jeudi 27 octobre 2011

"Mr Nobody" de Jaco Van Dormael



(Je souhaiterai ajouter quelques mots en guise de préambule à cet article qui a été rédigé depuis plus de trois ans, maintenant. En premier lieu, il convient d'insister  sur le rapprochement évident avec le film d'Arthur Penn: "Little Big Man". On voit les épisodes de la vie du héros Jack Crabb,seul survivant de la défaite du général Custer Little Big Horn, défiler au gré de la voix chevrotante d'un vieillard âgé de 121 ans. Cette existence est absolument incroyable, notamment du fait de l'extrême hétérogénéité de tous les moments qui la composent. Nous sommes encore tributaires de l'écoute d'"un" personnage" qui a vécu "une" vie. Avec "Mister Nobody" qui commence de la même façon que "Little Big Man", nous suivons l'éclatement de toutes les voies d'une vie qui ne cesse de se démultiplier, de faire jaillir à chaque instant les rhizomes des existences possibles s'entrecroisant (on pourrait dire "s'entrecroissant") dans le flux d'une arborescence inouïe. On mesure ainsi tout le chemin parcouru par le cinéma en tant qu'instrument d'investigation de ce qu'exister "est" ou du moins "suppose" (on pourrait dire que le "cut up" s'est substitué au "flash back"). En second lieu, si j'avais à réécrire cet article, j'insisterai un peu plus sur l'amour. Il y a quelque chose de "Mister Nobody" qui répond très habilement à Pascal:" Qu'est-ce que le Moi? (...) Celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté l'aime-t'il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi? Non car je puis perdre ses qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme?" La réponse est dans ce film: le moi est dans le "dispars", dans l'éclatement, dans la diffraction de tous ces flux d'existence au fil desquels se constitue l'intermittence de cette subtile propension à "tenir" bon gré mal gré et à se faire aimer des autres non seulement pour ce que l'on a vécu mais aussi pour toutes ces existences virtuelles que l'on a été tout prés de vivre (mais le seuil de cette proximité, loin de désigner l'espace d'un fossé infranchissable est ici l'objet d'une exploration et d'un franchissement)


Quand nous lançons un dé, un chiffre de un à six finit par « tomber ». Disons que c’est le quatre. Pour la plupart des gens, c’est fini, on n’en parle plus. Point barre. Si on réfléchit un peu, on pense que le un, le deux, le trois, le cinq, le six auraient pu tomber aussi. Si on réfléchit beaucoup, on réalise qu’à partir de chacun de ces chiffres, cinq lignes de faits « parallèles » se dessinent, non pas dans l’univers infini des possibles, mais dans le possible de cinq univers traçables à l’intérieur desquels quelque chose comme une version de ma vie suit son cours. Si on réfléchit encore plus, on réalise que la rotation du dé sur la table, l’indécision de toutes ces faces « sur le point de tomber », oscillant sur l’angle de l’arête du cube ont donc fait tournoyer six directions différentes de mon existence pour finalement n’en déterminer qu’une seule mais jusqu’à quand ? Je vois bien qu'une face du dé tombe mais en va-t-il de même pour les différentes possibilités qui se dessinent à partir d'un choix de ma vie?  Quand je décide de boire un café plutôt qu’un thé alors que j’avais le choix, je crée immédiatement la possibilité d’un moi buvant du thé dans un univers parallèle, et ainsi de suite. Nos existences se constituent donc sur le fond grouillant d’existences différentes, potentielles et croisées qui peut-être nous envoient de temps à autre des signes de connivence. Le point sur lequel l’image du dé est vraiment intéressante se situe dans la réalisation du fait que notre vie, « la » vie, c’est-à-dire chaque instant de notre vie est l’oscillation de ce contact entre une surface et l’hésitation d’un dé qui ne tombe jamais.
Tant que je n’ai pas choisi le café, l’option du thé est toujours possible, cela veut dire qu’elle n’est pas rien. Et d’ailleurs : en ai-je jamais fini de l’option « café » ? Il est là, je le bois, mais rien ne m’empêche de le jeter et de le remplacer par un thé. On me répondra que je l’ai choisi à un moment antérieur « donné » mais où cet instant aura-t-il été donné ? Aux yeux de qui ? Sur le fond de quelle réalité figée ? Quelque chose de mon choix précédent du café n’a-t-il pas précipité ma deuxième décision de boire un thé (une déception éventuellement) ? Cela veut donc dire que l’idée d’un thé (meilleur) n’a pas cessé d’être présente alors même que je choisissais le café, comme une autre vie « possible » que je décide de faire devenir « réelle ». Il y a donc peut-être en moi un superviseur caché, étranger, obscur et inconnu qui serait comme un aiguilleur décidant des intersections, et faisant de ma vie réelle une succession sans entracte de croisements avec le flux grouillant de toutes mes vies possibles. 


Et si ce superviseur était « moi », si finalement à un niveau très, très, très inconscient, c’était toujours en connaissance de cause, c’est-à-dire dans l’évaluation apparemment impossible des milliards de milliards de connexions possibles avec la multiplicité rhizomique de toutes les existences dont chaque instant de vie est le germe que l’on se déterminait, alors vraiment chacun de nous serait à la fois lui-même et « personne », et plus encore que cela, il serait lui-même exactement parce qu’il aurait la connaissance de tous les croisements de circonstances qui ne cessent de nous constituer comme le puzzle provisoire d’une combinaison insoupçonnable et contingente (contingent : qui aurait pu ne pas être) de fragments du hasard : « moi ». Chaque moment de vie nous « hache menu », nous réduit à rien et en même temps paradoxalement nous constitue comme assemblage provisoire de ce découpage en lamelles. C’est parce qu’on est personne qu’on est « une » personne. Celui qui possèderait une vision omnisciente et microscopique de la réalité percevrait l’incroyable grouillement de circonstances, d’interactions « folles, incessantes, apparemment « accidentelles » auxquelles tient le fil embrouillé de son existence. Il réaliserait que l’on n’est rien de plus que la conséquence d’une coquille d’œuf dans une gaufre ou d’un coup de vent né à des milliers de kilomètres de là du vol d’un papillon ou du choix d’un fabricant de chaussures de faire des économies sur le prix des lacets. C’est bien là la vraie texture de notre milieu et c’est dans l’échange de micro-données avec ce milieu de l’infiniment petit que nous consistons. Mais il est toutefois un degré de sensibilité possible à cette suite ininterrompue de petits riens qui nous rend capable de ramasser tous les instants en un instant et de distinguer non seulement comment s’activent des chaînes de causalité à partir de nos choix ou des aléas des circonstances mais aussi de les voir tisser entre elles des connexions, des « points de croix » dans une arborescence « imageante » qui, tout en constituant le propre du film, nous fait expérimenter le tissu même de ce que « vivre » est.
Le réalisateur Jaco Van Dormael a dit que l’idée du film était née d’un court métrage dans lequel on voyait un enfant confronté au dilemme d’avoir à choisir entre ses deux parents sur le quai d’une gare. On retrouve exactement cette scène dans le film, et c’est à partir de cet épisode, qui nous est lui-même présenté dans ces deux versions : rester avec le père (à cause d’un lacet qui casse) ou prendre le train avec la mère, que commence à s’entrelacer les flux divers de toutes les vies possibles. Ces flux sont toujours  identifiables par la compagne ou l’épouse, laquelle agit comme une sorte de marqueur (nous repérons petit à petit grâce à elles, où on est même si justement à l’intérieur de chacune de ses aventures, de nouvelles options ne cessent de se greffer). La clé du film nous est livrée lorsque Mr Nobody, âgée de 118 ans, en 2092, assène à un jeune homme venu l’interviewer la « vraie vérité » : « nous faisons partie de l’imagination d’un enfant confronté à un choix impossible ». Le vieil homme qui vient de raconter sa vie au journaliste, toute sa vie, c’est-à-dire toutes ses vies, résout alors « apparemment » le dilemme posée par des vies contradictoires (vies dans lesquelles il part « et » ne part pas, dans lesquelles il vit avec telle femme « et » avec telle autre). Lorsqu’on ne choisit pas, tous les choix sont possibles. Les télescopages incessants d’une chaîne de causalité existentielle à une autre sont donc possibles puisque toutes ces représentations se condensent dans un seul flux d’images qui est l’exploration de l’enfant de toutes les vies futures qui s’offrent à lui à partir de ce choix, choix qu’il n’a pas encore fait. Le film, c’est donc du possible mis en images. Tout est possible dans le suspens du réel.

Mais peut-être aurions-nous tort de nous précipiter vers cette modalité d’explication, ou du moins d’en tirer la conclusion que toute cette arborescence est intégralement fictive car il y a dans le film deux leitmotivs apparaissant plus clairement de temps à autre et contrariant activement la teneur fictive des images, l’un est astrophysique, l’autre métaphysique. Concernant le premier, Il est fait à plusieurs reprises référence au « Big Crunch ». Le temps est finalement l’étirement de l’espace, c’est-à-dire l’expansion d’un univers dont le « big bang » est finalement moins le début que la continuité. Nous ne cessons pas d’être dans le flux d’expansion du « big bang », si l’on se rallie à cette hypothèse astrophysique. Et c’est ce qui explique, comme le dit le film, que jamais la fumée ne revient dans la cigarette ou qu’un vase brisé ne se recompose pas naturellement. C’est ce que nous appelons l’irrévocable, composante essentielle de notre conception habituelle du choix : quand nous choisissons telle option, nous disons irrévocablement adieu à l’autre, laquelle tombe dans l’inexistence.
Mais que se passerait-il si l’univers n’était pas en expansion « infinie » et si à cette phase de dilatation succédait une phase de contraction (big crunch) ? Cette hypothèse n’est pas vraiment accréditée par la plupart des astrophysiciens car nous avons découvert dans les années 90 l’existence de l’énergie noire, laquelle accélère le mouvement d’expansion mais nous ne connaissons pas encore la nature exacte de cette énergie noire et la possibilité d’un big crunch n’est donc pas à écarter. Le film propose à plusieurs reprises des modélisations concrètes de ce que cela donnerait : la fumée reviendrait dans la cigarette, le cadavre d’une souris reviendrait à la vie, entre autres choses. Le plus important réside dans le fait que la dimension de l’irrévocable disparaîtrait de nos choix. Ce que nous décidons se ferait dans la forme même de ce qui pourrait être autre puisque un mouvement rétroactif le parcourra en sens inverse. Par conséquent, quand nous choisissons une option entre deux possibles, nous ne faisons plus tomber la voie non choisie dans le néant, celle-ci se maintient dans une dimension marginale, fluctuante, une « voie de traverse » dotée sans aucun doute d’un certain degré de réalité et c’est tout le propos du film que de suivre « les travers de cette voie de traverse » dans ces intrications avec une vie « réelle » dont justement on ne distingue plus tout ce qui la rend plus réelle que l’autre d’avoir été choisie.
L’autre leitmotiv du film est métaphysique, voire spirituel. Il nous donne la représentation imagée d’une thèse que certains écrivains, philosophes ou mystiques ont parfois plus ou moins directement formulée. Celle-ci consiste à envisager la possibilité d’un prélude à la naissance, dans lequel nous jouirions de la connaissance absolue de toute notre vie. Le petit renflement en V que chacun de nous possède au croisement des lèvres supérieures désigne la place où les « anges de l’oubli » ont imposé leur doigt nous imprimant ainsi le silence sur le fond d’une existence intégralement connue que nous ignorerions désormais. Ce renflement est en effet appelé : « l’empreinte de l’ange ». Or, Mr Nobody a été oublié par les anges de l’oubli. Il jouit donc de la connaissance totale de son existence et c’est exactement dans cette anomalie que consiste ce que l’on pourrait appeler la problématique du film : Qu’est-ce que ça donne : un être humain doté du savoir absolu sur les circonstances les plus infinitésimales de chaque micro-centième de son existence ? L’exemple le plus intéressant de ce savoir absolu nous est donné quand le vieux Mr Nobody raconte qu’en choisissant un jour un jean moins cher, il avait participé au licenciement d’un ouvrier travaillant dans une usine de jeans au Brésil. Cet ouvrier au chômage s’est donc un matin cuisiné un œuf, provoquant ainsi un déséquilibre dans l’émission des courants d’air chaud, lequel a entraîné une pluie très locale aux États-Unis, pluie dont une goutte a fait disparaître l’encre du Numéro de téléphone de la femme que Nobody vient juste de retrouver…et de perdre, après plus de dix années de recherche (la notion orientale de « Karma » n’est vraiment pas loin). Mr Nobody ne se révolte pas. Il sait que vivre est exactement « survivre » dans cet incessant jeu de dominos là : nous n’agissons jamais dans du vide mais toujours dans du plein.


Il n’y a pas de place dans ce milieu perçu exactement tel qu’il est pour « une » vie parce que celle-ci ne se trace jamais sur une feuille blanche. On pourrait ici inventer un terme, le seul peut-être pouvant décrire l’impossibilité de cette vie « une », définie, identifiable : c’est le verbe « inter-être ». Nous ne sommes pas seulement pris dans un jeu perpétuel d’interactions, nous interagissons avec elle, et c’est ce que nous appelons faussement « notre » vie. Nous ne sommes pas, nous « inter-sommes ». Comment serais-je « quelqu’un » si je ne vis d’aucune façon quoi que ce soit qui ressemble à « une » existence? Comment s’appeler autrement que « Mr Nobody » quand on sait qu’il n’y a pas de place dans ce monde pour « être » mais seulement « inter-être » ?
C’est bien la notion même de vie « réelle » qui perd son sens dans la conscience acquise de tous les « micro événements » sur le fond desquels nous dégageons illusoirement des choix, des faits, des prises de décision. Une vie peut basculer à cause d’une coquille d’œuf ou d’un bas prix négocié sur la qualité des lacets. Ce qui s’est réellement passé, c’est justement le basculement, et c’est toujours à cette hauteur là que se situe Mr Nobody quand il raconte ses souvenirs, lesquels sont littéralement des « sous-venir » ce qui vient du dessous de ce que nous appelons le réel. Il ne décrit jamais de la fiction, il évoque, au contraire, la ligne de crête des évènements, cette ligne ténue dont on perçoit la fragilité à la mesure des blocs de vie dont elle trace la ligne de partage, d’oscillation de l’un à l’autre. Ce n’est pas qu’il ait failli être marié à telle femme, étant entendu qu’il se serait « en fait » marié à telle autre, c’est qu’il n’a jamais vécu ailleurs que dans des zones indécises où il n’a jamais fait que « faillir » être avec celle-ci ou vivre avec celle-là, et ce « ou » est en fait un « et ». Aucun moment de notre vie n’est autre chose qu’un point de basculement d’une vie possible à une autre vie possible et le réel de notre vie est constitué de tous ces points. En d’autres termes, Mr Nobody ne rêve pas, il n’hallucine pas, il suit la ligne brisée, étrange, tourmentée de l’oscillation d’un dé roulant sur ses arêtes sans jamais se fixer sur une seule de ses faces. Nous existons dans les lignes de partage entre les faces dont chacune représente une vie possible. « Jamais coup de dé n’abolira le hasard » a dit le poète Mallarmé et c’est bien l’impossibilité de cette abolition là que le film explore vertigineusement.

       Évidemment, nous, spectateurs, ne cessons pas de voir le film, surtout le début, en nous demandant laquelle de ces possibilités est vraie, avec quelle femme il vit « vraiment » mais Mr Nobody nous répond, comme il le fait lors d’une scène : « Elles sont toutes vraies » puisque on ne vit réellement que dans l’interstice de tous ces possibles. Ce n’est pas qu’il aurait pris le train en détruisant la possibilité de ne pas le prendre, c’est plutôt qu’il n’a pas cessé d’arpenter la ligne de distinction entre le prendre et ne pas le prendre, et cela pas seulement par la suspension de la décision comme un passage du film pourrait nous le faire croire mais aussi en choisissant ou en agissant puisque la poursuite d’une option n’annule jamais l’autre mais au contraire ne cesse de la nourrir, et parfois la croise. Quand nous racontons notre vie, nous sommes toujours à côté de la plaque, parce que « les anges de l’oubli » nous ont laissé l’empreinte de leur doigt sur les lèvres, parce que nous croyons vivre « une » réalité sans réaliser que nous ne cessons d’arpenter cette ligne de crête hasardeuse entre tous les possibles. C’est cela que la situation exceptionnelle de Mr Nobody lui permet de vivre et de savoir. La prétendue « amnésie » de Mr Nobody est à reconsidérer à la lumière de cette omniscience. Il n’a rien à dire au médecin parce que celui-ci attend les souvenirs normaux d’une personne normale ayant « un nom », « une vie », etc, mais sûrement pas la justesse, le trait fin et nuancé de toutes ces vies possibles dans la ligne de basculement desquelles il a « vraiment » vécu, comme nous tous qui l’ignorons. 
Lorsque nous voyons, à la fin du film, ces hélicoptères déménager des blocs de mer pour « rapatrier » tous les éléments du décor dans un retour vers le passé, nous réalisons la nature d’un mouvement qui est exactement le contraire de l’amnésie, soit celui d’une anamnèse, au sens ésotérique du terme, c'est-à-dire « la connaissance totale de toutes ses vies antérieures » et trois interprétations, sur ce point encore, se chevauchent sans s’exclure:
1) Comme le dit Mr Nobody, l’enfant a choisi et « reprend ses billes », c’est-à-dire fait revenir tous les éléments d’exploration de ses vies possibles à partir des options envisageables, puisque il a pris sa décision (laquelle est d’ailleurs de n’aller ni avec l’une ni avec l’autre);
2) Il est arrivé à ce point de rebroussement du temps cosmologique (le contraire du point de « non-retour ») à partir duquel le « big crunch » commence son mouvement de rétroaction
3) Il perçoit le délitement du décor comme le ferait tout être omniscient en train de mourir. Nous ne disparaissons pas sans que disparaissent aussi les éléments du milieu avec lequel nous n’avons jamais cessé « d’inter-être ».

(Remerciements à Clément Diètre de la Terminale S1 qui m’a fait découvrir ce film)

mardi 25 octobre 2011

Réalisation et enjeu du sujet: "La question:"de quel droit ?" a-t-elle un sens?"

L’enjeu de cette question est considérable parce que si la réponse est négative, alors tout ce que nous avons construit en terme de procédures, d’institutions, de professions, de règlement des litiges, mais aussi de façons de penser et d’être est vain, caduque, inopérant. Cela ne va « nulle part », et c’est bien ce qu’interroge le terme de « sens » puisque il désigne à la fois la cohérence et la direction. Or il nous semble bien qu’elle ait du sens, cette question, à cause de sa spontanéité, de son « naturel ». C’est justement cet automatisme de la réaction qu’il s’agit d’interroger. Quand on est victime d’un préjudice, on pose immédiatement l’accident en terme de droit : « De quel droit cette personne s’autorise-t-elle à contrarier mes droits ? » Le fait est d’emblée perçu comme une offense et seulement secondairement comme un fait. C’est comme si chacun de nous était un périmètre sacré que personne n’aurait le droit de franchir. Quelque chose fait de tout membre d’un état de droit une présence inviolable aux abords de laquelle l’autre se doit de rester « à distance ». L’autre, c’est la zone « tabou » ; sa personne est « sacrée », on n’y touche pas. Le droit s’est peut-être émancipé de la religion, il ne peut nier son origine religieuse parce que c’est le sentiment du sacré qui explique l’inviolabilité des droits de tout être humain.
Quand nous sommes volés, contraints ou meurtris par l’agression d’un autre, nous éprouvons bien le sentiment que l’on ne « peut » pas nous faire ça, parce que nous sommes autre chose qu’un mannequin de chair et d’os. On ne peut pas agir sur nous comme on le ferait sur une pierre ou un morceau de bois parce que ce sont des choses, des matières inertes alors que nous sommes un être humain sensible, doté de pensée, de conscience. On peut tourner autour du pot, c’est bien dans les abords immédiats de la notion « d’âme » que nous voisinons ici. Cette dignité propre à notre être humain, et, donc, doué d’un statut qui la retranche presque naturellement de ce que l’on pourrait appeler une façon d’être purement plastique, physique, explique le fait que la question : « de quel droit ? » vienne à notre esprit avant celle qui consiste à s’interroger sur la teneur exacte du fait. Si nous sommes physiquement et brutalement blessés, un moment de surprise « humaniste » (comment un homme a-t-il pu me faire ça à moi, un homme ?) précédera l’évaluation quantitative, corporelle des dommages. Cela veut bien dire qu’avant d’être agressés, nous vivions avec le présupposé d’une invulnérabilité « juridique ».
C’est l’origine, le bien-fondé du sentiment de cette invulnérabilité là qu’il s’agit d’interroger, de sonder : est-il si justifié que cela après tout ? Nous nous interrogeons d’emblée sur le rapport entre un acte et sa justification légale ou légitime antécédente avant même de réaliser l’acte en tant qu’acte. Cela nous fait-il avancer quelque part ? Cela donne-t-il de la pertinence à notre attitude ?
Cette question est d’autant plus troublante que l’intérêt que nous portons parfois aux faits divers sanglants ou bien à certains films « gore » semble marquer l’existence en nous d’une certaine curiosité à l’égard de « l’autre côté du mur » que représente cette question, c’est-à-dire de l’autre côté de la nature inviolable et sacrée de toute personne humaine. Comment expliquer l’ancrage en nous de deux inclinations aussi contradictoires : celle, indignée, du « de quel droit ? » et celle qui consiste à regarder aussi du côté de l’autre côté du droit, de ceux qui franchissent la zone « Tabou » et traite l’homme comme de la matière consommable (« cannibal holocaust ») ou divisible (« Massacre à la tronçonneuse ») mais en tout cas « transformable et corvéable à merci ».
Certains films, plus « travaillés » philosophiquement que les précédents explorent la ligne de partage entre ces deux sentiments. On peut ainsi penser à « Funny games » de Michaël Hanneke. On y voit deux adolescents séquestrer, torturer et tuer les trois membres d’une famille dans leur maison de campagne. Le film n’est pas « gore » mais son réalisme rend la projection difficile voire insupportable précisément parce que rien n’est théâtralisé, dramatisé. C’est juste « comme ça », dans tous les sens du terme. Ces adolescents font ce qu’ils font parce qu’ils le peuvent (physiquement) et parce que cela les amuse : « Funny games ».  Comment cette indifférence, cette réduction de la rencontre avec l’autre à l’amusement que l’on peut retirer de sa souffrance, sa terreur, sa destruction peut-elle être ainsi si froidement mise en images ? C’est une question que l’on se pose souvent lors de la projection et chacun de nous sent bien d’une manière ou d’une autre le « de quel droit ? » interpellé, indigné, laminé. C’est donc bien qu’il est là puisque il n’y a quasiment pas une seconde du film qui ne le fasse vibrer en le contrariant.
Indépendamment de la volonté même du réalisateur, ce film nous interroge sur un autre plan encore plus intéressant : celui de la notion d’amusement. Ces deux adolescents se comportent de façon totalement inhumaine, sadique, insensible mais d’où vient qu’ils s’amusent ou du moins prétendent s’amuser ? N’est-ce pas justement le sentiment de franchir une ligne, de violer un tabou qui les motive ? Dans la réalisation stricte, plate, « au cordeau », de Michaël Hanneke, on perçoit bien le peu d’attractivité susceptible d’être retiré d’un crime. « C’est juste ça ! » pourrait-on dire au sens de « ça revient seulement à faire ça ». La mort est très fréquemment filmée mais toujours de façon théâtralisée, héroïque, démonstrative, édifiante. Dans ce film, elle est filmée « caméra sur l’épaule », concrètement, sans fioritures et cela la rend insupportable. Or, on voit bien alors qu’il n’y a rien de vraiment amusant à en retirer, si les adolescents évoquent pourtant la distraction, le divertissement comme motivation de leurs actes, cela ne peut-être que parce qu’ils explorent de l’interdit. La question : « de quel droit ? » est ainsi stimulée tout au long du film mais sans jamais y trouver la moindre « résonance », le moindre « retour » car tout s’écoule au rythme inexorable de la destruction programmée, lente de la famille. On pourrait dire que la question n’a donc aucun sens puisque elle ne débouche sur rien dans le film comme si Hanneke avait voulu nous montrer que la réalité c’est justement le lieu où elle n’a aucun lieu d’être, aucune prise. Mais le point sur lequel « Funny games » prend un relief particulier est celui qui porte sur la question de savoir dans quelle mesure ce n’est pas justement « l’envers du décor » de la question du droit qui tient lieu de motivation aux deux adolescents. N’est-ce pas sur ce que rend possible l’indignation du droit en le dénonçant qu’ils délimitent « un terrain de jeu » ? La question : « de quel droit ? » aurait alors ce sens tragique de faire signe d’une zone tabou et de susciter ainsi la tentation de la franchir.
Peut-être les lieux ou les occasions dans lesquels les hommes ne se posent pas cette question sont-ils aussi ceux dans lesquels la tentation du mal n’apparaît pas. Dans la création, l’artiste fait ce qu’il peut faire au moment où il le fait sans s’interroger sur son droit ou sur la possibilité antérieure de la conception, il travaille des matériaux « maintenant », teste leur résistance, dans le rapport direct à leur plasticité. Il en va de même pour tout homme immergé dans un milieu naturel, non social.

lundi 24 octobre 2011

Texte d'Emmanuel Levinas - La question:" de quel droit?" a-t-elle un sens?"

Ce texte pourrait être utilisé dans une troisième partie. Il situe l'origine du droit naturel dans la rencontre du visage de l'autre être humain. Contre l'argument visant à défendre l'idée que la question: "de quel droit?" n'a aucun sens, il définit l'origine même de notre répulsion à tuer l'autre personne dans le face à face avec un visage, lequel par son caractère nécessairement énigmatique me fait immédiatement saisir qu'il existe une autre dimension que celle physique des corps et des choses.



« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»

Quelques éléments d’explication : Ce texte soutient l’idée selon laquelle c’est par son visage que nous percevons l’autre personne comme « autre ». Il se passe là quelque chose qui n’a aucun rapport avec la vision des autres parties de son corps. De fait regarder quelqu’un, ce n’est pas fixer ses pieds. Nous portons spontanément nos yeux vers son visage. Pourquoi après tout ? C’est une évidence du protocole de la rencontre. Par le terme « éthique », Levinas veut dire que le rapport à l’autre personne n’est pas une rencontre physique dés que nous rencontrons son visage. Quelque chose de cette expérience nous place d’emblée sur un autre plan qui n’est plus le face-à-face matériel entre deux corps. C’est comme si par le visage, l’autre sortait du cadre de la limitation de son corps comme « vu ».
En effet, voir une chose, c’est la limiter en tant que chose. Si je perçois la couleur des yeux d’une personne, cela signifie que j’isole mentalement ses yeux de son visage et que je qualifie la nuance chromatique de l’iris. Je porte une attention purement plastique à son visage, je détaille ses qualités exactement comme fait une esthéticienne lorsque elle se porte vers la forme des pommettes, des lèvres, travaille les contours des yeux avec du mascara. Elle travaille le visage comme matière. Mais si on réfléchit un peu, on réalise qu’elle ne peut pas faire ça sans se détacher d’un rapport premier qui est celui que nous percevons tous d’abord quand nous regardons un visage et qui consiste dans le fait qu’il est une source continue d’expression. Il exprime un sens avant d’être comme ceci ou comme cela. Avant de voir « ce qu’il est », nous sommes « portés » par l’émergence première de sa capacité d’expression. Je ne vois pas un visage comme un objet dont je peux dire tout de suite ce que c’est, le ranger dans une classification. Les appréciations sur ses caractéristiques se produisent toujours dans un second temps. Un visage nous imprime toujours d’abord le flux d’une certaine tension forte ou faible, il nous tranquillise ou nous effraie mais il « s’adresse » à nous avant même d’être une présence matérielle devant nous. Il n’est pas là en tant que chose mais toujours déjà comme message.
Ce fait est particulièrement notable et troublant lorsque nous considérons le visage d’une personne endormie ou morte. Nous comprenons alors que le phénomène toujours préalable de l’adresse du visage est indépendant de la volonté de la personne, laquelle ne veut rien me dire alors que son visage ne cesse de dire. Nous « lisons » un visage avant de le voir alors que nous ne lisons pas une table ou une chaise. Je ne vois quasiment jamais des « yeux », je capte un regard et celui-ci s’impose d’emblée à moi comme bienveillant, attentif, inquiétant, agressif, etc. Mais la teneur du message n’est justement jamais aussi simple que ça. Même si le visage de l’autre me sourit, je n’interpréterai pas ce sourire comme étant forcément de la joie ou de la gentillesse communiquée. Cette gentillesse sera connotée par quelque chose de tout-à-fait unique, spécifique qui tient au visage et qui fait aussi que ce n’est pas « que » de la gentillesse qui m’est dite, mais une expression de gentillesse particulière lisible au travers d’un visage particulier, lequel me dit peut-être autre chose. L’expression d’un visage n’est jamais réductible à la simplicité caricaturale d’un mot, et c’est aussi en cela que consiste l’expérience de la rencontre de l’autre comme altérité radicale. Si l’autre n’était que corps, je pourrai le réduire à un ensemble de données, de caractéristiques par quoi je le définirai par une perception et un jugement « posés », comme lorsque je dis d’un pull qu’il est bleu ou d’une maison qu’elle est grande, parce qu’il n’y a rien du pull ou de la maison qui brouille l’attribution d’une qualité à leur être. Ils sont ce que je dis qu’ils sont, et c’est tout. Les expressions émises par un visage ne sont jamais aussi définissables. Nous avons toujours envie, lorsque nous essayons de les décrire, de parler de « cette façon inimitable » d’exprimer la joie, ou la peine, ou autre chose. Les plis du visage écrivent autre chose qu’une qualité stricte, donnée. Ils débordent de toute part la simplicité d’une étiquette, ne serait-ce que parce qu’ils ne sont pas figés, comme un tag mais un tag étrange, magique qui ne cesserait de s’écrire de lui-même sur le mur jusqu’à être l’expression particulière de ce mur, laquelle s’adresserait directement aux passants.
C’est par le fait de cette primauté involontaire de « l’adresse » que le visage est toujours une peau « nue », exposée. Entrer dans une pièce pleine de monde, c’est savoir plus ou moins consciemment que vous allez avoir à assumer cette sorte de continuelle « avant garde » de vous-même qu’est votre visage comme si vous alliez chercher les gens, comme si vous les interpelliez sans le vouloir, comme une main se lance attendant désespérément d’être acceptée par l’adoubement que constitue le fait d’être serrée. Quoi de plus humiliant qu’une main tendue sans être serrée et qui reste là suspendue, dans l’attente d’une reconnaissance qui ne vient pas ? Il y a quelque chose de cette main tendue dans le visage, et c’est justement cela que certains d’entre nous parfois essaie d’atténuer voire d’annuler par le visage fermé. Nous essayons de nier cette donnée brute du caractère « demandeur » du visage par l’expression du contraire : « je ne vous demande rien » mais cette tentative est un peu vaine parce que nous essayons alors d’infléchir le cours d’un phénomène qui consiste purement et simplement dans le fait d’être d’abord une adresse, un message.
 Avoir un visage, c’est envoyer perpétuellement des SMS à notre insu, comme si notre portable émettait constamment aux autres des messages vrais, troublants, incompréhensibles, infiniment intimes et personnels sans que nous le voulions, de telle sorte que nous sommes en situation d’avoir à assumer devant les autres ces messages étranges que nous leur envoyons sans savoir en quoi ils consistent. Notre présence ne se manifeste que sur le fond de cette libération incontrôlable de données dans lesquelles notre être le plus juste, le plus profond consiste. Avant que je parle devant des auditeurs, quelque chose de moi toujours prend d’abord la parole pour dire « n’importe quoi », en ce sens que cela n’a pas la clarté d’une parole, et ce « n’importe quoi » sera pourtant plus moi que tous les mots que je dirai après, justement parce que lui, contrairement à mes mots n’est pas volontaire. Je peux tenter de reprendre à mon compte les expressions de mon visage, derrière la nature conventionnelle d’un code d’expressions sociales normées : enterrement = visage peiné, mariage = visage heureux, etc, demeurera toujours la « certaine manière » qu’a mon visage d’exprimer ces impressions conventionnelles, manière qui les débordera vers quelque chose d’inimitable qui est « moi ».

C’est pourquoi la vulnérabilité de ce discours incontrôlable qui « m’échappe » et me trahit est aussi la marque d’une invulnérabilité fondamentale, celle du « Tu ne tueras pas ». Le sens des expressions de mon visage m’échappe, dans tous les sens du terme : parce que je les libère d’abord, parce que je ne les comprends pas ensuite et les personnes qui reçoivent ces expressions ne les comprennent pas davantage. Je suis donc comme un sphinx qui ne fait que poser des énigmes impossibles à résoudre, et je suis cela « d’abord », primitivement. Je suis visuellement ce qu’il est impossible de réduire à des caractéristiques visuelles parce que les expressions de mon visage se produisent à la vue de tout le monde, concrètement mais en, même temps, manifestent une mobilité, un « brouillage », une complication au niveau du contenu exprimé qui dépasse le contexte physique de la manifestation : ça « renvoie à  quelque chose » mais on ne sait pas quoi. Cela a à voir sans aucun doute avec cette certitude que l’opinion commune exprime quand nous disons que nous ne pouvons pas savoir ce que cache le visage d’une personne, à cette nuance près que Levinas nous fait réaliser que cette personne non plus ne le sait pas. Mon visage manifeste un degré de « vouloir dire » brouillé, incompréhensible, involontaire, qui dépasse du cadre du vouloir dire de mes mots, et c’est ce qui fait que les autres sont forcés de me reconnaître du non perceptible, de l’insaisissable, ce que finalement nous appelons « une âme ». Un visage, pour le dire clairement, « ça dit » mais je ne sais jamais exactement ce que « ça dit ». Il y a bien « quelque chose » puisque il y a expression mais ces expressions, en ne se laissant pas assimiler, m’empêchent de les réduire à du connu. Je suis donc toujours placé par le visage devant de l’inconnu, et c’est exactement cela que nous appelons l’Autre. Notre « âme », la nature sacrée, inviolable de notre personne, c’est ce que nous portons par notre visage, c’est « là » sans être jamais « là » en tant que tel, marque physique d’un au-delà du physique.

Si un meurtrier me tue, il met un terme à mon être physique mais pas à cet « au-delà du physique » dont mon visage n’a jamais cessé de faire signe (au-delà que je perçois toujours sur le visage du mort – tradition du masque mortuaire). C’est finalement toute la différence entre casser un objet et tuer un homme : l’objet ne s’échappe pas de la perception que l’on en a, le briser n’est « que le briser ». Le visage n’est pas perçu, il est « lu » comme un roman étrange qu’on ne pourrait pas éviter de lire mais dont on ne comprendrait pas la moindre ligne. Il suffit que chacun de nous s’interroge sur les moments où nous avons du mal à regarder quelqu’un dans les yeux pour trouver notre dérobade à l’authenticité d’un face à face avec l’authenticité de l’autre. Parfois nous ne tenons plus le choc de cette confrontation avec de l’incompréhensible, de l’inconnu mais nous savons bien que c’est justement dans cet inconnu que l’autre personne est vraiment. C’est en cela qu’elle consiste. Or je peux tuer le corps de l’autre mais je n’ai aucune prise sur cette instance de « vouloir dire » dont le visage porte les traits indécryptables ce qui veut dire que je peux tuer cette autre personne mais pas ce phénomène de « polarisation devant de l’inconnu » en quoi consiste vraiment le fait qu’elle soit Autre, soit ce qui fait d’elle une personne « sacrée », c’est-à-dire une personne « de droit ».
Le visage est finalement pour Levinas l’origine même du droit naturel. On n’a un peu tort de dire qu’il n’est pas écrit, il est écrit dans les traits de notre visage. Que certaines personnes le remettent en cause tient à ce qu’il est presque trop constamment là pour être aperçu. Il est donc aussi l’origine la plus évidente de la question : « de quel droit ? ». Cette interrogation a, par conséquent, le sens que le visage lui donne, sens présent mais sens indéterminé. Le visage dit sans dire « quelque chose ».
La fin du texte est consacrée à la distinction entre ces signes extérieurs que nous ne cessons d’envoyer aux autres par le biais d’un encodage social, connu, facile à décrypter et les expressions du visage. Je veux bien dire quelque chose par mes vêtements, mes objets les plus familiers, ma  façon d’être au milieu des autres, mais, d’une part, ces messages sont compréhensibles, d’autre part ils le sont par référence à un contexte extérieur. Avoir une voiture avec chauffeur envoie un message de richesse dans un contexte social où cela marque le fait d’avoir de l’argent. Si marcher un pied était socialement étiqueté comme un luxe de privilégié, les riches marcheraient à pied. Par opposition, les expressions d’un visage sont incompréhensibles et ne signifient que par elles-mêmes. Elles ne font appel à aucun fond social donné. Quelles que soient les circonstances dans laquelle je rencontre un visage, l’efficience de ses expressions ne vient que de lui. Il « fait sens d’être » et l’on pourrait dire aussi qu’il n’a pas « d’autre être que de faire sens ».

Texte de Blaise Pascal - La question: "de quel droit?" a-t-elle un sens?


Ce texte peut sembler difficile, peut-être à cause du style et de la langue de Pascal, philosophe du 17e siècle. Néanmoins, il répond parfaitement à la question et serait idéal pour une première partie dans la mesure où, en premier lieu, la question à laquelle il essaie de répondre est exactement celle du sujet posé :  d’où vient qu’il y ait du « Droit » ? « Quelle est l’origine des lois ? D’autre part, il répond à cette interrogation : « la coutume », ce qui est une certaine manière de remettre en cause à la fois le droit positif et le droit naturel. Le droit est ce que les mœurs et les habitudes cristallisent dans l’esprit des peuples, et c’est tout. Si le droit positif a ce sens (minimal) de s’imposer (il permet de maintenir l’ordre), il ne s’appuie sur aucune justification « de droit », il n’a aucune légitimité antérieure et naturelle. On obéit à la loi parce que c’est la coutume, cela ne va pas chercher plus loin et n’a donc pas « grand sens » si par ce terme on entend une justification morale supérieure. Pascal se pose donc la question de savoir « de quel droit y a-t-il du droit ? » et il répond : d’aucun droit. L’origine du droit, c’est son absence de fondement légitime. C’est juste ce qui, pour des raisons obscures, a fini par s’imposer à l’esprit des populations.

« Sur quoi fondera-t-il (1) l’économie du monde (2) qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce que la justice ? Il l’ignore. Certainement s’il la connaissait il n’aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les Etats du monde, et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence, un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession, les lois fondamentales changent (…) Plaisante justice qu’une rivière limite. Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes mais qu’elle réside dans les lois naturelles communes en tous pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâtrement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point (…)
De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout change avec le temps. La coutume est toute la justice, par cette seule raison qu’elle est reçue (…) Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et pas davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger qu’il admirera qu’un siècle lui ait acquis tant de pompes et de révérence (…) C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut les tromper (…) il ne faut pas qu’ils sentent la vérité de l’usurpation, elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on veut pas qu’elle prenne bientôt fin. »
(1)    Par ce « il », Pascal désigne l’être humain en général
(2)    Par économie du monde, il faut entendre la façon dont évoluent les affaires des hommes. Comment réguler tous les actes et évènements qui se déroulent ?

Quelques éléments d’explication :
Ce texte envisage des réponses possibles à la question de savoir ce qui fonde l’existence du droit mais il les rejette toutes sauf l’habitude et la tradition. La question : « de quel droit ?» a donc à la fois du sens, puisque c’est bien le problème examiné par Pascal ici, mais elle n’en a pas parce que la réponse qu’il finit par formuler revient à dire que le droit ne s’appuie aucunement sur un argument de droit. Dans le premier paragraphe, Pascal s’en prend au droit positif. Mais il prend la question du fondement du droit à la racine même en envisageant réellement toutes les possibilités. On ne peut pas s’appuyer sur le désir ou les envies de chaque citoyen car aucune direction commune ne pourrait alors donner naissance à des « règles » de droit. On peut penser, à l’inverse qu’il existe « une » justice », une seule version du bien mais alors, comment expliquer la diversité des Droits positifs de chaque pays ? L’auteur ici s’en donne à cœur joie en moquant par plusieurs exemples, cette absurdité des différences territoriales sous l’influence de laquelle ce qui ici est interdit est autorisé là. « Plaisante justice qu’une rivière limite » : tout n’est que question de géographie pour le droit positif, c’est-à-dire de référence des principes du « bien agir » au périmètre national dans lequel l’acte se déroule. J’ai raison de faire telle chose de tel côté de la frontière espagnole, mais j’aurai tort de l’autre. Ce serait pourtant le même acte. Le découpage des juridictions fait perdre tout sens vrai à la notion de droit.
Dans le deuxième paragraphe, Pascal attaque aussi le droit naturel, du moins il l’attaquerait s’il existait car, selon lui, ce n’est pas le cas. Je ne peux pas qualifier sérieusement de « juste » un droit positif qui varie aussi facilement d’un lieu à un autre mais s’il y avait du droit naturel, nous rencontrerions dans la multiplicité des droits positifs quelques lois qui dépasseraient la parcellisation des frontières. Mais, selon Pascal, il n’y en a pas. La fantaisie et les différences culturelles entre les peuples sont si fortes qu’on ne trouve aucun point commun entre tous les droits positifs. Ce jugement peut sembler rapide mais il convient de l’appliquer rigoureusement pour l’accepter. On peut trouver, dans la comparaison de certains droits positifs, des points communs, notamment en Europe et aux Etats-Unis (ce qui, historiquement s’explique) mais si nous nous intéressons aux droits positifs de tous les pays, de toutes les collectivités, il est évident que nous sommes confrontés à des différences de mœurs et de règles irréconciliables : « la plaisanterie est telle que le caprice des hommes s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point. »
Devant cette absence de légitimité du droit positif et l’inexistence du droit naturel, l’homme est renvoyé à des réponses plus concrètes, moins inspirées. Le fondement du droit peut venir alors de l’autorité du législateur, ou du Prince (prince et principe ont la même racine étymologique « princeps : titre porté par les empereurs romains, premiers du Sénat), ou enfin de la coutume. Pascal se rallie à cette troisième solution, probablement parce qu’elle est la seule qui puisse expliquer la qualité essentielle du droit qui est la durabilité. Je peux bien faire un lien entre une loi donnée et la marque d’un législateur ou d’un souverain, je peux même mettre sur le compte du pouvoir de la fonction de l’un et l’autre l’origine de la notion de droit et son acceptation ancestrale par les populations. Il y aurait du droit pour les mêmes raisons historiques que celles qui font qu’il y a des rois et des juristes, mais cela ne tiendrait pas compte du fait que précisément l’autorité des rois et des juristes s’appuie fondamentalement sur la croyance par les peuples dirigés qu’ils sont l’un comme l’autre légitimés à édicter des règles, des lois et des statuts. Ce ne sont pas les souverains qui fondent la justice, c’est la croyance dans la justice de leur règne qui fait les souverains, même si cette justice s’appuie sur un « droit divin ». Le droit remonte donc à plus loin que « le pouvoir du chef. Mais à quand ? C’est une bonne question dont on pourrait dire qu’elle contient finalement sa propre réponse parce qu’il n’y a rien à désigner pour répondre à la question du fondement du droit. Ce n’est pas « quelque chose », c’est un pur effet de cristallisation de la durée. Nous avons tous déjà éprouvé ce sentiment de consentement et d’impuissance mêlés devant l’argument de « la coutume » : « on a toujours fait comme ça ». Ce que la tradition a mis des siècles et des siècles à établir ne va pas être changé en un instant par quelqu’un. Les hommes se plient alors à un pur argument de longévité comme s’ils ressentait, dans la seule permanence d’un principe, une solidité s’imposant à eux de « plus haut » qu’eux. Ce qui dure « dure » parce que « cela dure ». Il suffit d’oser remettre en cause certains principes pour sentir à quel point certaines parties d’une population ont le sentiment de perdre leur identité.
C’est la terrible phrase de Pascal : « la coutume est toute la justice, par cette seule raison qu’elle est reçue. » On perçoit bien ce qu’il veut dire quand on pense à la tautologie : « la loi est la loi ». Beaucoup de personnes, souvent des représentants de l’ordre, reprennent cette formulation, en semblant persuader d’énoncer une vérité ultime, profonde, indépassable. C’est un peu troublant quand on y pense, car cette phrase, finalement, ne dit absolument rien et si une personne s’adressait à nous pour dire que « le chien est le chien » ou que « le vert est le vert », on serait tenté de le prendre pour un idiot. Ce que dit cette phrase, c’est que « c’est comme ça » et qu’il faut arrêter de se chercher des raisons pour se dérober à elle parce que la loi est la loi. On n’obéit pas à la loi parce qu’elle est juste mais simplement parce que c’est la coutume. On ne sait pas d’où viennent les coutumes et c’est précisément cette absence d’origine assignable, lisible qui en fait la justesse et la force. La question : « de quel droit ? » a un sens qui pointe vers ce fond de tradition et de coutume ancestrale d’où tout acte humain retire sa légitimité comme conformité à ce qui a été posé par la coutume comme attitude « bonne, convenable ». Mais elle n’en a aucun si l’on entend par là un fondement légitime qui justifierait au nom d’un droit premier une action seconde. On n’obéit pas une loi parce qu’elle est juste mais peut-être parce qu’on la croit juste et cette croyance ne s’appuie, en dernière analyse que sur la durée de la coutume.
On mesure donc la faiblesse radicale du fondement réel du droit : la longévité ne constitue d’aucune manière un gage de justesse ou de justice, mais il convient, selon Pascal, de dissimuler cette faiblesse car autrement les hommes se rendraient compte qu’ils sont menés par des principes absurdes qu’ils n’ont jusque là accepté qu’en vertu de leur durabilité. Si l’on enlevait aux hommes le voile de cette adhésion aveugle à la coutume, ils verraient alors le vrai visage du droit qui est celui du non sens, et cesseraient de lui obéir ce qui entraînerait un désordre extrêmement dangereux. Pascal n’a rien d’un anarchiste : il perçoit l’origine véritable du droit, à savoir la coutume mais il ne jugerait pas comme souhaitable l’acte de réalisation par le peuple d’un fondement aussi arbitraire et insensé : « elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. »

vendredi 21 octobre 2011

Jean-Jacques Rousseau et la notion de "contenant" - Saline d'Arc et Senans

Peut-être le plus simple est-il de partir de cette notion de contenant pour éventuellement croiser le plus naturellement possible la philosophie de Rousseau plutôt que d’essayer à toute force de plaquer l’une sur l’autre avec le risque que la « greffe » ne prenne pas. Il y a dans la mythologie grecque, et plus particulièrement dans « les travaux et les jours » d’Hésiode, une référence fondamentale qui est faite au contenant et à son rapport avec l’espèce humaine. Elle nous ramène à un âge d’or dans lequel les hommes et les dieux vivent ensemble, sans travailler, ni être soumis à la nécessité de se nourrir. Il n’y a qu’un sexe qui est masculin. Mais Zeus décide justement de définir la part qui revient aux Dieux et celle qui revient aux humains. C’est la tâche qu’il assigne à Prométhée, lequel n’est pas un dieu mais un titan.
Or ce personnage de la mythologie a toujours privilégié les hommes en jouant des mauvais tours à Zeus. Il  amène la dépouille d’un bœuf qui a été sacrifié et décide de répartir entre les hommes et les Dieux les différents morceaux de l’animal. Il prend donc des os de la bête et les recouvre d’une magnifique couche de graisse blanche et épaisse, appétissante, puis il place les parties comestibles dans ce que l’on appelle la gaster, c’est-à-dire la poche de l’estomac du taureau, laquelle ne paie vraiment pas de mine, c’est la panse du bœuf, de la tripe, ce que les grecs appelaient le ventre méprisable. Les meilleures parties sont donc placées dans le contenant le plus vil et le squelette recouvert de l’élément le plus engageant. Zeus voit bien qu’il y a un coup fourré mais il joue le jeu et choisit la part qui, au regard du contenant, lui revient, à savoir celle qui est couverte de cette belle graisse, puis il retire cette couche et découvre les os. Il pique alors une grosse colère et accuse Prométhée de ne pas avoir joué honnêtement son rôle d’arbitre. Tout ce qui va ainsi déterminer la condition de l’homme par distinction de celle des Dieux naît de cette « erreur sur la marchandise », de cette duperie sur le contenant, de la tromperie rendue possible par l’opposition du dehors et du dedans.
 La conséquence punitive de cette ruse est ambiguë puisque Zeus décide de suivre la répartition de Prométhée. Dans les sacrifices, les Dieux auront les restes de l’animal, la fumée se dégageant de sa graisse brulée, l’encens et les hommes se nourriront de sa viande mais cela signifie qu’ils deviendront dépendants de la nourriture, qu’ils en auront besoin pour sans cesse retrouver l’énergie qu’ils dispensent en  vivant parce que l’immortalité n’est plus leur condition. Zeus répond donc à la ruse de Prométhée de la façon suivante : « Puisque tu leur as réservé les meilleurs morceaux, ils en auront la pleine jouissance mais au point de ne plus pouvoir vivre sans. Tu as voulu me tromper par la gaster, l’apparence trompeuse de l’estomac, les hommes seront à jamais marqués du sceau du ventre méprisable et il ne pourront exister qu’en se remplissant la panse, sous peine de mourir. Les êtres humains deviennent ainsi simultanément carnivores et mortels.
Zeus réagit également à la rouerie de Prométhée en dissimulant le blé et le feu, et c’est ce qui donne naissance à la malédiction du travail. Le secret du blé désormais sera « dans » la terre, dans sa force  de germination et de croissance et si l’homme ne sème pas les graines et ne récolte pas la moisson, il ne pourra pas survivre. Puisque on a essayé de le tromper sur le « dedans » en jouant de la belle apparence du dehors, les hommes vont être condamnés à extraire du dedans de la terre, le « produit du dehors » de leur subsistance.
Concernant le feu, Prométhée va encore jouer un tour à Zeus en usant de la notion de contenant. Il passe devant lui avec une tige de narthex qui est une sorte de fenouil dont la particularité est, contrairement à l’arbre dont la sève est intérieure et l’écorce extérieure, d’être humide et verte à l’extérieur et sèche à l’intérieur. L’écorce est le « dedans » de la plante. Prométhée place donc le feu à l’intérieur de la tige de narthex où il trouve assez de sécheresse pour brûler en cachette et trompe ainsi la vigilance du dieu des dieux. Ici encore la ruse de Prométhée est à double tranchant car les hommes dotés de cette semence de feu entretenue dans la tige de narthex vont être condamnés sans jeu de mots à vivre et mourir à « petits feux », se transmettant ces semences, les conservant à grand peine dans leurs foyers respectifs mais sans jamais retrouver la pleine puissance du feu de la foudre divine.
C’est alors qu’intervient la troisième et dernière référence au contenant, la plus célèbre, celle de Pandore, la première femme, subterfuge utilisé par Zeus, pour se venger de la ruse prométhéenne du Narthex. Puisque il a été abusé par une racine humide à l’extérieur et sèche à l’intérieur, Zeus envoie à Prométhée la belle  plante de la femme capiteuse et piégeuse pour qu’elle assèche l’énergie sexuelle de l’homme, qu’elle tarisse dans son ventre le feu du désir masculin. Prométhée (qui signifie « celui qui réfléchit avant) refuse le cadeau empoisonné mais Zeus offre Pandore à son frère Epiméthée (« celui qui réfléchit après »). Il confie également à la première femme une jarre contenant tous les maux de la terre, sans lui dire ce que c’est mais en la conjurant de ne pas l’ouvrir. On connaît la suite : Pandore ne résistera pas à la tentation, libérant ainsi tous les maux dont nous souffrons depuis. Elle ne referme la jarre que tardivement emprisonnant l’espérance qui fut ensuite libérée afin d’alléger le fardeau des souffrances humaines. De là vient l’expression « ouvrir la boîte de pandore », agir de manière irréfléchie sans penser aux conséquences.
La « gaster », le narthex, et la jarre décrivent donc trois variations sur le thème du contenant au sein d’un mythe dont le propos est de définir le propre de la condition humaine. Le point commun de ces variations réside évidemment dans cette thèse : ce qui contient est d’abord ce qui dissimule, ce qui trompe sur la nature du contenu, principalement en la contredisant, le comestible dans l’immangeable pour la gaster, le sec dans l’humide pour le narthex. Ce qui caractérise l’homme, c’est donc cette dialectique du manifeste et du caché dont la notion même de contenant est l’articulation, le cœur, le noeud. Ce qui nous est finalement suggéré ici, c’est que si les dieux « sont », les hommes « transigent ». Exister est une affaire à la hauteur de laquelle ils ne peuvent se situer que par l’entremise de la tractation, de la négociation, du mixte, de la composition, du jeu sur les apparences. Il nous est absolument impossible d’assumer complètement le fait de notre existence, de le vivre de « plain-pied ». Cela aurait été si simple de distinguer entre les bons morceaux donnés aux dieux et les mauvais offerts aux hommes mais être intelligent comme l’est Prométhée, c’est justement « brouiller la donne », pervertir la distinction naturelle et hiérarchique des Dieux et des hommes par l’ambiguïté de l’être et du paraître, du visible et de l’invisible, du contenant et du contenu.
C’est ça exister pour un homme : machiner, bricoler, cacher ce qu’il est, se faire passer pour ce qu’il n’est pas, errer constamment dans l’indétermination de son statut, parce qu’il n’est rien qui lui assigne vraiment une place dans la création. Il doit donc constamment arracher aux circonstances ses conditions de vie. Il est un ingénieur de « l’exister ». Il s’ingénie à durer, comme le marque bien dans le mythe l’obligation du travail. Comment participer à une soirée VIP alors que vous n’êtes pas une « très importante personne » ? C’est bien là tout le rapport de l’homme à la vie  et l’origine de ses efforts continus pour se donner la contenance d’un « ayant droit » à l’existence. C’est peut-être à ce terme là en particulier qu’il convient d’articuler une réflexion philosophique sur la notion de contenant : avoir une contenance, c’est, d’abord consister dans un cubage, c’est aussi tenir une attitude, et enfin c’est « se donner l’air de… »
Or ce dernier sens de la contenance, il se trouve que tout designer en fait l’expérience directe quand travaillant sur le volume ou sur l’ergonomie de son produit, il éprouve le fond de cette efficience imageante par le biais duquel ce qu’il fait est peut-être moins ce qu’il fait que ce sur quoi l’acheteur va exercer un travail d’identification sociale, professionnelle ou personnelle. Plus le designer travaille la matière, plus il sent qu’une seconde matière travaille la première jusqu’à la faire passer au second plan par rapport à la question « essentielle » de la contenance que le propriétaire de l’objet va se donner par l’objet. Le designer peut bien travailler sur les os du bœuf, il y aura toujours une bonne couche de graisse de valeur de reconnaissance ajoutée ou de considération sociale qui recouvrira son travail. Créer les formes ou les volumes d’un objet de consommation, c’est toujours aussi faire plouf dans l’eau des rapports sociaux et provoquer un train d’ondes dans le jeu des contenances à se donner devant les autres ou soi-même.
Un designer peut se trouver un jour face à un projet de « contenant » mais il n’a pas cessé de travailler sur la contenance, et finalement, si l’on en croit ce mythe, tout simplement parce qu’il y a quelque chose de cette équivoque de la contenance qui définit exactement la condition humaine. La gaster, le Narthex et la boite de Pandore ont ce trait commun de n’être pas ce dont ils ont l’air. Il y a l’air que Zeus se donne en choisissant le plus beau contenant, air conforme à son statut,  et la réalité de ce qu’il a choisi une fois qu’il l’enlève. En d’autres termes si un designer ne peut pas faire autrement que de travailler toujours sur la base de cette matière incontournable qu’est la valeur d’estime et qui constitue finalement comme un fond commun à tout produit, c’est parce qu’il y a quelque chose du fait d’être humain qui présuppose « la tromperie sur la marchandise », et c’est ce que nous disent ces variations sur les trois contenants. Si le terme de tromperie est considéré comme trop fort, bien qu’il ne le soit pas au regard du mythe, on peut simplement affirmer que le designer travaille toujours sur des postures, sur des déplacements de pions sur un échiquier social par quoi l’achat de son produit est l’expression d’un signe d’appartenance à tel ou tel milieu, courant ou style de vie, et c’est bien ce que désigne le terme de « contenance ».
Mais ce que nous suggère aussi ce mythe fondateur, c’est que l’homme est forcé de travailler et de dissimuler par la contenance parce qu’il n’est du tout sûr qu’il ait un contenu, contrairement aux Dieux qui sont ce qu’ils sont et aux animaux qui sont déterminés par leur nature de cheval ou de chien. L’homme bricole sa façon d’être, il la monnaye, il l’arrache difficilement au fil d’un jeu de tractations, d’interdits, de commandements et de jeux de dupes avec les dieux dont il est tantôt le gagnant tantôt le perdant et finalement les deux en même temps. C’est donc pour pallier son absence tragique de contenu que Prométhée se voit ainsi sans cesse contraint de jouer de l’ambiguïté du contenant (Il est le fondateur du packaging).
Or s’il est possible de situer la philosophie de Rousseau par rapport à ce mythe fondateur de la condition humaine et à la conception du contenant à laquelle il renvoie, c’est peut-être justement sur cette question de l’absence de contenu à la notion d’homme parce que s’il existe finalement une orientation commune à des œuvres aussi diverses que le contrat social, discours sur l’origine de l’inégalité, ou les Confessions, c’est justement celle qui consiste à chercher en l’homme un « contenu sans contenance ».

Rousseau est un penseur de l’origine, du natal, du natif plus que de la nature. Ce n’est pas que la nature soit bonne en elle-même, c’est plutôt que l’homme n’y a pas encore contracté ce virus de la contenance qui le rendra hypocrite et veule. Dans son livre sur l’éducation, Rousseau n’affirme pas que l’enfant est fondamentalement bon, il dit qu’il n’est méchant qu’au sein des situations et donc que son agressivité n’est jamais vraiment la sienne mais celle des circonstances dans lesquelles il se laisse prendre comme l’une de leurs composantes. Pour être bon il s’agit de s’empêcher soi-même de se placer dans des configurations qui vont nous mettre en position de souhaiter du mal à quelqu’un. Il fait ainsi remarquer qu’il existe dans la société cette coutume bizarre de l’héritage par le biais de laquelle nous courons le risque de vouloir la mort de nos parents. Renoncer à l’héritage, c’est se dérober à la méchanceté entérinée par la société et quasiment constitutive des rapports au autres qu’elles nous forcent à avoir en instituant des liens de dépendance entre les hommes. De la même façon, le Contrat social commence par la phrase : « l’homme est né libre et partout il est dans les fers. » Il y a donc quelque chose qui ne va pas dans l’évolution des sociétés et il n’est pas question de revenir à l’âge de pierre mais de réhabiliter ce « natal libéré » de l’être humain de droit, et cela dans une communauté politique gouvernée.
Il existe un « devenir mauvais de l’être en société » et l’individu qui parviendra, le plus qu’il lui sera possible de se garder de cette mauvaise influence sera moins fondamentalement « bon » que « lui-même », authentique, « humain ». On comprend donc à quel point la posture philosophique de Rousseau se situe exactement à l’opposé des présupposés du mythe grec de la définition du genre humain. Autant il s’agit, pour Prométhée de donner à l’homme qui n’a pas en soi de contenu, une contenance, et cela au travers de trois épisodes liés à la nature trompeuse du contenant, autant il est affaire pour Rousseau de revenir au contenu humain en se gardant du piège de la contenance, c’est-à-dire de l’air qu’on se donne.
Cette aspiration à l’expression d’une matière humaine « première », chimiquement pure se manifeste tout autant dans les confessions dans lesquelles il est question de lui que dans ses œuvres philosophiques dans lesquelles il est question de l’homme. « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi. » Il n’hésite pas ici à se donner des accents lyriques, grandiloquents pour bien marquer le caractère nouveau, inédit de son entreprise. On n’a jamais vraiment tenté cette aventure consistant pour un homme à se livrer totalement sans arrière pensée ni précautions oratoires. Qu’est-ce que ça pourrait donner : un homme suffisamment débarrassé du souci de paraître pour « s’avouer », « tout déballer » jusqu’à pouvoir se présenter devant le plus objectif des juges (Dieu) et lui dire tout est là, il n’y a rien de plus ou de moins dans ce livre que « moi ». Il s’agit d’imposer comme une donnée le caractère incomparable de toute expérience humaine. Personne ne pourra dire qu’il est meilleur  que Rousseau non pas que la vie de Rousseau soit exemplaire mais sa sincérité, du moins à ses yeux, rendra vaine, dépassée, la moindre tentative de jugement comparatif. Les confessions, c’est simplement de la vie d’homme sans emballage, sans packaging. Un terme ici s’impose et l’on pourrait le faire figurer dans le cahier des charges d’un projet design visant à concevoir un contenant rousseauiste, c’est « la transparence ». (titre d’un livre de Starobinski sur Rousseau :  « la transparence et l’obstacle »)
De toutes façons, pour définir le contenant Rousseauiste idéal, il suffit finalement de prendre exactement le contre-pied des trois contenants de la mythologie grecque au fil desquels le genre humain acquiert son style. C’est donc un contenant dans la plasticité duquel s’annule la dialectique du manifeste et du caché. Le fantasme de Rousseau dans « les confessions » est celui d’une écriture qui ne dissimulerait, n’arrangerait rien, une écriture donc qui serait comme un contenant parfaitement en phase avec son contenu. « J’ai dévoilé mon intérieur comme tu l’as vu toi-même. Etre éternel… ». Dieu, finalement c’est un autre terme pour la notion d’omniprésence. Quoi qu’on fasse, quel que soit la solitude totale dans laquelle on se trouve quand on le fait, ça se fait bien dans de la qualité d’être visible, d’être image, même si cette image n’est pas conçue par de la perception humaine. Cette visibilité inhumaine de tout ce que les hommes font, on appelle cela Dieu (c’est peut-être aussi le regard du cinéaste) mais en tout cas c’est à la hauteur de cette qualité de regard là que Rousseau entreprend de se hisser par le biais de l’écriture la plus pure des aventures de son moi.
Il est clair que dans ce crédit qu’accorde Rousseau à la possibilité d’un contenant : l’écriture qui ne déguiserait rien de son contenu : son moi, il y a peut-être un peu de naïveté. Quand on lit les Confessions, on perçoit bien qu’il n’est jamais à la hauteur de ce regard neutre et omniprésent. Ainsi quand il raconte les choses les plus viles qu’il a faites, il a toujours tendance à se charger, à s’adresser à lui-même les épithètes les plus violentes, pour susciter en nous de la compassion, et on peut justement s’interroger sur la question de savoir si ce n’est justement pas cela dont nous avertit le mythe grec : l’homme est une créature qui ne peut pas aborder la vie, tout d’une pièce, sincèrement, totalement, pleinement. Il est tout sauf une expérience de l’existence au premier jet, il faut qu’il transige, qu’il trame, qu’il marchande. Même quand il dit la vérité, il parle, et parler c’est nécessairement mentir, donc aussi loin que l’on puisse aller dans la sincérité de la confession, on utilisera des mots, lesquels seront toujours la gaster des meilleurs morceaux ou la racine de narthex humide à l’intérieur de laquelle le feu brûle. L’homme est bien l’animal des contenants trompeurs parce qu’il est un animal de langage. Mais même sous cet angle la tentative de Rousseau de livrer du pur contenu, de la « matière d’homme sans additifs » reste troublante car il est averti mieux que quiconque de la nature fondamentalement dissimulatrice des mots.
Son but est justement d’utiliser la langue à contre emploi, de la retourner comme un gant dont on exhiberait la doublure et qu’on exposerait à l’air. Les mots sous sa plume deviennent des instruments d’équarisseur avec lesquels il n’est plus question que d’accomplir une seule chose : « s’écorcher vif. Il s’agit de parvenir à une écriture outrancière de sincérité et si démesurément authentique que l’idée même de se comparer avec ce moi sanguinolent, évidé, comme la dépouille d’un lapin dont on viendrait d’arracher la fourrure apparaisse comme ridicule et vaine. C’est comme si la vraie pudeur était dans la nudité, idée que l’on retrouve souvent dans la peinture et dans certains nus dans lesquelles l’absence de vêtements du modèle révèle une grâce sans démonstration, une nudité vraie et bizarrement « contenue » parce que passive, indolente, simple et captée par le peintre  avec une sorte « d’inadvertance calculée ». Peut-être la justesse de l’écriture de Rousseau consiste-t-elle à saisir exactement ce moment de grâce là, celui de cette nudité pudique à la fois pour se livrer tel qu’il est dans les confessions et d’un point de vue plus philosophique pour trouver l’essence la plus exacte parce que la plus réduite à l’essentiel, la plus raffinée au sens chimique du terme de l’être humain : ce que c’est qu’être homme quand on a enfin supprimé l’accessoire, et nous sommes obligés de convenir que notre mode de société nous a totalement embarqué du côté de l’accessoire avec une définition de la pudeur qui correspond à ce choix de l’artifice et du faux semblant.
 « Les femmes sauvages n’ont pas de pudeur, car elles vont nues. Je réponds que les nôtres en ont encore moins car elles s’habillent ». Il est difficile de lire cette phrase sans la rapprocher du sentiment que l’on éprouve parfois du caractère impudique des habits, quand une tenue « parle » trop, quand une personne s’étale, voire se vautre dans sa parure. Rousseau critique aussi l’usage d’une pudeur pratique recouvrant d’un voile arrangeant et hypocrite l’autorité des mâles, pères de famille et époux. Mais il existe une contenance dans la nudité et cela s’appelle la grâce, la justesse sans arrière pensée « du simple appareil », peut-être celle d’un père qui n’utiliserait à aucun des instants du rapport qu’il entretient avec ces enfants l’image du père. C’est cette vraie contenance derrière la fausse contenance que Rousseau cherche et dont je crois que l’on peut dire qu’il ne l’a pas trouvé dans « les confessions » pour décrire son moi, mais qu’il s’en est peut-être davantage approché pour cerner le contenu humain dans ses œuvres philosophiques.
Pour modéliser le prototype du contenant rousseauiste, il faudrait donc concevoir un contenant sans contenance, livrant son contenu sans la moindre opacité ni trahison, mais plus finement encore, et c’est sur ce point qu’il rejoint peut-être quelque chose de la justesse de la pratique du design, un contenant trouvant derrière la fausse contenance, celle qui aguiche sa cible avec des courbes, des couleurs, des matières qui sont autant de clins d’yeux à la clientèle visée, la vraie contenance de sa nudité de contenant, la juste et pure retenue de l’art de contenir.
Le terme de « retenue » convient parfaitement à décrire la direction essentielle de l’œuvre philosophique de Rousseau, notamment dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité » parce que son propos consiste à saisir le moment où l’être humain a dépassé ce que l’on pourrait appeler « le seuil de la pudeur de n’être que lui-même » et ce moment a rapport avec l’incapacité de l’homme à se contenir dans le seul travail de satisfaction de ces vrais besoins. C’est sur ce point qu’il distingue l’amour de soi et l’amour-propre. L’amour de soi est une motivation qui nous guide vers le contentement de nos vrais besoins ; l’amour-propre rajoute à cette satisfaction une dimension qui en corrompt complétement l’esprit, celle de ne pas perdre la face aux yeux des autres dans un jeu de compétition visant à satisfaire des désirs artificiels. L’être humain s’est inventé en société des marqueurs de puissance consistant à avoir les moyens de satisfaire de faux besoins et plus on est puissant plus on peut surenchérir dans la sophistication de la satisfaction de faux besoins.
Cette distinction clarifie celle d’une fausse et d’une vraie contenance. L’amour-propre est un sentiment né de la vie en collectivité sous l’influence duquel on a honte d’avoir la sagesse de ne satisfaire que les besoins essentiels. L’amour de soi ne se manifeste qu’au sein d’un rapport de soi à soi et il nous permet de nous maintenir dans la dimension première et natale d’un ancrage au vivant, c’est-à-dire au vital. Autrement dit l’amour-propre désigne exactement cette impulsion née du vis-à-vis constant avec les autres et consistant à ne pas se contenir dans la surenchère de biens de consommation, voire à y trouver une forme de « dignité ». Finalement, dans un rayon de supermarché, soit nous jouissons du génie de l’espèce productrice de biens qui nous permet d’avoir à choisir entre une vingtaine de marque de pâtes différentes, et l’on se situe alors dans ce que l’on appelle la fausse contenance dénoncée par Rousseau, soit on est pris d’un sentiment de nausée devant cet entassement de marchandises dont vous savez bien que la plupart seront détruites comme si les grandes surfaces étaient le théâtre d’un étrange rituel, d’un sacrifice de denrées sur l’autel d’un dieu absent, qui voient les humains concentrer une abondance de produits, en répartir quelques uns au gré du pouvoir d’achat des visiteurs et en brûler la plupart parce qu’en tant que produits marchands, ils ne sont plus du tout de la nourriture bonne à calmer la faim. Manger, dormir, vivre sont devenus, sous l’influence de l’amour propre, des activités qu’il s’agit de soumettre exclusivement à l’impératif social de marquer un niveau de vie, un standing, comme si vivre n’avait pas finalement qu’un seul niveau: tenir. Il s’agit de se donner une certaine contenance par notre pouvoir de consommer et de perdre ainsi le ressenti de la juste contenance induite par notre puissance de vivre.
Or si nous cherchons dans toutes les modalités de développement des collectivités humaines les modèles de sociétés les plus conformes à l’observation de cette vraie contenance, on retrouve exactement les tribus indiennes de l’Amérique du Nord, à savoir de petits groupes, dispersés sur un grand territoire, peu soucieux de se fédérer et se déplaçant au gré des saisons et des migrations de leur source de nourriture. Ne faire valoir dans ses actions que la seule satisfaction des besoins vitaux, c’est forcément bouger, suivre des flux, être pris dans des courants météorologiques, géographiques, bref c’est le nomadisme des tribus indiennes, mongoles ou celles des Touaregs. Il faut être occidental pour inventer la notion d’immigration clandestine parce que rien ne saurait être moins clandestin, illégal, anormal que les mouvements d’immigration, lesquels sont toujours des flux commandés par du vivant. La délimitation des frontières de pays sur la terre est peut-être aussi absurde que si dans notre corps, le foie voulait se constituer comme organe à part entière n’ayant rien à voir avec le cœur ou le cerveau. L’être humain socialisé, c’est cette anomalie de la substitution d’un flux de marchandises : le libre échange fondé sur un mode d’existence sédentaire à des flux du vivant dynamisés, entérinés par un mode d’existence nomade. Et cette anomalie part de la corruption d’une vraie contenance, celle de la satisfaction du vital, par une fausse contenance : la mise en valeur de soi par la capacité de satisfaction de besoins accessoires.
Rousseau n’a jamais explicitement développé une réflexion sur le nomadisme mais il a tellement désigné la propriété comme l’origine même de la civilisation et donc, selon lui, des maux humains qu’il est possible de le prolonger dans cette voie puisque le mode de vie sédentaire est indissociable de la propriété. Quand on lit ce passage du discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité : « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le premier fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres que de misères et d’horreurs, n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » », on ne peut pas s’empêcher de penser à la réponse du chef indien Seattle au grand chef blanc lui proposant sous la contrainte de vendre ses terres aux blancs : « nous allons considérer votre offre, car nous savons que si nous ne vendons pas, l'homme blanc va venir avec ses fusils et va prendre notre terre. Mais peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? Étrange idée pour nous ! Si nous ne sommes pas propriétaires de la fraîcheur de l'air, ni du miroitement de l'eau, comment pouvez-vous nous l'acheter ? ». Comment acheter à quelqu’un ce dont il n’a jamais appréhendé l’existence selon la mode de l’appropriation ? Pourquoi ajouter le droit d’avoir à la nécessité de consommer si ce n’est justement sous l’effet de cette fausse contenance par laquelle on s’impose à l’autre comme possesseur d’un bien dont il devient accessoire de savoir si l’on en a oui ou non besoin ?
Petit à petit, le cahier des charges d’un contenant rousseauiste se remplit. Non seulement il pourrait s’agir d’un contenant annulant la dialectique du manifeste et du caché, contenant qui serait à même d’offrir son contenu sans dissimulation ni artifice, animé plastiquement de la juste retenue dans l’art de contenir, mais il faudrait qu’il soit également empreint de l’expression d’une errance nomade, d’une fluidité itinérante, sans appartenance, et qu’il déjoue la fausse contenance du propriétaire satisfait.
Reste la question des matériaux et sur ce point non plus Rousseau ne nous laisse pas sans indication comme le prouve cette citation : « Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu'ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes et de coquillages à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique ; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquèrent qu'à des ouvrages qu'un seul pouvait faire, et qu'à des arts qui n'avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu'ils pouvaient l'être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant ». L’idée de Rousseau consiste déterminer avec précision jusque dans l’évolution des travaux et des matériaux travaillés par l’homme le moment fatal où nous avons perdus le sens inné de la vraie contenance, lequel va de pair avec celui de la confection solitaire.
Or ce seuil correspond au passage de l’âge de la pierre, du bois taillé et de la cueillette à celui du fer et de l’agriculture. Ce qui a perdu l’homme, c’est le métal et le blé, tout simplement parce que c’est à partir du travail d’extraction, de forge que les hommes ont eu besoin de se répartir des tâches, créant ainsi entre eux des liens de dépendance et de hiérarchie (donc d’envie). Les hommes ont ainsi commencé à se spécialiser, certains travaillant la terre pour d’autres travaillant le fer, ces derniers forgeant en retour de meilleurs instruments pour labourer la terre et ainsi de suite de telle sorte qu’un cercle vicieux s’est institué créant une surenchère dans la production des biens de consommation parfaitement indépendante des besoins réels d’une population. C’est comme si l’être humain à partir de la culture et de la forge avait découvert et optimisé la capacité de produire comme se suffisant à elle-même, justifiant de se perfectionner sans cesse à l’exclusion du rapport avec le seul ancrage de l’homme dans le vivant, soit la contenance du vital. Ce qui est troublant, c’est que nous retrouvons ici l’un des traits du mythe d’Hésiode. Pour punir les hommes de l’avoir trompé par la ruse de Prométhée (la gaster), Zeus cache le feu et le blé, créant ainsi la pénibilité d’un travail : entretenir le feu (forge), cultiver le blé en le semant et en le récoltant du ventre de la terre (agriculture).
Il serait tout à fait intéressant de se demander dans cette optique Rousseauiste si dans les niveaux les plus cachés de notre inconscient, des ressorts différents n’agiraient pas quand passant de l’utilisation d’un objet en fer à celle d’un objet en bois, nous revenons de cette société d’abondance dans laquelle nous avons grandi à une société de subsistance dans laquelle, selon lui, nous aurions pu murir, nous épanouir dans la jouissance de notre vrai contenu, dans le sens inné d’une humanité simple et « maintenue ».
On n’imagine mal donc un contenant rousseauiste, en fer, en zinc, ou dans un quelconque dérivé de minerai. C’est plutôt le bois, la peau tannée, la pierre, le roseau, la fibre naturelle qui s’imposent, c’est-à-dire tout ce qu’un homme peut travailler de lui-même sans avoir jamais besoin d’une autre personne, tout ce qu’un homme peut concevoir pour l’amour de soi et non pour jouir du prestige de l’avoir fait aux yeux des autres et cela nous fait comprendre qu’il y a peut-être une leçon à tirer de la lecture de Rousseau pour un designer, c’est la réalisation du fait qu’il existe entre les sensibilités humaines et les matières des solidarités troubles, envoûtantes qui dépasse largement du cadre des lois de l’offre et de la demande. Le travail manuel apparaît alors un lieu bien plus approprié au « connais toi toi-même » socratique que les bibliothèques ou les universités.