est à partir d’un monde que la technique progressivement transforme. L’idée selon laquelle nous pourrions, comme le dit Max Weber, exclure du cours de la vie, de notre existence même, tout recours au surnaturel et à l’imprévisible ne peut être conçu qu’à partir d’un monde au sein duquel, de fait, les innovations techniques sont si présentes qu’au final plus rien ne semble vraiment y échapper à des desseins, des fonctions, des activités humaines.

C’est là une remarque dont le simple « bon sens » voisine étonnamment avec une proposition extrêmement problématique. Que cet instant présent soit bel et bien présent, c’est une évidence qu’aucune explication scientifique chronologique ne peut vraiment épuiser. Qu’on explique par exemple la naissance d’un enfant par la reproduction ne rend pas compte du fait que l’existence « soit ». Nous ne sommes pas vivants seulement parce que nous avons des parents, parce qu’il nous faudrait alors remonter le fil des générations jusqu’à devoir convenir que l’incroyable c’est que la génération « soit ». La génétique peut m’expliquer le comment, elle ne peut rendre compte du « pourquoi? » de la génération. Peut-être n’y a t-il pas de pourquoi. Mais chacun conviendra que cette question du « pourquoi? » a à voir avec la religion, la spiritualité, éventuellement en philosophie,  avec la métaphysique (recherche des premières causes). Qu’il existe dans notre rapport au monde et à l’existence une part nécessaire et irréductible de croyance, de foi, c’est ce que chacune et chacun réalise dés lors que nous revenons à cette distinction du comment et du pourquoi. 

  

Mais nous pouvons tout aussi bien appliquer le même raisonnement à l’instant à venir. Il n’est absolument rien dans cet instant présent qui me garantisse de quelque façon que ce soit la certitude de l’instant prochain. A parler strict, nous ne vivons que des fins de mondes possibles. L'évènement du présent s'accompagne de l'éventualité de son ultimité. Ce n’est pas du tout ici l’idée selon laquelle « tout peut arriver », c’est plutôt l’idée que "tout arrive" et qu’à ce « tout » qui, en cet instant, arrive peut succéder un « non-instant »  de « non-arrivée » de quoi que ce soit. Nous vivons sur le fond métaphysique de cette extrême fragilité là, de cette contingence angoissante fondamentale et constante. Chaque instant présent, en tant que présent, nous fait toucher le bord extérieur et ultime de la présence.

Et c’est finalement sur cette contingence angoissante que Descartes fait reposer l’une de ces démonstrations de l’existence de Dieu dite de la création continuée: « Et encore que je puisse supposer que peut-être j’ai toujours été comme je suis maintenant, je ne saurais pas pour cela éviter la force de ce raisonnement et ne laisse pas de connaître qu’il est nécessaire que Dieu soit l’auteur de mon existence. Car tout le temps de ma vie peut être divisé en une infinité de parties, chacune desquelles ne dépend en aucune façon des autres ; et ainsi, de ce qu’un peu auparavant j’ai été, il ne s’ensuit pas que je doive maintenant être, si ce n’est qu’en ce moment quelque cause me produise et me crée pour ainsi dire derechef, c’est-à-dire me conserve). En effet, c’est une chose bien claire et bien évidente (à tous ceux qui considéreront avec attention la nature du temps), qu’une substance, pour être conservée dans tous les moments qu’elle dure, a besoin du même pouvoir et de la même action qui serait nécessaire pour la produire et la créer tout de nouveau si elle n’était point encore En sorte que la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation et la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser et non point en effet. »

La « démonstration » de Descartes consiste ici à diviser le temps et à pointer le fait qu’aucun de nous ne saurait, tout simplement par que nous ne sommes pas la cause de nous-mêmes, avoir de quoi dépasser cette division du temps en instant si ce n’est sous l’effet d’une causalité extérieure, laquelle ne saurait être autre que Dieu lui-même. A cette succession d’instants finis dans la fragmentation desquels nous existons il faut une cause infinie qui la transcende et insuffle ainsi de fait à chacune et chacun de nous sa continuité, de telle sorte que être créé et conservé ne constituent en réalité qu’une seule et même chose. C’est bien là de la métaphysique à l’état pur, mais en même temps, ce qu’il nous faut envisager c’est que cette thèse que l’on y adhère ou pas, s’efforce de prendre à bras le corps une condition, une réalité que l’idéal prédictif de la science évacue.

 


                C’est sur ce point que le désenchantement du monde défini par Max Weber comme coextensif de la substitution d’un régime scientifique de vérité à un régime religieux pose réellement question car ce désenchantement en l’occurrence n’est pas assez « désenchanté » pour « encaisser » cette évidence métaphysique d’un instant présent pur, littéral n’ouvrant d’aucune façon la promesse d’un futur. C’est finalement sur ce point que l’opposition est la plus forte: que cet instant soit est une certitude, qu’un instant « sera » est une croyance, et tout le propos du critère prédictif de la science est de poser l’existence de lois en vertu desquelles certains phénomènes ne peuvent pas ne pas se produire étant entendu que d’autres faits les ont précédés (ce qui est aussi logiquement incontestable qu’existentiellement sujet à caution)

La science pose l’existence de lois s’effectuant dans la nature, lois dont la validité repose sur des prédictions confirmées ou infirmées par les faits. C’est en vertu de ce modèle d’intelligibilité du réel que la prévisibilité des faits apparaît comme une conséquence de la vision scientifique de l’univers. Une perception scientifique de la réalité est une vision au sein de laquelle n’importe quoi ne peut pas arriver, voire où étant entendu que telles causes ont été déclenchées il ne peut s’ensuivre que tels effets, par quoi demain est déjà en germe dans aujourd’hui. Et pourtant que demain succède à aujourd’hui demeure formellement du domaine de la croyance, puisque de fait demain est demain et donc pas encore « arrivé ». L’argument de Weber nous apparaît ici complètement inversé: c’est bel et bien la science qui enchante le monde et le rassure en lui faisant miroiter cet idéal prédictif à la lumière duquel rien ne peut advenir que sous l’effet de lois rationnelles, formulables, susceptibles d’anticiper sur ce qui va se passer.

Résumons: dans cet effet de désenchantement dont nous parle Max Weber pour expliquer le passage dans l’histoire d’un régime religieux de vérité à un régime scientifique (« Dieu est mort »), nous étions finalement tentés de voir une résurgence de l’effet de contrainte dont il était question au tout début du cours: dire la vérité, ce n’est pas dire la vérité qui nous plaît, ni même celle que l’on pense vraie, mais celle que l’on ne peut pas ne pas reconnaître comme vraie. La science consiste dans un mouvement de scepticisme organisé. Elle désenchante notre rapport au monde jusqu’à nous sommer de reconnaître l’efficience implacable et exhaustive de lois purement rationnelles susceptibles de tout expliquer de tout. C’est exactement là l’idéal décrit par Max Weber d’un regard scientifique sur un univers purgé de tout recours au surnaturel, au mythologique, au religieux.

  


Finalement cette conception semble reprendre l’affirmation de Galilée selon laquelle « la nature est écrite en langage mathématique. » Or deux arguments peuvent ici être invoqués pour contredire l’affirmation selon laquelle la science dirait la vérité de l’univers:

  1. la possibilité que l’on puisse intégralement expliquer l’univers ne désigne pas du tout le mouvement de compréhension grâce auquel on rend compte que l’univers « soit ». On décrypte le « comment » de l’univers sans progresser dans son « pourquoi? »
  2. Si la science en général et les mathématiques en particulier consiste à décrypter une réalité mathématiquement cryptée, la critique de la vérité par Nietzsche fonctionne à plein régime, rajoutant finalement un troisième niveau de métaphorisation aux deux premiers: de la sensation à l’image puis de l’image au mot, puis du mot à des symboles mathématiques entre lesquels on fait opérer la logique stricte mais propre à une pure rationalité humaine (et pas mondaine) de relations formelles.

   


Le plus troublant ici est de constater que cette vision de la théorie scientifique « désenchantante » et rationnelle correspond parfaitement aux 5 critères de la scientificité sans pour autant échapper à la critique de Nietzsche. C’est comme si le scepticisme de la science n’allait pas cependant jusqu’à s’appliquer à ses trois postulats les plus fondamentaux: 

  1. Celui de la causalité (loi)
  2. Celui de la prédiction
  3. Celui de la catégorisation linguistique ou symbolique
  1. Aussi loin que l’on puisse aller scientifiquement, il y est toujours question de définir des lois, c’est-à-dire des généralités susceptibles de valoir en tout temps, partout et pour tout le monde. On imagine mal un scientifique abordant une anomalie, un fait exceptionnel sans essayer d’en comprendre l’émergence, ce qui revient à trouver la loi, l’enchainement susceptible de rendre compte de son apparition. Il y a toujours une phase d’observation dans la réalisation d’un fait irréductible à toute théorie déjà connue mais l’esprit scientifique ne peut se concevoir ni s’assumer comme tel sans manifester déjà dans cette phase d’observation ce que Claude Bernard appelle une pensée expérimentale fondamentalement vouée à émettre l’hypothèse susceptible de poser une théorie qui pourrait expliquer ce fait, le faire entrer dans une explication par une loi. En d’autres termes, ce qui fait l’objet de la science, ce n’est pas tant le réel, dans son effectuation « pure » (ce que l’on peut appeler son héccéïté) mais plutôt l’explication du réel, le mode d’enchaînement causal susceptible de rendre compte du fait que ce qui est « est ». Mais alors la question se pose de savoir où se situe «  cette causalité ». Déjà Nietzsche a montré notamment en l’appliquant à René Descartes à quel point nous sous-entendons les notions de sujet et de cause dans notre façon de considérer l’affectation du pensée. Qu’une pensée soit ne peut nous apparaître sans 1) qu’elle soit l’effet d’une cause première 2) que cette cause efficiente soit le sujet même de cette pensée. Or qu’une pensée "soit" prouve seulement que « penser » se fait. Nous imposons une logique prédicative à des phénomènes qui ne s’effectuent pas de cette façon. Il convient d’être parfaitement clair ici: une logique prédicative et causale peut s’appliquer aux évènements et en constituer une ligne interprétative parfaitement cohérente et éclairante, mais ce n’est qu’une interprétation possible parmi d’autres. Que l’on puisse interpréter la réalité en lui appliquant un schème d’explication causal ne prouve par que la causalité soit dans la réalité elle-même. L’esprit humain ne peut percevoir la réalité autrement qu’en y insinuant de la causalité et nous serions tentés de dire que « tout s’explique » de cette façon mais comment pourrait-il en aller autrement puisque cette explication fait partie intégrante de nos modalités d’approche du réel? (Gilles Deleuze exprime parfaitement l'opposition entre cette logique prédicative propre au verbe être et une perception plus "neutre", voire hébétée du réel en évoquant la contradiction entre le EST et le ET. par exemple, Je SUIS celui qui pense (logique prédicative) et Pensée ET Être. La coïncidence de faits ne suppose pas leur causalité.
  2. Le raisonnement est assez similaire pour la prédiction. Il convient en effet de distinguer rigoureusement des propositions formelles avec des observations factuelles (autrement dit ne pas confondre vérité formelle et matérielle) car si les propositions mathématiques sont vraies dans tous les mondes possibles, c’est justement parce qu’elles n’entretiennent pas le moindre rapport avec les faits. Ce que l’on observe dans les faits sont simplement des corrélations, des coïncidences entre lesquels nous avons tendance à poser des liens qui ne reposent que sur l’habitude. Rien, en toute rigueur, ne nous permet de poser avec assurance que notre vie se poursuivra au-delà de cet instant présent ni que le soleil se lèvera demain. C’est exactement ce que le philosophe écossais David Hume formule de la façon suivante: « Le contraire d’un fait quelconque est toujours possible, car il n’implique pas contradiction et l’esprit le conçoit aussi facilement et aussi distinctement que s’il concordait pleinement avec la réalité. Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et elle n’implique pas plus contradiction que l’affirmation : il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. » Il n’est pas contradictoire à la raison de penser que le soleil ne se lèvera pas demain. Cet énoncé est formulable: il est grammaticalement correct et ce qu’il dit ne peut être contredit, non pas que l’on puisse être certain que demain le soleil ne se lèvera pas mais dans les faits, rien ne permet de l’exclure, puisque précisément cette proposition, en tant que proposition, est une « thèse » et pas un fait.
  3. Il reste à questionner le rapport à la symbolisation, c’est-à-dire finalement à la langue. On ne peut concevoir de science sans passage par le symbole: les mathématiques sont par leur naturelle formelle ce que l’on pourrait appeler « le socle scientifique de la science », tout simplement parce que nécessairement la rigueur des enchaînements de pensée entre les éléments étudiés imposent le recours aux mathématiques. Mais dés lors se repose à nous la question de savoir si les mathématiques sont une langue, avec un enjeu considérable. Si la réponse est oui, on ne voit pas du tout comment la science pourrait échapper à l’argument de Nietzsche; celui de la double, voire triple métaphorisation du réel. Les mathématiques disent une vérité formelle mais une vérité formelle ne nous dit rien du réel pur, extérieur. Pour traiter cette question, nous pouvons revenir aux arguments utilisés par Laurent Lafforgue qui est des plus grands mathématiciens d’aujourd’hui et qui a rédigé un article expressément sur cette question: « les mathématiques sont-elles une langue? » Il commence par donner des raisons qui seraient plutôt des arguments pour le « Oui » mais il évoque ensuite trois points qui soutiennent la réponse négative: Il convient de dire en sens inverse que la métaphore des langues ne rend compte que partiellement de la nature des mathématiques: « 1) Tout d'abord, les mathématiques ne sont qu'à un faible degré une langue de communication: il est vrai que tout texte mathématique est susceptible d'être lu, c'est même sa destination finale, mais cette lecture est toujours laborieuse – autrement dit la communication mathématique est réelle mais lente et difficile – et surtout l'écriture mathématique est faite pour l'exploration. Le mathématicien écrit d'abord pour lui-même et pour la vérité. 2) D’autre part, les mathématiques sont moins une langue que la recherche d'une langue, et la remise sur le métier jamais lassée d'une version approchée, toujours raffinée et enrichie de cette langue idéale. Les mathématiques sont certainement une construction culturelle mais elles ne valent aux yeux des mathématiciens que dans la mesure exacte où elles sont “naturelles”, c'est-à-dire où tous leurs concepts, leurs notations et leur organisation donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses dont les mathématiciens ressentent la réalité et la présence invisible. Le mathématicien prétend ne jamais rien inventer mais seulement découvrir et tirer du brouillard ce qui était voilé. 3) Nous arrivons par ce biais à la plus grande différence entre les mathématiques et les langues, c'est que les mathématiques se définissent avant tout par leurs objets. Etre mathématicien c'est étudier des objets bien précis qui se nomment la droite, le cercle, les nombres, les fonctions, les périodes, les symétries, les courbes, les surfaces, les groupes,....et c'est revenir inlassablement à certains objets essentiels. Les mathématiques traitent d'objets qui sont bel et bien réels et concrets aux yeux du mathématicien, des objets non pas qu'il aurait choisis par fantaisie mais qui se sont imposés à lui, des objets non pas formels mais formalisables au sens qu'une définition peut les saisir dans leur être.


Nous allons reprendre ces trois arguments:

  1. Laurent Lafforgue conteste le fait que les mathématiques soient une langue de communication. Autrement dit, le but des mathématiques est moins de se faire comprendre par les autres mais de progresser soi-même vers le vrai. Cet argument ne semble aucunement recevable pour la raison simple que si tel était bien le cas, les mathématiques du chercheur ne serait compréhensible que par ce chercheur. Laurent Lafforgue semble étonnamment faire comme si la force même de la science ne résidait pas fondamentalement dans la multiplicité et la rigueur des processus d’examen et de validation de la part de la communauté scientifique. Chacun sait à quel point il n’est pas évident de faire publier un article dans une revue scientifique authentique. Ce que veut signifier Laurent Lafforgue, c’est que les mathématiques sont une science de recherche, d’exploration qui permet aux mathématiciens d’étudier des dimensions, des niveaux de conceptualisation intégralement « nouveaux ». Toutefois, aussi élevés soient-ils, aussi éloignés soient-ils des niveaux de symbolisation et de raisonnement praticables par tout un chacun, ces nouvelles dimensions ne sont concevables que par un pour une pensée universelle. Ce n’est aucunement une question d’intention mais plus simplement de « forme », de structure. On ne voit pas comment les mathématiques pourraient s’écrire, se développer autrement qu’au fil de processus formels universalisables, compréhensibles, en droit, par tous.  Quel est ce « lui-même », dont parle Laurent Lafforgue? Peut-on le considérer de la même façon que le moi de l’artiste, celui de Picasso ou de Jean-Sébastien Bach? Même s’il convient de ne pas tenir pour rien les qualités d’intuition d’un mathématicien, c’est toujours dans le cadre d’une modalité de pensée transparente, symbolique, universelle qu’il travaille, alors que l’artiste n’a pas cette limitation. Le moi de tout mathématicien dans la pratique de son travail est celle d’un sujet transcendantal, au sens kantien. Le moi de l’artiste est complètement et exclusivement un moi empirique. Il n’existe pas d’affects mathématiques.
  2. En second point, Laurent Lafforgue affirme que les mathématiques sont moins une langue que la recherche d’une langue. Mais alors dans quelle langue s’effectue cette recherche sur la langue? Laurent Lafforgue a probablement raison de pointer la possibilité selon laquelle les mathématiques sont la recherche d’une langue parfaite mais alors elles ne seraient ni plus ni moins que ce que Jakobson appelle un métalangage, mais cela reste encore du langage et ne saurait se dérober à l’objection Nietzschéenne. Que la pratique des mathématiques donnent le sentiment brûlant de correspondre à la nature des choses n’est pas douteux mais il n’est rien ici qui échappe à ce que dit Nietzsche de la métaphorisation de la langue, c’est-à-dire du procédé d’analogie. Oui les mathématiques disent bien quelque chose de la nature même des éléments du réel, mais elles le dit en les transposant, donc en les transformant en autre chose que ce qu’ils sont, du fait même qu’ils soient. Les rapports et les propositions tenues en mathématiques sont effectives analogiquement mais jamais existentiellement, réellement. C’est exactement comme l’enfant à la bobine de Freud qui, une fois opérée la transposition de la mère à la bobine s’ouvre la voie de tout un univers maîtrisable, nommable, structurable par des opérations de symbolisation et de mise en relation, mais en même temps, ce n’est plus du réel pur dont il est ici question, c’est d’un monde humain, social, transposé, métaphorisé.
  3. Le dernier argument de Laurent Lafforgue est le plus fort et probablement celui qui nous intéresse le plus, tout simplement parce qu’il revient au tout premier critère que nous avons formulé de la vérité à savoir l’effet de contrainte. Le mathématicien travaille à partir d’objets qu’il ne s’est pas donné mais qui se sont imposés à lui: des fonctions, des symétries, des courbes, des surfaces, des figures, etc. Mais comment ne pas voir ici à l’oeuvre le travail de découpe linguistique par le biais duquel toute langue perçoit dans le réel les objets qu’elle ne peut saisir qu’à partir de ses propres catégories, qu’à partir de ses propres critères de distinction? Que le cercle s’impose comme tel à toute pensée considérant une figure dont tous les points sont à une distance égale du centre prouve-t-il pour autant que cette figure soit « donnée », qu’elle soit extérieure à la pensée qui la pense?  Qu’il y ait des cercles dans la nature n’est pas démontré, qu’il y ait des réalités que nous ne puissions, nous, percevoir que comme des cercles est évident, mais rien de cela ne s’oppose aux thèses de Nietzsche.