vendredi 30 mars 2012

"Faut-il être cultivé(e) pour apprécier une oeuvre d'Art?" (1)

1) Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Toute œuvre d’art se manifeste à nous comme une séquence d’impressions troubles et pas ordinaires. Dans la continuité des sons identifiables et communs qui constitue la trame habituelle de notre quotidien, une œuvre musicale marque le temps d’une suspension, d’une exception. Ces notes ne s’intègrent pas dans  le fond sonore des bruits de moteurs ou d’appareils, des éclats de voix ou des paroles des autres. C’est comme si elles attiraient notre attention sur une qualité propre du son que nous n’avons pas l’habitude de relever parce que nous ne prêtons consciemment attention qu’aux tonalités manifestant une occupation humaine identifiable. Ce que Mozart, Pierre Boulez, Philipp Glass ou, plus proche de nous Radiohead ont capté dans la matière sonore, c’est ce qu’elle peut faire par elle-même et non ce que nous lui imposons pour nous-mêmes, pour nous divertir. Les chanteurs et chanteuses de « variétés » exercent une profession tout à fait honorable et digne d’intérêt mais ils ne sont appelés « artistes » qu’improprement de ce point de vue car ils ne révèlent rien mais suivent le goût d’un public. Tout artiste authentique crée des séquences d’impressions étonnantes et inattendues parce que le rapport entre le créateur et les forces sur lesquelles il agit n’est pas conditionné par un projet d’utilité commune humaine. J’entends le bruit d’une voiture, d’une imprimante, les paroles d’un ami qui me parlent : tout cela s’intègre dans la normalité d’un sens qui ne m’échappe pas. Les affaires humaines suivent leur cours.
Mais voilà que résonnent les premières notes du Requiem des Morts de Mozart, par exemple, et un trouble s’impose avant même que se pose la question (finalement complètement hors jeu) de savoir si « c’est beau » ou pas, car je ne peux pas classer cet ensemble de perceptions auditives dans le courant d’une humanité qui suit son cours. Ces tonalités se contentent d’être là maintenant alors que les paroles de mon ami attendent une réponse, que les sons des voitures et de l’imprimante manifestent en arrière fond la rumeur d’un progrès humain qui déjà confusément porte en elle la promesse de nouveaux sons à venir, produits par les moyens de locomotion du futur. Mais le son révélé par la musique de Mozart ne contient aucunement en lui la promesse d’autres musiques, elle est presque « tragiquement » autosuffisante. Elle se contente d’être là. Elle sature le champ de mon audition d’une qualité de sonorité incroyablement « pleine » parce qu’elle ne dénature l’effectivité pure et simple de la présence sonore de la dérobade d’aucun échappement « ultérieur », d’aucune visée rentable, d’aucun avenir (mais une musique sans avenir est une musique de devenir). Le son n’est plus le pur prétexte à ce qu’il y ait des bruits humains, c’est l’activité de l’homme au contraire qui dans l’art musical se réduit à célébrer, dans la pratique du plus extrême dépouillement possible, qu’il y ait du « son ».
Le célèbre « boléro » de Ravel nous en donne un très bon exemple car c’est la même phrase musicale qui inlassablement, du début à la fin, est répétée mais à chaque reprise avec des instruments différents comme si la musique n’était finalement aucunement une affaire de composition. Peu à peu, dans la succession de la même séquence, le fond monte en puissance. Voilà ce que ce que donne cette séquence avec de la clarinette, avec la flûte traversière, avec le hautbois, avec le saxophone. Au gré des différents instruments à vent utilisés le fond de percussion sonore change, prend plus ou moins d’amplitude mais moins parce que ce serait écrit dans la composition que parce que cela est rendu nécessaire par la tonalité même du son rendu par la dominante de l’instrument à vent. La musique ne se déploie plus selon un axe linéaire horizontal, mais les phases se superposent les unes aux autres comme par le jeu de sédimentation et de plissement de couches géologiques. La musique se développe au gré de ce que des glissements d’amplitudes sonores la font insensiblement devenir. Ce n’est pas à ce que l’inventivité musicale d’un homme peut produire comme notes que nous sommes confrontés mais à tout ce que la force sonore peut par elle-même charrier de courants et de flux de magnitudes tonales.
Contrairement à ce que pense la majorité des gens, l’artiste ne crée que dans la mesure où il n’invente rien par lui-même, où il ne rajoute rien à l’efficience d’un dynamisme des forces toujours préexistant. Il suffit pour s’en convaincre de penser à la différence de rapport à la matière première entre un artisan et un sculpteur ou un plasticien. Le menuisier ne se confronte au bois qu’avec l’idée préconçue d’en extraire une chaise ou une commode. Il n’est pas question d’exprimer la forme que la consistance du bois peut par elle-même rendre possible. Le sculpteur  a peut-être aussi une idée de ce qu’il veut faire du marbre ou de l’argile qu’il va modeler mais il va néanmoins composer avec les qualités et les courants qu’une certaine épaisseur va lui opposer dans l’instant même du modelage, et, de toute façon, ce n’est pas au projet d’une utilisation, d’un usage exclusivement humain qu’il va soumettre la matière première. Il n’est d’ailleurs aucunement question de la soumettre mais seulement de la capter, de la rendre tangible.
« L’art, dit Paul Klee, ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Reprenant cette citation, Deleuze la complète : « La musique doit rendre sonores des forces insonores et la peinture visibles, des forces invisibles. N’est-ce pas le génie de Cézanne, d’avoir subordonné tous les moyens de la peinture à cette tâche : rendre visible la force de plissement des montagnes, la force de germination de la pomme, la force thermique d’un paysage ? » Il n’est donc question dans l’art que de rendre effectives des forces qui avaient cessé de l’être pour nous, mais quelle est donc la nature de ce voile qui finalement ne cesse de les dissimuler à notre perception ? Faut-il être aveugle pour ne pas constater qu’il y a continuellement dans l’univers, donc aussi dans notre environnement le plus quotidien une efficience de la lumière, du son, de la gravitation, de la chaleur, etc ? C’est qu’il existe dans notre façon de percevoir les choses et dans notre aptitude à nous entourer presque exclusivement d’objets fabriqués qui ne sont tournés que vers des objectifs fonctionnels humains, une tentative aussi inconsciente que paniquée de nous dissimuler à nous-mêmes l’évidence d’un monde simplement présent, seulement fondé sur la donne de sa plasticité immédiate. Ce n’est pas que l’artiste se creuse le cerveau pour nous faire éprouver des agencements de couleurs, de sons ou d’images incompréhensibles, c’est qu’ils nous semblent incompréhensibles parce qu’ils ne font que manifester l’infiniment proche, le « juste là », le plus naïvement « immédiat ». C’est aussi parce qu’ils nous font faire l’expérience de ce que nous ne voulons pas reconnaître.
On pourrait rendre compte de ce malentendu continuel sur la nature authentique de l’art par une image : représentons nous l’humanité comme une colonie de puces sur le dos d’un tigre. Il est nécessaire aux puces de se faire croire les unes aux autres qu’elles vivent en sécurité dans un milieu fait pour les puces. Mais voilà que certaines d’entre elles plus lucides perçoivent très clairement les mouvements de l’échine du tigre et manifestent cette attention de la seule façon possible : en s’exerçant directement sur eux, en révélant par différentes stimulations la vérité simple de la situation. Les autres puces, saisissent sans se l’avouer à elles-mêmes, la justesse de cette position mais elles préfèrent les entourer soit de toutes les marques de la vénération et occultent ainsi le fait que l’artiste ne donne à percevoir que l’évidence la plus immédiate d’un monde présent, soit le discrédite en l’enfermant et en l’étiquetant comme dément. L’essentiel est de marginaliser l’artiste, de le présenter à la foule comme n’étant pas « Monsieur tout le monde ». « Ne croyez pas ce qu’il dit, il n’a pas toute sa tête. C’est très beau ce qu’il fait mais vraiment on ne voit pas où il va chercher tout ça ! » Il s’agit d’ancrer dans l’esprit de la majorité l’idée selon laquelle l’art se définit comme sophistication, complexification gratuite du réel alors que la vérité tient dans le fait qu’il s’agit, au contraire, d’un raffinement, c’est-à-dire d’un processus de purification, de raréfaction par le biais duquel il n’est question que de revenir à l’élément chimiquement pur et simplifié de la présence. On accrédite dans l’esprit de la population des puces la représentation d’un artiste génial composant son œuvre au fil des arcanes d’une maîtrise mystérieuse, secrète et surtout « à clefs » pour éviter que toutes les puces ne paniquent  devant l’évidence attestée par les œuvres qu’elles sont bel et bien placées dans cette situation tangente qu’est l’échine d’un tigre traversée de soubresauts dont aucun ne garantit qu’elles lui survivront.
2) L’œuvre « cryptée »
Toute d’œuvre d’art s’impose donc à nous de façon « cryptée » mais on pourrait dire que ce cryptage vient moins d’elle ou de son créateur que de nous, de cette modalité d’existence cryptée dans laquelle réside essentiellement le mode de vie humain. Le brouillage vient de ce que nous sommes une société de puces soucieuse d’intégrer l’œuvre qui gratte l’échine du tigre à un système de références de puces. Toute œuvre d’art consiste à révéler ce fond d’efficience littérale, physique et inhumaine (non pas au sens de cruelle mais de brute, de présence pure et simple, non « trafiquée », sans additifs) de la vie. Nous pouvons toujours surimposer à des jeux de lumière des filtres d’interprétation et de découpage de silhouettes imposés par notre langage en disant qu’un arbre est un arbre, que La Joconde est une femme, que la montagne Sainte Victoire est une montagne, nous n’en serons pas moins confrontés devant ces œuvres à des compositions de flux colorés, comme s’il ne s’agissait ni plus ni moins que de rappeler aux hommes ce que voir « physiquement » est, soit être dans la lumière. Un musicien nous rappelle à l’efficience du son, un cinéaste à celle de l’image, un statuaire à l’épaisseur plastique de la présence.
On pourrait dire de toute œuvre qu’elle est barbare, au sens étymologique du terme : ce terme vient des grecs dénommant ainsi les peuples ne parlant pas leur langue et ne s’exprimant selon eux que par des borborygmes primitifs. Cette barbarie tient à sa nature fondamentalement « primitive » : le boléro de Ravel consiste à tisser un filet dans lequel il s’agit simplement de capter des forces sonores, Cézanne ne peint que les puissances de maturation des fruits et de sédimentation de la roche. Mais comment expliquer, si cette perspective de l’œuvre est juste, que ces œuvres soient aussi « travaillées ». Si le brouillage de l’œuvre vient finalement davantage de nous que d’elle, comment comprendre qu’elle soit l’objet d’un effort de construction aussi long, investi voire savant ? La réponse ne peut se concevoir qu’à partir du moment où l’on réalise qu’il n’est finalement question dans toute œuvre que d’activer un processus de déconstruction par le biais duquel, dans la peinture par exemple, ce n’est jamais un motif qui est peint mais c’est simplement de la visibilité sobrement ramenée à ses conditions d’apparition, de même, ce n’est pas tant de la musique qui est composée que du bruit qui est réduit à sa condition d’émergence sonore. Les artistes essaient de faire réaliser à une humanité blasée par les avancées technologiques le miracle de cette effectivité toujours déjà donnée d’une plasticité sonore, visuelle, tangible, imageante. C’est cette matière même que nous évitons la plupart du temps sans même nous en rendre compte parce que nous la traversons de la nécessité « d’aller de l’avant ». Nous ne percevons pas l’évidence première de l’échine du tigre parce que nous sommes trop exclusivement soucieux de nous constituer un monde de puces et c’est la raison pour laquelle nous nous construisons des instruments sonores, optiques, haptiques de plus en plus perfectionnés, lesquels nous conforte à la fois dans l’idée le monde n’est pas tant à éprouver qu’à être « optimisé » et dans la certitude d’un avenir de puces, comme si le dynamisme véritable n’était pas toujours déjà et seulement dans ce giron des forces à l’intérieur duquel la vie ne cesse d’improviser chaque instant « donné ». C’est exactement dans cette improvisation que réside authentiquement le cryptage (les cathédrales de Rouen de Monet).
Ce n’est pas parce que l’artiste est original, ou bien parce qu’il a une idée hors du commun qu’il fait son œuvre mais au contraire parce qu’il est assez « terre à terre », assez matérialiste et, en un sens, « limité » qu’il ramène tout à des questions de plasticité et voit ce que nous nous faisons une profession d’êtres civilisés, embarqués dans un destin et un progrès humains, de ne pas voir, soit qu’il n’y a que des moments uniques tissés dans l’entrecroisement de forces physiques toujours imprévisibles. L’univers est un ouvrage d’une richesse dynamique inouïe, exclusivement tissé de points singuliers et remarquables. Ce n’est pas par son esprit d’innovation qu’il nous émerveille mais au contraire par son aptitude à manifester une lucidité attentive et passive à l’égard d’une puissance innovante donnée sur les ailes de laquelle il se laisse porter. Devant les montagnes de la Sainte Victoire peintes par Cézanne, on réalise qu’il n’est pas question de voir le modèle d’abord pour peindre la toile ensuite, mais de voir la toile pour saisir ce que c’est pour une montagne que de s’incarner dans la chair d’une visibilité donnée. Je perçois alors ce festoiement coloré dans l’effervescence duquel nous ne sommes plus confrontés à des pins ou à du calcaire ou à du ciel, de la végétation, etc. mais seulement à des fluctuations de lumière. Ce n’est pas par esprit de contradiction que le peintre ne peint jamais des « choses » mais parce qu’il n’y a dans la réalité jamais des choses mais seulement des inflexions de tonalités dans la lumière. Ce que nous mettons sur le compte de son génie personnel tient en réalité dans un génie impersonnel, dans un processus d’épuration au gré duquel il n’est question pour lui que de se tenir à hauteur physique du physique, de voir la matière la plus simple et la plus dépouillée du visible, d’entendre le fil ténu du sonore, bref de voir « le premier matin du monde », « l’aube » d’une réalité que nous avons été conditionnés à éviter de façon à nous entendre sur un point du jour exclusivement humain dissimulant ce fond inhumain de toute existence vraie.
Il existe, bien sur, des œuvres tellement contextualisées dans des évènements humains qu’il semble difficile de les lire à partir de cette définition de l’œuvre. Le couronnement de Napoléon par David est une œuvre de propagande dont il est impossible de dire que son auteur ait « voulu » en elle célébrer ce premier contact avec le monde mais, à aucun moment il n’a été précisé que cette définition de l’œuvre supposait l’intention de son créateur. Si le couronnement de Napoléon est une œuvre, on pourrait presque dire que c’est malgré son auteur, lequel n’a probablement souhaité qu’immortaliser le moment de gloire de son héros. Mais si l’on regarde la toile avec attention, on perçoit bien qu’il y est avant tout question de mises en espace de personnages et d’accessoires de sacralisation, de jeux de lumière et d’ombre par le biais desquels certains aspects sont soulignés et d’autres atténués, d’attitudes physiques de corps qui, bien qu’historiquement célèbres, sont ici réduits à des mouvements de toile et à des gestuelles actives ou contemplatives. Cela a beau être Napoléon et Joséphine, il faut bien que la découpe d’un coude jaillisse des soieries pour porter la couronne et qu’elle le soit de façon hautement désacralisée, ou plus encore désanthropocentrée. David peut bien détourner la physique des forces de façon à ce que les rayons du soleil éclairent exactement les personnages principaux de la scène comme si le soleil se soumettait aux usages définis par la hiérarchie impériale, c’est dans et par des fluctuations de lumière que cette scène « est » parce que son modèle ne fut pas autrement et que c’est exactement dans cet effet de révélation d’un fond physique aux évènements humains que tient la dimension artistique de ce tableau. C’est aussi en lui que réside  le statut d’artiste de son auteur parce qu’il fallait l’attention exacerbée d’un homme pour ne pas se laisser étourdir par tous les accessoires de la célébration historique et relever dans l’événement tous les ressorts presque imperceptibles de son effectuation dans l’épaisseur d’une visibilité.

mardi 27 mars 2012

"Toutes les civilisations se valent-elles?" (1)

Si nous regardons un globe terrestre sur lequel figure la totalité des pays qui composent l’humanité, nous pouvons à juste raison nous dire que les lignes dessinant les frontières ne distinguent pas seulement des portions de territoire mais, à l’intérieur d’elles, des façons diverses de vivre et d’être humain. Cela signifie que les lignes de partage qui découpent ainsi la surface terrestre séparent des valeurs, des croyances, des systèmes de référence à l’intérieur desquels prévalent des conceptions différentes de la vérité, de la justice, du bonheur, du devoir, de la réalisation de soi : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait ironiquement Pascal. Il devient dés lors très déstabilisant de se situer soi-même sur le globe : on comprend que, né ici, nous avons été nourris d’une culture qui, contrairement à ce que nous pensions initialement ne nous a pas tant appris à devenir humain qu’inculquer les normes correspondant à son système de références dans lequel prédomine une vision de l’homme parmi tant d’autres. Né là plutôt qu’ici, nous ne serions pas seulement très différents de ce que nous sommes aujourd’hui mais nous aurions aussi une toute autre approche de ce qu’un homme est ou a à être. On peut légitimement être pris de vertige à cette idée et céder à un relativisme culturel au regard duquel rien ne peut être dit ici qui ne soit susceptible d’être contredit là, de telle sorte que rien ne saurait être posé comme universellement vrai, juste ou beau. Il n’y aurait plus d’espèce humaine mais seulement des « espèces d’humains ». Mais alors que voulons-nous dire exactement quand, par exemple, nous évoquons, à l’encontre de certains criminels de guerre nazis notamment,  la notion de « crime contre l’humanité » ? S’il y a autant de conceptions de l’humanité que de cultures différentes, en quoi consiste exactement cette essence, cette « substance » humaine contre laquelle le 3e Reich a commis un impardonnable méfait ? S’il n’y a pas d’humanité mais seulement des conceptions culturelles de l’humanité, il n’y a plus non plus d’inhumanité et aucune conduite humaine ne saurait dés lors être jugée défaillante à l’égard d’un critère moral d’humanité puisque celui-ci ferait défaut. Si toutes les civilisations se valent, alors toute accusation de barbarie portée à l’encontre d’actes voire de coutumes portant atteinte à l’intégrité morale ou physique des individus devient suspecte d’ethnocentrisme et se voit privée de sens, de justification. Il n’est plus rien qu’on puisse opposer à la cruauté que les hommes, au nom de leurs traditions et de leurs usages, font subir à leurs semblables. Mais en même temps, comment une conception exacte définissant universellement ce qui est humain de ce qui est inhumain pourrait-elle être émise sans être nécessairement celle qu’une culture, en particulier, décrit en référence à ses valeurs propres ? Comment une culture pourrait-elle s’établir comme le critère même de « la » culture sans instituer par là même une hiérarchie à l’intérieur de laquelle elle s’accorde la première place ? Où et comment trouver ce fond de référence indépassable qui prévaudrait par lui-même et au regard duquel la distinction de l’humain et de l’inhumain s’imposerait avec toute la clarté d’une évidence première et universelle? Si toutes les cultures ne se valent pas, où trouver l’échelle de valeur au regard de laquelle elles se hiérarchisent si ce n’est dans une culture qui, de façon arbitraire et dogmatique, s’auto légitime en s’instituant comme norme de toutes les normes ?
1) La dispersion du fait culturel 
"L’homme reçoit du milieu, d’abord, la définition du bon et du mauvais, du confortable et de l’inconfortable. Ainsi le Chinois va-t-il vers les œufs pourris et l’Océanien vers le poisson décomposé. Ainsi pour dormir, le pygmée recherche t’il la meurtrissante fourche de bois et le japonais place t’il sous sa tête le dur billot.
L’homme tient aussi de son environnement culturel une manière de voir et de penser le monde. Au Japon, où il est poli de juger les hommes plus vieux qu’ils ne paraissent, même en situation de test et de bonne foi, les sujets continuent de commettre des erreurs par excès. On a montré que la perception, celle des couleurs, celle des mouvements, celle des sons – les Balinais se montrent très sensibles aux quarts de tons par exemple – se trouve orientée et structurée selon les modes d’existence. L’homme emprunte enfin à l’entourage des attitudes affectives typiques. Chez les Maoris, où l’on pleure à volonté, les larmes ne coulent qu’au retour du voyageur, jamais à son départ. Chez les Eskimos, qui pratiquent l’hospitalité conjugale, la jalousie s’évanouit comme à Samoa ; en revanche, le meurtre d’un ennemi personnel y est considéré normal, alors que la guerre – combat de tous contre tous, et surtout contre des inconnus – paraît le comble de l’absurde ; la mort ne semble pas cruelle, les vieillards l’acceptent comme un bienfait et l’on se réjouit pour eux. Dans les îles d’Alor le mensonge ludique est tenu pour naturel : les fausses promesses à l’égard des enfants sont le divertissement courant des adultes. Un même esprit de taquinerie se rencontre dans l’île de Normanby où la mère, par jeu, retire le sein à l’enfant qui tête.
La pitié pour les vieillards varie selon les lieux et les conditions économico-sociales : certains Indiens, en Californie, les étouffaient, d’autres les abandonnaient sur les routes. Aux îles Fidji, les indigènes les enterraient vivants. Le respect des parents n’est pas moins soumis aux fluctuations géographiques. Le père garde droit de vie et de mort en certains lieux du Togo, du Cameroun, du Dahomey ou chez les Négritos des Philippines. En revanche, l’autorité paternelle était nulle ou quasi nulle dans le Kamtchatka précommuniste ou chez les aborigènes du Brésil. Les enfants Tarahumara frappent et injurient facilement leurs ascendants. Chez les Eskimos – encore eux – le mariage se fait par achat. Chez les Urabima d’Australie un homme peut avoir des épouses secondaires qui sont les épouses principales d’autres hommes (…) "   
                                                                                    Lucien Malson


Ce qui définit une civilisation est l’observation d’une unité de critères et de valeurs permettant de relever qu’une communauté plus ou moins importante d’êtres humains adopte des façons, d’être, de penser et d’agir reconnaissables et identiques. On peut donc parler d’une autre civilisation lorsque l’on constate dans d’autres pays que les façons d’aborder des réalités aussi premières que la mort d’un proche, le rapport conjugal ou amoureux, la distinction Homme/Femme, l’éducation de l’enfant, la croyance en un ordre surnaturel, etc, sont différentes de la notre. Il semble difficile de faire réellement l’expérience d’un tel dépaysement sans être troublé par la réalisation brutale du fait que ce qui nous apparaissait comme nécessaire et évident relativement aux présupposés de notre civilisation ne l’est pas du tout pour une autre. Les réflexes les plus instinctifs, les plus primaires, ceux qui nous apparaissaient comme les plus vitaux se manifestent alors à nous comme ce qu’ils sont, à savoir dictés par un ensemble de coutumes, d’habitudes, de façons de voir et de se représenter le monde. Nous pensions nous situer au plus prés d’une évidence objective, universelle, humaine dans notre rapport à l’existence et nous sommes confrontés à la manifestation irrécusable d’un conditionnement par le biais duquel notre comportement, dans ses attitudes les plus apparemment spontanées et les plus immédiates est le produit de notre immersion dans un « vivre ensemble » culturellement déterminé. Nous comprenons alors que nous considérions comme naturel un certain type de comportement que notre ancrage dans une civilisation donné nous avait imposé comme tel. Pascal exprime parfaitement cette réalisation en s’interrogeant sur ce que nous appelons le « naturel » : « Je crains fort que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
C’est comme si nous prenions confusément conscience de ceci qu’il n’est absolument rien en nous qui échappe aux habitudes que nous avons contractées auprès de celles et ceux qui nous ont élevé selon les présupposés de la civilisation dans laquelle nous sommes nés. Manger, boire, dormir, respirer sont bien des nécessités d’ordre biologique mais nous y répondons en fonction de notre appartenance à un groupe humain particulier ayant défini des modalités de satisfaction particulière. Nous faisons directement l’expérience au contact de l’autre civilisation de  cette vérité selon laquelle ce que nous avons toujours accompli selon une manière qui nous semblait naturelle peut être abordé d’une autre façon et que tout est affaire d’habitude, d’immersion dans un bain de règles, d’usages et d’automatismes. Trois réactions différentes peuvent alors se produire.

vendredi 16 mars 2012

Eloge de la fluidité (2) - Paradoxe et contraction


Nous avons une conception du temps qui nous fait croire que nous passons d’une activité à une autre, d’un sentiment à un autre, d’une pensée à une autre. Je passe d’un cours de maths à un cours d’anglais : je change de salle, de professeur, de pratique, d’état d’esprit. Mais la réalité est que loin de faire une coupure, je fais « le lien », je compose un art subtil de la transition par quoi l’étude des maths devient celle de l’anglais, je crée l’interstice d’une toute nouvelle matière qui n’existera pas longtemps et qui consiste à éprouver ce qui des maths « déjà » tient de l’anglais. Qu’on ne me dise pas que c’est impossible parce que c’est ce que je fais maintenant, c’est ce que ma vie actuelle tisse, c’est ce que les circuits et les jeux de connexions neuronales de mon cerveau sont en train de composer : cette souplesse d’une efficience mathématique, calculatrice à une efficience bilinguiste ou « alterlinguistique ». Se pourrait-il qu’exister se résolve dans cette activité de transition par laquelle nous effectuons des combinaisons improbables entre des matières, des genres, des émotions, des personnes ? Se pourrait-il que cette vie que nous ne cessons de nous dépeindre à nous mêmes comme successive, constituée de ruptures et de moments, d’épisodes soit en réalité exclusivement celle d’un agent secret qui ne fait que des liaisons ? Ce n’est pas seulement que notre vie dés lors ne serait plus concevable que dans les termes continus d’un devenir, c’est surtout qu’elle s’effectuerait dans le « devenir autre chose » de toutes les choses. Je suis la sage femme du cours d’anglais qui veut naître du cours de maths, de cet amour qui veut accoucher de cette haine, de ce visage qu’il s’agit de faire affleurer de ce fond élastique de plasticité visuelle de l’espace que je percevais juste avant dans le face-à-face avec un autre visage.
Ce serait exactement comme si nous étions l’opérateur un peu délirant d’une totalité de central téléphonique par l’intermédiaire duquel n’importe quoi pouvait être mis en relation avec n’importe quoi d’autre. Nous filons l’espace comme de la soie sur une machine à tisser et faisons sortir de notre ouvrage les plus insoupçonnables métamorphoses qui se puissent concevoir.  Pour percevoir la pertinence de ce point de vue, il faut produire un effort considérable de désubjectivation, cesser de croire que l’on est une personne avec des contours bien arrêtés et réaliser le fond continu de notre existence de « liant ». « Je » marche dans un jardin public prés d’une statue, d’une allée de cyprès, d’un bassin inondé de soleil, « se » compose alors un agencement « statue-cyprès-bassin-soleil », un cerbère à plusieurs têtes, un « monstre du quotidien » à côté duquel nous passons indifférents, un « arrangement », ce que nous pourrions appeler aussi une situation. Ce n’est pas que je consiste dans le fait d’avoir créé ou voulu cette situation, c’est plutôt qu’exister se « fabrique » dans le fil continu de cet être en situation infatigable et fécond. Personne ne saurait être dit grand, beau, laid, intelligent, stupide parce que pour cela il faudrait démêler l’indémêlable, arracher au bloc compact et d’une seule pièce d’une situation des « éléments » qui ne sont jamais isolables de ce « dynamisme situationnel » dans lequel s’effectue la trame même de la vie.
Le roman de Virginia Woolf commence par « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter des fleurs. » Puis peu à peu dans cette promenade matinale au gré des rues de Londres, l’héroïne se sent prise dans le « liant » des choses jusqu’à ne plus pouvoir s’en extraire. Aucun chien ne pourrait aboyer dans cette rue que je traverse sans que mon audition ne s’y incorpore comme résonnance absolue de son cri. Il faut un « faire entendre » à tout bruit, sans quoi aucun bruit ne serait possible. Nous tenons obstinément à traduire ce fait par un « je » : « j’entends le chien aboyer ». La vérité simple et purement plastique de la scène est qu’il n’y a ni chien ni « je », mais pure composition d’un processus d’émission d’ondes et de capture. Nous constituons nos « je » dans les mailles extrêmement fines et souples de ces compositions là : micromoléculaires et ondulatoires. Mrs Dalloway pense alors qu’ « elle ne dirait plus jamais de personne : il est ceci, elle est cela. » Ces jugements n’ont pas lieu d’être, il n’y a pas l’espace pour cela. Vivre, c’est composer des situations ou composer avec des situations. Cela revient au même. « Elle avait perpétuellement le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, même un seul jour. »
A toute personne réalisant la puissance insoupçonnée de cette machine tératologique du quotidien (la tératologie est l’étude des monstres), il devient difficile d’exister, de se savoir consister dans le jeu gourd et lent de ce dynamisme impersonnel par les glissements duquel un bloc de données factuelles devient un autre bloc. Il est dangereux de vivre quand on discerne l’effet d’étouffement et de saturation de petits riens par quoi seulement et toujours se fait « quelque chose », mais c’est justement et exclusivement cela qui réellement arrive : « quelque chose ». La plupart des hommes se donnent une fausse existence particulière et personnelle dans la continuité sans faille d’une existence toute en pressurisation. On pourrait dire sans jeu de mot que l’homme invente l’anomalie improbable de la dépression dans la totalité compressive d’un « exister en blocs de situations ».
Saisir le fond de cette vérité reviendrait peut-être à interroger l’intelligence du statuaire. Quand Michel-Ange sculpte la Piéta, il fait directement l’expérience de ce que le corps de Marie, les plis de sa robe et le corps de son fils composent un rapport, se coulent dans l’intimité d’un seul et même liant, constituent un seul et même bloc de présence et de densité. Ce qui « est » alors, ce n’est plus le Christ, Marie, c’est la « piéta », c’est-à-dire la pitié, la compassion. Ce qu’il y a en bloc (et cela ne saurait pas exister autrement), c’est ce fond de plasticité impressive et neutre qui n’est que là, qui est ce que c’est que de n’être que « là ». C’est la vérité pure et nue qui nous crève tellement les yeux que la plupart d’entre nous la cherchons désespérément ailleurs. On peut toujours « interpréter » cette œuvre en la référant à l’histoire sainte, au symbolisme religieux, la vérité est que rien n’y est à interpréter : c’est un bloc par lequel la vérité d’une existence en blocs s’imprime davantage qu’elle ne s’exprime.
Aussi paradoxal que cela puisse sembler, c’est bien chez les statuaires qu’il faut aller chercher la manifestation la plus crue de la souplesse du quotidien, le jeu de variables de densité du drapé de la toile et de plis de la peau. Ce que l’aplomb vertical et imposant de la création du statuaire nous fait comprendre, c’est la vanité, la caducité de tout jugement. Personne n’a le temps de trouver bien ou mal ce qu’il fait  ou ce qu’il est non seulement parce que personne n’est ailleurs que pris dans le marbre de situations qui constituent la matière exclusive et totale du réel mais aussi parce que ce n’est jamais au niveau du jugement que les choses se font. Le jugement enregistre toujours un temps de retard par rapport au « c’est », au « il y a » de la seule véritable existence.
Il convient donc de suivre la voie tracée par Mrs Dalloway, et c’est exactement ce que la distinction conçue par Gilles Deleuze nous permet de faire. Selon lui, nos biographies consistent dans différents types de lignes. Il y a d’abord les lignes de segmentation dure, ce sont justement celles du jugement : « Mrs Dalloway  dit qu’elle se chargerait d’acheter des fleurs » ou « je vais au cours d’anglais ». Nous organisons nos journées dans ces lignes là, nous sommes en face de traits assez grossiers, de qualificatifs caricaturaux, épais. Gilles Deleuze évoque comme exemple de ligne de segmentation dure le couple : « je suis avec telle femme ». Il précise ainsi que les lignes de segmentation souple se distinguent des précédentes comme le double s’oppose au couple. Il veut dire que justement, ce n’est pas aussi simple que « un tel est avec une telle ». Si ces deux personnes sont ensemble, c’est qu’elles composent à elles deux un monstre bizarre, un « climat d’existence à deux » intéressants parce qu’hors norme, décrivant des compositions, un mixte, une teneur de vie inqualifiable au très bon sens du terme. Et puis vient le troisième élément qui est la ligne clandestine, celle où tout vraiment se fait, celle que peut-être sculpte le statuaire, celle où Marie « est » le Christ et où l’homme ne vit pas avec une autre femme que celle qu’il devient. Le « couple » est une exploration de l’autre sexe par le biais de laquelle chacun « s’essaie » dans le devenir homme ou femme de l’autre. Il est difficile de trouver ici une illustration plus intéressante de la fluidité. Plus rien n’est une fois pour toutes ceci où cela. Il n’existe que des zones de voisinage entre personnes, entre genres, entre sexes. Vivre est s’expérimenter dans les lignes de fractures entre ces plaques dans le trajet desquelles on est toujours dans le mouvement de devenir l’une ou l’autre parce que de toute façon la frontière de lune à l’autre est structurellement indécise.
La ligne de segmentation souple ne cesse d’aller et venir du côté de la ligne de segmentation dure, socialisante, et de la ligne de clandestinité, fondamentalement asociale. Concrètement, cela peut signifier entre autres que nous répartissons consciemment nos journées en cours d’anglais, en repas, en rendez-vous, en séances de ciné et qu’inconsciemment se glisse entre tout ça la vérité de constitutions incroyables d’organes de liaison insoupçonnables, mutants, monstrueux, fascinants. A vrai dire, nous ne créons pas ces joints d’agencement, nous sommes pris dans la gangue de leur souplesse. Les lignes de segmentarité dures sont comme des pavés entre lesquels les rhizomes de nos lignes de clandestinité ne cessent incroyablement de pousser, de générer des arrangements imperceptibles et monstrueux .

Eloge de la Fluidité (1) - La symbiose


La fluidité se rapproche de la grâce en ceci qu’elle marque une perfection dans l’intégration de la gestuelle au mouvement. Il n’est pas question de déclencher quoi que ce soit mais de se glisser dans la maturation d’une posture animée de ce que l’on pourrait appeler l’esprit de sa propre mobilité. De la même façon le geste gracieux est quasiment indétectable, discret, ténu, presque invisible. Il est le contraire de la parade démonstrative et voyante. La grâce s’oppose à la vulgarité de la personne qui veut se faire remarquer. Il s’agit, au contraire, de s’intégrer totalement à un fond duquel on ne se détache pas. C’est bel et bien un art de la dissimulation. Lorsque on assiste à certains spectacles de danse, on peut ressentir ce trouble devant des enchaînements de postures qui non seulement s’engendrent mutuellement au gré d’une parfaite continuité mais font signe d’une adéquation, d’un fond d’entente insoupçonné, premier, originel entre le corps et l’espace.
On est alors très loin de la mise en valeur spectaculaire des performances du corps dansant. C’est plutôt à un travail de dépouillement que nous sommes confrontés, comme si la danseuse ne distinguait plus le fait d’être son corps de ce que c’est pour l’espace que d’être aussi un corps. Tout espace est, en effet, traversé d’une multiplicité de propriétés physiques et de degrés chiffrés et variables sur l’échelle de chacune d’entre elles. La fluidité des mouvements se déploie dans l’art de la danseuse de faire corps avec le corps de l’espace, étant entendu que ce dernier se définit comme ce croisement incessant de toutes les données gravitationnelles, atmosphériques, calorifères, lumineuses, etc. Elle désigne l’aptitude à se couler dans un milieu sans lui imposer de transformations. La danse décrit exactement ce que c’est qu’être un corps mobile quand on s’est détaché de toute volonté de se faire remarquer comme corps distinct, reconnaissable, identifiable, nommé.
Fluidité, grâce, élégance constituent trois qualités possédant ce point commun d’une recherche d’imperceptibilité. Quand Marcel Proust fait le portrait de Swann, il compose les traits d’un personnage effacé, peu bavard, ne faisant jamais état de ses connaissances en art qui sont pourtant éminentes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Swann, personnage mondain, habitué des salons de la très haute société parisienne, est un être délicat, presque absent, voire insignifiant. Comme il en était question avec l’exemple de la danse, on retrouve ici cette idée de se confondre avec un fond. Le mondain délicat « fait tapisserie » mais il convient de détacher cette expression de son sens péjoratif. Sa façon d’être est assez « fluide », assez coulante pour ne susciter de la part des autres ni hostilité ni admiration. Faire de la figuration dans une réception ne signifie dés lors rien d’autre que se confondre avec la plasticité donnée d’une certaine ambiance, d’une certaine coloration. La fluidité considérée sous l’angle de l’attitude humaine définit un comportement que l’on pourrait qualifier d’ anti « moi, je ». C’est d’ailleurs ce terme de « fluide » que l’on utilise pour évoquer la nature incompréhensible et irrationnelle d’une entente entre des personnes qui se sont rencontrées pour la première fois tout en ayant le sentiment de s’être « toujours déjà » connues : « un fluide passait entre nous ».
Le terme de fluide a, en effet, deux sens : « corps n’ayant pas de forme propre, qui épouse la forme de son contenant » et « substance mystérieuse qui émanerait des êtres ». On dit de quelqu’un qu’il a « un fluide » quand on veut désigner une aptitude à être en phase, à se connecter avec les autres, à abolir les obstacles ou les motifs d’incompréhension, bref quand il semble bien que n’existent plus les barrages ou les réflexes défensifs prévalant généralement dans les rapports de personne à personne. Nous rencontrons tous, de temps à autre, des individus avec lesquels se produit ce phénomène par lequel nous disons que le « courant passe ». Mais pourquoi l’emploi de ce terme est-il alors considéré comme faisant signe de qualité surnaturelle (« substance mystérieuse qui émanerait des êtres ») ? D’où vient cette coloration mystique, charismatique du « fluide » ?
La notion de fluidité prend une réelle amplitude dés lors qu’elle devient problématique et cette difficulté vient du fait qu’elle pointe vers la possibilité d’une entente, d’une mutualité, d’une sorte de communion première des êtres et des éléments qui va à l’encontre de toutes les modalités sociales, juridiques et morales que la société a instaurées dans nos rapports avec nos semblables. Peut-être suffit-il de donner à une expression commune un sens nouveau pour bien comprendre de quoi il est ici question : « nous sommes tous dans le même bain ». La fluidité et son corrélat mystique, le fluide, donne à cette affirmation ce surcroît de réalisation consistant à enlever le « dans ». Ce n’est pas seulement que nous sommes tous plongés dans un même élément qui serait « la vie » ou l’univers, c’est plutôt que nous ne cessons d’en composer un, et qu’aussi différents, distincts que nous ayons le sentiment d’être les uns vis-à-vis des autres, quelque chose nous relie de fait, à savoir la composition de ce même bain dont il reste à déterminer la nature authentique. Si la notion de fluide se voit ainsi ramenée péjorativement à un vocabulaire mystique décrivant une sorte de qualité évanescente et supposée émanant de certains êtres, c’est tout simplement parce qu’elle fait référence à la possibilité d’une symbiose primitive et toujours efficiente entre les êtres qui relègue au second plan tout l’arsenal judiciaire, social et législatif que nos institutions ne cessent d’entretenir.
On peut ici évoquer la phrase de Einstein : « La vie est un mouvement ; plus il y a de vie, plus il y a de flexibilité. Plus vous êtes fluide et plus vous êtes vivant. » On pourrait dire littéralement que vivre « va » de soi, c’est-à-dire que le fait d’exister est un mouvement qui est animé d’une dynamique propre. Rien ne nous motive plus à vivre que l’élan de cette impulsion inhérente à toute cellule vivante. Le sens le plus profond des notions de fluidité et de « fluide » se situe dans le courant de ce mouvement vital. Il n’est question pour chacun de nous que de se laisser traverser avec le moins de réticence possible par le souffle de ce mouvement là. Nous n’avons pas à œuvrer en vue de nous rendre le plus fluide qu’il est possible mais à nous offrir à la fluidité première du mouvement de ce qu’exister est, c’est-à-dire devient. La fluidité de devenir, c’est ce qui se produit quand nous renonçons enfin à « être » tel ou tel, à défendre une conception figée, définie, arrêtée de nous-mêmes. Or, il suffit de prêter un tant soit peu d’attention aux modalités de cohabitation qui régissent les relations des hommes en société pour s’apercevoir qu’elles se constituent d’abord comme des processus de repérage, d’identification et de sédentarisation des populations et des individus. La fluidité est le contraire de la crispation et toute crispation relève, en fin d’analyse, de l’identité, c’est-à-dire du fait que l’on se sente absurdement tenu de défendre une certaine représentation ou une certaine image de soi. Quoi de plus crispé qu’un milieu familial dans lequel chacun se sent obligé de défendre le statut qu’il occupe ou croit occuper au sein de l'ensemble ? Nous avons tous fait l'expérience (et les frais) de cette mythologie microcosmique par laquelle se constitue dans la cellule familiale des réputations, des imageries, des comparaisons. Tel enfant ayant cassé deux assiettes sera "le maladroit de la famille", tel autre qui lit beaucoup "l'intellectuel", et ainsi de suite. De ce point de vue, la fluidité désigne en nous ce fond de justesse et d'anonymat qui nous rend indétectable  aux radars de l'esprit constructeur des "légendes familiales".