vendredi 29 octobre 2021

Peut-on dire de la science qu'elle est naturelle ? (2)

 




L’une des pistes les plus claires et les plus riches permettant de définir l’esprit scientifique consiste probablement, comme le fait ici Gaston Bachelard à opposer la science et l’opinion. Mais ce passage ne se limite pas à cette opposition:

"L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition où un fait connu est immédiatement une richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge de ses préjugés. Accéder à la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé. La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donné. Tout est construit. »

  

Il est impossible de comprendre ce passage qui finalement définit l’esprit même de la démarche scientifique sans opposer clairement deux modes de connaissance. Il y a les idées auxquelles nous adhérons par ouï-dire, par héritage, par imprégnation dans un certain milieu au sein duquel ces thèses ont droit de cité, c’est ce qu’on appelle « l’opinion ». Il y a d’autre part les idées auxquelles nous aboutissons au terme d’une démarche voire d’une méthode d’investigation qui suppose d’abord que l’on se pose des questions sur une réalité donnée, en remettant précisément en cause le fait qu’elle soit donnée.  C’est cela que l’on appelle « la science ». Elle ne consiste donc pas seulement à dire qu’il y a des réalités suffisamment cachées ou complexes pour justifier un travail de recherche mais à se constituer comme un certain type de savoir qui peut réinvestir des champs de connaissance ancien en pointant le fait que ce que l’on croyait bien connu ne l’est peut-être pas autant que nous le pensions. En d’autres termes la science ne se distingue pas de l’opinion parce qu’elle se porte sur d’autres objets d’étude mais parce qu’elle se porte sur les mêmes « autrement ». C’est une question de pensée. La démarche de proposition de l’opinion n’est pas pensée, elle est répétitive et utilitaire. La méthode scientifique est d’abord interrogative, voire naïve  et ensuite fondée, au sens littéral du terme, elle fonctionne à partir d’un fondement lequel suppose une rupture. 

 


Pour reprendre la définition de la philosophie proposée par Baptise Morizot: « la philosophie est la curiosité à l’égard de ce qu’on croyait savoir », on pourrait exactement le reprendre pour l’appliquer à ce que Gaston Bachelard nous dit ici de la science: ce que l’on croyait savoir par opinion n’est pas vraiment su parce que ce n’est pas au terme d’une démarche de pensée que nous le savons. Nous y adhérons parce que nous l’avons toujours entendu dire. C’est une idée reçue et pas une idée conclue. Que nous la défendions n’a rien à voir avec le fait que nous la réalisions, que nous la comprenions.  C’est du préjugé, de l’habitude, de l’héritage, de l’imprégnation, du conditionnement. C’est ainsi que l’opinion fonctionne. Toute démarche scientifique suppose donc un arrachement par rapport à l’opinion.  

Gaston Bachelard reprend ici à son compte pour l’appliquer à la science la notion de  « tabula rasa »: faire table rase du passé. « face au réel, ce qu’on croit savoir offusque ce qu’on devrait savoir. » Il faudrait pouvoir se présenter à tout phénomène entièrement vierge de toute présupposition, de toute croyance, de tout préjugé, mais c’est impossible.  Il importe donc de rajeunir, de comprendre que l’on adhère gratuitement à certaines conclusions qui ne font qu’aller dans le sens de conditionnements préalables. 

  

Adopter une démarche scientifique, c’est essentiellement se défier d’un esprit de facilité qui insidieusement nous fait plus aisément croire à ce que nous sommes préparés à croire qu’à ce qui s’impose de soi, en soi, à une pensée efficiente. Quelque chose ici est impératif à saisir, c’est l’opposition de deux sens du verbe penser. Si par penser, nous entendons « avoir une opinion », il est clair que la science ne pense pas, mais si par penser, nous signifions adopter une démarche méthodique à partir d’un questionnement premier, originel se portant vers tout type de phénomène y compris ceux que l’opinion juge comme déjà éclairci, alors la science pense et elle est même la seule  à penser. 

La  science est donc une attitude qui ne commence jamais une discussion par la formulation: « je pense que… » En ce sens elle ne pense rien. La science est beaucoup plus proche de l’étymologie latine de penser: « pendere » qui signifie « peser ». Penser vraiment ,c ‘est peut-être mesurer, évaluer à quel point on ne peut pas conclure, c’est retarder et peut-être suspendre l’apogée orgasmique de l’opinion: « je pense que…. »  Si la bêtise consiste à vouloir conclure, l’intelligence peut bel et bien consister à remettre à plus tard le moment de dire que l’on pense ceci ou cela. A la lumière de ce texte, on peut distinguer trois moments décisifs à partir desquels se constitue un authentique esprit scientifique:

  1. Rupture avec l’opinion et les préjugés
  2. Confrontation avec ce qui dés lors n’apparaît plus comme une évidence allant de soi mais comme un problème dont la solution ne va pas de soi
  3. Mettre en oeuvre un esprit méthodique grâce auquel il va devenir possible de poser rationnellement ce problème 

Cette troisième étape cruciale est résumée par la formulation : « savoir poser les problèmes. Les problèmes ne vont pas d’eux mêmes. » Nous sommes ainsi en face d’un triptyque: « Rupture / Problème / Méthode » dont on peut parfaitement concevoir qu’il décrit correctement l’esprit scientifique.
 


                Or ce « trépied » à partir duquel se constitue la démarche de la science contredit totalement l’affirmation d’une origine naturelle de la science, si par nature nous entendons: ce qui s’impose de soi, spontanément, de façon donnée. C’est d’ailleurs tout le sens de la formule finale du texte: rien n’est donné, tout est construit. Tout peut-être sujet à étude à problème; l’esprit scientifique est un esprit originellement questionnant pour lequel rien de ce qui est ne se justifie en tant qu’étant. Il ne suffit pas qu’une chose soit, qu’une planète tourne , qu’une loi s’effectue dans la nature pour qu’elle soit sans examen « reçue », voire acceptée, encore faut-il que la pensée humaine saisisse le lien, ce qui fait loi, ce qui explique. C’est en ce sens que toute science est un scepticisme organisé, rationnel qui demande des comptes. La science n’accepte rien de soi-même. C’est donc un mouvement d’une « contre spontanéité » radicale.

Le fait ne fait pas droit, c’est-à-dire qu’il n’est rien dans l’émergence événementielle d’une réalité qui suffit à justifier qu’elle soit, encore faut-il que l’esprit humain comprenne ce qui explique qu’elle soit. L’esprit scientifique est donc aussi celui pour lequel la recherche de causalité se substitue au fatalisme ou encore à l’eschatologie religieuse (donner une finalité divine à des faits réels). La science c’est la non acceptation du donné.

Toutefois l’ambiguïté du terme « naturel », sa plurivocité et notamment le fait qu’il peut également désigner « ce qui est propre à… » ouvre une autre piste de questionnement qui consiste à s’interroger sur la possibilité qu’aussi anti-naturelle que soit la science en tant que scepticisme fondamental, elle n’en serait pas moins et pour les mêmes raisons naturel à l’être humain. Ne serait-ce pas justement en tant qu’elle est s’arrache à toute modalité d’acceptation naturelle de la nature qu’elle ne dessinerait pas quelque chose de spécifiquement humain, construit et finalement culturel?  Ce serait justement parce que le mouvement de savoir, de s’interroger sur l’effectivité d’une réalité qui pourtant est bien « là » n’est absolument pas naturel qu’il serait naturel à une créature profondément non naturelle voire anti-naturelle comme l’homme. Dans cette perspective, la science pourrait s’intégrer à une forme de destin ou justement d’anti-destin, de liberté pure dont jouirait une espèce vivante particulière qui miraculeusement serait la seule à s’être dotée des moyens de s’extraire du cycle de la nature. La nature de l’homme, en tant qu’homme ce serait alors justement d’être scientifique et, par ce biais, non naturel. N’est-ce pas exactement le sens de la fameuse expression latine qui désigne l’être humain comme homo sapiens? L’homme serait une créature naturellement savante, par quoi elle ne serait plus naturelle.

 


Le sujet commence ainsi à nous apparaître dans sa dimension complexe, retorse. Les démarches philosophique et scientifique identiques par leur commune origine se définissent d’abord, comme l’a dit Aristote par l’étonnement. Quoi de plus naturel que d’oeuvrer en vue de réduire notre ignorance? Quoi de plus évident que ce questionnement là? 

Mais l’étude du texte de Gaston Bachelard nous a permis de mesurer tout ce que la démarche scientifique revêtait d’esprit de curiosité méthodique, d’opposition à toute spontanéité ou adhésion simplement factuelle à « ce qui est ». Ce n’est pas parce que c’est que notre pensée doit l’accepter. Avoir un esprit c’est précisément l’appliquer à ce qui est  mais justement « comme ne devant pas être factuellement sans cause », c’est refuser le fait accompli de la présence et interroger les fondements. « Felix qui potuit rerum cognoscere causas » (« Heureux qui peut connaître les causes des choses ») dit Virgile dans les Géorgiques. La démarche scientifique n’est pas donnée, elle est construite et cela s’applique indifféremment à toutes les sciences qu’elles soient expérimentales, formelles ou humaines.

Si nous souhaitons compléter cette définition de la Science, il est possible de retenir plus particulièrement cinq caractéristiques observables en chacune d’elles:

La démarche scientifique doit, en effet, se définir par:

  1. Une rigoureuse non-contradiction dans les termes et les relations qui la structurent en elle-même.
  2. Une adéquation totale avec la réalité à laquelle elle s’applique (la gravitation universelle s’accorde avec l’observation du réel)
  3. Une aptitude à prévoir les phénomènes (au regard de la loi présumée et confirmée)
  4. Un principe d’économie (plus une proposition peut se passer de présupposés, plus elle est scientifique)
  5. Sa falsifiabilité, c’est-à-dire sa testabilité. Une proposition scientifique ne s’énonce jamais gratuitement mais reste toujours suspendue à la possibilité de sa falsification, c’est-à-dire d’un test qui démontrerait sa non pertinence. (Karl Popper)


 Le terme de « nature » présent dans l’énoncé du sujet n’est pas moins problématique. Nous venons de voir, en effet, qu’il désigne en premier lieu ce qui est propre à…Est-il naturel à l’homme de faire de la science comme il l’est au guépard de courir vite ? Y’aurait-il dans la science à la fois dans l’attitude à partir de laquelle elle se constitue comme démarche que dans sa méthode quelque chose pourrait faire signe de la nature même de l’homme, quelque chose qui lui serait spécifique? La science signerait-elle une certaine façon d’être au monde empreinte d’étonnement,  de  l’esprit de recherche des causes, de construction méthodique?

Toutefois, ce qui est naturel désigne aussi ce qui est « donné », au sens le plus fort de ce terme, à savoir ce qui se donne tel qu’il est, sans transformation, de façon « brute », sans ornement, ni artifice. Peut-on dire de la science qu’elle est aussi brute, donnée, « native » que cette réalité qu’elle aspire à connaître? A supposer que l’attitude scientifique soit originellement celle d’un étonnement devant l’existence des phénomènes, il resterait à rendre compte du fait que cet étonnement ait finalement généré non seulement des symbolismes aussi formels que les mathématiques, cette langue dans laquelle, si l’on en croit Galilée, Dieu aurait lui-même crypté, codé le monde, mais aussi des « faits », comme les vaccins, le premier pas de l’homme sur la lune, la bombe nucléaire ou les travaux sur les cellules souches. Dans l’expression « science de la nature », le complément de nom peut signifier deux choses: soit que la nature est l’objet de la science (génitif objectif), soit que la nature elle-même fait de la science (génitif subjectif). 

 

Dans cette dernière lecture, celle d’un génitif subjectif, la question évolue vers une problématique différente: se pourrait-il qu’il existe une science de la nature, c’est-à-dire que science et nature se combinent et finalement s’identifient pour composer ce devenir de la complexité dont la réalité même semble être animée. Il ne serait plus question dés lors pour le scientifique d’être le sujet de la science mais, au contraire, de se faire le plus discret possible, de se doter des instruments d’observation les plus « neutres », les moins déformants, les moins invasifs, les plus à même de percevoir le plus passivement possible les décrets naturels d’une mutation incessante du « donné ». La thèse phylogénétique de l’évolution des espèces par Charles Darwin et la découverte astrophysique de l’historicité de l’univers (le fait que l’univers est finalement historique (au sens où il a une historicité (Big Bang)) par Edwin Hubble constituent chacune en leur genre des possibilités d’illustrations de cette autre considération de la science. Il y aurait bel et bien une « science » de la nature, un « savoir », ou du moins un processus  à l’oeuvre dans la nature venant de la nature elle-même. Ce qui pointerait dans une telle hypothèse, au contraire, ce serait une intelligence immanente à la nature, la « science » humaine n’aurait dés lors d’autre justification que celle de percevoir, de « prendre acte » , pour autant qu’elle le puisse, de la « science naturelle », mais en un sens qui n’a plus rien de commun avec ce que nous entendions par cette appellation. Ne serait-ce pas le sens finalement le plus profond de cette énigmatique sentence d’Héraclite reprise et travaillée par Pierre Hadot dans son livre: « le voile d’Isis »: « la nature aime à se cacher »?

  


3) Construction d’un plan

La profondeur et la difficulté de cette dernière interprétation de la question font signe d’une progression, d’un accroissement constant de la difficulté propre à nous suggérer un plan, lequel suivra finalement le fil rouge de cette exploration dont nous mesurons maintenant à quel point l’être humain s’y éprouve lui-même comme sujet à un processus constant de déplacement, de déportation jusqu’à envisager frontalement le paroxysme de désanthropocentrisme dont la science serait soit la négation absolue, soit au contraire le terrain de jeu revendiqué et pleinement assumé:


1 - Est-il naturel à l’homme de savoir (scio: science)?

a) L’étonnement (Aristote)

b) Faire table rase (Gaston Bachelard)

c) La docte ignorance (Nicolas de Cues) et le principe d’indétermination (Heisenberg)


2 - La science est-elle découverte de la nature ou une construction humaine visant à la conquérir et à l’utiliser? (La question de la techno-science)

a) Connaître les causes (Aristote)

b) Le modèle mécanique et l’expérimentation (Descartes et Galilée)

c) Le positivisme et le transhumanisme (Auguste Comte et Ellon Musk): la perte de l’expérience.


3 - Existe-t-il une science conçue et effectuée par la nature même dont nous ne serions pas tant les auteurs que les objets d’expérimentation?

a) Science et langage (Galilée / Lafforgue)

b) Deus sive natura (Spinoza)

c) Connaître et co-naturer: la science et l’Art

  


3) Rédiger une introduction

L’être humain est « intéressé » à l’existence du monde. Il l’est étymologiquement parce qu’il existe lui-même dans cet intéressement (inter/esse: être entre) qui s’effectue entre lui et le lieu dans lequel il naît. De toutes ses activités: technique, art, politique, économie, philosophie, histoire, religion, etc. Il n’en est aucune qui puisse s’ancrer ailleurs ou autrement que dans cet intéressement là. La science occupe néanmoins une place particulière dans cet ancrage, notamment parce que nous vivons aujourd’hui dans ce que Foucault appelle « un régime de vérité » scientifique, c’est-à-dire que nous considérons aujourd’hui la science comme la discipline la plus à même de nous donner « le dernier mot », ou du moins, de constituer ce type de propositions sur le réel le plus fiable. De la nature, la science nous apparaît aujourd’hui comme le type de savoir le plus à même de nous dire « ce qu’elle est » et peut-être aussi ce que nous pouvons en faire pour vivre mieux, pour conforter (dans tous les sens du terme) notre présence dans l’univers. Quoi de mieux, en effet, qu’un mode de connaissance rationnel, systématique, organisé, universel se donnant pour objet la nature, en la passant au crible de l’astrophysique, de la biologie, de la physique, de la médecine, pour déterminer des modes de vie humains susceptibles d’orienter nos sociétés vers une assise humaine de plus en plus et de mieux en mieux assurée. Mais alors comment se fait-il que ce crédit dont jouit aujourd‘hui la science dans l’écrasante majorité des civilisations ne s’accompagne nullement de la sérénité qu’était censée nous donner cette assurance? Comment expliquer que cette excellence du savoir humain qu’est la science dans son aptitude inégalée à nous donner de la nature une représentation exacte, ou du moins extrêmement fiable, ne nous permette pas de mieux vivre dans la nature? Comment expliquer que cette intelligence scientifique de la nature ne nous permette pas de vivre en bonne intelligence avec elle? Comment rendre compte du fait que cette connaissance ne crée d’aucune façon une « co-naturalité », que cet « inter-esse » ne crée pas un « cum-esse », que cet "être entre" ne fasse pas un « être avec ». C’est comme si l’intelligence scientifique de notre milieu naturel ne parvenait pas à créer les conditions idéales de notre cohabitation avec lui. Que faudrait-il que soit la connaissance scientifique de la nature pour faire advenir les conditions effectives d’une authentique co-naturalité de l’homme et de la nature, si tant est qu’elle soit possible (mais comment ne le serait-elle pas puisque l’homme est bien un être naturel)?

   


(Quelques mots sur cette introduction qui suit bel et bien un schéma problématique mais qui laisse aussi entrer dans le mouvement de sa problématisation des considérations très actuelles. Si les sciences de la nature, au sens « humain » du terme, nous donnaient de la nature une connaissance fiable, pertinente, comment pourrions nous expliquer les phénomènes « naturels » tels que le réchauffement climatique ou pour le dire plus clairement l’avènement de l’anthropocène aujourd’hui? Paradoxalement, jamais les humains ne semblent avoir disposé de moyens scientifiques aussi pointus, aussi fiables qu’aujourd’hui pour comprendre la nature, mais en même temps, jamais la nature ne nous a semblé aussi dangereusement impactée  par les modes de vie humains, lesquels sont totalement déterminés par les découvertes scientifiques les plus récentes, aussi bien d’un point de vue technologique (la techno-science) que philosophique (le transhumanisme). De la nature, nous pourrions dire que plus nous semblons pouvoir la comprendre, plus nous ne cessons de la « mal-entendre », voire de ne pas la prendre en compte, comme si la science de la nature nous révélait qu’en réalité il n’y a pas de nature, proposition qu’il n’est pas absurde de formuler, loin s’en faut. En ce sens, ce sujet nous interroge sur la nature même d’une science de la nature: ne désignerait-elle pas finalement le tour de force d’un rapport humain avec la nature, mais par là même "seulement humain » ou « trop humain » (Nietzsche), échouant à constituer un rapport naturel avec la nature, échec dont les catastrophes écologiques auxquelles les hommes sont aujourd’hui confrontés ne sont que les dramatiques illustrations.

 


mardi 26 octobre 2021

Puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne? Copie de Sara Giraud (Terminale 4)



                Bien souvent, la langue que nous parlons, avec laquelle nous communiquons, est à l’image de nos rapports sociaux : l’Homme est un animal social, un être de parole et cette parole est le reflet de notre rapport à l’autre et à soi-même. Ainsi, les défauts et les déformations de langage pointées du doigt nous permettent de mettre en lumière des incertitudes, des remises en question de l’Homme qui transparaissent. Le pléonasme, l’expression d’un terme qui répète ce qui vient d’être énoncé, est particulièrement célèbre dans nos esprits à travers l’expression suivante : « Moi, personnellement, je pense que... ». Au quotidien, nous avons plus largement recours aux tautologies, aux redondances et nous y sommes confrontés. Mais que cela révèle-t-il par rapport au langage, à la sur-utilisation du « je », à cette volonté de donner son avis ? Nous ressentons ce désir brûlant de marquer nos paroles d’une signature personnelle, une façon de définir nos prises de positions. Nous pouvons y voir plusieurs possibilités : une forme de justification, de précaution ou même de revendication d’une paternité de nos actes et de nos paroles. Ramener nos propos sans cesse à notre opinion marque une insécurité, un complexe qui transcrit une dénégation : serions-nous aussi soucieux d’insister sur nous si nous n’en doutions pas ? Nous doutons de ce que nous croyons, nous ne savons pas si nous nous connaissons réellement. Pourtant, il est indéniable que nous existons. Ce doute pointé par cette tournure pléonastique est en contradiction avec le ressenti de son existence. Se pourrait-il que la parole trouble l’évidence de ce ressenti ? Parler de moi est bien le seul moyen d’être lucide sur soi- même mais cela établit en même temps une dissociation à partir de laquelle naît le quiproquo suivant : puis-je parler de moi-même sans faire erreur sur la personne ? Pourquoi désirons-nous nous connaître, limiter les erreurs de ce moi imparfait et le brandir aux autres par la parole ?



L’expression « faire erreur sur la personne » sera notre fil d’Ariane et nous allons dérouler notre réflexion en fonction de ses trois significations qui nous intéressent. Nous pouvons faire l’erreur de parler d’un autre que soi : se tromper de personne en parlant de soi- même. Cela peut se produire à travers le regard des autres renforcé par la pression sociale qui entrave le jugement objectif que nous portons sur nous et cela perturbe la notion d’identité, cette quête intime, inexorable et pénible. De manière plus profonde, l’erreur peut advenir lorsque nous parlons, non pas d’un autre que soi mais d’un autre soi. En nous, notre identité déjà en péril est confrontée à une cohésion trouble. Pour l’éclaircir, nous pouvons déterminer ce dont nous sommes sûrs, méthodiquement, ainsi que la constitution de nos pensées administrées par les instances rigoureuses de notre psyché, cette dernière étant riche de sens et d’interprétation pour la psychanalyse qui tente, d’une part, de reprendre le dessus sur l’obscurité de notre inconscient et d’autre part, d’en comprendre l’origine chez l’enfant et de la dissociation de soi grâce au langage. Pour finir, la troisième signification de l’erreur sur la personne questionne la compatibilité entre parler de soi et être capable de se porter garant de soi. Quelle serait la valeur de la parole expiatrice, l’aveu, ou de la parole narrative, la fiction, face à l’éthique et à la morale ?

L’homme est un animal social, il vit de ses interactions avec les autres. De cela, naît une interdépendance qui peut être positive car stimulante ou négative car oppressante. Nous dépendons du regard omniprésent des autres, que ce soit dans la rue, dans la cour du lycée ou derrière l’écran de nos téléphones. Cette surexposition permanente biaise le regard que nous portons sur nous-mêmes. Est-ce que parler de moi, dans ce monde de jugement et de pression sociale, va contribuer à améliorer le discernement de moi-même ou au contraire à la fécondation d’une autre identité que la mienne ? Ce jeu de miroir, de surenchère et d’apparence provoque l’erreur. L’erreur de parler d’un autre que soi. Il est certes difficile, outre la spécificité de sa personnalité, de surmonter une forme de timidité mise à l’épreuve. Parler de soi, c’est assumer sa diversité, se différencier des autres et sortir de l’ombre. Il s’agit de s’exposer à l’opinion des autres, que ce soit une approbation ou une objection.

Tout comme il est gênant de héler quelqu’un dans la rue et que cette personne s’avère ne pas être celle que nous pensions avoir reconnue et donc faire erreur sur la personne, il est tout aussi embarrassant de se voir conseiller un livre, orienter vers une boutique de vêtements aux antipodes de nos goûts. Mais pourquoi ces conversations du quotidien tombent-elles toujours à côté de la plaque ? Comment cela se fait-il que nous ne parvenions que rarement à cerner l’autre et que les autres ne nous cernent que rarement ? Une remise en question s’impose : qui suis-je aux yeux des autres ? Comment peuvent-ils se tromper, faire erreur sur ma personne ?

 

Ces incohérences découlent de la virtuosité du moi, cette capacité intrinsèque à m’adapter à l'environnement dans lequel j’évolue. Nous sommes tous différents en fonction de notre entourage. Nous nous accommodons, d’une certaine manière, à l’image que nous souhaitons renvoyer à l’autre à travers notre parole. Le regard extérieur n’est jamais le même, nous ne pouvons pas nous fier à ce que l’autre connaît de nous. Ces multiples facettes se résument en un terme : “la persona”. Et c’est Carl Gustav Jung qui théorise cela. Pour arriver à cette conclusion, Jung s’est penché sur l'étymologie du mot “personne”. En effet, pour élucider l’enjeu de l’expression “faire erreur sur la personne”, il est nécessaire d’en comprendre l’origine. Le terme « personne » vient du latin « persona » qui désignait le masque porté par les acteurs de théâtre pour incarner un personnage. « Personare » voulait aussi dire « résonner au travers de... ».

Carl Gustav Jung reprend cette étymologie du masque et propose son interprétation du terme « persona » comme étant « ce que quelqu’un n’est pas en réalité mais ce que les autres et lui- même pensent de lui-même ». En effet, nous ne cessons pas de jouer un rôle. La persona est une sorte de partition du rôle social et il est impossible de jouer le jeu de la société sans cette partition. Jung attire notre attention sur le danger de se confondre avec sa persona, avec son masque. Il faut prendre soin de sa persona mais ne jamais être dupe de son existence. Ce qui est intriguant, c’est de se demander s’il existe une « persona » entre nous et nous-mêmes. Jouons- nous un rôle sans s’en rendre compte à l’intérieur de nous ? Comment cela se traduit-il à travers la parole ? Où est l’erreur commise et comment y faire face ?

Nous pouvons donc voir la parole comme un instrument pour vaincre cette “persona”. C’est ce qui va être le cas pour Elizabeth Vogler, personnage d’une actrice dans le film “Persona” d'Ingmar Bergman, réalisé en 1966. Cette actrice cesse du jour au lendemain de parler et va être hospitalisée. Une psychiatre tente de comprendre pourquoi Elizabeth a pris cette décision. Lapsychiatre comprend qu’être une actrice, c’est avoir l’intelligence aigüe de jouer un rôle. Pour Elizabeth, se taire équivaut à ne pas mentir : c’est la stratégie de l’immobilité.

Mais la psychiatre l’avertit que le silence n’est qu’une autre “persona”, un rôle qu’elle finira par épuiser : en effet, il faut au fond se forcer à se taire car l’Homme reste un animal social, un être de parole. Elizabeth a choisi la parole, ou plutôt le silence comme arme, comme solution palliative pour éviter de parler et de faire erreur sur sa propre personne car en parlant, à cause de la persona, nous réalisons que nous parlons d’un autre que nous-mêmes car le mot n’arrivera jamais à décrire ce que l’on ressent. Dans sa thèse, Jung dit que nous ne sommes jamais authentiques, que l’authenticité nous est interdite à cause de la virtuosité que l’Homme possède à passer d’un rôle à un autre.

Mais comment faire pour tenter d’accéder à cette authenticité, cette symbiose entre notre persona et nous ? Pour Ingmar Bergman, la réponse est simple : nous n’y arriverons jamais. Tout ce qu’il reste, c’est être en paix avec ses masques. En effet, la sphère sociale et le fonctionnement de notre société sont fondamentalement signifiants. Sans persona, nous serions marginalisés etbrutalisés. Il s’agit d’accepter son altérité.

A noter que tout le monde n’est pas comme Elizabeth. Tout le monde ne désire pas intrinsèquement se délivrer de sa persona. Cette dernière peut être gratifiante et avantageuse. Cependant, certains d’entre nous n’ont même pas conscience de leur persona, des enjeux autour de la parole, autour de l’identité. Ce sont alors les autres qui se rendent compte de l’erreur qui se glisse dans la parole des naïfs, des inconscients, des endormis qui pensent parler d’eux, qui en sont convaincus mais qui au fond, parlent d’un autre qu’eux.

Et c’est profondément le cas lors d’un type de parole très spécifique : celui de l’aveu, de la confession dont la définition est pourtant simple. C’est la déclaration que l'on fait d'un acte blâmable, l’action de se confier. Cela part d’un bon sentiment, on pourrait croire ce geste anodin, sûr, imparable. Comment, en ayant la conviction et la volonté de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, pourrais-je, encore une fois, faire erreur sur la personne alors que je parle de moi-même ? La confession serait au fond à la fois une parole délibérée autobiographique mais aussi fictive et dans l’erreur.

 


            L’exemple le plus flagrant, par l’incompréhension que cela a engendré, est celui de Jean-Jacques Rousseau. Ce dernier décide, après avoir bien vécu et ce, tumultueusement, de se lancer dans l’écriture de son livre “Les Confessions”, une autobiographie couvrant les cinquante-trois premières années de sa vie. Au premier abord, Rousseau a pour but de dresser un portrait positif de lui-même tout en se postant comme une sorte de “victime” ayant subi des événements qui l’ont marqué. Il écrit avec sincérité et humilité. Il assure que sa démarche est unique, qu’il est fait comme aucun autre homme et que personne n’est allé aussi loin que lui dans ce déballage, dans cette confession. Or, nous constatons que c’est un échec. Mais comment un homme aussi averti que Rousseau peut tomber dans ce piège, celui de l’erreur de la parole ?

Cela est dû au fait que le rôle de l’écriture est plus ambigu que l’on ne le croît. Il concerne le rapport entre ce que je veux dire et ce que je suis. Rousseau, en écrivant, en se confessant, fait le contraire de son objectif. Jean Starobinski a étudié l’erreur de Rousseau dans son œuvre « La Transparence et l’Obstacle ». L’idée qui s’en dégage est qu’en voulant être pudique, il estimpudique et en voulant être humble, il est orgueilleux. La parole rend Rousseau arrogant, il parle de lui et fait erreur sur la personne. Plus nous disons ce que nous sommes, moins nous disons ce que nous sommes. C’est un cercle vicieux.

Mais d’où vient ce besoin de dire, de coucher sur le papier ce qu’il a vécu, sinon pour dire qu’il l’a vécu ? Cela nous rappelle Achille, héros parti à la guerre de Troie pour qu’on se souvienne de lui, pour qu’on parle de son histoire, pour vivre dans la mémoire. Est-ce le cas de Rousseau ? Toujours est-il que nous pouvons remettre en question sa démarche sous plusieurs aspects.

Tout d’abord, peut-il être son propre juge ? Dans son œuvre, Rousseau juge Rousseau. Il est le sujet et l'objet d'étude : où se situe l'objectivité scientifique ? Comment pourrait-il arriver à ce degrés d’impartialité, de détachement alors que nous savons pertinemment la difficulté à se connaître soi-même, à se défaire de cette « persona » décrite par Jung ?

De plus, nous pouvons sans trop d’effort remettre en question la valeur de son intention. Est-ce une malhonnêteté d’acheter sa bonne conscience, de vouloir se dédouaner de quelques péchés qui le hantent ? Il joue sur le registre moral avec un rapport à la religion : « Je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge ». Rousseau part donc du principe que ses actes déterminent qui il est et son besoin de tout dire. Or, le fait de vouloir dire la vérité inspire la plus grande défiance. Sa parole est déformée par le prisme de son jugement. Et la « transparence » à laquelle il aspirait se transforme en prétention et toute cette humilité est brandie fièrement comme une preuve de sa probité. Rousseau est persuadé que la langue peut retranscrire la vérité de la personne que l’on est et qu’il est assez honnête pour parler de lui-même sans faire erreur sur la personne.

Mais la réelle question derrière tout cela est de savoir si la parole, organisée par le langage, est à la hauteur de l’évènement de notre existence. Est-elle suffisamment pure pour prendre en compte l’adéquation de l’existence ? Si nous nous basons sur la tentative infructueuse de Rousseau, la réponse est non. Sous sa plume, la confession a seulement une valeur d’absolution. Dire « j’existe et je veux qu’on en parle » ne suffit pas. Délibérément parler de soi est un échec et condamne à parler d’un autre que soi.

Nous pouvons en déduire que la confession, l’autobiographie qui pourrait sembler cohérente pour délivrer une parole sans erreur, ne soit pas la solution et ne traduise pas de l’identité de celui qui parle, celui qui écrit, celui qui existe. Nous constatons cette incapacité des mots à exprimer l’intensité du sentiment en opposition avec le désir de communiquer, à travers la langue, le peu que nous savons de nous ou bien cette recherche continue de ce que nous savons.

La parole, pour éviter de faire erreur sur la personne, doit être constamment hantée par le désir de savoir qui nous sommes. Enfouir et réduire cinquante-trois années de vie dans une parole étaient peut-être les premiers défauts de Rousseau. En effet, qui suis-je à mes propres yeux, cette question nous taraude bien avant cet âge avancé. Dès l’adolescence, les « persona » se multiplient, les mots se bousculent dans notre bouche et charrient des questions sans réponse.

De plus, Rousseau, à force d’insister sur la dimension véridique de son propos, est tombé dans la fiction, dans une autobiographie fictive et dans l’erreur, à la limite d’une histoire racontée autour du feu qui décrirait « le mythe de la grande vie tourmentée de Rousseau ». Si nous prenons cette réflexion à contre-pied, pourquoi le conte, cette fiction assumée, ne serait-il pas la meilleure représentation d’identité et permettrait une réalité plus lucide et plus perspicace ?

        


            « Alice au pays des merveilles » est une histoire dépeinte comme un prétendu conte mais c’est au fond la métaphore d’une expérience authentique du réel. Il n'y a rien de plus vrai dans ce qu’Alice traverse. Le lecteur vit les évènements et suit son parcours chaotique en même temps qu’elle, contrairement à la confession de Rousseau qui ne laisse pas d’autre possibilité au lecteur que de lire cinquante-trois années restituées, figées dans le passé et empreintes de fatalité. A contrario, pour Alice, tomber dans le terrier est une expérience nouvelle du temps. Le conte commence par un bouleversement, un élément déclencheur qui la plonge dans un univers inconnu.

A chaque étape-clé du conte, Alice traverse une crise d’identité, douloureuse et pénible. Nous y assistons à travers les questions inlassablement posées par les animaux : « Qui es-tu ? ». Ces questions la perturbent et l'empêchent d’associer le vécu d’une expérience et les mots pour la raconter. Même si Lewis Caroll, l’auteur de ce conte, n’est pas quelqu’un de philosophique, « Alice au pays des merveilles » pose la question du rapport à l’identité. Ce jeune personnage dans la fleur de l’âge est décontenancé par les questions des animaux. Il est vrai que quiconque, pris dans les affres de tels changements, ne sait pas qui il est.

Pour comprendre la finesse de ce conte, le philosophe Gilles Deleuze émet le parallèle suivant : « Alice au pays des merveilles» est un conte stoïcien. Pourquoi ? Selon les stoïciens, pour être à la hauteur de cet événement, de ce flux de durée, il faut être là, être présent. Or, nous avons dit que ce qui avait fait défaut à Rousseau, c’était que sa parole, par le langage, n’était pas à la hauteur de l’évènement, n’était pas stoïcienne. Finalement, peut-être qu’Alice a un comportement stoïcien car elle est irrémédiablement là : elle subit des transformations, elle est assaillie de questions mais elle est là, dans cet univers fantasque et elle ne peut pas faire autrement.

Alice est confuse, désorientée et ne parvient pas à répondre aux questions de la Chenille par exemple. Elle ne sait pas quoi répondre, elle bredouille. Ce qui nous intéresse dans cette tentative de communication est qu'Alice, comme elle ne sait plus rien et qu’elle a perdu tout repère, va parler d’elle-même avec le peu qu’elle sait, et ne va pas faire erreur sur la personne. Ce constat réaliste démontre que lorsque l’identité vacille, la parole devient juste. Alice est toujours acculée dans la difficulté et l’embarras à situer avec des mots ce qu’elle traverse au cours du conte. C’est cela qui fait la particularité de ce conte, sa spécificité est qu’Alice n’est pas une héroïne comme les autres. En effet, dans les contes normaux, les héros sont capables et déterminés. Ils traversent des épreuves identitaires qui confortent la notion de héros : ils vont marquer l’histoire. Dans ce cas-là, l’identité fait plier les événements comme Ulysse et l’Odyssée, avec son périple dans les eaux. Ulysse est confronté à grand nombre d’épreuves car il est Ulysse, tout simplement. La mythologie soutient que les événements ne peuvent arriver que parce qu’on est ce qu’on est.

Au contraire, pour Alice, ce sont les événements qui font plier son identité qu’elle essaie de retrouver. Lewis Caroll propose une fiction dans laquelle se constituer une identité est impossible. Pourtant, Alice essaie désespérément mais ces épreuves rendent impossible l’accès à la connaissance, à la certitude. Elle court pour accomplir une quête sans fin. Est-ce qu’au fond de chacun d’entre nous, une Alice se cache-t-elle ? Sommes-nous condamnés à nous demander continuellement qui nous sommes ? Alice ne fait que chuter. Nous pouvons voir cela comme la métaphore du devenir: nous ne cessons de devenir quelqu’un d’autre, un enchaînement d'évènements qui nous construit au fur et à mesure de notre vie.

Partant de ce postulat-là, si nous changeons à chaque instant, si nous devenons au lieu d’être, nous faisons fatalement erreur sur la personne lorsque nous parlons de nous-mêmes. Comme Alice, la fonction conjonctive l’emporte sur la fonction prédicative et dicte, conditionne notre existence : nous subissons une accumulation de « et » qui rythme notre vie : Alice devient toujours, elle n’est jamais en arrêt. Cet univers inconnu, ce monde dans lequel elle se jette est à l’image de qui elle est, de sa parole confuse. Nous pouvons nous référer à Socrate, dont la parole rapportée est la suivante : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux ». Il faut commencer par se connaître soi-même pour connaître le monde qui nous entoure.

Mais nous en revenons à notre point de départ : comment se connaître ? Comment démêler notre persona qui biaise nos actions, qui confuse nos jugements. Même l’écriture confessionnelle est déformée par ce manque de connaissance, elle nous dupe alors que pourtant, Gilles Deleuze explique que « parler c’est sale, écrire c’est propre ». Nous faisons erreur sur la personne en parlant de nous-mêmes aux autres, à soi-même et à notre for intérieur comme Alice. Mais de quoi sommes-nous sûrs ? Que nous reste-t-il face à cette étendue énigmatique ?

Et même lorsque nous pensons être dans le total contrôle, que nous pesons chaque mot avec justesse soudain, ma langue fourche. Je dis « maman » au lieu de « madame » à ma maîtresse de CM1. Honte, embarras total. Quelle est l’origine de ce lapsus révélateur ? Qui parle quand je dis « je » ? Est-ce que cela aussi, je n’en suis pas sûr ? Certains diront que le lapsus est un dérapage, une erreur, que nous ne sommes pas nous-mêmes lorsque nous laissons échapper un mot que nous ne voulions pas prononcer et que seule la conscience nous permet de nous contrôler, de répondre de nos actes. D’autres diront que le lapsus est la preuve d’une spontanéité freinée et que « tout acte manqué est un discours réussi », comme le dit Jacques Lacan. Parler de soi ne fait que projeter un substitut de ce que nous sommes et nous ferions erreur. La vérité se trouvera-t-elle dans le trouble, dans l’involontaire ?

Mais comment la parole et la langue ont-elles pu prendre une telle importance dans le rapport que nous avons avec nous-mêmes ? Après avoir vu l’erreur de parler d’un autre que soi, comment faire face à l’erreur de parler d’un autre soi ? Cette question nous taraude, celle de savoir si parler est l’allié de l’ancrage de la conscience ou du jaillissement de l’inconscient, à savoir d’un autre soi ? Pour élucider cela, il s’agit de déterminer ce dont nous sommes sûrs, à quoi tient notre existence si ce n’est le langage et comment ne pas faire erreur sur la personne et parler d’un autre soi.

Alice, en discourant avec le Faon et lorsque celui-ci lui demande qui elle est, répond « je pense que je ne suis rien ». Le Faon réfute cette affirmation par son illogique. Pourquoi ? Cela nous vient de Descartes qui découvre le « moi métaphysique » qu’il développe dans les « Méditations métaphysiques ». Montaigne avant lui, philosophe sceptique, doute que les hommes puissentsavoir, il doute de la connaissance de l’Homme : « Que sais-je ? ». De son côté, Descartes lui succède dan cette recherche et se demande : « Qu’est-ce que je peux connaître de vrai en moi? ».

    Nous existons. Aristote le dit à travers son propos suivant : « c’est l’étonnement qui a poussé les premiers penseurs à réfléchir ». Mais pourquoi ? Évoquer l’explication des parents qui nous ont donné naissance est un « comment », pas un « pourquoi ». On ne peut pas ne pas ressentir d’étonnement depuis notre enfance face à notre raison d’être. Une vie confortable est une vie qui ne s’ignore pas. Une vie indigne est une existence qui s’ignore. L’existence ne nous est pas due, elle nous est donnée. Une vie décente est indépendante face à tout. Descartes reprend cette idée en distinguant deux types de naissance : celle physique grâce aux parents et celle métaphysique qui repose sur le fait de donner naissance à moi-même.

 

Mais pour cela, Descartes se demande de quoi il est sûr et certain, ce qu’il connaît autour de lui qui lui permettrait de se connaître lui-même. Et c’est le doute qui devient une arme. Descartes passe donc au crible, avec « le doute méthodique, hyperbolique » les domaines suivants afin d’affiner sa réflexion. Il élimine les renseignements donnés par les sens qui ne sont pas fiables à cause des illusions. Il fait de même avec les renseignements donnés par le raisonnement qui ne sont pas fiables car ils sont purement formels : chacun est faillible, l’erreur est humaine. Il ne lui reste que les renseignements donnés par l’expérience, l’observation, les représentations en général mais qui ne sont pas fiables car le rêve ne me garantit rien, nous pouvons nous laisser duper.

Par conséquent, Descartes en conclut que nous pouvons douter de tout. Nous pouvons même douter de nous-mêmes mais nous ne pouvons pas penser que nous ne sommes rien car nous sommes nécessairement quelque chose pour pouvoir émettre la pensée que nous ne sommes rien. C’est ainsi qu’il arrive à l’affirmation suivante : « Je pense donc je suis » (cogito ego sum), ce qui nous permet de contrer la parole d’Alice. Pour approfondir sa réflexion, Descartes envisage par la suite un génie malin, une puissance qui s’amuse à nous tromper. Il peut nous tromper sur tout sauf sur ce que nous pensons. Nous découvrons par la pensée que ce qu’il y a en nous c’est de la pensée. On ne peut pas me tromper sur le fait que « je suis ». Personne ne peut me faire croire que je n’existe pas.

Cette idée est reprise dans le film « Matrix » des sœurs Lana et Lilly Wachowski à travers l’idée aboutie et poussée de Descartes qui ne pouvait pas envisager les progrès technologiques de notre époque contemporaine. Ce malin génie qui nous tromperait est, dans le film, une génération de machines qui cultivent les hommes pour leur énergie et les plongent dans une dimension complètement onirique et virtuelle dans laquelle ils ont l’impression de vivre réellement alors qu’ils sont maintenus dans des cuves. Ce qui nous intéresse dans ce film c’est que certains rebelles vont sortir de ce système de la même manière que Descartes a avancé sa théorie : le doute. Du fond de leurs cerveaux anesthésiés, Morpheus, Neo et toute la bande s’éveillent chacun à leur tour par le doute qui les habitent : cette sensation que la vie est trop lisse, que la Matrice est trop parfaite et que quelque chose ne tourne pas rond. Et c’est la pensée, le fait d’exister qui fait jaillir leur inconscient et les galvanise.

Dans ce film, toute l’humanité fait erreur sur la personne et se réfugie derrière sa persona mais ces insurgés, grâce à l’inconscient et à la parole qu’ils répandent dans les rêves de ceux encore endormis pour les éveiller, déjouent ces pièges. A noter que de nos jours, cette dystopie n’est pas si éloignée de nous. De même, certains au sein de la matrice ne sont pas prêts à accepter la réalité. Y-aurait-t-il un avantage à vivre dans cette fiction, serait-ce gratifiant ? Cela fait référence à ce que Cypher dit : « Les ignorant sont  bénis ». 


Si Descartes considère que nous pouvons nous appuyer sur la conscience pour poser une vérité, nous pouvons largement complexifier cette idée en nous basant sur les recherches de Sigmund Freud qui réfute l’affirmation de Descartes. Il explore cette idée de faire erreur sur la personne en parlant d’un autre soi et va au-delà du jaillissement de l’inconscient par le doute. Ce médecin autrichien du début du XXème siècle expose une de ses idées les plus révolutionnaires : il remet en question le « je » : pour lui, la psyché de l’Homme - la pensée qui nous définit personnellement, est d’abord constituée d’un « ça ».

On ne naît pas avec un « je » mais avec un «ça » composé de pulsions que nous avons en naissant, elles sont archaïques, liées à la sexualité comme la pulsion de la libido et liées au principe de plaisir. Ces pulsions désirent se satisfaire à l’âge pré-pubère: Freud qualifie l’enfant de « pervers polymorphe ». En effet, sa sexualité est une pulsion primaire qui influence les autres pulsions. Freud va donc largement choquer Vienne, ville prude dans laquelle il expose ses théories surtout celle du complexe d’Œdipe.

Pour Freud, tout enfant aime ses parents d’un amour sans distinction sociale. L’enfant ne fait pas la distinction entre l’amour pour un amoureux et l’amour pour un parent. Or, ce qui est tragique est le constat suivant : « Le premier amour est celui qu’on interdit ». Nous sommes conditionnés par cet amour brisé. Tous les autres amours de notre vie ne seront que des substituts de ce premier amour. Toute notre vie sentimentale débute par un interdit. Mais le désir s’éduque au fur et à mesure de notre socialisation qui fait de l’inceste est un sujet tabou et nous dégoute car nous avons tous traversé cet Œdipe et renoncé à cette pulsion qui nous fonde profondément et qui fonde, par la même occasion, la société. D’après l’ethnologue Levi-Strauss insiste sur la prohibition de l’inceste qui est l’interdit culturel par excellence : notre société repose sur l’exogamie, le fait d’aller chercher sa ou son partenaire ailleurs que dans sa famille. A noter que seuls les Pharaons et les Rois avaient le droit de déroger à cette règle car ils n’étaient pas des hommes comme les autres.

Dans les expériences de Freud, ce qui nous intéresse est de savoir comment nous nous constituons. D’abord, nous exigeons la satisfaction de nos pulsions primaires : c’est le principe de plaisir qui va s’opposer au principe de réalité. En effet, il est impossible de satisfaire ce premier principe en totalité car la société nous donne des désirs insatisfaits : nous sommes tous des « ça » repoussés, refoulés. Par exemple, un artiste sublime ses pulsions et cela donne l’œuvre. De là, se crée une ligne de fracture, un champ de bataille : le « moi ». C’est la première instance de frustration : nous ne pouvons pas tout satisfaire. Et en enchaînement, le « sur-moi » se développe. Il fonctionne comme une censure qui filtre les pensées inconvenables qui ne parviennent pas à la conscience. Il est lié aux interdits parentaux : plus les parents sont durs et interdisent, plus l’enfant intériorise ces interdits et développe son « sur-moi », nourri par la frustration. Un enfant sans « sur-moi » pourrait s’apparenter à un enfant sauvage avec un appétit infini, des pulsions non-intériorisées, élevé sans parents.

Ces instances partent du principe que nous nous construisons au cours de notre vie. Toujours est-il qu’on ne naît pas avec un « moi » figé, il n’est pas génétique, il est le fruit de la socialisation et de notre civilisation, c’est une tentative de rééquilibrage entre deux forces contradictoires : le « ça » et le « sur-moi » Par conséquent, Freud converge vers l’idée que la présence d’un autre soi à l’intérieur de soi-même est évidente et inévitable. Toutes ces pulsions refoulées complexifient ce que je sais de moi et finalement, je ne me connais pas vraiment : je suis fatalement obligé de faire erreur sur la personne en parlant de moi-même.

Ces pensées inconnues, refusées à l’entrée de ma conscience comme des malpropres vont finalement être une bénédiction. Une fois que j’ai constaté que je fais erreur sur ma personne, qu’il existe un autre soi, que faire ? Comment pallier à cela, comment résoudre ces incohérences ? C’est à ce moment précis que ces pensées réprimées ont un rôle à jouer :

Face à la censure du « sur-moi », elles persévèrent et tentent de m’atteindre, de manifester leur présence sous diverses formes : l’hystérie, la paranoïa, les troubles tels que les névroses ou encore le somnambulisme. Comme des petits voyants rouges qui s’allument, c’est ainsi que je peux creuser et explorer mon inconscient, cet autre-soi tapi au fond de moi. Mais ce travail est long et laborieux et pour cela, Freud s’est penché sur l’efficacité de la psychanalyse et a travaillé pour lui donner un statut scientifique.

   

La psychanalyse permet d’extraire, de libérer la parole d’un patient, d’accepter la notion d’inconscient. Cela permet de récupérer, de revendiquer une certaine paternité de nos actes. Freud se passionne pour l’hypnose qu’il expose dans « Passion secrète » et cela nous rappelle l’écriture automatique des surréalistes au début du XXème. En effet, la psychanalyse va chercher à nous faire avouer ce qu’on n’admet pas de nous-mêmes. Freud insiste sur le fait qu’il faut que nous admettions le fait que nous avons un inconscient. Toute l’ambiguïté de sa conception tient finalement au fait qu’il faut bien saisir que le « ça » et le « sur-moi » ne sont finalement pas des instances extérieures ou étrangères à la personne mais elles construisent la personne.

Notre psyché est une construction. C’est pour quoi en un sens, même si le « moi » est l’une des instances, tout ceci fait que je suis « moi » en un autre sens. Ici, ce n’est pas le « moi » considéré comme l’une des trois instances mais du « moi » comme étant ce qui se constitue au fil de ces arrangements perpétuels qui se font entre elles : c’est la mouvance de ces lignes.

La psychanalyse permet de reconnecter l’inconscient au conscient et de mieux comprendre l’origine des troubles dont nous souffrons afin de les résoudre et par la même occasion, de réduire les erreurs que nous faisons en parlant de nous-mêmes, de mieux connaître cet autre soi. Tout reste à interpréter correctement les signes du patient, ses rêves. Le psychanalyste a donc recours à une libre-interprétation pour déchiffrer ce que le patient se dissimule à lui-même. C’est ainsi que nous pouvons réduire, éviter les erreurs que nous faisons sur notre personne lorsque nous parlons de nous-mêmes.

D’un tout autre aspect, il est intéressant de se pencher sur un autre des travaux de Freud, non pas sur l’inconscient, quoiqu’il soit omniprésent dans ses recherches, mais se focalise sur le langage, ce metteur en scène de notre parole. Après avoir vu le jaillissement de notre inconscient, comment la pensée aboutit-elle au langage et comment ce dernier ancre-t-il la conscience ? Pour répondre à cela, Freud expose ses travaux sur « l’enfant à la bobine » C’est une réelle découverte anthropologique. Cela soulève plusieurs problèmes : pourquoi parlons- nous ? Pourquoi l’enfant dit-il « je » ?

Freud observe son petit-fils d’un an et demi soumis aux apparitions et disparitions de sa mère. C’est par le jeu que l’enfant crée son « je ». Cela se fait par mimesis (imitation en grec) : la mère est sous la forme de la bobine et l’enfant décide quand la bobine revient et donc quand sa mère revient : il est acteur, metteur en scène.page9image29036096

Le « Oh », qui deviendra « fort », - loin en allemand, correspond à l’absence de la mère et le « Ah », qui deviendra « da » - oui en allemand, à sa présence. Mais l’enfant n’apprend à s’approprier son « je » au prix de longs efforts qui s’étalent sur les quatre première années de sa vie. C’est cette évolution qui nous intéresse. Avant une acquisition parfaite, l’enfant parle à la troisième personne et se distingue mal de sa mère.

Tout enfant apprend la langue grâce à une opposition entre deux évènements qu’il associe à des sons en les articulant. Ce que l’enfant commence ainsi à saisir c’est que les oppositions de sonorités rendent compte des oppositions entre des situations contraires. Dire « je », c’est une sorte de pouvoir nouveau que l’enfant entrevoit lors du retour de la bobine. Il accède ausymbolique, il apprend à dire « je » et à s’en faire un pouvoir. La maîtrise de la parole le met au premier plan, c’est lui qui décide alors que la situation de l’absence de sa mère est une action qu’il ne maîtrise pas et cette perte de contrôle est contrebalancée par le jeu, univers connu de l’enfant. C’est ce qui lui permet plus tard de prononcer la phrase de « tu me manques » à sa mère.

Progressivement, l’enfant apprend à se faire une place dans le monde et ce « je » pour pallier à une absence devient au fil du temps une marque de détermination de l’homme, un biais d’intégration en société et d’affirmation de son opinion et d’intervention dans le réel. Cependant, l’opposition des sons « Oh » et « Ah » ne lui est pas soufflé par quelque inspiration divine, cela provient de la langue allemande, cette langue qui est fondatrice dans la construction de notre identité. Or cette langue est un système, elle est issue d’une société.

Par conséquent, en voulant s’émanciper de l’absence de sa mère, en voulant prendre le contrôle sur cette privation, l’enfant se réfugie dans la langue pour y trouver un certain réconfort, une approbation de son ressenti et entre dans l’asservissement du langage et l’épée de Damoclès de faire erreur sur la personne en parlant de soi, se crée. Est-ce que l’enfant est libre, une fois lalangue incorporée à sa vie ? On peut se demander si le jeu de la bobine et l’association des sons est une expérience de liberté, une acceptation des structures et de la formation de la langue ou si cela prédit un esclavage de la langue, cette barrière non-choisie. On ne choisit pas sa langue, on naît dedans et on y plonge tôt ou tard. S’affilier à une langue, c’est s’identifier comme « une personne », un membre de la société reconnaissable et définie : là l’erreur est facile à connaître car considérer que nous nous connaissons alors que nous changeons à chaque instant, c’est ne pas se laisser la possibilité de mûrir, de s’améliorer ou même d’empirer.


            Le psychanalyste Jacques Lacan peut nous éclairer sur notre sujet et plus particulièrement sur l’ancrage de la conscience. Cela passe par le stade du miroir : l’enfant, à travers cet objet, perçoit son corps tel qu’il le ressent et l’associe tel qu’il le voit. Le miroir donne le pouvoir d’unifier mon corps : l’enfant se dit « ceci est moi » grâce au reflet : c’est une étape est cruciale mais nous pouvons la nuancer : cette prise de conscience se fait par un moyen « hors de soi ».

Cela fait toute la différence et nous en voyons les conséquences tout au long de notre vie lorsque nous achetons un vêtement et que notre premier réflexe est de nous regarder dans un miroir : il ne s’agit pas de confort, de douceur, d’aise mais d’apparence qui prime sur le ressenti. Suis-je une image ou un ressenti de mes émotions ? Tout cela prend racine au stade du miroir dans ce reflet séculaire : nous assimilons notre corps en le voyant en dehors de nous-mêmes.

Je prends conscience que je suis moi en me voyant tel un autre. C’est déjà, intrinsèquement et irrémédiablement, une erreur sur ma personne. Une rupture se fait, une sorte de traumatisme. Le ressenti du corps du petit enfant disparaît et l’apparence prend toute la place. Serait-ce la première « persona » de l’Homme, ce corps réfléchi, cette représentation extérieure ? Est-ce à cause de cela que le poids du regard des autres pèse autant sur mes épaules ? Mais comment arriver à être soi sans miroir ? Nous sommes marqués par ce stade, cette rupture qui provoque cette pensée que nous sommes « autre », une image. Notre « moi » se constitue par le miroir. Finalement, avons-nous une autre authenticité que celle de notre image ?

A l’instar de ce dédoublement du corps, nous pouvons observer ce dédoublement au sein du langage, au sein même du « je » qui est plus complexe qu’on ne pourrait le penser et qui renforce l’ancrage de la conscience. Dans le propos suivant : « Je dis, moi je... » : Ces deux « je » sont-ils les mêmes ? Dans cette phrase, je conscientise une idée mais la temporalité est différente. Le « moi » appartient au passé et le « je » est ancré dans le présent. Être conscient, c’est un dédoublement de la personne. Ce dédoublement peut mener à de la clarté ou à de la confusion : je me dédouble en acteur et en spectateur. A noter que l’acteur n’est pas seulement le corps, on ne fait pas la distinction âme et corps.

A travers ce dédoublement, je constate un décalage temporel : quand je dis un mot, il est déjà dit, il appartient déjà au passé. Henri Bergson dit que « conscience signifie mémoire ». Ainsi, l’inconscient n’est pas relié à la mémoire, nous ne nous souvenons pas des moments où nous sommes inconscients. La conscience est la parole, quoique je dise de moi, c’est déjà dit.

Les stoïciens disent que chaque instant est le début et la fin de la vie car parler est formuler des paroles au passé : on reçoit le mot a posteriori, de manière non-synchronisée. Le rapport au mot est le même qu’à la vie. Sur cette notion de vie, Blaise Pascal considère que si nous sommes conscients, nous ne profitons pas de la vie et nous ne vivons pas. Ce philosophe janséniste évoque dans « les Pensées » l’angoisse à l’idée de faire face à son existence, être seul dans une pièce. Pour échapper à cela, l’homme se noie dans le divertissement afin d’éviter l’essentiel.

Ici, l’essentiel est accessoire et l’accessoire est essentiel. Nous nous détournons de la condition existentielle. Mais sommes-nous véritablement capables de s’y confronter ? Rien n’est pire que de rester sans rien faire. De nos jours, la réflexion pascalienne est flagrante lorsque nous sommes sur notre téléphone à la moindre occasion car nous revêtons la persona de l’Homme affairé, car nous fuyons le fait de ne rien faire et de se confronter au temps qui passe.

   Par conséquent, le seul moment qui compte c’est le moment présent, et pourtant, je ne le vis pas. Le présent pur est absent de ma pensée. On dit que le secret du bonheur, c’est de vivre dans l’instant présent, constamment devant l’abîme, devant la falaise de la mort. Je ne suis jamais aussi vieux qu’à l’instant présent et je ne serai jamais aussi jeune qu’à l’instant présent. Je ne suis jamais en parfait accord avec ce que je vis, je change et évolue en fonction des évènements. L’erreur sur la personne en parlant de moi est inévitable. Ce dédoublement permet seulement de contrôler ce que je dis.

Sur la différence des « je », Jacques Lacan émet une distinction particulière. Il revient sur le rôle du langage et cela nous permet de boucler la boucle du langage, le metteur en scène de notre parole qui détermine l’erreur. Pour Jacques Lacan, le langage nous prédétermine et nous est imposé depuis la naissance. Il permet de parler de nous et c’est une habitude.

Tout sujet humain est pris dans sa langue comme l’enfant à la bobine. Mais lors de la prise de parole nous pouvons constater une dissociation : quand je dis « je dis, je chante » le premier « je » se rapporte à un « je » d’énonciation. C’est le « je » qui parle, une sorte de metteur en scène, ce qui en nous parle de soi-même comme la personne qui tient le stylo de son journal intime. Ce « je » est toujours au présent, il a une valeur immédiate. A contrario, le deuxième « je » se rapporte à un « je » d’énoncé. C’est le « je » qui est parlé, celui qui est mis en scène : l’acteur , ce dont nous parlons quand nous parlons de nous-mêmes comme la personne qui vit les événements dans le journal. Il a toujours une valeur au passé.

Ce qui nous intéresse est de savoir si ces deux “je” peuvent coïncider ? La réponse pour Jacques Lacan est simple : si nous avons l’inconscient, c’est que les “je” ne se synchronisent pas. Physiquement, ce sont des “je” qui appartiennent à la même personne mais mentalement ils se distinguent. Cette constatation a donc un aspect tragique : on ne s’en relève pas. La totalité, la symbiose des “je” nous est refusée. Même si nous voulions qu’ils soient en accord, nous ne pourrions pas car ils ne sont jamais conformes. Ainsi, quand je dis “je chante”, je ne chante pas vraiment, je dis que je chante. L’Homme est un être scindé en deux car nous sommes des êtres de parole par conséquent, nous nous trompons toujours de personne car ce sont bien deux « je » distincts.

            Nous pouvons dire que le « je » s’expose, il agit alors que le « moi » est figé, il faut donc le remettre en question, c’est très important. Croire à l’existence du « moi », c’est croire à une identité figée et stable. Le « moi » est une substance qui signifie « ce qui se tient dessous » et fait directement référence à la notion de nature stable, figée mais aussi indépendante. Il faut donc remettre en permanence le « moi » en question : une nouvelle rencontre peut faire jaillir une nouvelle perspective de vie, avoir une révélation suite à une œuvre d’art qui nous bouleverse. La vie est un perpétuel bouleversement qu’on n’arrivera jamais à cerner.

 

Pour finir, une fois avoir dégagé les possibilités de faire erreur sur sa personne en parlant d’un autre que soi, puis d’un autre soi, une fois ces procédés détaillés rigoureusement, cette théorie se doit d’être mise en pratique. Que faire de ce constat de l’erreur de la parole ? Comment cela nous affecte-t-il au quotidien ? Il faut savoir comment cela nous touche et nous atteint dans notre intégrité, dans notre morale, cette force et idée régulatrice bien empêtrée dans ces considérations. Est-ce que la parole est-elle quand même, malgré tout ce que nous venons de soulever, un acte de morale, d’éthique tangible ? Comment puis-je faire pour me porter garant de moi si ces paramètres - tel que la persona sociale de Jung, le sur-moi qui censure mon inconscient, la langue qui m’assujettit dans l’erreur, brouillent mon discernement moral ? Nous avons vu que la psychanalyse est un moyen de se libérer de ces erreurs sur notre personne, mais existerait-il un autre biais qui divergeait de la méthode freudienne ?

Pour répondre à cela, il faut bien comprendre le concept de neutralité du psychanalyste qui ne juge et ne trie pas les pensées des patients dans un tableau à deux colonnes « Bien et Mal ». Pour Freud, Marx et Nietzsche, ces deux notions sont obsolètes, il faut arrêter d’y croire car pour eux, tout est une affaire de généalogie. Nietzsche l’explique dans son œuvre « la Généalogie du Mal»: ce dernier ne vient pas de Dieu mais époque après époque nous construisons progressivement ce qui est moral ou non. Le psychanalyste peut entendre les fantasmes les plus sombres de ses patients, il ne cherche, à travers la parole, qu’à les libérer deleur culpabilité.

Or, un autre type de dialogue est souvent comparé à la psychanalyse par le biais de la parole : c’est la confession. Mais leurs distinctions sont plus importantes que leurs similitudes et nous pouvons le voir dans le rapport à la religion. Freud y est fermement opposé, il juge cette dernière comme une infantilisation de l’humanité qui reprend le schéma familial telle une figure tutélaire. Le prêtre, aux antipodes du psychanalyste, écoute le pécheur pour punir et culpabiliser celui qui confesse ses péchés. En effet, il ne sert à rien de se confesser si l’on ne se sent pas coupable.

Dans ce cas-là, est-ce que l’aveu ne serait-il pas pour se déculpabiliser et s’assurer un avenir confortable au Paradis ? Avouer serait osciller entre repentir et escroquerie. Mais cette duperie peut être perçue d’un autre point de vue : la confession ne serait pas un but, une finalité en soi mais un moyen, un marchepied pour s’accomplir réellement. La confession pourrait bien, car contraint de parler de soi-même à soi-même, donner finalement naissance au mal.

C’est le cas de la Marquise de Merteuil, un des deux personnages principaux du roman « Les Liaisons dangereuses » de Pierre Choderlos de Laclos, œuvre iconique qui a traversé le temps et est encore l’objet de nombreuses réflexions et au centre de problématiques actuelles tant par sa perspicacité que par sa morale douteuse. Sous la forme d’un roman épistolaire, cette œuvre est un recueil de lettres qui retracent les intrigues de la Cour et met en lumière les stratagèmes de ceux qui tirent les ficelles de la société, en l’occurrence la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont.

 


Nous nous penchons plus directement sur la Marquise de Merteuil, personnage féministe dans un monde sexiste, elle est difficile à cerner car elle est en permanence en représentation. Telle une actrice née, elle module son discours selon la personne à laquelle elle s’adresse. Grâce à son pouvoir et son hypocrisie, elle donne l’impression de ne pas subir cette société duplice. Mais c’est justement à cause de cette société-même qu’elle est devenue cette libertine pervertie. Très jeune, elle comprend que la Cour doit primer sur sa nature même d’individu, femme qui plus est.

Comme elle nous le décrit très bien dans sa célèbre lettre autobiographique, la 81ème au Vicomte de Valmont, elle est passée de jeune fille apeurée à femme puissante et maitresse d’elle-même au fil des années grâce à un entretient décisif avec son confesseur qui s’attend à ce qu’elle ait commis des péchés. Dans cette société où la répression est tellement forte qu’on ne peut se faire une idée des choses uniquement que par le biais du mensonge. Puisqu’il faut avoir péché, elle agit donc comme si elle avait de l’expérience : « [...] et me vantant d’une faute que je n’avais pas commise, je m’accusai d’avoir fait tout ce que font les femmes. » pour voir la réaction du confesseur qui la conforte dans l’idée du plaisir extrême qui se dégagerait du péché. Elle voue donc sa vie à collectionner les amants. En mentant, en faisant effrontément erreur sur sa personne, elle trouve dans le Mal une sorte de vocation, un objectif pour exister, pour se faire une place.

Dans ce cadre-là, le Mal a un rapport à la liberté qui elle-même évoque l’idée de choix, d’éventualité, la possibilité du plaisir, de la volupté à pouvoir choisir le pire, le vice sur la vertu, idée d’Edgar Poe avec son « démon de la perversité », reprise par Baudelaire, Rimbaud et Verlaine qui savourent le fait de se saboter. Edgar Poe considère qu’il faut un esprit hypersensible pour entrevoir la perversité et non une intelligence particulière.

 


Cependant, il est possible de nuancer ce propos : nous pourrions croire qu’elle est émancipée car c’est une femme de pouvoir mais c’est en réalité un véritable sacrifice. En adhérant au caractère peccable de l’Homme, la Marquise de Merteuil fait erreur sur sa personne car elle s’interdit de tomber amoureuse, elle s’interdit de ressentir quoique ce soit qu’elle ne contrôle pas : elle se rate, elle passe à côté de la jouissance réelle de la vie. Elle choisit des petits plaisirs à un grand bonheur. Elle s’obstine à aller à l’encontre de son épanouissement car le seul homme qu’elle veut vraiment, elle le pousse dans les bras d’une autre, au nom de sa propre réputation. Nous pouvons comprendre sa démarche car dans cette société patriarcale, le paraître est la seule manière pour les femmes d’exister. De plus, la haute-société de l’époque dans laquelle elle évolue vit dans un cocon, une oisiveté qui entretient les apparences.

C’est d’ailleurs ce qui provoquera sa perte et sa déchéance : le Vicomte de Valmont, sa seule faiblesse, sa seule fissure dans son armure impénétrable. Elle ne va pas supporter sa jalousie lorsque le Vicomte de Valmont triomphe après avoir séduit la Présidente de Tourvel et qu’il réclame son prix. Elle n’est pas une femme de parole car elle refuse sa promesse de nuit d’amour. Elle perd le contrôle : le peu de morale qui lui restait lui échappe et l’escalade de violence et de trahisons entre elle et Valmont poussera ce dernier au duel et à la mort.

Une fois la véritable nature de la Marquise révélée, elle perd toute sa crédibilité au sein de la société et n’a pas d’autre choix que de fuir. Ce personnage incarne parfaitement la société car la Marquise domine ce microcosme tout autant qu’elle est dominée par ce dernier. Elle manipule, blesse, détruit des mariages pour la satisfaction d’exercer un pouvoir mais elle reste malheureuse, seule et s’est condamnée à faire erreur sur sa personne à partir de l’instant où elle s’invente une honte et s’accuse d’un faux péché qui a structuré toute sa vie.

La conscience du péché, pour la Marquise de Merteuil, fait naître la tentation. Elle s’invente une expérience fictive. Mais serait-il possible de prendre cette démarche à contre-pied et d’imaginer que nous pourrions inventer une expérience non-fictive, inventer du réel ? Cela permettrait de ne pas tomber dans l’erreur et de raconter un récit qui apporte à un passé, qui a déjà été vécu, une sorte de valeur ajoutée. C’est ce que Paul Ricœur développe dans « Soi-même comme un autre » à travers l’identité narrative. Ce concept est utilisé par certains psychologues comme Cécile de Ryckiel qui aident les personnes traumatisées qui ont vécu des ruptures dans leurs existences, à la manière d’une thérapie.

     


L'identité narrative permet tout simplement de renouer les fils de sa vie par un récit. Ricœur dit que si nous nous en tenons à la radicalité de la vie, nous ne pouvons pas nous remettre de nos traumatismes. Il faut retisser ce que la réalité a rompu dans la vie grâce aux fils de la fiction car le traumatisme est trop fort pour la conscience, trop lourd à encaisser. Ce qui va nous aider est la mise en intrigue : imaginer une trame qui unifie les événements d’un récit, une trame qui poursuit un sens : un fil narratif, qui suppose évidemment une fiction.

Il s’agit bien de distinguer le contenu d’une histoire et sa forme : cette dernière peut se dérouler comme un récit avec le fameux « il était une fois » sans pour autant modifier le contenu. Cette distinction, Rousseau ne l’a pas saisie. A aucun moment, il ne dit qu’il déroule une fiction, il pense dire la vérité : c’est un réel manque de lucidité, d’attention. Rousseau est bien victime de la langue. Avoir la ferme volonté de dire la vérité nous précipite dans l’erreur. Il s’agit donc, à travers l’identité narrative, d’admettre et de concéder la part de fiction dans notre parole pour éviter de faire erreur sur notre personne. Si parler de soi est de la fiction, il faut prendre la parole à son propre jeu et en faire une vérité.

 

Pour parvenir à cela, il faut comprendre la notion de sujet : nous devons croire que nous sommes tous un personnage, un héros comme Hercule ou Achille : ce qui m’arrive, m’arrive à moi. Il faut faire du passé un roman vrai, pas un vrai roman. C’est la seule manière de ne pas faire erreur sur la personne. Cela passe par l’écrit, soit pour quelqu’un d’autre, soit de soi pour soi. Se réapproprier son corps après un viol est primordial et fondamental pour se reconstruire. Cela passe par le fait de se narrer sa propre vie.

L’identité narrative me permet de me donner un engagement. L’intention de se remettre d’un événement et d’en parler comme une fiction va primer sur le résultat : c’est ce qui a fait défaut à Rousseau, il n’avait pas l’intention de raconter un récit. Il était sûr de lui, de qui il était. C’est ce que Paul Ricœur décrit comme une marque de mêmeté, cette identité génétique qu’il décrit : « Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. ». Croire en la mêmeté, c’est cette identité numérique : on ne me changera pas, s’ancre dans son identité, contrairement à Alice, et croit à l’identité de naissance : cela revient à vivre à reculons. L’identité est close sans aucun doute,contrairement à Descartes. La mêmeté incarnée serait tout bonnement incapable de faire erreur sur sa personne en parlant d’elle-même. Mais cette rigueur, cette rigidité condamne à une monotonie éternelle.

A contrario, l’ipséité, autre notion développée par Ricœur, se base plutôt sur l’intention. Elle décide de marquer son identité dans le futur, dans l’engagement ferme et éthique : c’est une rigueur dans la promesse, dans le changement cette fois-ci. Nietzsche considère par ailleurs l’homme comme un animal qui puisse promettre. Même si demain je ne peux pas respecter monengagement, j’en ai eu la plus authentique intention. Cet acte de foi forme la consistance éthique d’un être. C’est ainsi que l’ipséité permet de ne pas faire erreur sur la personne, il s’agit de la sincérité.

Si nous bouclons la boucle, Paul Ricœur conclut que l’identité narrative permet à la mêmeté de s’ouvrir à l’ipséité. Ce caractère fondamental marqué par le passé, marqué par la douleur fait que nous pensons que nous sommes définis parce que nous avons vécu mais à travers l’écriture, à travers la fiction, nous cicatrisons de ces souffrances et nous embrassons un futur plein de promesses et une certitude que nous avons trouvé comment ne plus nous fourvoyer car nous avons tous besoin d’être quelqu’un pour pouvoir répondre de soi-même.

Parler de soi est la consistance d’un être moral et permet de se porter garant de soi-même, à nous-mêmes et à autrui mais est-ce que la sincérité de notre propos est-elle assez forte pour soutenir n’importe quel propos ? Hors contexte, quelqu’un qui se raconte une fiction et croît dur comme du fer à son idée, cela semble un peu le début d’un délire.

 

Comment cadrer cela afin que cette parole ne dérive pas ? Cette conception semble en effet semblable à celle d’un prophète qui délivrerait la Parole de Dieu ou encore d’un politique légèrement autoritaire qui croirait un peu trop à ses idées farfelues et surtout dangereuses. Cependant, cette parole absolue, cette parole dépourvue d’erreur existe et il est nécessaire de ne pas la confondre avec le sophisme, cette éloquence corrompue, ce « raisonnement vicié, un argument séduisant mais faux, destiné à induire l'interlocuteur en erreur ». C’est Michel Foucault qui recentre cette parole menaçante sous le nom de « parrhésia ». Il la décrit comme un effet de vérité. La sincérité prône sur la démonstration, nous sommes vrais en la disant. Elle transcrit l’implication, le charisme et l’adhésion à la parole prononcée. L’orateur est en symbiose totale avec son propos tel un moment de grâce. Ainsi, Greta Thunberg réalise la prouesse suivante : par sa parole, elle touche le cœur du monde entier. Nous parlons d’elle parce qu’elle dégage quelque chose qui la distingue des autres : c’est la parrhésia. Serait-ce dû à son syndrome d’Asperger qui lui ôte la capacité à faire semblant ? Si nous sommes parfois indisposés par la crudité de ses propos, c’est probablement parce que cela nous renvoie à l’hypocrisie de la société aux antipodes de la parrhésia. Cette transparence de son discours, la conviction qui s’en dégage fait de son propos un propos sans erreur. Cependant, c’est une vision un peu utopique de limiter l’emploi de la parrhésia à une militante écologique pacifique âgée de 18 ans qui tente de raisonner des politiques peu scrupuleux. Que faire de la parrhésia provenant d’un être plus malfaisant ? Est-elle moins crédible ? Moins pertinente ?

De nombreuses questions se posent autour de la parole funèbre de Gilles de Rais, pédophile assassin du Moyen-âge dont la noblesse n’a pas protégé de la justice. Sur l’échafaud au sens littéral du terme, il trouve en lui les mots qui touchent les parents des enfants qu’il a assassinés, il trouve en lui une ressource, cette force un peu mystique de s’excuser auprès de ces parents broyés, meurtris et de plonger l’assemblée dans un silence à couper au couteau. Était-ce une parole parrhèsiastique ou tentait-il d’expier son péché avant de se retrouver devant Dieu et de devoir rendre compte de ses actes ? En effet, il convient de rappeler que le Moyen-âge était une époque de grande ferveur catholique régie par le Jugement Dernier, ce qui a pu influencer ce dernier élan de courage. Par conséquent, cette parrhésia dénuée de mensonge est recevable et envisageable à grand nombre de conditions sans quoi elle risquerait un détournement de son usage et cela entacherait sa puissance, sa pureté et son intégrité.

 


En conclusion, nous avons débuté notre étude sur l’erreur dans le regard des autres et l’opacité de notre société qui fausse le dialogue. Puis cet échec de communication s’étend à une dimension plus personnelle, celle de l’écriture pour dire la vérité : la rigueur et le perfectionnisme conduisent à l’opposé du but initial qu’est la clarté et l’honnêteté. Cette remise en question s’effectue au cœur même de notre identité : la concordance de cette dernière et la parole est un projet inexorable et ébranlant. Cela nous amène à douter, ce qui permet d’établir quelques certitudes sur notre intégrité. En notre sein, l’inconscient brouille les échanges avec le conscient et fait ressortir des incohérences que nous pouvons analyser à l’aide de la psychanalyse qui libère la parole opprimée et souffrante. Nous avons compris le rôle du langage et la construction d’un sujet acteur de sa vie dont l’objectif est ensuite d’en déterminer la moralité. Cette moralité peut être évincée par l’appât de la perversion ou reconquise à travers une écriture fictive libératrice et apaisante. L’aboutissement de cette réflexion tient dans le fantasme d’une parole inconditionnellement véridique : la parrhésia correspondrait à une parole libérée de la « persona », réponse subtile et controversée à notre début de réflexion.