samedi 22 mars 2014

Texte de Maurice Merleau-Ponty - "Je découvre que je suis amoureux."



« Je découvre que je suis amoureux. Rien ne m’avait échappé peut-être de ces faits qui maintenant font preuve pour moi : ni ce mouvement plus vif de mon présent vers mon avenir, ni cette émotion qui me laissait sans parole, ni cette hâte d’arriver au jour d’une rencontre. Mais enfin je n’en avais pas fait la somme, ou, si je l’avais faite, je ne pensais pas qu’il s’agît d’un sentiment si important et je découvre maintenant que je ne conçois plus la vie sans cet amour (…) Il n’est pas possible de prétendre que j’aie toujours su ce que je sais à présent et de réaliser dans les mois passés une connaissance de moi-même que je viens d’acquérir. D’une manière générale, il n’est pas possible de nier que j’aie bien des choses à apprendre sur moi-même, ni de poser d’avance au centre de moi-même une connaissance de moi où soit contenu d’avance tout ce que je saurai de moi-même plus tard, après avoir lu des livres et traversé des évènements que je ne soupçonne pas même à présent. (…)

 L’amour qui poursuivait en moi sa dialectique (1) et que je viens de découvrir n’est pas depuis le début, une chose cachée dans un inconscient, et pas davantage un objet devant ma conscience, c’est le mouvement  par lequel je me suis tourné vers quelqu’un, la transformation de mes pensées et de mes conduites, - je ne l’ignorais pas puisque c’est moi qui vivais des heures d’ennui avant une rencontre, et qui éprouvais de la joie quand elle approchait, il était d’un bout à l’autre vécu, - il n’était pas connu (…) Pour l’amoureux qui le vit, l’amour n’a pas de nom, ce n’est pas une chose que l’on puisse cerner et désigner, ce n’est pas le même amour dont parlent les livres et les journaux, parce que c’est la manière dont il établit ses rapports avec le monde, c’est une signification existentielle. »
                                                                          Maurice Merleau-Ponty (1945)

(1) dialectique : mouvement ascendant, accomplissement progressif


Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.



1)    Dégagez l’idée essentielle de ce texte à partir de l’étude de ses articulations.

2)    Expliquez :    - « je n’en avais pas fait la somme »
                      - « il n’est pas possible de nier que j’aie bien des choses à apprendre sur moi-même, ni de poser d’avance au centre de moi-même une connaissance de moi où soit contenu d’avance tout ce que je saurai de moi-même plus tard. »
                     - « c’est la manière dont il établit ses rapports avec le monde, c’est une signification existentielle »

3)    « Peut-on se connaître soi-même » ?

Texte de Maurice Merleau-Ponty sur l'expérience de l'amour - Quelques éléments d'explication




Lorsque nous nous apercevons que nous sommes amoureux d’une personne que nous fréquentons depuis plusieurs mois, il se produit quelque chose d’étrange. Nous avons vécu la progression d’une expérience dont nous ne « réalisons » la nature exacte que maintenant. Est-ce un sentiment qui d’inconscient devient conscient ? Non, nous n’avions rien perdu de cette intensification de nos émotions, de notre attente du prochain « rendez-vous ». Nous le percevions bien puisque c’est précisément cette hâte, cette acmé sentimentale qui orchestrait déjà une bonne part de nos actions et des évènements de nos journées depuis une certaine période. Mais pourtant, il y a bien quelque chose qui vient de se produire seulement maintenant avec la venue à mon esprit du terme « d’amour ».
Nous sommes donc confrontés à une expérience très ambiguë puisque il n’est pas concevable de dire que j’ai toujours su que j’étais amoureux mais qu’en même temps je ne pouvais pas complètement l’ignorer puisque c’est bel et bien moi qui depuis quelques mois agit « volontairement » dans un sens qui favorise la progression de cet amour. Ce que je comprends aujourd’hui, c’est ce que j’ai vécu hier, mais je ne pouvais pas tout-à-fait l’avoir vécu hier sans l’avoir éprouvé en même temps que je le vivais. C’est un peu comme un trajet que l’on suit si souvent qu’on se retrouve « arrivé » sans vraiment s’en être rendu compte mais pourtant il fallait bien qu’une certaine modalité de conscience agisse sans quoi nous aurions eu un accident. On pourrait parler d’un certain degré d’attention. De la même façon, je n’ai pas pu commencer d’éprouver ce sentiment aujourd’hui. Je ne le décrirai pas comme un sentiment « amoureux » s’il ne l’avait pas été « dés le départ ». On pourrait presque dire que je savais que j’étais amoureux mais que je ne savais pas que je le savais.


La question qui se pose est celle de savoir ce que la connaissance de mon état a vraiment rajouté par rapport à l’expérience que j’en avais. « Je n’en avais pas fait la somme » dit l’auteur. C’est un peu comme si la conclusion selon laquelle on est amoureux s’opérait par recoupement sur le modèle de ces enquêteurs qui mettent bout à bout des faits pour reconstituer les faits et dire : « Un tel a tué ». Tout le propos de Maurice Merleau-Ponty est d’insister sur cette différence entre l’expérience « stricte » que nous faisons d’un sentiment et la façon dont nous le rapportons à nous-mêmes. Nous existons dans la réalité et nous nous situons nous-mêmes par rapport à cette réalité, ce n’est pas la même chose. Il y a en nous une expérience brute, immédiate de la vie, de l’amour. Nous essayons de dissimuler cette réalité en faisant comme si nous étions inconscients d’une chose dont nous prenons seulement aujourd’hui conscience mais c’est une illusion rétrospective. La vérité est qu’il y a deux expériences distinctes qui en un sens n’ont rien à voir. L’amour était vécu, maintenant il est connu et c’est tout-à-fait autre chose. L’amour connu va avoir à composer avec un certain nombre d’engagements, de « signes », d’expressions. L’amour vécu s’effectue, se réalise sans mot, sans référence. Cela n’est ni plus ni moins qu’une certaine façon de s’ancrer dans le monde, de se faire exister. Soit l’amour est faux, juste une histoire que l’on se raconte, soit il est une expérience, et s’il est une expérience, il est un fait, un rapport au monde avant d’être un mot.


« Où étais-tu ? » C’est la question que nous pourrions nous poser à nous-mêmes lorsque nous réalisons ainsi la nature d’un sentiment qui pourtant n’a pas cessé de se manifester à nous depuis des mois. Pour qu’il y ait des « affects », des émotions caractéristiques de l’amour il fallait bien qu’il y ait une sensibilité qui soit affectée. Nous n’avons pas cessé d’être amoureux et nous le découvrons que maintenant, alors en quoi consiste exactement cette révélation ? Que rajoute-t-elle à des expériences qui étaient là bien avant que nous ne mettions sur tous ces symptômes le nom de la « maladie » ?
C’est qu’il existe, pour Merleau-Ponty, une différence essentielle entre l’expérience de vivre un sentiment dans laquelle nous sommes en rapport avec le monde et l’acte qui consiste à le connaître, à le distinguer, à lui donner un qualificatif qui permettra de se l’exprimer à soi-même, de le commenter ou de le communiquer à quelqu’un d’autre, action dans laquelle nous sommes fondamentalement en contact avec autrui ou bien avec soi-même comme Autrui. Il faudrait, en un sens, se représenter seul, dans une île déserte et s’interroger sur la nature des impressions dont nous ferions l’expérience dans ce contexte : aurions-nous encore longtemps cet automatisme consistant à vivre nos émotions pour les raconter ? Au bout d’un moment, il est fort probable, comme le décrit Michel Tournier dans « Vendredi ou les limbes du Pacifique », que nous vivrions nos sensations et nos sentiments dans une forme d’immédiateté brute.
C’est alors que nous nous rendrions compte qu’il existe une forme d’inauthenticité fondamentale dans notre existence sociale : nous sommes amoureux, tristes, heureux par conformité à des mots lus ici ou là, à des images renvoyées par des films ou des romans qui nous les présentent comme des expériences « normales », faisant partie intégrante de que tout être humain socialisé de notre époque et de notre civilisation se « doit » de vivre. Qui de nous n’a jamais éprouvé ce manque, cette inadéquation fondamentale entre ce que nous vivons réellement et ce dont nous nous disons à nous-même que nous l’avons vécu ? « Oui, je suis amoureux mais ce n’est pas aussi simple ». Dire que l’on est amoureux est juste une façon de positionner son émotion sur l’échiquier des émotions « dites », c’est une façon de dire que l’on n’est pas indifférent, ou que l’on ne déteste pas : « Va, je ne te hais point », dit Chimène à Rodrigue dans « Le Cid », mais cette connaissance de soi, ce processus de balise linguistique qui nous permet de nous repérer et d’être repérable, produit également un effet de « désancrage ».


«Ce qui est bien connu, justement parce qu’il est bien connu, n’est pas connu. » dit avec beaucoup de justesse le philosophe allemand Hegel. Connaître, c’est reconnaître, ramener les éléments inconnus d’une expérience à des éléments connus par recoupement et ainsi « l’assimiler » à du passé, à du « déjà là », comme tous ces gens qui ont « tout connu » et qui réduisent l’expérience nouvelle que nous venons de vivre à des évènements qu’ils ont vécu bien avant nous et « mieux ». Mais se pourrait-il que ce soit précisément « méconnaître » parce qu’aussi proches que puissent être des circonstances, elles ne seront jamais autant identiques que nous nous plaisons à le croire ? Connaître c’est revenir au monde comme à un champ de bataille usé, banalisé, ultra connu au cœur duquel nous ne livrons que des combats joués d’avance parce que toujours filtrés par les mots, mais vivre, expérimenter, c’est venir au monde et percevoir son extraordinaire et incessant renouvellement. Il y a quelque chose du regard fou du désespéré de Gustave Courbet dans cette épreuve vraie, pure, brute de la réalité telle qu’elle est, à l’instant où elle est, et c’est exactement ce grain de folie devant l’irréductibilité d’un dynamisme délirant que décrit Maurice Merleau-Ponty à la fin de son texte. Se connaître soi-même, c’est la maxime de tout individu social qui a besoin de repères et de normes, qui est constamment mis en demeure de faire ses preuves, de se présenter, de se comparer pour prendre place au sein d’une communauté dans des déterminations sexuelles, familiales, professionnelles, sociales, etc. Une vie de citoyen se passe à recouvrir sa nudité d’existant de signes extérieurs reconnaissables « de loin ». Mais que sommes-nous « vraiment », « réellement » ? S’accepter méconnaissable, c’est la devise de tout existant neutre, anonyme, « pur ».

« Je découvre que je suis amoureux, mais qu’est-ce que je découvre exactement ? En quoi est-ce une découverte ? Qu’est-ce que cette découverte d’être amoureux « rajoute » à ce que j’étais avant, soit amoureux ? Est-ce un processus de prise de conscience ? Non, réponds l’auteur, tout simplement parce que je n’étais pas inconscient avant, je n’étais pas comme un somnambule, ou comme un rêveur, je vivais bien des sensations, des sentiments dont je savais en même temps que je les vivais que je les vivais. Est-ce une modalité d’appréhension de soi par le biais de laquelle j’avais déjà tout « capté » au moment même de la rencontre et des premiers temps de la relation, mais dont je n’aurais réalisé la totalité « qu’après coup », un peu sur le modèle de ce que Leibniz appelle « les petites perceptions » ? Non plus, nous dit Maurice Merleau-Ponty, tout simplement parce qu’il est un peu facile de prétendre que « l’on avait toujours su ». C’est sombrer dans une forme d’illusion rétrospective.

En un sens, trois modes de connaissance de soi sont ainsi récusés : 1) Celui de la réalisation présente d’une connaissance ancienne et totale que l’on examinerait rétrospectivement (l’inconscient physique) 2) L’amour n’est pas non plus un sentiment que je me serai caché à moi-même, parce que quelque chose de moi (la censure pour Freud) aurait jugé cette émotion irrecevable, sexuellement incorrecte et ne lui aurait pas donné droit de cité dans ma conscience (inconscient psychique) 3) celui de la conscience progressive que l’on prendrait d’un objet complexe. Dans cette perspective, ce sont les termes de trois types de passages de relais qui sont ainsi réfutés. Découvrir que l’on est amoureux à un certain moment de la relation ce n’est pas du « capté », ou de l’enregistré qui deviendrait « compris » (1), ni de l’inconscient qui deviendrait conscient (2), pas davantage que l’acte de se rendre compte progressivement d’une réalité trop conséquente pour que l’on puisse « l’avaler » d’un seul coup, comme un bâtiment dont il nous faudrait faire le tour, percevoir tous les angles pour en totaliser après coup la perception globale (3). Ce n’est donc pas non plus du partiellement perçu qui deviendrait totalement connu. C’est plutôt du totalement vécu qui devient totalement connu.

Finalement de la phase 1 à la phase 2, on ne passe pas d’une réalité confuse, mystérieuse et pauvre à la réalisation de sa compréhension, comme si en nous les émotions brutes attendaient patiemment d’être révélées. Ce n’est pas une traduction qui nous permettrait de comprendre après coup la richesse d’un contenu qui ne se manifestait comme tel. Il y a quelque de vrai, d’authentique et finalement de déjà parfait en soi dans l’amour vécu, lequel est « tout ce qu’il doit être ». Il n’y a donc rien de l’amour connu qu’il nous reviendrait de prendre comme l’aboutissement de l’amour vécu. Vivre un amour donne du sens à notre vie, mais ce sens n’est pas le même que quand cet amour est connu. Dans ce dernier cas, il prend place dans « notre » vie et devient « signifiant », porteur d’avenir ou de drame. On a une « histoire d’amour ». On peut, comme Dom Juan s’amuser à les répertorier, à les cataloguer, mais il est aussi possible de lui donner une place plus exclusive dans notre existence, on se marie, on a des enfants, etc. Mais, ce ne sera pas ou plus de l’amour simplement et presque anonymement vécu, parce que dans celui-ci il n’est plus question de situer cet amour dans sa vie mais tout simplement de le vivre, aimer pour aimer « maintenant » indépendamment de la question de savoir où cela nous « mène ». L’amour vécu n’est pas un amour « gérable ». On ne peut « rien en faire » tout simplement parce qu’on ne peut l’instrumentaliser. Lorsque l’amour est connu, il est posé à notre égard dans un rapport référentiel, cela signifie qu’il est sorti de la vérité de son contexte.


L’ensemble du passage devient plus clair : il existe une forme d’attention à ce que l’on est en train de vivre qui, aussi parfaite qu’elle soit, ne consiste aucunement à « connaître » ce que l’on vit mais à « l’être », qui se maintient aux aguets de ce que l’on vit sans pour autant le cataloguer, le définir, le baptiser, le comparer, le ramener à du connu. Ce que l’on vit, parce qu’on le vit, n’est pas connu. Nous avons tous éprouvé cette impossibilité absolue à nous préparer suffisamment en vue d’une épreuve très importante de notre vie pour que tout, absolument tout soit à l’avance « bouclé ». Il y a toujours quelque chose de l’expérience que nous vivons qui dépasse et se révèle irréductible à l’expérience que nous avions préalablement envisagée. Cela signifie qu’il  existe dans la texture même de tout instant vécu au présent quelque chose qu’aucune pensée ou aucun travail de préparation ne peut recouvrir. C’est cette texture, cette fibre existentielle de toute expérience vécue qui intéresse Merleau-Ponty. Aimer, ce n’est pas connaître l’amour ni connaître le fait que l’on est amoureux, c’est, au contraire, faire l’expérience de ce que l’on ne peut nommer, ni ramener à autre chose. C’est entrer dans une dimension brute de l’existence qui, en un sens, pourrait se concevoir comme l’impression des conquistadors espagnols suivant le cours de l’Amazone, n’ayant aucune idée de ce qui les attendait derrière le tournant du fleuve.

Connaître, c’est constituer un savoir, enfermer une expérience dans un « compte rendu » qui  embrasse la totalité des faits qui se sont produits mais il y aura toujours une dimension qui échappera au « compte rendu » parce que le « sens » de ce qui se réalise effectivement dans notre vie n’est pas le sens d’un récit. Il n’y a pas « d’histoires d’amour » parce que la réalité de l’amour, c’est précisément ce qui ne se laisse pas enfermer dans la trame narrative d’une histoire. Nous n’atteignons la dimension authentique de la vie que lorsque nous éprouvons l’inénarrable. Nous disons alors qu’il n’y a pas de mots assez forts pour décrire telle ou telle expérience, mais ce n’est pas une question de force, c’est plus une affaire de sens. Il existe un sens existentiel et un sens social de nos expériences. Le sens social d’une aventure amoureuse consiste à le positionner dans notre vie, à se donner grâce à lui une forme d’identité à assumer aux yeux des autres ainsi qu’aux nôtres. Le sens existentiel est plus vertical, gratuit, instant : nous existons « d’abord », la qualification vient ensuite et superficiellement. Nous comprenons à quel point la découverte présente d’un amour commencé il y a longtemps ne réside absolument pas, pour Merleau-Ponty dans la « traduction », comme nous comprenons plus tard le texte donné dans une langue étrangère parce qu’il nous faut le temps de le transcrire dans notre langue maternelle.

Ce n’est pas même un sens que nous donnons rétrospectivement à un fait ancien. L’expérience première de l’amour « existentiel » est déjà à part entière un « Sens ». Exister, c’est consister dans le mouvement d’un sens et l’amour est la « qualité d’être » d’un certain attachement à l’existence dans lequel nous consistons pleinement tout le temps que nous sommes amoureux. Nous pensons communément que nous sommes « une » personne éprouvant tout à tour plusieurs expériences qui nous arrivent sans vraiment remettre en cause la personne que nous sommes. « Je »  suis amoureux, peiné, heureux, malheureux sans que l’unité de ce moi centré ne soit remise en cause. Mais Merleau-Ponty conteste cette vision de nos expériences et de nos ressentis en affirmant que l’amour est la manière dont « l’amoureux établit ses rapports avec le monde ». Je ne suis qu’amoureux tout le temps que je suis amoureux, je ne consiste qu’en cela, je m’accroche amoureusement au monde, je suis fait de cet ancrage, de cette texture amoureuse d’un monde amoureux, de la même façon que ma tristesse fait surgir de toutes pièces tout un monde de tristesse. Ce ne sont pas là que des états d’âme d’une réalité qui demeure fondamentalement « une », c’est qu’il y a autant de mondes et de « moi » que de sentiments et de « style d’expériences ». Dans un autre texte, Maurice Merleau-Ponty parle de « structure d’existence ». Aimer est une « configuration existentielle », un style d’être dans lequel s’exprime toute notre singularité, notre « idiosyncrasie » (manière d’être particulière propre à chaque individu). C’est une expérience « pure ».

Tout s’éclaire lorsque nous réalisons toute la différence entre ce qui est inconnu et ce qui est ignoré. Quand nous étions amoureux sans utiliser ce mot, nous n’ignorions rien mais nous étions très loin, pour autant de connaître « tout ». Nous ne faisions pas semblant. C’est même tout le contraire, c’est la signification sociale qui fait semblant : combien de couples, en effet, sont-ils victimes de cette illusion qu’est la nécessité sociale de trouver l’âme sœur pour ne pas avoir « l’air » d’une vieille fille, ou d’un célibataire endurci (même si le jugement de notre société sexiste est beaucoup plus indulgent pour le célibataire masculin que son homologue féminin).
Dans toute expérience, il y a une part non dite, mal dite, « maudite », voire indicible et cette part ne manque de rien, n’attend rien. Ce qu’on lui rajoute en la qualifiant, en l’étiquetant est une banalisation, crée un effet de superficialisation, de caricature. Il revient à chacun de nous de reconnaître l’efficience de cette part, de ce sens existentiel, car, en l’occurrence, c’est la seule manifestation d’un amour « vrai ». « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire. » - Wittgenstein

          

vendredi 21 mars 2014

Texte de Hannah Arendt - La raison d'Etat



« Derrière la notion d’acte d’Etat, il y a celle de raison d’Etat. Selon cette théorie, les actes de l’Etat – qui est par définition responsable de la survie d’un pays et, partant, des lois qui garantissent cette survie – ne sont pas soumis aux mêmes règles que les actes des citoyens de cet Etat. L’Etat de droit, conçu afin d’éliminer la violence et la guerre de tous contre tous, dépend pour sa survie des instruments de la violence. De même, un gouvernement peut se trouver dans l’obligation de commettre des actes qui sont généralement considérés comme des crimes afin d’assurer sa propre survie et celle de la loi (…)

A tort ou à raison – selon les cas – la raison d’Etat fait appel à la nécessité, et les crimes d’Etat commis en son nom (qui sont pleinement criminels en regard du système juridique en vigueur) sont considérés comme des mesures d’exception, des concessions faites aux exigences de la Realpolitik (1) afin de préserver le pouvoir et, partant, l’ensemble du système juridique en vigueur. Dans un système politico-juridique normal, ces actes constituent des exceptions à la règle et ne sont pas passibles de châtiment (ils sont gerichtsfrei (2), selon la théorie juridique allemande) parce qu’il y va de l’existence de l’Etat même, et qu’aucune entité politique extérieure à l’Etat n’a le droit de dénier à celui-ci son droit d’exister, ni de prescrire les formes que doit prendre cette existence. Lorsque par contre un Etat est fondé sur des principes criminels – et nous en avons vu un exemple dans la politique juive du IIIe Reich – c’est l’inverse qui est vrai. C’est l’acte non criminel (tel que par exemple, l’ordre de Himmler, à la fin de l’été 1944, de mettre un terme aux déportations de Juifs) qui devient une concession à la nécessité, qui est imposé par les évènements (en l’occurrence la défaite prévisible). C’est alors qu’une nouvelle question se pose : quelle est la nature de la souveraineté d’un tel Etat ? N’a-t-il pas violé la parité (par in parem non habet jurisdictionem (3)) que lui accorde le droit international ? Par in parem (4) signifie-t-il seulement les attributs secondaires de la souveraineté ? Ou est-ce que ce principe implique également une égalité qualitative, une similitude ? Peut-on appliquer le même principe indifféremment à un appareil gouvernemental dont les crimes et les actes de violence sont des cas limites, des exceptions, et à un système politique qui légalise le crime et en fait une règle ? »

(1)    realpolitik : « politique réaliste, c’est-à-dire politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l’intérêt national »
(2)    gerichtsfrei : (en allemand) libres de jugement
(3)    « par in parem non habet juridictionem » : « il n’est aucun jugement possible d’égal à égal » (en l’occurrence aucun état ne peut remettre en cause la juridiction d’un autre état)
(4)    D’égal à égal