dimanche 29 mai 2022

Terminales 2/4/5/6: Peut-on avoir raison contre l'état?

Définition (rapide) des termes

               L’état c’est finalement cette idée d’appliquer du droit à un territoire donné, c’est-à-dire d’instituer le rapport réglé des lois dans un espace limité par des frontières, à une population. Raison vient du latin « ratio » qui signifie « proportion ». Or il est bien question dans un état d’assigner à chacun ce qui lui revient de droit au regard de lois qui s’applique à tous et à chacune, à chacun. La fonction même d’un état c’est de rationaliser les relations des citoyens dans un territoire défini.Par conséquent l’idée que l’on puisse avoir raison contre l’autorité grâce à laquelle les relations entre les hommes sont soumises à ce principe de raison que sont les lois semble assez difficilement soutenable.

Problématisation

Après qu’Aristote ait soutenu que l’homme est un animal naturellement politique, il argumente cette nature de zôon politikon par l’articulation en l’homme de la phoné et du logos qui signifie à la fois raison et langage. Les animaux se servent de leur voix pour exprimer le douloureux et l’agréable, mais grâce au logos, les hommes dépassent ce niveau d’expression pour signifier aussi des idées générales: le mal et le bien, le juste et l’injuste: « avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité. » Puis-je avoir raison contre ce principe fondamental de la constitution en cité, en état, grâce auquel une communauté se forme?  Mais de ce que l’état se constitue sous l’effet de la raison s’ensuit-il qu’il ait toujours raison? (Problématique)

On saisit que cette question ne tombe pas dans le vide. Elle n’est pas caduque. Elle trouve un lieu d’être, voire même certaines résonances puisées dans l’actualité ou dans l’histoire. Pourquoi? Parce qu’il existe une différence entre la définition structurelle, constitutive de "l’appareil d’état » et les occurrences, les moments souvent critiques qui dans l’histoire ont placé certains états en situation de se maintenir par des prises de décisions, des décrets, des lois, des opérations tenues secrètes, des actions non révélées au public, etc. 

            On utilise même l’expression « raison d’état » pour désigner précisément le principe de cette légitimité grâce à laquelle un état s’autorise de son statut pour justifier une action qui défie toute morale, tout sens de la justice, voire sa propre légalité. On réalise ainsi qu’il n’existe pas d’autorité « terrestre », effective, concrète qui soit finalement supérieur à celle des états.  Il y a des valeurs, des Idées de justice, de bien mais pas de force susceptible de se mesurer à celle, publique, de l’état.  

            (Les révolutions pointent finalement ce moment de rupture au gré duquel un peuple parvient à se fédérer contre une raison d’état qui ne lui semble plus si « raisonnable », mais a-t-il raison? Et d’ailleurs dans ces conflits entre un peuple et les instances qui le dirigent, est-ce vraiment la raison qui constitue le critère même de la lutte ou pas plutôt la force, la puissance des affects? Que la révolution française ait été fondée sur les idéaux des Lumières n’est pas autre chose historiquement qu’une imposture entretenue par une bourgeoise montante et lettrée, mais la vérité, c’est que ni Rousseau, ni Voltaire, ni les idées de Kant n’ont nourri le peuple français ou plutôt parisien dans les différentes phases aboutissant à la destitution puis la décapitation de la royauté. Où et comment trouver un droit de se révolter contre l’Etat si l’état est une notion qui vaut de droit sans que ce soit de la force pure contre du droit et qu’on retourne ainsi à un état de nature préexistant (à la loi de la jungle, en quelque sorte) ? Peut-on se convaincre que le droit du peuple se révoltant est plus juste que le droit de l’état renversé? Dans le cas de la révolution française, c’est assez clair puisque des principes universels de droit se substituent au droit du sang ou au droit « divin » du monarque.)


Efforçons-nous de poser le sujet le plus simplement possible: 


1) La Polis et le Logos (La raison est l'origine de l'état): Réponse négative

Quand avons-nous raison? Quand nous disons la vérité. Quand disons-nous la vérité? Quand la proposition que nous défendons dit ce que tout homme, en tout lieu en tout temps ne peut que raisonnablement « admettre », indépendamment de toute condition, situation ou considération particulière. Une thèse vraie est universelle et pure au sens de désintéressée (aucun intérêt particulier ne s’y manifeste). Le rapport entre la raison et l’état s’exprime ici avec une évidence claire et limpide: L’exigence d’universalité à l’oeuvre dans toute proposition vraie c’est-à-dire « ayant raison », suppose finalement un désintéressement que l’on retrouve parfaitement dans toute mise en communauté d’une population puisque cette mise en commun implique que chacun consente à n’être que la partie d’un tout, c’est-à-dire à faire la part de son intérêt particulier et de l’intérêt commun de telle sorte que le second l’emporte sur le premier.

Finalement ce rapport entre l’Etat et la raison est exactement ce que décrit Aristote lorsque il pointe le rapport entre la Polis (cité) et le Logos (raison et langage). L’être humain est un zôon politikon parce qu’il n’est pas exclusivement animé par des pulsions organiques et par de simples besoins vitaux. Il possède une voix, comme la plupart des animaux mais sa voix à lui (phoné) est articulé par du Logos, de telle sorte qu’elle ne lui sert pas exclusivement à exprimer sa douleur ou ses envies mais aussi à développer le sens du bien et du mal du juste et de l’injuste.  C’est pour cette raison que même s’il y a des associations, des communautés chez certains animaux, ce ne sont pas pour autant des cités, des polis. L’être humain, seul fait advenir dans la nature des communautés qui ne sont pas administrées par le seul souci de la nourriture, de la reproduction, de la vie mais bien de l’action commune, humaine (au sens de Hannah Arendt: Action/Travail/Oeuvre). Il y a donc dans l’Etat, dans la polis un rapport évident avec l’humanité au sens le plus fort et le plus spécifique, noble, du terme, à savoir que le citoyen y accomplit sa réalisation de zôon politikon, d’être vivant suivant un ethos, une éthique distincte de celle qui consisterait simplement à se maintenir en vie (Oïkos). Transformer le hasard d’être en vie en « destin » humain (mais en destin improgrammable), tel est initialement la fonction de la polis et donc de l’état.

Il n’est donc pas possible d’avoir raison contre l’état pour la bonne raison que l’état est déjà en soi non seulement ce qui porte en soi le logos avec lequel la phoné de l’animal humain est articulée, c’est-à-dire la raison avec laquelle la voix de l’être humain est articulée mais aussi parce que l’état est consécutivement le creuset hors duquel il est impossible à l’être humain de vivre le fait d’être humain, de l’assumer et de l’effectuer par l’action, par une praxis exclusivement humaine. Tout être humain s’excluant de la cité pour cultiver ailleurs ou autrement le fait d’être homme s’égare, se trompe, s’illusionne, exactement comme le fou ou le cheval d’un jeu d’échecs se réduirait absurdement à sa matière de simple pièce de bois dés si elle souhaitait s’exclure du statut symbolique que lui prête le jeu d’échecs. On ne peut pas avoir raison contre cette hauteur symbolique que tout citoyen du simple fait d’être reconnu en tant que citoyen (libre) acquiert au sein de la cité, et cette hauteur symbolique, cette prédisposition au symbole (dépasser l’agréable et le désagréable pour acquérir le sens du bien et du juste) c’est ce que l’homme acquiert par ce logos qui est articulé à sa phoné. On ne voit donc pas où ni comment pourrait se constituer une raison hors de ce lieu où s’accomplit et se cultive cette donne à tous égard initiale et structurelle par la grâce de laquelle nous en avons une.

Aucun humain ne peut avoir raison contre l’état parce que l’état, c’est ce par quoi il manifeste qu’il est un être doté de raison, un être dont la voix est articulée à du Logos.


2) Autorité, Liberté et souveraineté: réponse négative

Toutefois si cette conclusion à tous égards logique (logos) était indéfectible, et indépassable, aucun Créon ne se donnerait le droit de ramener la dépouille d’un citoyen libre à la condition de corps offert à la décomposition organique à l’air libre. Il y a là un pouvoir exercé sur le corps organique du citoyen qu’aucune cité ne peut raisonnablement se donner parce qu’elle contredit son essence même de cité composée de zôon politikon. Cela suffit à poser comme un fait malheureux, voire tragique que l’humain puisse déroger à l’éthique imposée pourtant par son statut le plus avéré, le plus clair. Cela signifie que les grecs, inventeurs de la notion de cité telle que nous la connaissons en occident, avaient déjà pleinement saisi tout ce qui de l’être humain se jouait dans la cité et en même temps à quel point l’éthique résultant de cette essence politique était fragile, sujette à difficulté et que dans ce champ problématique le destin de l’humain ne cesserait de se miser à tout instant.

 


                    Si aucun humain ne peut avoir raison contre l’état, encore faut-il que l’Etat soit toujours à la hauteur de ce qu’il est, ne se rabaisse pas en deçà de la ligne de conduite de cet ethos du logos qui est structurellement le sien. La Tragédie Antigone de Sophocle ne parle finalement que de ça, c’est-à-dire de la nécessité que s’institue dans le rapport de l’Etat (polis) au citoyen une sorte de réciprocité performative dans l’espace de laquelle Etat et humanité se constitue mutuellement par le biais d’un processus que l’on pourrait baptiser d’inter-légitimation. Cette nécessité de maintenir les hommes dans leur statut de zôon politikon, c’est ce qu’il est évidement à la portée de chaque citoyen de réaliser, de comprendre, d’effectuer, surtout quand les rois et les archontes omettent de le faire. Cette ligne éthique qui se dessine par le zôon politikon, c’est exactement ce qui situe exactement la polis comme l’espace dans lequel s’accomplissent des actions communes voulues et pratiquées par des citoyens libres, et pas comme lieu où s’exerce la souveraineté d’un homme. 

En d’autres termes, si la polis est bel et bien le lieu d’exercice d’une autorité, ce n’est pas celle qu’un homme exerce sur les autres mais celle que tout humain collectivement exerce sur ses actions. Il s’agit d’être l’auteur de ses actes (sens premier d’autorité: auteur) pas d’être sous la tutelle d’un maître.  Finalement tous les problèmes graves et les impasses politiques dans lesquelles se débattent la plupart des penseurs politiques après l’antiquité viennent de ce que la question de la souveraineté a totalement supplanté celle de la liberté qui pourtant est celle dans laquelle s‘origine et finalement se définit exclusivement la politique.  Pour que l’état c’est-à-dire la polis soit vraiment ce qu’elle est, c’est-à-dire le creuset même dans lequel se constitue l’humanité, il faut qu’elle soit rappelée à cette liberté fondamentale qui échoit à l’homme d’être la créature  susceptible de n’être pas limitée par la seule préoccupation de la vie biologique, de créer des modalités d’existence dépassant de ce cadre là, de faire exister dans le monde des modalités d’être qui ne soient pas "que vivantes".

La vraie question est donc celle de savoir si être humain prime ou pas sur le fait de rester vivant. Etre humain implique que l’on prenne le risque de ne pas rester vivant.  Dés lors que c’est l’exigence de demeurer en vie qui s’impose, force est de constater que l’idée d’un contrat par le biais duquel les hommes acceptent de troquer leur liberté contre de la sécurité apparaît et, de Hobbes à Rousseau en passant par Locke,  c’est toujours cet échange qui est à l’origine de l’état. 

Or, par rapport à ces deux conceptions opposées: celle d’Aristote et celle de Hobbes, il est intéressant de constater que la réponse à la question posée est pareillement « non » mais pour des raisons et au gré de perspectives radicalement distinctes, voire opposées.  Aucun homme ne peut avoir raison contre la cité selon Aristote puisque c’est la cité qui le définit à la fois structurellement et dans son Ethos, comme l’être dont la voix est articulée au logos. Dans la théorie de Hobbes, la raison, c’est ce qui s’impose de cela même que l’état civil est l’épuisement de la force et que les hommes réalisent que leur droit de nature (réaliser tout ce que peut notre puissance naturelle) est limité par la loi de nature (c’est-à-dire par ce devoir de ne rien faire qui puisse contrevenir à sa propre vie). La loi de nature, c'est l'ensemble des règles qu'il convient que l'homme respecte absolument pour sa propre conservation et c'est justement la Raison qui lui permet de les comprendre, de les saisir et de les accepter.

            On ne peut donc pas avoir raison contre l’Etat pour Hobbes puisque l’état s’impose de cette raison même qui point à l’horizon de l’impossibilité de fonder quoi que ce soit sur le rapport des forces (puisque ce sont les Lois de nature qui manifestent cette évidence a la raison de l'Humain) , même si ce rapport de forces est néanmoins prégnant dans les relations naturelles des hommes. On pourrait dire que l’Etat a raison de la force, non pas sous l’effet de sa pleine et entière positivité mais plus simplement à cause de l’incapacité de fonder quelque droit naturel que ce soit dans la nature elle-même. Le droit naturel ne pouvant s’appliquer dans la nature à cause de la loi de nature que la raison comprend, il n’y a pas d’autre possibilité que celle qui consiste à  faire en sorte qu’un droit « dérivé » s’institue dans un état civil, et c’est ça: l’Etat. On ne peut donc pas avoir raison contre l’état puisque l’état n’est finalement ni plus ni moins que ce point d’épuisement et de neutralisation des forces où les hommes font au sens propre « de nécessité raison », c'est-à-dire où la loi de nature limite le droit naturel à exercer toute sa puissance.




De plus, on a pu remarquer que tous les penseurs politiques du 17e et du 18e siècle raisonnaient à partir de cette distinction entre un état de nature et un état civil, même si cette dissociation et la question du passage contractuel du premier au deuxième  est posée par chacun d’eux comme une fiction davantage que comme un moment de l’histoire (aucune d‘eux en effet ne situe historiquement ce moment mais il s’agit seulement de réfléchir philosophiquement à ce «  relais »: comment les hommes sont ils passés de la nature à la culture?). Il utilise donc bel et bien le mot Etat, du latin « status » pour décrire une forme de stabilité. Ce que l’état au sens politique du terme rajoute au status, c’est précisément tout ce qui le distingue de la nation (dont l’étymologie pointe une référence à la nativité, au pays « natal »). La substance même du lien qui nous relie à notre nation est quasi physique, sensitif, pulsionnel voir matriciel. Notre rapport à la nation est celui qui nous a nourri, qui nous a constitué. L’état est, au contraire, l’instance qui cadre et régule nos rapports dans un territoire donné parce qu’il y a des mêmes lois et c’est tout. En termes kantiens, il apparaît clairement que la nation est ce qui nourrit et anime notre moi empirique alors que nous sommes liés à l’état en tant que « je transcendantal », c’’est-à-dire en tant que sujet de raison. Comment dés lors pourrais-je avoir raison contre l’autorité à laquelle je suis lié en tant que sujet de raison?


3) La raison d'état: réponse négative et positive

Cependant Kant lui-même, dans « idée d’une histoire d’un point de vue cosmopolitique » a relevé l’impasse dans laquelle pouvait nous plonger la question de la souveraineté exercée par l’état car, les hommes étant des animaux qui ont besoin d’un maître, ils ne pourront trouver ce maître nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine, et ce maître étant « lui-même un animal qui a besoin d’un maître », il ne sera en mesure d’exercer le pouvoir au sein de l’état que de façon imparfaite. Tous les développements précédents s’éclairent ainsi: « en droit », les hommes ne peuvent avoir raison contre l’Etat, mais comme l’état est une institution qui ne peut s’exercer qu’en s’incarnant dans l’autorité concrète de certains Hommes, il n’est plus totalement exclu qu’en fait l’Etat puisse avoir tort, sauf qu’on ne discerne plus vraiment au regard de quelle autorité ce tort pourrait être détecté, pointé, justice en tant qu tort. Si l’Etat, en tant qu’institution,  a toujours raison, où trouver le critère au regard duquel les hommes, incarnant l’Etat, pourraient avoir tort, et d’ailleurs, ont-ils vraiment tort, puisque aucun être humain au-dessus d’eux n’est à même de le prouver, de le justifier, de le légitimer?  Peut-on avoir raison contre l’autorité de l’Etat quand celle-ci est fondée sur la raison pure et abstraite, formelle de la notion même d’autorité?

                "L'homme est un "animal", qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, "a besoin d'un maître". Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables, et quoique en tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui pose les limites de la liberté de tous, son inclination animale égoïste l'entraîne cependant à faire exception pour lui-même quand il le peut. Il lui faut donc un "maître" pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable; par là, chacun peut être libre. Mais où prendra-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui et besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment, pour établir la justice publique, il pourrait se trouver un chef qui soit lui-même juste, et cela qu'il le cherche dans une personne unique ou dans un groupe composé d'un certain nombre de personnes choisies à cet effet. Car chacune d'entre elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne, au-dessus d'elle, qui exerce un pouvoir d'après les lois."

Il est impossible d’envisager cette question indépendamment du concept de « raison d’Etat » puisque finalement il concentre dans son expression et dans son application l’essentiel de la réponse négative. Aucun autre philosophe ne l’a mieux justifié et illustré que Machiavel dans son livre « le prince ». Il n’existe aucune raison qui puisse valoir contre la nécessité politique d’une paix civile et l’ordre régnant au sein de la cité. La « révolution culturelle » consacrée dans cet ouvrage réside exactement dans l’inversion du rapport de la morale et de la politique : ce n’est plus à la seconde de se soumettre aux valeurs de la première, mais à la première d’être utilisée, dénaturée et finalement trahie au bénéfice de la seconde. La plupart des conseils de Machiavel aux Princes, appuyée par les exemples de toutes les manipulations historiques de César Borgia à Florence reposent, en fait, sur cette inversion radicale des perspectives au fil de laquelle la seule finalité légitime et légitimée à écraser toutes les autres est celle de la conservation de l’état, de la cité. 

Parmi toutes les formules célèbres de l’auteur florentin, celle-ci est très éclairante: « il faut estimer comme un bien le moindre mal. » Il est en effet impossible de la comprendre sans saisir que les notions même de bien et de mal y sont radicalement destituées de toute dimension morale pour revêtir le sens de sauf et de dommageable mais pour qui? Pour le Prince, en tant qu’il a en charge de garantir l’unité et la préservation de l’Etat. La question  n’est donc plus du tout de savoir si l’on peut avoir raison contre le prince car il n’existe plus de « plan » ou de cadre ou de raison supérieure à celle de la raison d’Etat.

Dans son livre « Eichmann à Jerusalem », Hannah Arendt définit parfaitement cette notion de « raison d’Etat »:

« Derrière la notion d’acte d’Etat, il y a celle de raison d’Etat. Selon cette théorie, les actes de l’Etat – qui est par définition responsable de la survie d’un pays et, partant, des lois qui garantissent cette survie – ne sont pas soumis aux mêmes règles que les actes des citoyens de cet Etat. L’Etat de droit, conçu afin d’éliminer la violence et la guerre de tous contre tous, dépend pour sa survie des instruments de la violence. De même, un gouvernement peut se trouver dans l’obligation de commettre des actes qui sont généralement considérés comme des crimes afin d’assurer sa propre survie et celle de la loi (…)

Comme c’est grâce et sous la juridiction de l’Etat que le droit est appliqué au territoire d’un pays, on mesure bien tout ce qu’il s’ensuit en termes de droit des particuliers contre l’instance même sans laquelle le droit positif ne serait pas appliqué ni même reconnu.  Mais la notion de « raison d’Etat » va bien au-delà puisque en fait elle s’apparente exactement au sens de l’expression que nous utilisons parfois pour désigner des actions auxquelles nous sommes contraints à cause d’une situation impérative: « en cas de force majeure ». C’est bien le sens entendu par Machiavel: puisque c’est pour l’état et que la situation est ce qu’elle est « maintenant », une solution s’impose qu’elle soit compatible OU NON avec la justice et la morale. Le prince doit faire preuve de la bonne intuition de l’action juste mais pas au sens moral du terme: au sens temporel, au sens de Kaïros, celui de l’action qui tombe juste, et c’est moins là une question de raison que d’intuition politique. La raison d’Etat est donc ce qui justifie que le prince agisse en écoutant son intuition plus que sa raison, ce qui ne l’empêchera pas « d’avoir raison », puisque ce terme est finalement complètement revisité et légitimé politiquement. Il y a une vertu politique: la « virtù » au regard de laquelle toutes les notions de droit de justice et de morale sont redistribuées, converties transformées et passées au crible d’une seule valeur décisive, cardinale: l’habileté. On ne peut pas envisager de destitution plus radicale de tout ce que la notion de raison suppose pour les philosophes soucieux de définir la morale comme Kant d’universalité, de formalisme, de dépassement des cas particuliers, d’a-temporalité, de nécessité conceptuelle. L’Etat a toujours raison parce qu’il jouit du droit illimité de faire tout ce qu’il peut pour se maintenir, et cela suppose l’habileté d’un prince assez adroit pour faire toujours ce que les circonstances imposent, y compris le « mal » (même si ce terme n’a plus grand sens ici puisque ce qui est mal c’est la disparition de l’Etat).

Dans l’expression « raison d’Etat », s’exprime donc finalement pleinement l’efficience auto-référentielle du droit de l’état, à savoir qu’il a tous les droits, y compris celui de définir des zones de non-droit à cause de la raison d’Etat. Il peut ainsi prendre le prétexte de la lutte contre l’ennemi de l’état: le terrorisme pour délimiter des zones à l’intérieur desquelles il n’existe plus de référence aux droits de l’humain comme Guantanamo. L’état a tous les droits, y compris celui de créer des situations d’exception dans lesquelles certaines personnes ne sont plus traitées comme des humains de droit, le statut des migrants demandant à être reconnus dans un nouvel Etat pose ici question, notamment dans les années à venir. Comment avoir raison contre un Etat, si l’on ne peut être reconnu comme sujet de droit qu’au sein d’un état et que l’on a été déchu de ce statut de citoyen ou contraint d’y renoncer pour des raisons historiques? Giorgio Agamben pointe à juste raison la nature problématique du « Et » dans l’expression de la déclaration des droits de l’homme ET du citoyen. Ce « ET » est lourd voire insoutenable sous le poids d’un présupposé très préjudiciable à un nombre de populations qui va probablement s’accroître dans les années à venir, à savoir qu’elles seront humaines mais sans citoyenneté. L’impossibilité dans laquelle nous nous situons aujourd’hui de pourvoir poser l’existence d’un droit positif efficient indépendant des états est dommageable et critique.

Est-il possible de concevoir une raison dont les hommes physiques et singuliers puissent se recommander contre l’Etat ?


4) Politique et bio-politique

Nous atteignons ici le point le plus critique et le plus sensible de la question posée et dans tout ce qui va suivre, il faut bien garder en tête ce qui vient juste d’être établi, à savoir que le concept de « raison d’état » est ce qui donne à l’Etat le « droit » de faire « exception », au sens le plus profond et le plus étymologique de ce terme. Exception vient du latin ex / capere qui s’applique à ce qui est pris comme en dehors de…, c’est-à-dire ce que l’on capture en l’excluant, en s’y définissant de ne pas l’inclure (mais précisément c’est aussi une façon de l’inclure dans la définition). On réalise parfaitement comment le 3e Reich s’est finalement entièrement logé dans ce droit d’exception, soit cette aptitude de se concevoir en tant qu’Etat par l’exclusion d’un ensemble dans l’extraterritorialité duquel il se donne une identité, des droits, voire une Histoire (fausse évidemment et fondé sur des mythes fantasmatiques). Le moment à partir duquel l’état devient une machine étatique folle qui s’emballe et perd toute raison s’articule sans conteste avec cette notion de raison d’Etat, dans tout ce qui, d’elle, aboutit à ce droit de faire exception (se donner le droit de faire des zones de non-droit dans lesquelles  on se donne tous les droits sur la vie physique, biologique des humains).

Pour le dire autrement, aussi loin que l’on puisse aller dans l’exploration des raisons supérieures justifiant que l’Etat ait toujours raison, on trouvera toujours ce processus d’auto-légitimation qui finalement repose sur la « raison d’état », mais qui ne saurait raisonnablement se justifier. Que pensons-nous en effet des personnes qui nous disent qu’elles ont raison…. parce qu’elles ont raison? La question change alors de nature et devient celle-là même qu’avait posé Etienne de la Boétie avec son livre sur la servitude volontaire: « Pourquoi obéit-on ? » Comment expliquer que nos corps, nos systèmes nerveux, nos rythmes biologiques, notre sang, nos nerfs, nos muscles, notre cerveau obéissent à l’état? Comment des organismes humains se soumettent-ils à des modes d’organisation politique? C’est cela la vraie question. (c'est l'état agentique de Stanley Milgram: peut-on avoir raison contre l'état agentique , c'est-à-dire contre ce qui, en moi, se réduit, se complait secrètement à n'être que le bras armé de l'état, que sa marionnette exécutante? ). Avoir raison contre l'Etat c'est peut-être d'abord avoir raison de l'état agentique auquel tout être humai, consciemment ou pas, aspire.

    Or il est impossible de  traiter cette question sans faire référence aux travaux de Michel Foucault sur la biopolitique, comme le fait Giorgio Agamben dans son livre: « le pouvoir souverain et la vie nue ». Nous nous servirons ici plus particulièrement de l’introduction à ce livre. « L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote: un animal vivant et de plus capable d’une existence politique; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question. » 

On peine à réaliser tout ce que ce « de plus » peut revêtir d’ambiguïté et de nuance. » Mais pour vraiment le saisir, le plus simple est justement de revenir à Aristote lui-même et à ce passage de Politique où le philosophe grec décrit précisément l’esprit de cette distinction entre le « bien » propre à la vie politique en cité et le « bien » inhérent à la vie nue, à la zoé: « Telle est la finalité suprême (le bien dans la vie en cité), aussi bien pour tous les hommes, en commun, que pour chacun d’eux pris séparément. Ceux-ci, toutefois, s’unissent et maintiennent la communauté politique également en vue du simple vivre; s’il n’y a pas un excès de difficulté dans la façon de vivre, il est évident que la plupart des hommes supportent beaucoup de souffrance et s’attachent à la vie (zoé) comme s’il y avait en elle une sorte de sérénité (euméria) et une douceur naturelle. »


                Il y a un « vivre selon le bien » qui définit exactement la vie politique dans une cité et puis il y a le « simple vivre », or les humains pratiquent le premier « aussi » en vue du deuxième, c’est-à-dire qu’Aristote ne se méprend pas sur le fait que la plupart des hommes se réunissent dans une communauté qui en elle-même poursuit un certain bien (politikon) sans pour autant se dissocier pleinement du premier (l’euméria en tant que zôon). l’Humain est donc ce zôon qui adjoint au simple vivre avec cette éventuelle sérénité qu’est l’euméria, un vivre selon le bien (politikon) qui correspond d’ailleurs avec un autre type de bonheur, celui d’accomplir l’excellence de sa nature, en l’occurrence de sa nature de zôon politikon. 

Toute la pensée politique de Giorgio Agamben nous invite finalement à mesurer, comment se constitue ici, à l’insu même d’Aristote, une sorte d’impensé, d’inconscient de la politique occidentale qui va finalement et dramatiquement investir complètement le champ de la politique réelle jusqu’à aujourd’hui, en passant par les camps concentrationnaires  et aujourd’hui la politique migratoire (ou plutôt son absence) et cet impensé, ce que Agamben appelle l’arcana imperii (le secret d’alcôve de l’exercice du pouvoir en occident), c’est que la politique entre dans les corps, gère ses corps, et les dirige entièrement, dans ce qu’ils ont de plus organique, de plus physique, de brut.

L’esprit de la célèbre citation d’Artiste consiste précisément à définir l’animal humain comme dépassant de ce cadre physique, animal. Cela signifie que l’humain est précisément cet être qui ne peut se contenter de l’euméria, du bonheur inhérent au simple vivre. Il est « politikon » ce qui veut dire qu’il est une fin politique, un telos, un but qui est éthique et qui consiste à agir et vivre selon le Bien. Finalement cet ethos est exactement celui d’Antigone qui illustre le zôon politikon idéal, en renonçant à l’euméria au nom d’un bonheur conçu comme eudémonisme (alliance de la vertu et du bonheur, Ethique). 

L’homme constitue une exception dans le règne naturel parce qu’il ne vit pas que pour vivre, de telle sorte que son implication dans la cité ne peut ni ne doit se limiter à l’euméria, mais en même temps, on ne voit pas comment il pourrait se détacher entièrement de son statut d’être vivant animé du désir de simplement vivre. Cette exception dans laquelle il consiste doit pour nous faire écho à l’exception de la raison d’état de telle sorte que nous réalisons qu’il y a forcément quelque chose de la cité telle qu’elle est conçue par Aristote qui peut-être explique l’importance que prend aujourd’hui une raison d’état donnant au politique le droit de se donner tous les droits dans des zones de non-droit, droit que se donne certains états de créer des états d’exception. Tout cela se résout finalement dans la compréhension pleine de ce true d’exception ex/capere, capturer en excluant.


La thèse défendue par Agamben et complètement confirmée par l’histoire de l’Occident consiste à poser qu’à l’insu même d’Aristote, sa définition a contribué, malgré elle, à polariser toute la politique dans le rapport d’exception établie par l’état à l’égard de la vie nue (Zoé).  En d’autres termes, la Polis, l’Etat, c’est ce qui se définit de s’exclure de la vie nue, mais en même temps, ce qui va engendrer ce fantasme de l’Etat de s’insinuer jusqu’à elle, de l’investir comme son champ propre jusqu’à ce que plus rien du corps de l’humain ne puisse opposer quoi que ce soit à l’efficience même de sa gestion politique. La vie nue, c’est l’exception de l’Etat, ce à partir de quoi l’Etat se pose, s’institue, se définit de l’exclure, mais qui, par là même, crée une frontière interdite engendrant non seulement le fantasme de son franchissement mais la possibilité d’un droit d’exception à la dépasser, et finalement c’est exactement déjà ce qui anime le décret de Créon.

« La politique est le lieu où la vie doit se transformer en « bien vivre » » dit Giorgio Agamben, l’espace où l’oïkos devient polis, où la préoccupation de vivre et seulement vivre doit devenir vivre vertueusement en fonction d’un bien commun qui finalement revient à vivre dignement en tant qu’humain, d’assumer l’’exception qui est la notre, d’assumer notre « anomalie ». 

C’est la raison pour laquelle l’argument d’Aristote en faveur de la dignité politique de l’existence humaine est celui de l’articulation de la voix à la raison. L’homme crie comme tous les animaux, mais son cri est articulé par le langage, et de ce fait il est accessible à des idées communes sur lesquelles se fonde l’idée d’un bien commun, c’est-à-dire la possibilité d’une cité. La polis se constitue par l’exclusion inclusive de la vie nue de la même façon que le logos définit l’être humain par l’exclusion inclusive de la voix, du cri. Lorsque l’on se définit en se constituant comme une normalité qui s’oppose à une exception, on n’en a pas fini avec cette exception, on se maintient avec elle dans un rapport ambigu, trouble et continuel exactement comme un fantôme, une sorte de dimension para-normale dont on dit qu’on ne l’est pas mais dont on entretient le fantasme qu’on pourrait quelque part l’être. Qu’est-ce que cela signifie concrètement?  Que toute existence politique se définit comme n’étant absolument pas de la vie nue, mais pourrait l’être exceptionnellement. Cela signifie aussi que tout énoncé de langue se définit comme n’étant pas du cri, mais pourrait le devenir exceptionnellement, pur son sans sens, hurlement.

Nous sommes dans un état exactement pour les mêmes raisons que celles qui font de nous des êtres parlants, c’est-à-dire finalement celles qui font qu’un bébé criant en sortant du ventre de sa mère est déjà, sans le savoir, en train de dire quelque chose mais, en même temps, se maintient dans un certain rapport avec ce cri primal, biologique, vital. C’est comme si, toute notre vie, nous avions ainsi à nous mouvoir, à suivre cette ligne de crêtes ardue entre la dimension pure des concepts véhiculés par nos mots et celle de ces cris purs. De la même façon, nous sillonnons ces sentiers difficiles  le long desquels l’organisation étatique de la société frôle la vie organique la plus brute.

La thèse de Giorgio Agamben consiste finalement à poser que la conception occidentale de la politique s’est définie d’emblée dans cette exclusion inclusive de la biopolitique de telle sorte que jamais le fantasme de la seconde n’a cessé d’habiter l’esprit de la première jusqu’à ce que cette confusion éclate aussi bien dans les démocraties libérales au sein desquelles le citoyen devient le sujet client roi qui  a tous les droits que dans les totalitarismes du 20 siècle pour lesquels il est l’objet d’un Etat jouissant sur lui de tous les droits dans ces zones de non droit que sont les camps ou les zones interstitielles des frontières entre les états. Les dérives de la raison d’état trouveraient donc leur origine dans une définition (aristotélicienne) de la politique situant l’état dans l’efficience d’une exclusion inclusive de la vie nue.


Conclusion

Mais alors, peut-on avoir raison contre l’état, lorsque l’on mesure, si l’on adhère aux thèses de Giorgio Agamben, tout ce qui, dés la naissance de la politique en Occident, la prédispose à faire valoir une raison d’état décrétant des états ou des situations d’exception au sein desquels non seulement l’exercice du pouvoir sur les corps est sans limite mais aussi dans lesquelles tout recours à la raison est par essence radicalement impossible?  A la source de son travail, Giorgio Agamben situe une figure du droit romain archaïque: l’homo sacer, à savoir un homme qui, à la suite d’un méfait était condamné à la peine suivante: toute personne le tuant ne serait pas poursuivi par les lois et sa personne ne pouvait en aucune manière donner lieu à un sacrifice. L’Homo Sacer est insacrifiable et tuable à merci, comme si finalement l’institution du droit romain se définissait de ne pas s’appliquer à lui, de ne pas le prendre compte « comme une exception ». Comment se comporter à l’égard de l’homme en ne lui reconnaissant nullement cette dignité d’être humain, comme si là (et « là », cela veut dire à cet homme) l’institution commençait et finissait. Il est "Homo sacer", c’est-à-dire que le sacré humain se définit de l’exclure, très exactement comme Créon définit finalement Polynice de ne pas être digne d’être inhumé dans le sol Thébain. Thèbes commence là où le corps de Polynice pourrit là à l’air libre.  Dés lors, les perspectives et les recoupements convergent vers la figure d’Antigone comme seule attitude, susceptible de fonder dans les termes d’une éthique à venir une légitimité de l’ipséïté pure contre la raison d’état. 




vendredi 27 mai 2022

Terminale 2/4/5/6: Révision des notions - Baccalauréat 2022

 


Dans la perspective de vos révisions, voici des fiches de notions (qu’il convient de lire exclusivement dans un esprit de pure définition, je veux dire par là que dans les cours, a priori, nous sommes allés plus loin que ça)


Conscience / Inconscient

  1. La conscience spontanée désigne l’aperception du monde qui nous entoure. Je vois un arbre et j’en prends conscience. 
  2. La conscience réfléchie définit le rapport que j’établis avec moi-même dans le monde. Je me perçois comme présence ici et maintenant, dans tel milieu.
  3. La conscience morale s’applique à la capacité de juger les autres et moi-même. Elle suppose le principe de distinction du bien et du mal.

Nous retrouvons clairement les termes de cette définition tripartite dans la Genèse avec l’épisode du fruit défendu. Celui-ci symbolise clairement et presque méthodiquement la conscience puisque le serpent vante à la femme ses qualités en lui disant : « vos yeux s’ouvriront » (conscience spontanée). Eve et Adam se rendent compte qu’ils sont nus (conscience réfléchie). Ils ont immédiatement honte de leur geste et de leur nudité, ce qui prouve non seulement qu’ils ont mal agi en désobéissant à l’Eternel mais surtout qu’ils le savent (conscience morale).

Tout le problème posé par la conscience réside dans l’effet de distanciation dont il la cause. Je sais ce que j’éprouve grâce à la conscience que j’en prends mais je ne suis plus dans le sentiment même puisque je perçois que j’en suis affecté. Je suis spectateur et acteur.

L’inconscient peut être physique (petites perceptions de Leibniz) ou psychique (Freud). Mais il s’impose de façon explicite ou pas à tout auteur dénonçant l’illusion de la conscience (« les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent. » Spinoza – Cela veut dire que ce n’est pas parce que nous savons que nous agissons que nous sommes les auteurs, les initiateurs de nos actions). Freud donne à ce concept toute son importance en affirmant que « le moi n’est pas maître dans sa propre maison. » (3e blessure narcissique)



L’existence et le Temps

« L’existence précède l’essence » - Jean-Paul Sartre : Nous ne sommes pas des objets techniques. Ceux-ci sont conçus avant d’être fabriqués. Un coupe-papier ne peut pas devenir un trombone ou une paire de ciseaux parce que les hommes ont réfléchi d’abord à ce qu’ils sont ou doivent être avant de les produire. Dans la Genèse, Dieu a une idée d’Adam avant de modeler de la boue pour lui donner sa forme. Quand un Chrétien, un juif ou un musulman s’interroge sur sa présence, il l’attribue à Dieu comme à sa cause efficiente et finale (Les quatre causes d’Aristote : la cause matérielle d’une chose ou d’un être est la matière dont elle est constituée – la cause formelle est le modèle qu’elle imite – la cause efficiente est le principe qui lui a donné naissance – la cause finale est le but dans lequel elle a été créée). Cela signifie que l’essence précèderait l’existence », c’est-à-dire que ce que nous sommes est déjà établi, entériné avant que nous existions.

C’est contre cette conception que Sartre a théorisé les principes de l’existentialisme dans « l’existentialisme est un humanisme ». L’homme jouit d’une liberté infinie. Il n’est pas ceci ou cela avant d’exister. Ce que nous sommes c’est ce qui se constitue au fil de notre existence et pas avant. Nous consistons dans l’expérience de cette pure contingence : « tout en nous aurait été différent si… », mais justement nous ne cessons de nous faire et de nous défaire au fil de nos aventures, de nos rencontres, de nos épreuves, pour le meilleur et pour le pire. Rien n’étant préétabli, chaque instant de notre vie est à la fois contingent, hasardeux et décisif, fatal. 

« Si Dieu n’existe pas, tout est permis » dit un personnage de Dostoïevski Et l’athéisme de Sartre s’insinue dans la brèche creusée par cette citation en insistant sur le fait que cette permissivité exhaustive n’est pas du tout synonyme de désinvolture et ne doit pas servir de prétexte au désengagement. C’est exactement le contraire qui est vrai. Si tout est permis, l’homme est seul responsable de soi et du genre humain dans son ensemble.

Dans son roman « La nausée », Sartre décrit l’angoisse que saisit Roquentin son personnage lorsqu’il réalise que tout dans l’existence est comme « pétri » dans cette contingence. Rien n’est là « nécessairement ». Rien ne s’impose de soi. Tout ce qui est aurait pu être autrement et c’est dans la fragilité de cette texture là que nous en faisons l’expérience, nous dont l’être ne s’impose pas davantage de lui-même.

Il faut également avoir en tête la distinction entre vivre et exister. Nous vivons : cela signifie que nous consistons dans le bon fonctionnement de cet assemblage d’organes qui constitue notre corps. Nous avons et gagnons de quoi vivre, de quoi nous alimenter, de quoi satisfaire aux fonctions vitales mais ce n’est pas pour autant que nous existons, c’est-à-dire que manifestons notre existence par des activités qui font signe de celle ou celui que nous sommes. Persévérer dans son être pour Spinoza, c’est exister plutôt que vivre.

Dans l’épisode 9 de la saison 3 de « Breaking Bad », Jesse donne un excellent exemple de ce que signifie exister lorsqu’il décrit la réaction de Monsieur Pike, son professeur de techno devant la pauvre boîte qu’il vient de construire. « C’est tout ce que tu peux ? » C’est là ton conatus ? Tu n’existes pas plus que cela ? Jesse sera vexé par cette réaction et construira une superbe boîte. 

Il faut distinguer le temps et la durée dans la philosophie d’Henri Bergson. Le temps désigne cette accumulation d’unités extérieures que nous utilisons pour mesurer un mouvement qui lui n’a rien d’extérieur ni de divisible. Si je fais un footing, ma montre ou mon chronomètre vont m’indiquer le temps que j’ai passé pour venir à bout des kilomètres. C’est objectif, précis, quantitatif mais c’est aussi un peu faux parce que c’est juste une unité de mesure plaquée artificiellement par la communauté des hommes sur un autre « courant ».

Pendant mon footing, je suis passé par des sensations et des sentiments différents. J’ai fait l’épreuve d’états de conscience différents sans passer brutalement de l’un à l’autre, comme si c’était sous l’effet dynamique d’une seule et même trame que je vivais cette accumulation des kilomètres parcourus. Cette durée me fait davantage coïncider avec la structure fluide du devenir qui finalement s’active continuellement en tout lieu que le temps des horloges parce qu’elle est continue, indivisible, intérieure, qualitative. Selon Bergson, c’est en ne se fiant qu’au temps que la science passe structurellement à côté des phénomènes qu’elle étudie, ou dumoins n’en présente qu’une certaine interprétation.


 Culture/Nature

La culture peut désigner quatre actions différentes : 

  1. l’acte de cultiver la terre. On peut dés lors la rapprocher du travail considéré comme transformation de la nature au profit de l’homme
  2. l’acte de se cultiver, d’acquérir des connaissances qui nous donnent un bagage culturel de références. On dit alors que l’on est une personne cultivée
  3. l’acte d’appartenir à une culture en particulier, c’est-à-dire de suivre les usages de la civilisation, du peuple ou de la communauté dans laquelle nous avons été éduqués.
  4. L’acte de contrarier sa nature, de dépasser en soi tout ce qui est de l’ordre du naturel, de l’instinctif de l’inné, du donné. Ce qui est culturel, c’est ce qui est acquis. Se pose alors la question de savoir ce qui en nous tiendrait de la nature ou de la culture. Maurice Merleau-Ponty insiste sur le fait qu’il ne s’agit là que d’une question d’interprétation et que tout en nous peut se dire culturel ou naturel selon le point de vue que nous choisissons d’adopter. La paternité est d’abord l’acte naturel qui suppose la filiation génétique, mais en même temps, nous savons bien qu’il existe autant de façons d’être père qu’il existe de civilisations, voire, au sein d’une même communauté, de valeurs ou d’images que l’individu assimile ou choisit de négliger pour construire culturellement sa façon d’exercer sa paternité.

Existe-t-il en nous quoi que ce soit qui ne ferait pas l’objet d’une « refonte », d’une réappropriation par la culture de mouvements naturels. N’est-ce pas le propre de l’homme que de nier en lui tout ce qui serait naturel ? (cf. sur le blog Labo philo « la culture fait-elle l’homme ? »)

  


Le langage

Langage vient du grec Logos qui signifie aussi Raison, Rationalité. Il faut relier ce terme à celui de Cosmos qui désigne l’univers tel qu’il est ordonné par des lois. Le Cosmos s’oppose au Chaos de la même façon que le Logos contredit le trouble de la personne qui n’arrive pas à sortir de la confusion de ses sentiments : « je ne sais pas quoi dire ! ». Le langage s’oppose à la parole car cette dernière est contingente, accidentelle alors que le langage est une réalité à laquelle on ne peut pas se soustraire: nous vivons dans un monde au sein duquel toutes nos manifestations seront considérées comme « voulant dire quelque chose ». Je peux ne pas parler mais je ne peux pas ne pas signifier, même et surtout quand je me tais.

La question qui se pose est celle du rapport entre le logos et le cosmos. N’est-ce pas parce que nous disposons d’un langage que nous voyons de l’ordre dans l’univers alors qu’il consiste peut-être en lui-même dans un chaos imprescriptible ? Le langage est un instrument de distinction et de classification mais aussi une instance de médiation qui nous tient à distance de tout ce que nous vivons. Grâce au langage, nous analysons notre vécu, nous le ramenons à ses composantes mais à cause de cela ce n’est justement plus du vécu. Le langage fait ressembler les hommes à des invités qui dans une fête voudraient connaître le nom de tous les participants au lieu de se laisser porter par l’ambiance. 

« Je dis une fleur et voici qu’apparaît hors de l’oubli où ma voix relègue aucuns contours l’absente de tout bouquet. » Mallarmé. Nous pourrions relier ce vers du poète à la thèse du linguiste Ferdinand de Saussure : « Dans la langue il n’y a que des différences » Les mots sont des symboles qui fonctionnent d’autant mieux qu’ils n’entretiennent aucun rapport direct avec la chose qu’ils signifient. C’est comme un jeu de carte ou une pièce de monnaie : ce qui me permet d’acheter une baguette avec une pièce de deux euros, ce n’est pas du tout le fait qu’il y ait un lien direct entre la pièce et la baguette c’est au contraire le fait que la valeur de la pièce a été préalablement fixée par le rapport que cette pièce noue avec les autres pièces au sein du système monétaire. De même l’efficience de la langue est systématique. La signification est seconde par rapport à la valeur. 

Cela fait la force de la langue. Elle peut s’appliquer à tout : objets, sentiments, idées. Penser c’est forcément utiliser un langage, nommer, désigner étiqueter, classer. « Il est impossible de penser sans mots » - Hegel et rien n’est plus inutile et confus que l’ineffable.

Mais en même temps, cette force du langage qui repose sur sa structure systématique, c’est-à-dire différentielle n’est-celle pas justement ce qui nous fait continuellement différer ? Je dis une fleur et ce qui apparaît, c’est une absence car aucune fleur n’est à elle seule « LA » fleur et dés que nous nommons, nous ratons ce que nous nommons parce que nous étouffons sa spécificité présente derrière une dénomination globale, générale, abstraire. Désigner c’est abstraire, c’est-à-dire rendre absent. Cette règle est particulièrement intéressante dans le rapport que nous avons à nous-mêmes. Nous ne cessons de nous parler à nous-mêmes en nous interrogeant et en qualifiant nos ressentis, créant par là même une parfaite opacité à soi dans laquelle pourrait bien consister finalement l’Inconscient Freudien.


L’art 

Il y a trois conceptions de l’art différentes :

  1. L’art comme imitation – Platon n’accorde pas à l’art une place essentielle. Dans sa conception de la cité idéale (La République), il ne situe pas les artistes et les mettrait à la porte de la ville. Pourquoi ? Parce que l’œuvre d’art est éloigné de deux degrés de la vérité. Représentons nous un lit. En quoi cet objet est-il vrai ? Il est d’abord vrai en ceci qu’il fait signe du concept de lit. La vérité d’une perception réside d’abord dans ce que je peux en généraliser, en abstraire (cf. la perception). Puis vient le lit sensible que je peux toucher et voir, c’est le lit construit par le menuisier. Il est éloigné d’un degré de l’idée même de lit. Puis vient le peintre qui représente un lit, un faux semblant, distant de deux degrés du concept de lit. Aristote a une vision moins hostile à l’œuvre en lui accordant une fonction pédagogique (l’œuvre nous apprend quelque chose de la vie), thérapeutique (la musique nous calme) et surtout cathartique (nous purifions nos passions en assistant à des pièces de théâtre qui exorcise les sentiments les plus violents que nous sommes susceptibles d’éprouver comme la terreur et la pitié)
  2. L’art comme création – Pour Hegel, l’œuvre d’art est une création de l’homme et, en même temps, une manifestation du divin. Elle est une expression sensible de l’intelligible. L’art est  le besoin rationnel qu’a l’homme d’élever à sa conscience spirituelle le monde extérieur et intérieur pour en faire un objet dans lequel il reconnaît son propre moi. Il y a donc quelque chose qui relie l’œuvre d’art à l’objet technique en ce ci que l’homme y acquiert la conscience de soi. Il s’agit dans les deux cas de se reconnaître dans l’ouvrage même de la transformation que l’on impose à la nature. Toutefois, l’œuvre d’art, contrairement à l’objet technique, est une fin en soi, c’est-à-dire qu’elle n’a pas d’utilité pratique. Elle n’est pas un ustensile.
  3. L’œuvre d’art comme capture des forces et de la réalité – «  L’artiste, dit Bergson, est un homme qui voit mieux que les autres car il regarde la réalité nue et sans voile. » La plupart des hommes ne perçoivent la réalité qu’au travers du filtre des conventions (langage) et de l’utilité pratique. L’artiste parvient à épurer sa vision de ces perspectives déformantes et rend compte de cette pure émergence d’une réalité à nos sens sans préjugé, ni présupposé. Turner, par exemple, termine sa carrière en ne peignant plus que des forces (pluie, vapeur et vitesse) parce que c’est fondamentalement cela qui se manifeste. Peindre des objets ou des silhouettes, c’est déjà se laisser influencer par le principe de classification de nos perceptions par le langage. On sait que Cézanne passait plus de deux heures devant son motif pour le déconstruire et peindre « ce chaos de perceptions irisées » en quoi consiste le réel le plus pur. On peut rapprocher cette conception de Heidegger et de sa vision des souliers d’une paysanne par Van Gogh. Ce que le peintre a saisi c’est la pure présence. Nous sommes touchés par cette œuvre parce que Van Gogh a peint ce que c’est « qu’être simplement là » pour ces souliers. Il y a là une vision existentialiste que l’on peut rapprocher du sentiment de Roquentin dans « la nausée » (l’existence, le temps)



Le travail

Il faut avoir en tête la tripartition aristotélicienne :

  1. La poiésis désigne l’action de produire grâce à un savoir faire. Une fois l’objet fabriqué, le savoir s’abolit dans le résultat. C’est le travail propre aux esclaves. Ce qui est créé l’est par rapport à cette finalité qu’est le produit fini. On peut juger cette conception dévalorisatrice pour le travail manuel mais en un sens, elle préfigure l’aliénation du travailleur. 
  2. La praxis désigne au contraire le travail libre, l’action pure et noble qui est à elle-même sa propre fin comme l’action politique. Il ne s’agit pas de faire « quelque chose » qui serait extérieur à l’action mais « bien en soi » pour la cité. Toute action d’un particulier mené en vue d’un bien pour la cité est praxis.
  3. La théoria désigne le travail intellectuel, celui du chercheur ou du philosophe. L’homme est le seul être raisonnable du règne naturel. Plus il cultive et exerce sa raison plus il cultive en lui sa spécificité d’homme. Il existe donc dans la théoria une dimension universelle par le biais de laquelle l’homme conquiert son statut, son excellence et consécutivement son bonheur.

La philosophe Hannah Arendt reprendra cette tripartition en accordant toute son attention à la notion de « praxis », d’action politique. On agit dans le pur « intéressement » (inter-esse) à la cité. 

Le problème philosophique que pose le travail est celui du sens. L’homme a besoin de se reconnaître dans la transformation qu’il impose à la matière première fourni par la nature. C’est ce que Simondon appelle les « milieux de concrétisation ». Les découvertes techniques créent des ondes de choc par le biais desquelles l’influence des hommes se diffuse et transforme la planète en pur réceptacle de l’action humaine. 

Le travail donne donc à l’homme l’occasion de se saisir et de se reconnaître dans la transformation de son milieu (2001, Odyssée de l’espace). Mais c’est justement l’aliénation de ce travail nécessaire à la reconnaissance par l’économie capitaliste qui fait perdre tout sens « humain » à cette activité. En se vendant comme force de travail, l’ouvrier n’est plus en mesure de réaliser cette identification. Le propriétaire des moyens de production extorque au producteur la plus-value de son « surtravail » de telle sorte que le salariat devient l’instrument même de l’exploitation d’une classe par une autre (Marx).


La technique 

Dans l’une des plus belles scènes du film de Fellini : « Casanova », on voit le séducteur italien danser avec une sorte d’automate dont le corps et le visage revêtent l’apparence d’une femme comme si toutes ses conquêtes ne visaient finalement qu’à se rapprocher de cet instant d’extase où l’homme et la machine s’harmonisent dans le mouvement impeccable de cette valse tournoyante. Les mécanismes et les rouages sont, de fait, bien plus dociles que les corps, mais nous n’y gagnons pas que le plaisir illusoire du pouvoir ou du confort. La technique est une activité qui permet à l’être humain de se reconnaître dans les objets qu’il fabrique comme si nous pouvions mesurer concrètement l’impact de notre existence d’homo sapiens dans tout ce que notre intelligence nous permet de construire et de transformer. Ainsi pour Hegel, la technique est l’une des modalités essentielles et pratiques de la reconnaissance de soi que l’homme peut arracher à la nature.

Henri Bergson insiste sur le rapport entre l’intelligence et la technique : « Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo Faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d’en varier indéfiniment la fabrication. » 

Nous faisons en effet, comme si l’homme était fondamentalement « sapiens », c’est-à-dire doué de pensée, de conscience, de raison et cela depuis toujours mais on ne voit pas bien comment ni pourquoi cette capacité nous aurait été « donnée », à moins de se satisfaire des récits mythologiques ou religieux. D’un point de vue historique, il faut bien convenir que c’est d’abord la technique qui a permis à l’homme d’acquérir cette visée utilitaire et transformatrice de son milieu naturel grâce à laquelle il a finalement inventé le progrès. Ce n’est pas parce que nous sommes intelligents que nous avons inventé la technique, c’est parce que nous sommes techniques que nous sommes intelligents. Nous sommes donc d’abord « homo faber ».

La notion la plus intéressante à situer en parallèle de la technique est l’art, tout simplement parce qu’elles s’incarnent toutes deux dans l’émergence d’objets « créés » pour l’art, « produits » pour la technique. D’autre part, ces deux notions ont une origine étymologique commune : «  technè ». Les grecs ne distinguaient pas le travail de l’artisan et l’œuvre de l’artiste. Pourtant, nous faisons aujourd’hui la part de ce que nous construisons en vue d’un usage et de ce que nous concevons gratuitement, par soi-même. Se pourrait-il que l’œuvre d’art soit simplement pour nous le rappel pur de la présence, de l’objet qui n’est que « là » (Heidegger et les souliers de Van Gogh). Qu’en serait-il de l’objet technique dés lors ? Il serait exactement le contraire, à savoir une matérialité moins effective que dépassable, vectorielle, comme l’incitation à ne pas lui accorder davantage d’attention que celle qui est requise par un ustensile. C’est une piste très prolifique. L’œuvre d’art est là dans le présent. L’objet technique est toujours la promesse d’une action future qui reste à faire, d’où l’affairement de l’homme entouré d’objets techniques continuellement impliqué dans l’avènement d’un monde humain qui se profile à l’horizon de nos ustensiles. Martin Heidegger insiste beaucoup sur la distinction de ces deux rapports différents au monde et de ce qu’ils impliquent : là où l’ingénieur ne voit le Rhin qu’en tant que source d’énergie hydroélectrique, le poète célèbre simplement la puissance du fleuve par un poème (Holderlin).




La religion 

Selon Rudolf Otto, le phénomène religieux se caractérise d’abord par ce qu’il appelle l’intuition du numineux, c’est-à-dire le sentiment d’écrasement éprouvé par la créature à l’égard de la présence transcendante d’un Dieu. Que nous existions, que le monde existe, éventuellement que Dieu existe si je suis croyant (pour les trois religions monothéistes), tout cela ne peut que nous inspirer à la fois de la terreur et de la fascination. C’est ce mixte que prend sur lui le terme « numineux ». Il y a dans l’épreuve que nous faisons de ce sentiment d’écrasement  quelque chose qui fait écho à la misère de l’homme sans Dieu. De fait, nous sommes sans savoir pourquoi, ni comment ni dans quel but. Et la religion est d’abord une réponse à ce vide existentiel qu’il est absolument impossible de ne pas ressentir en existant. Autant les réponses que chacun de nous formulera par rapport à ce vide sont infiniment subjectives, autant ce questionnement portant sur notre présence est incontournable et explique l’universalité du « phénomène religieux ». Il rend également compte de cette attitude religieuse qui consiste à considérer des lieux, des reliques, des objets ainsi que notre semblable comme porteur d’une dimension sacrée, inviolable. La morale n’est pas la religion et nous pouvons respecter notre prochain sans appartenir à aucune religion, mais en même temps, il convient de réaliser que la morale s’est constituée à partir de la religion  (c’est un peu comme la science et le mythe).

Le second trait de la religion réside dans sa capacité à créer des communautés. Aucune société ne s’est historiquement constituée sans religion, même si certaines tentatives, plus ou moins abouties, tentent de s’émanciper de cette origine. Les notions même d’autorité, de hiérarchie, d’organisation sociale sont d’abord religieuses. Dés lors que nous approfondissons des phénomènes d’obéissance, quels que soient leur nature et leur cadre, nous trouverons nécessairement un fondement religieux. 

Enfin la Religion est donatrice de sens. Elle permet au fidèle de vivre les instants de son existence comme autre chose que des fragments de temps dispersés qui n’aboutiraient à rien et n’accompliraient aucune finalité. Jorge Semprun insiste sur les dialogues entre prisonniers dans le camp d’Auschwitz. Aux déportés athées qui s’interrogeaient sur la possibilité de croire en Dieu dans ce lieu, Les croyants opposaient qu’il n’en existait pas de meilleur. C’est justement quand les raisons de croire sont épuisées que commence la foi. Donner du sens à ce qui n’en a peut-être pas, c’est ce qui justifie et qui fonde l’acte de croyance (Livre de Job).

Les trois philosophes du « soupçon » : Nietzsche, Marx et Freud ont ce point commun de défendre des positions antireligieuses. Pour Freud, la religion est infantilisante et ne réside que dans une amplification surdimensionnée de l’image du Père. Pour Marx, elle est aliénante et anesthésique (« la religion est l’opium du peuple »). Pour Nietzsche, les trois religions chrétienne, musulmane et juive amènent les fidèles à générer des sentiments de honte à l’égard des forces les plus authentiquement positives et nécessaires de notre existence. Elles nous interdisent de laisser en nous s’exprimer cette volonté de puissance qui constitue pourtant l’expression la plus entière de notre adhésion à la vie.


La vérité

C’est la notion la plus difficile (et peut-être aussi la plus importante) à définir. Il faut, pour le moins concevoir la vérité de trois façons différentes :

1- La vérité comme accord entre un jugement et un fait. Je dis la vérité quand ce que je dis d’une réalité correspond à cette réalité. « Jurez-vous de dire la vérité ? » : il y a là beaucoup de choses à dire sur cet engagement et sur ces conséquences juridiques et pénales (notamment sur le redoublement induit par cette « promesse » : je dis que je dis la vérité mais il y a comme dirait Lacan distinction entre le sujet de l’énoncé et celui de l’énonciation donc division d’un sujet conscient auquel implicitement on reconnaît non pas le droit mais le fait de ne pas être exactement celui qui dit qu’il est).

Pour les deux autres conceptions de la vérité, on peut s’en remettre à Pascal. Il y a :

 2- Les vérités de cœur, c’est-à-dire les vérités intuitives, celles dont on sent bien qu’elles sont vraies sans avoir à justifier qu’elles nous apparaissent comme telles. Je sais que je ne rêve pas en ce moment, je sais qu’il y a de l’espace entre moi et cet écran, je sais qu’ « il y a » des nombres, c’est-à-dire qu’il y a dans le monde des mesures possibles, de la quantification. Je le sais sans aucun doute mais je ne peux pas le démontrer et ce n’est pas la peine que j’essaie. Si je suis croyant c’est ce type même de vérité subjective qui fait que je sais que Dieu existe. La meilleure définition de cette vérité peut se retrouver dans ce texte de Soren Kierkegaard 

« Ce qui me manque, au fond, c’est de voir clair en moi, de savoir ce que je dois faire, et non ce que je dois connaître, sauf dans la mesure où la connaissance précède toujours l’action. Il s’agit de comprendre ma destination, de voir ce que Dieu au fond veut que je fasse ; il s’agit de trouver une vérité qui en soit une pour moi, de trouver l’idée pour laquelle je veux vivre et mourir. Et quel profit aurais-je d’en dénicher une soi-disant objective, de me bourrer à fond des systèmes des philosophes et de pouvoir, au besoin, les passer en revue, d’en pouvoir montrer les inconséquences dans chaque problème ?

Quel profit pour moi qu’une vérité qui se dresserait, nue et froide, sans se soucier que je la reconnusse ou non, productrice plutôt d’un grand frisson d’angoisse que d’une confiance qui s’abandonne ? Certes, je ne veux pas le nier, j’admets encore un impératif de la connaissance et qu’en vertu d’un tel impératif on puisse agir sur les hommes, mais il faut alors que je l’absorbe vivant et c’est cela maintenant à mes yeux l’essentiel. C’est de cela que mon âme a soif, comme les déserts de l’Afrique aspirent après l’eau… C’est là ce qui me manque pour mener une vie pleinement humaine et pas seulement bornée au connaître, afin d’en arriver par-là à baser ma pensée sur quelque chose – non pas d’objectif comme on dit, et qui n’est en tout cas pas moi – mais qui tienne aux plus profondes racines de ma vie, par quoi je sois comme greffé sur le divin et qui s’y attache, même si le monde croulait. C’est bien cela qui me manque et à quoi j’aspire. »

3 - Les vérités de Raison, celles qui sont le produit d’une démonstration, en fait, c’est exactement « cette vérité nue et froide » dont parle Kierkegaard, celle qui s‘impose à toute personne suivant un raisonnement strict. Elles sont rationnelles, logiques et absolument universelles. Quelque chose de la raison s’y effectue et s’y exprime, comme si l’être humain éprouvait dans l’enchaînement de ces vérités non pas ce qu’il peut penser mais ce qu’il ne peut pas ne pas conclure, tout simplement parce que la raison s’y réalise pleinement mais aussi rigoureusement. La science y fait l’épreuve de cet effet de contrainte dans lequel consiste sa légitimité la plus pure et la plus restrictive.

Faut-il dire la vérité quoi qu’il en coûte et si oui, laquelle ? C’est cela le plus difficile à établir : quelle est la définition de la vérité qu’il faut suivre dans les différentes situations de la vie ? Faut-il dire à un homme qui va mourir qu’il va mourir ? Oui si l’on ne croit qu’à la vérité type 3. Non si l’on penche plutôt du côté de la vérité type 2 et que l’on sait qu’une telle révélation détruira l’aspiration de cette personne à donner un sens à sa vie.

Pour de nombreux sujets sur la vérité, il faut penser à la critique de Nietzsche : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Nietzsche vise en réalité le fait que la vérité est un effet de croyance de la langue. En effet, dans toute langue se produisent des opérations de métaphore et de métonymie qui aboutissent à une falsification du réel. Nous rendons compte d’une réalité par une seule composante de cette réalité (métonymie la voile pour le bateau) ou bien par une image censée valoir pour ce qu’elle ne fait qu’illustrer. Nous décrivons un moment d’une réalité par un terme puis faisons entrer ce terme dans une logique systématique et linguistique qui nous fait croire que nous la comprenons mieux quand en réalité nous n’avons fait que nous mouvoir dans une dimension parallèle au réel ? Je dis de telle couleur qu’elle est bleue puis je fais des distinctions, des rapprochements avec d’autres couleurs. Il y aura peut-être quelque chose d’approchant entre ce que je dis de la couleur bleue et ce qu’elle est mais en même temps rein jamais ne pourra combler cette distance entre le nom et la chose. « Nous ne nous comprenons que par des quiproquos » et « l’homme est pris dans les filets du langage. »


La Raison  (raison comme démonstration (logos))

Nous pouvons entièrement nous fier à une démonstration à partir de l’instant où la pensée qui l’accomplit est attentive. Mais, en même temps, la démonstration, en tant qu’enchaînement de propositions, ne se suffit pas à elle-même. Elle a besoin de principes, de prémisses, c’est-à-dire soit d’axiomes, soit de postulats soit de certitudes fondées sur l’expérience. En d’autres termes, la démonstration est fiable en tant que modalité logique de relation entre des propositions mais il lui faut des propositions de départ qui elles, ne font pas l’objet d’une démonstration. « il faut bien s’arrêter » (Ananké Stenaï) comme dit Aristote, mais on peut tout aussi bien dire : « il faut bien commencer ». 

On peut ainsi s’interroger sur la pensée de Descartes : « je pense, donc je suis ». Le « donc » qui semble justifier le terme de démonstration (puisque il laisse entendre que le « je suis » est la conséquence du « je pense ») est-il vraiment légitime ? On peut remarquer que cette formulation est celle du discours de la méthode, mais pas celle des « méditations métaphysiques » : « il faut tenir pour constant que cette proposition : « je suis, j’existe » est vraie toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois dans mon esprit. » Un malin génie peut me tromper sur tout ce que je pense être mais pas sur le fait que je suis. Est-ce une démonstration ? Non, c’est une intuition, un retour réflexif à une conscience qui a nécessairement besoin d’exister, ne serait-ce que pour être trompée. On pourrait parler ici d’ « évidence métaphysique », d’un point de départ ferme et assuré mais ce n’est pas une démonstration.

C’est néanmoins Descartes qui donne à la démonstration une importance cruciale voire exclusive et déterminante dans la démarche de progrès de nos connaissances. C’est tout le sens de la méthode : « On voit clairement pourquoi l’arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c’est que seules elles traitent d’un objet assez pur et simple pour n’admettre absolument rien que l’expérience ait rendu incertain, et qu’elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement. Elles sont donc les plus faciles et les plus claires de toutes, et leur objet est tel que nous le désirons, puisque, sauf par inattention, il semble impossible à l’homme d’y commettre des erreurs. »

Cette citation décrit exactement la force de la démonstration : « elle n’admet rien que l’expérience ait rendu incertain » : en d’autres termes, les propositions démontrées ne sont pas sujettes à la contingence (ce qui aurait pu ne pas se produire) de ce qui advient dans la réalité. Une proposition rigoureusement déduite d’une autre qui l’a été également d’une autre et ainsi de suite jusqu’au principe, ou au postulat est « nécessairement » vrai et pas accidentellement réelle. Voilà pourquoi les mathématiques sont à la fois abstraites et présentes dans toutes les sciences expérimentales à titre de « lien », d’enchaînement.

Il est donc évident que nous pouvons nous contenter de connaissances partielles  et expérimentales si notre but n’est pas une connaissance certaine et universelle, mais si tel est bien notre objectif, il faut considérer la démonstration comme le modèle de toute vérité.

Nous pouvons mesurer l’engagement de Descartes pour la démonstration dans la démarche qu’il entreprend pour démontrer l’existence de Dieu. Parmi toutes les idées qui sont dans mon esprit, il en est une dont je ne peux absolument pas être l’auteur, c’est l’idée d’infini (Dieu) tout simplement parce que je suis un être limité. Comment un être limité pourrait-il être la cause efficiente de la notion même d’illimité ? Donc il faut qu’un être infini existe hors de moi et m’ait imposé son idée de l’extérieur. 

Pascal considère cette démonstration comme étant  totalement malhonnête et finalement inadéquate car ce Dieu là (l’infini est celui des philosophes et des savants) pas des fidèles (« Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » ; Kierkegaard serait entièrement d’accord avec Pascal sur ce point, Dieu est ce dont notre foi peut poser l’existence, et pas du tout ce dont notre raison doit démontrer la nécessité.

Le philosophe qui s’est le plus radicalement opposé à Descartes sur la démonstration est néanmoins l’empiriste écossais David Hume. Il est impossible, selon lui, d’appliquer à la réalité les lois et les principes de la démonstration, précisément parce que tout demeure contingent. Aussi loin que l’on puisse aller dans l’association entre deux phénomènes il est impossible d’apposer à leur enchaînement la notion logique, démonstrative de causalité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que l’eau est portée à 100° degrés qu’elle bout, mais on peut dire qu’il y a là corrélation. On pourrait dire que Hume substitue un « et » au « donc ». L’eau est à 100° «  ET » elle bout.




L’Etat

On parle à juste raison d’ « appareil » d’Etat, parce que sa fonction est simplement d’organiser une population vivant sur un territoire donné. L’Etat est lié aux lois qui veillent à rendre possible la cohabitation entre de nombreux individus au sein d’un pays. Il est donc fondamentalement lié à la délimitation stricte d’un pays. Cela signifie qu’on imagine difficilement un Etat nomade, d’abord parce que l’état est le garant de la propriété, de la sécurité et de la liberté du citoyen, ensuite parce qu’on ne voit pas comment un état pourrait régir une population qui ne se déterminerait pas comme peuple grâce à des frontières fixes. 

Nous réalisons ainsi que l’Etat se distingue de la nation, laquelle désigne une appartenance à des traditions, une culture, une langue une religion, des mœurs communes. Nous pouvons mesurer dans l’histoire toutes les difficultés éprouvées par un Etat de rendre possible la cohabitation entre nations différentes. L’URSS a soumis, de façon autoritaire, des ethnies très différentes au joug d’un même Etat. Il ne faut néanmoins que l’Etat n’est pas une instance dictatoriale. Elle est même la seule à même de faire sortir certains peuples de l’aveuglement dans lequel peut les maintenir le respect inconditionnel des traditions et des religions. 

Il s’agit donc à la fois d’un appareil de gestion hiérarchisé, décisionnaire, doté de la capacité à faire légitimement usage de la force (L’Etat selon Max Weber, a le monopole de la violence légitime ») mais il est aussi l’autorité bienveillante et supérieure portant assistance aux citoyens afin de maintenir leur liberté, leur sécurité, leur égalité (de droit), ainsi qu’un certain  nombre de services comme l’éducation, la santé, les services publics, etc.

L’Etat peut être assimilé à la notion de bien public. Il concourt donc à éveiller en l’homme le sens de la communauté et du nécessaire dévouement aux autres. Pour Rousseau et pour Kant (même si Rousseau utilise davantage la notion de Volonté Générale), l’Etat concourt à la liberté du citoyen de façon intérieure parce qu’elle nous permet et finalement nous impose de faire primer en nous la considération d’un bien universel (Je Transcendantal) sur celle du bien particulier (moi empirique). Ce n’est donc pas contre l’Etat (lois) que nous devons revendiquer notre liberté mais au contraire grâce à lui.

Cette conception s’oppose totalement à celle de Nietzsche pour qui « l’Etat est le plus froid de tous les monstres froids » parce qu’il s’oppose aux peuples. La question qui se pose est celle de savoir si les hommes peuvent vivre en société sans Etat. Pierre Clastres, ethnologue, fait référence à des collectivités qui n’ont jamais organisé leur vie autour d’un Etat autoritaire (les Guaranis, les Jivaros). Mais ces communautés sont relativement réduites en nombre et ne permettent pas de poser de façon certaine la possibilité d’un anarchisme viable. La position de Marx est plus ambiguë car le fondateur du communisme est à la fois convaincu qu’il est un instrument d’oppression qui se sert de son pouvoir pour maintenir la division des classes, mais en même temps il s’oppose à Bakounine (anarchiste) en affirmant que la révolution ne peut s’effectuer qu’en s’appuyant dans un premier temps sur l’Etat (collectivisation des biens de production). C’est seulement dans un second temps que l’Etat devra de lui-même laisser la place à l’autogestion des moyens de production par les producteurs. Aucune des révolutions communistes effectuées dans l’histoire (URSS, Chine, Cambodge, etc.) n’a concrètement réalisé ce « second temps ».


La Justice, le Droit, le Devoir, la Morale

« Ce n’est pas parce que je peux que je peux » : telle pourrait être, de façon très concrète et très simple, la manifestation première du Droit, soit l’opposition au seul critère de la force. Le droit est l’expression de cette nécessité qui se manifeste à l’homme qu’on ne peut pas gérer tous les rapports humains seulement par la force. Un homme ne peut avoir raison de battre sa femme sous le seul prétexte qu’il est plus fort qu’elle. Mais la question se pose de savoir si la question du droit ne ferait pas que déguiser cette force (le loup et l’agneau de La Fontaine). Comment imposer physiquement aux hommes un critère de droit qui marque l’existence d’une dimension supérieur au physique, à la force ?

C’est tout le sens de l’opposition entre le droit positif (légal) et le droit naturel (légitime). Le premier cité désigne les lois écrites, temporaires, nationales qui valent dans un pays et sont appliquées par les forces de l’ordre de cette nation. Le doit naturel suppose qu’il existe en chacun de nous, parce que nous sommes des hommes, une intuition innée de ce qui est bien et de ce qui est mal. Comment imposer le droit ? Si nous parlons du droit positif, nous répondrons de façon institutionnelle, autoritaire, légale, contingente, ce qui implique que l’observation et l’application des lois ne sera pas infaillible. Si nous parlons du droit naturel, nous répondrons qu’il s’impose de lui-même et que chaque homme sait intuitivement en lui qu’il viole quelque chose de fondamental et d’inné à chaque fois qu’il se comporte de façon inacceptable et inhumaine. La question de savoir si le droit naturel existe vraiment est cependant très problématique, car d’un côté, nous avons bien l’impression qu’il y a des actes assez universellement inacceptables pour pointer vers une sorte de donné, de pressentiment présent, efficient en tout homme du simple fait qu’il est homme (tu ne tueras point) mais d’un autre côté, nous percevons bien les différences de culture à culture entre les coutumes, les actes autorisés, entre les punitions (peine de mort), etc. et nous ne voyons pas nécessairement ce qui aurait donné à notre culture le droit de poser, par elle-même, les principes d’un droit naturel et universel pour toutes les autres cultures.

Pour dépasser cette relativité de la notion de « Droit », Simone Weil propose de mettre au premier plan celle de devoir, car finalement le droit est toujours applicable pour l’homme mais dans certaines situations, alors que l’obligation du devoir vaut pour tout homme de façon pure et inconditionnelle (cela ne dépend pas de ceci ou cela : de cela même que je vive sans savoir de qui ou de quoi je tiens la vie, je suis l’obligé de » ce que c’est qu’être »). Le devoir est premier dans notre statut d’existant et par lui. Finalement Simone Weil nous fait comprendre qu’il n’y a pas de « droit naturel » mais qu’il y a « le devoir naturel ».

« Ce n’est pas parce que je peux physiquement que je peux légalement », mais le puis-je moralement ? Il ne suffit pas qu’une loi soit édictée pour qu’elle soit juste. Où trouver le fondement du juste ? Simone Weil répond dans le devoir que nous éprouvons à l’égard de la vie qui nous est « donnée » (pas au sens où elle aurait été donnée par Dieu, mais parce que, de fait, « nous vivons »). Pour Kant, notre action est moralement bonne quand nous pouvons vouloir qu’elle soit le principe d’une loi universelle. Puis-je souhaiter que le mensonge que je m’autorise exceptionnellement dans telle circonstance, parce que la situation est assez inextricable que je ne pourrai m’en sortir qu’en mentant, devienne la loi de la société ? Evidemment non, donc je ne mens pas (Impératif catégorique : « fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle »). Avec Nietzsche, nous disposons d’une autre « boussole » qui s’oppose radicalement de l’impératif Kantien d’abord parce que Nietzsche n’est aucunement soucieux de fonder une morale (la généalogie de la morale), mais aussi parce qu’il pose moins la question de l’étendue du champ d’application de l’action morale que celle de la répétition à l’infini de l’action tout court. 

Et si un jour ou une nuit, un démon se glissait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : ” Cette vie, telle que tu la vis et l’a vécue, il te faudra la vivre encore une fois et encore d’innombrables fois; et elle ne comportera rien de nouveau, au contraire, chaque douleur et chaque plaisir et chaque pensée et soupir et tout ce qu’il y a dans ta vie d’indiciblement petit et grand doit pour toi revenir, et tout suivant la même succession et le même enchaînement – et également cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et également cet instant et moi-même. Un éternel sablier de l’existence est sans cesse renversé, et toi avec lui, poussière des poussières !

Il n’est pas du tout question ici de morale, de devoir, ni de droit mais en même temps, c’est bien une considération qui, selon Nietzche nous permet d’évaluer le poids de nos actions dans notre vie. Si je suis capable de répondre « Oui » à ce démon, alors non seulement cela signifie que je suis apte à dire oui à mon action mais aussi  « oui » à ma vie et, dans cette vie, à ce qui fait de chacun de ses instants un moment unique que je peux vouloir vivre une infinité de fois (et que cela se refasse effectivement n’est pas important finalement). L’Eternel retour est un critère non de direction de mes actes mais d’évaluation et cela fait toute la différence avec Kant. 


La liberté

Etymologiquement le mot latin « liber » désigne celui qui n’est ni esclave ni prisonnier. C’est donc un statut politique qui pose d’emblée la question du rapport avec les lois, avec l’Etat. Le respect des lois nous oblige, il ne nous contraint pas.  D’abord, notre liberté est restreinte mais garantie dans un Etat de Droit. Cela fait partie du « contrat » que chaque citoyen signe implicitement en passant de l’état de nature à l’état civil (Hobbes), mais il convient aussi de s’interroger sur ce qui en nous respectent les lois et ce qui tendrait plutôt à les violer. Ce n’est évidemment pas un hasard si l’impératif catégorique de Kant consiste finalement dans le principe formel de toute loi : « fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle ». C’est en tant qu’homme libre que je suis cet impératif tout simplement parce que je ne peux qu’y adhérer en tant que « je transcendantal », c’est-à-dire en tant que je parviens à débarrasser mon action de tout motif pathologique, sensible, affectif (Moi empirique). On réalise ainsi qu’être libre cela signifie d’abord se libérer de toute inclination, de tout ce que nous subissons pour ne plus se déterminer qu’en tant que « volonté pure », c’est-à-dire universelle. Je ne fais entrer en ligne de compte dans mes actions que mon statut d’être raisonnable. Puis-je vouloir qu’un monde humain, qu’une universalité de comportement se constitue à partir de ce geste ? 

Ainsi,  loin de me contraindre les lois nous permettent d’accéder à cette liberté là (il faut bien saisir ce rapport : « liberté-volonté-universalité-lois »).

Toutefois, ce qui pose un problème dans la liberté et la relation qu’elle institue avec la responsabilité. Je ne peux être jugé responsable que de ce que je suis libre de faire. Mais ne pourrions-nous pas trouver à la source de nos actions des déterminations extérieures qui ne viennent pas de nous : les influences extérieures de la société, des autres, de notre milieu ? Le point commun des trois philosophes suivants : Freud, Marx, Nietzsche est d’avoir de façon très différentes fait complètement éclater la notion même de sujet libre maître et initiateur de ses actes. De ce point de vue, ils sont tous les trois les héritiers de Spinoza : « les hommes sont conscients de leurs actes mais ignorants des actes qui les déterminent. » C’est librement que l’ivrogne croit vouloir du vin ou que le bébé croit vouloir du lait mais ils y sont poussés par une nécessité qui leur échappe et que l’on doit essayer de comprendre. Spinoza prend l’image d’une pierre lancée et qui prendrait conscience de son mouvement prise dans ce mouvement même. Elle croirait se mouvoir par elle-même du simple fait qu’elle a conscience d’elle-même. C’est la conscience qui suscite en nous l’illusion d’être libre.

A l’opposé de cette conception Spinoziste, Descartes adhère à une liberté vraiment constitutionnelle de l’être métaphysique de l’homme, celle qui naît du cogito (je pense donc je suis). Cette pensée fondamentale ne me fait pas exister mais me permet de réaliser que j’existe. Elle donne ainsi naissance à un certain type d’existence réflexive, décisive de cela même que je suis un être de décision, de libre arbitre. Je ne me fais pas exister en tant qu’être existant mais de ceci que je sais que j’existe je me fais exister en tant qu’existence certaine. Jean-Paul Sartre est sur ce point le continuateur de la philosophie de Descartes. Pour lui nous sommes toujours libre en toute situation parce qu’il n’y a de liberté qu’en situation, c’est-à-dire que nous avons besoin d’un commencement pour que notre liberté puisse s’effectuer à partir de lui. Plus nous sommes mis en présence d’une situation imposée, plus il est « imposé à ma liberté d’être, c’est-à-dire de choisir et nous pouvons toujours choisir ; C’est là notre fardeau. Nous aimerions pouvoir nous dire que nous ne sommes pas responsables mais c’est justement cela qui nous est interdit. Si je deviens tuberculeux, ma maladie me placera devant des choix à faire. Aucune liberté ne peut se constituer à partir de rien. Nous mesurons ici pour Sartre le malentendu qui serait à l’origine de la croyance à notre soumission aux circonstances. Je ne suis pas libre parce que je suis malade, parce qu’il pleut alors que je voulais qu’il y ait du soleil, etc. Tous ces faits sont là pour nous donner l’occasion de faire des choix, d’accomplir notre liberté : « jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation », dit Sartre parce que jamais nous n’avons été davantage placés devant le choix d’être des collaborateurs ou des résistants.

La conception que nous nous faisons de la liberté est dépendante de la conception que nous nous faisons du monde. Si nous croyons, comme les stoïciens à un monde ordonné, déterminé, notre liberté consiste à vouloir avec ce monde là : « La liberté consiste à  vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. » Epictète. Il nous faut constamment distinguer entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. 

Par contre si nous croyons à un monde hasardeux dans lequel tout est contingent, il nous revient d’exercer notre liberté à partir de nous, par un travail sur nos désirs comme le conseille Epicure. Nous avons le pouvoir de changer dans une certaine mesure le cours des choses, en nous changeant nous-mêmes, ou du moins en faisant en sorte de ne pas nous laisser fasciner par des désirs dynamiques qui nous font dépendre de déterminations extérieures.




Le Bonheur

Sous ce dernier aspect de la liberté, on mesure bien à quel point elle est proche, pour les Stoïciens et les Epicuriens, du Bonheur, car je ne peux pas faire un bon usage de ma liberté dans mes actes sans me sentir bien, parce que dans les deux cas, c’est une juste appréciation de ma capacité d’action sur les choses qui me fait agir librement. Je ne peux être libre qu’en me faisant idée de ce que je peux dans un monde qui est ce qu’il est (soit parce que c’est comme ça (Stoïciens) soit parce que c’est le hasard (épicuriens)). C’est finalement ce que les philosophes de l’Antiquité appelaient le « souverain bien », à savoir l’alliance du bonheur et de la morale (j’agis bien quand je me sens bien et je me sens bien quand j’agis bien). Mais les philosophes plus récents comme Kant et a fortiori Sartre sont totalement en désaccord de cette idée de souverain bien pour des raisons différentes. Selon Kant si l’on fait entrer dans nos préoccupations morales, notre bonheur, nous n’accomplissons une action pure mais intéressée, au contraire. C’est notre moi empirique qui nous fait pencher de ce côté là et ce n’est pas vertueux. La seule question qu’il est légitime de se poser c’est celle de savoir si nous sommes dignes d’être heureux et cette pensée peut à juste raison (moralement) me rendre heureux (mais être digne du bonheur et en jouir sont vraiment deux choses distinctes). Pour Sartre, la liberté est un fardeau pas un bonheur. C’est notre condition métaphysique que d’être condamnés à être libres. 

Mais qu’est-ce que le bonheur ? Le mot vient du latin « augurium » qui signifie « signe ». Le bon « heur », c’est le bon signe que nous envoient  les Dieux, comme une fatalité heureuse. Il ne dépend donc pas de nous d’être heureux. Pourtant, les morales de l’antiquité cynique, sceptique, stoïcienne et épicurienne décrivent chacune des attitudes, des ascèses dont le but est « l’autarcie », l’autosuffisance, la capacité à ne faire dépendre son bonheur que de soi en travaillant le rapport que nous avons avec nos désirs, notre volonté, notre capacité de choisir. 

Le bon heur, cela pourrait aussi s’interpréter aussi comme le bon « angle », la bonne façon d’aborder les évènements de notre vie. En effet, le bonheur n’est pas la même chose que le plaisir, notamment parce que le plaisir peut venir « sur commande ». Je sais ce qui peut m’apporter du plaisir et je fais tout ce que je peux pour l’avoir. Le bonheur désigne quelque chose de plus complexe, de plus définitif, de plus personnel. C’est une notion existentielle, c’est-à-dire qu’elle est en rapport avec la structure même de ma façon d’être (ce que Merleau-Ponty appelle « ma structure d’existence »). Nous avons un corps qui est fait pour le plaisir (système de récompense présent chez tous les mammifères) mais pas du tout pour le bonheur. Il faut aller le chercher, le constituer mais il n’y a pas de mode d’emploi. Peut-être ne dépend-t-il que de nous d’être heureux parce que finalement il ne dépend que de  nous d’être nous et c’est ça le bonheur : ne pas chercher la simplicité dans mon existence mais simplement exister (et pas seulement vivre)

Il semble bien que le rapport avec nos désirs soit fondamentale et trois options se détachent nettement : celle de Descartes, assez Stoïcienne : « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde ». Il y a également la position Epicurienne qui consiste à distinguer d nos désirs naturels et nécessaires des désirs vains (revoir le schéma), et enfin il y a la conception de Schopenhauer qui est radicale et assez proche du Bouddhisme. Pour être vraiment heureux, il faut tuer le désir : « Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible ». 

La distinction que fait Epicure à la fin de la Lettre à Ménécée entre Immortalité et Eternité est très utile pour progresser dans la compréhension du bonheur. Désirer l’immortalité, c’est vouloir plus et tout le temps (plus de temps au temps), désirer l’Eternité, c’est finalement s’éterniser dans l’instant pur, donné, d’une existence sentie pour ce qu’elle est, à l’instant où elle est. Une forme d’extase mais qui consisterait moins à sortir de soi (sens étymologique) qu’à sortir de cet esprit de suite ou de rétrospection qui nous empêche de coïncider avec le moment présent.

« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière  rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie, mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier. »

       On peut aussi opposer Pascal et Montaigne sur cette question: autant le premier insiste sur l’impossibilité d’être heureux parce que l’homme ne peut pas, à cause de sa conscience, coïncider avec l’instant présent, autant pour le second, proche des morales d et l’antiquité grecques (stoïcisme et épicurisme) estime que cet effort d’attention (vivre à propos) est nous seulement possible mais seul à même de se situer à l’aplomb juste de la vie heureuse (celle qui tombe à pic):

« je n'ai rien fait d'aujourd'hui. – Quoi, avez-vous pas vécu ?   C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. – Avez-vous su méditer et manier votre vie ? vous avez fait la plus grande besogne de toutes. » Pour se montrer et exploiter, Nature n'a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. […] «FAIRE BIEN L'HOMME ET DÛMENT! »