jeudi 14 février 2013

"Jeux d'impression, lignes de vie": "the psychogenic fugue" de David Lynch"

(Ce travail constitue le troisième volet d'une analyse comparative de deux façons  apparemment différentes de traiter l'objet au cinéma: celle de Christopher Nolan dans Inception: le totem, et celle d'Alfred Hitchcock par le procédé  scènaristique du McGuffin. Il convient donc de lire cet article à la suite des deux développements précédents: "Le rapport à l'objet: entre fétichisme et appropriation: le territoire" et "Design et McGuffin: histoires d'objets, objets d'histoires")

Concevoir un objet, c’est raconter l’histoire d’un homme possible. Il n’est pas envisageable, en effet, de configurer le design d’un ustensile sans que le profil d’une certaine humanité s’y dessine, comme en creux. C’est donc nécessairement quelque chose d’une matière humaine malléable, constructible qui se laisse éprouver comme matériau fondamental et ultime du designer. L’objet n’est qu’un prétexte, un cadre virtuel à l’intérieur duquel de l’action humaine peut se scénariser.  On peut bien réfléchir à l’ustensile le plus utile, le plus prosaïquement nécessaire à telle ou telle action, il ne sera jamais possible de concevoir cet objet dans l’efficience de sa fonctionnalité « brute » sans que l’homme ne s’y effectue en tant que sujet d’une narration, en tant que sujet d’un verbe. Un objet aussi quotidien soit-il crée de l’action humaine racontable, grammaticalement déclinable. Il n’est donc pas de « chose » qui ne rajoute une ligne de « démarche entreprise », de réalisation même bégnine (faire la vaisselle, descendre la poubelle, etc.) menée à son terme dans l’immense roman de toutes les histoires humaines faites ou à faire. Sous cet angle, « brouiller les codes », c'est jouer sur l’hybridation des formes, des couleurs, des genres ou des fonctions, c’est précisément créer de l’histoire complexe, sortir l’homme des scenarios ringards, usés, attendus.


Par conséquent c’est précisément parce que tout objet est finalement un McGuffin, c’est-à-dire un prétexte à une histoire humaine possible qu’il convient de prêter attention, plus qu’à toute autre chose, à tout ce qui de lui tient du signe, c’est-à-dire justement tout ce qui s’échappe d’un sens trop facilement déchiffrable. Aller jusqu’au bout de la vérité de cette perspective par le biais de laquelle tout objet est un McGuffin nous impose de considérer qu’un objet ne peut être vraiment « bon » que si l’histoire dont il est le prétexte est « bonne ». Or, une « bonne » histoire est précisément une histoire dont on ne peut deviner la fin en voyant le début. Un objet intéressant est un objet dont le scénario d’humanisation reste infiniment ouvert. Ce n’est pas un ustensile qui va programmer son utilisateur à être ceci ou à faire cela mais au contraire à réaliser l’infini de son potentiel romanesque, à prendre conscience de cette texture labile, fluide, malléable, « scénaristiquement » dynamisante  dans laquelle il consiste.

Autrement dit, il importe que l’être humain ne s’y reconnaisse pas, que le scénario d’humanisation dessiné par l’objet le fasse sortir de la représentation qu’il avait de lui-même, qu’elle le projette hors de toute identification possible, tout simplement parce que toutes les bonnes histoires racontent exactement comment un être humain se retrouve totalement dépassé par ce qui lui arrive et finit par prendre (ou pas) la mesure de l’événement en se confondant avec lui. Un bon McGuffin fait signe d’un scénario d’humanisation possible mais il ne saurait en contenir la trame, encore moins en suggérer la morale. Finalement, pour que l’histoire permette à l’homme de s’y éprouver comme ce matériau infiniment muable et offert à l’infini d’une narration inextinguible, aux mutations d’un conteur doté d’une imagination incroyablement féconde, il importe que le McGuffin ne soit pas trop symboliquement connoté, trop signifiant, trop déchiffrable (précisément parce que, s’il est trop clair, il  ne serait plus le prétexte à une histoire riche, mais le texte d’une histoire « pauvre »). Dans l’histoire d’Hitchcock, le McGuffin est un paquet emballé ; il est un objet caché dont le caractère « présumable » constitue ce fond de nature scénaristique en quoi réside sa plus profonde authenticité.

Il n’est pas question d’en déduire précipitamment que plus un McGuffin est pauvre, plus l’histoire dont il est le prétexte est riche mais plutôt qu’il importe au plus haut point qu’il contienne une part plus ou moins conséquente d’indéchiffrabilité. Le faucon Maltais est un objet d’art, la mallette de Pulp Fiction contient un objet renvoyant une étrange lumière verte et l’argent dérobé par Marion dans Psychose est « réquisitionné » par la situation trouble de son amant qui évoque une affaire d’espionnage. Par conséquent c’est sur la base de l’indéchiffrabilité d’un McGuffin indistinct, non identifiable que peuvent précisément se dessiner le « chiffre », le style, la nouveauté d’une histoire riche parce qu’imprévisible, inattendue. Cela revient à dire, pour un designer, qu’il convient au plus haut point que l’objet-McGuffin ne contienne pas le scénario d’humanisation comme une boîte qui renfermerait en son sein la totalité finie de son secret mais plutôt en émette la possibilité dans l’aveu susurré d’une gratuité qui n’ose pas s’afficher, se présenter comme telle. Pour que de l’homme s’y invente au gré d’une histoire nouvelle, il faut qu’il y perde ses anciens repères et y jouisse d’insoupçonnables affects.
La part indéchiffrable du prétexte est la garantie absolue de la tonalité affective, de la texture intensive de l’histoire, comme si l’objet revenait à l’efficience aveugle de sa plasticité brute, silencieuse afin de laisser pleinement s’exprimer la vérité profonde de l’histoire, soit celle qui consiste moins en ceci qu’il arrive quelque chose à quelqu’un que dans cette dynamique au gré de laquelle c’est toujours d’abord et finalement seulement dans la trame dense, continue et sans interstices de nos affects que se constituent l’efficience permanente de cet être cathartique et fictionnel qu’est l’être humain. Autrement dit, il faut de l’indéchiffrable dans l’objet pour que l’homme s’y greffe, s’y inscrive, s’y incarne au fil d’une histoire dont la trame ne le met plus seulement en scène en tant que sujet d’une aventure mais le met en situation stylistiquement de se percevoir comme fait de la seule vraie texture dans laquelle il consiste effectivement, c’est-à-dire idiosyncrasiquement, à savoir un chiffrage d’affects.
Le McGuffin est à double fond : ce n’est pas seulement l’objet qui est le prétexte à l’histoire, au scénario d’humanisation mais ce scénario est à son tour le prétexte au souvenir de ce chiffrage d’affects dans lequel on consiste. Par « souvenir », il convient d’entendre ici mémoire involontaire, ce qui vient du dessous, cette vague qui nous soulève et nous ramène de façon aussi évidente que fatalement irrécusable à notre efficience « vraie », pure, « donnée » de trait d’union entre des séquences affectives. Le narrateur de la recherche peut bien se donner un nom, se situer dans une histoire, dans un épisode de sa vie, dans un âge de son existence, ce que le goût de la madeleine lui impose sans échappatoire possible de reconnaître, c’est l’efficience de sa texture impressive, laquelle suit des voies tortueuses et labyrinthiques (et c’est pourtant exactement ce chiffrage, ce « tag » aux contours indistincts qui constitue notre identité réelle, ultime – en un sens la vie « sociale » d’un homme se passe à mentir sur l’authenticité de la non signifiance de notre vraie « nature », comme un tag qui s’efforcerait de faire comme si il voulait dire quelque chose pour dissimuler le scandale de sa vraie dynamique impressive et cryptée. Nous ne cessons de vouloir faire impression pour cacher que nous sommes faits d’impressions dans tous les sens de ce terme, aussi bien celui de l’affect que celui de la supposition, quand nous disons : « c’est seulement une impression » (justesse du haïku) vivre, c’est seulement une impression, un « peut-être »).
Si le narrateur éprouve à plus de trente ans une sensation qui le ramène à celle qui l’éprouvait quand il en avait sept, c’est qu’il est une perspective au regard de laquelle il n’a pas tant grandi que cela. Nous consistons dans cette procédure anarchique de renvois, d’échos, de résonances, d’appels et de rappels entre des affects et au regard de cette vérité là, de cette consistance ultime et finalement première, il n’est plus possible de poser vraiment des distinctions sensées entre le rêve et la réalité, la conscience et l’inconscient, la mort et la vie, moi et l’objet, puisque rien n’est que cette libération incessante, continue d’interactions physiques qui font être à tout instant cet « être en bloc » d’un univers présent.
On réalise ainsi que le métier de concevoir un objet consiste en réalité à donner à l’utilisateur ce support scénaristique qui soit à même de lui donner l’occasion de s’y incarner, de s’y territorialiser dans ce fond de texture impressive qui constitue son sol authentique (l’objet est ce support dont la plasticité doit garder quelque chose de cette indéchiffrabilité sur la base de laquelle l’utilisateur va pouvoir jouir de la juste efficience de sa consistance impressive chiffrée). Il n’est pas d’objet qui puisse être autre chose en réalité que la madeleine du narrateur de la Recherche, la luge de Charles Foster Kane, la toupie de Cobb. Nolan a donc raison sauf que la quasi totalité de son film maintient comme question la frontière entre le rêve et la réalité et semble soutenir que la vie rêvée est un refuge impossible, voire dangereux (le suicide de Mall) sauf à l’extrême fin du film où l’on voit Cobb ne pas attendre que la toupie tombe, ou pas.
C’est la raison pour laquelle toute la conception de l’objet totem qui se dégage de son film serait incomplète sans la référence au McGuffin, lequel pose, en profondeur,  la question à tiroirs de savoir de quoi l’objet est-il le prétexte ? La réponse étant d’abord : « un scénario » et ensuite « la dynamique d’une trame d’affects ». Ce « niveau » est indiscutablement le dernier parce qu’il se résume parfaitement en fin de compte à cette affirmation selon laquelle on ne sort jamais, jamais de cette vérité : « vivre est une impression » et l’être humain nous offre le spectacle d’une créature intéressante mais un peu désespérée qui produit des efforts démesurés pour s’extraire de ce socle impressif dans lequel elle ne peut pas ne pas consister afin de se faire croire à elle-même qu’elle existe vraiment, c’est-à-dire au-delà de la seule impression qu’elle a d’exister (on peut penser ici à Borges et à sa nouvelle « les ruines circulaires »).
Or il est un cinéaste dont on pourrait dire que l’œuvre, dans son intégralité, réside précisément et exclusivement dans l’effet de justesse et de profonde cohésion (plus que cohérence) entre l’objet totem et le McGuffin. Il s’agit de David Lynch. Les destins humains ne cessent de se constituer difficilement, laborieusement mais aussi très ingénieusement dans un jeu constant de rappel entre des objets qui signifient moins (sémantique) qu’ils ne font signe (sémiotique) de cette texture labyrinthique et impressive de nos lignes de vie. Vivre, en effet, c’est ce qui dans ses films se met à nu, dans l’efficience donnée, plastique d’un « imbroglio impressif ». Imbroglio ne signifie pas ici que l’histoire racontée soit incompréhensible, bien au contraire mais en même temps elle ne se dégage jamais de cet embrouillamini de lignes d’affects dans laquelle fondamentalement nous consistons.
Peut-être est-il nécessaire d’insister sur le malentendu par le biais duquel la plupart des spectateurs se protègent absurdement de la vérité du cinéma, du théâtre et du design en misant sur un usage parfaitement falsifié du terme de fiction, car c’est précisément ce malentendu que le cinéma de Lynch pointe et détruit. La plupart des gens allant au cinéma pensent s’y distraire, s’y divertir en assistant à ce qui « n’est pas », à ce qui est né dans l’imagination d’un auteur, à ce qui a été conçu dans l’esprit d’un designer. Il peut nous arriver de pleurer au cinéma, au théâtre, sous le coup d’une intense émotion. Mais nous avons tendance à attribuer cette émotion au contexte représentatif, fictionnel, neutre, détaché de l’action. C’est exactement ce qu’Aristote appelle la fonction cathartique du théâtre. Si nous sommes touchés par l’action d’Œdipe Roi de Sophocle, c’est justement parce que l’histoire d’Œdipe, tout en jouant de sentiments vrais que nous éprouvons aussi dans la vie comme la terreur et la pitié, n’est pas réelle. Nous pleurons parce que l’histoire d’Œdipe se manifeste à nous dans le cadre décontextualisé du théâtre (en suivant le parallèle Théâtre / Design, nous serions également impressionnés par un objet parce que nous en saisirions d’emblée la nature « marginale », originale, presque rêveuse, en tout cas détaché du quotidien).
Or, se pourrait-il qu’à l’opposé de tout ce qu’Aristote appelle la fonction cathartique du théâtre, nous y soyons touchés par le fait que l’évidence quasi scandaleuse de ceci que vivre est une impression s’y manifeste simplement mais incroyablement « plus » qu’ailleurs. Aristote a raison lorsque la fiction qui se déroule sur la scène se présente à nous « comme si » elle était la réalité. Autrement dit, c’est justement ce « comme si » c’est-à-dire le fait que la fiction soit crédible, possiblement réelle, qui nous permet de maintenir cette barrière de protection de la fiction, mais que se passe-t-il quand le spectacle essaie par tous les moyens possibles de s’imposer à nous comme faux, surfait, illusoire, fondée sur des artifices qui ne se dissimulent plus sur scène. Comment expliquer alors que la « magie » y fonctionne encore, voire plus que quand l’histoire veut faire croire qu’elle est réelle ? Comment expliquer que ces spectacles expriment mieux ce qu’est effectivement le théâtre ? N’est-ce pas exactement la révolution du play-back dans la chanson et, dans une toute autre perspective, l’intrusion du chœur dans une tragédie grecque (play back de l’enregistrement du chanteur et voix off du chœur) ?
 Que vivre soit une impression, un flux impressif, c’est exactement ce que ces spectacles nous contraignent absolument de reconnaître et de vivre dans l’efficience directe d’une production d’affects purs, sans additifs, dans une simple libération de tonalités plastiques, sonores, cinétiques, lumineuses. Le fait que le théâtre se résume à un jeu d’impressions ne nous installe aucunement dans le réconfort d’une fiction qui ne serait pas la réalité mais dans l’évidence du fait qu’il est impossible de sortir la réalité de ce soupçon impressif qu’elle est une fiction. De la même façon l’utilisateur de l’objet peut bien faire « comme si » la touche design était la part artificielle, originale, surfaite de l’objet, il sent bien l’abîme, ce fond de terreur et d’effroi par le biais duquel c’est exactement vers ce fond d’efficience de la nature seulement impressive de l’existence que l’entraîne le « tout design » de « tout objet ».
Dans « Mulholland Drive » de David Lynch, les deux héroïnes vont dans un cabaret appelé le « Silencio ». Le présentateur prononce alors un discours en plusieurs langues pour dire qu’il n’y a pas d’orchestre, que tout est illusion, que le son n’est pas la trompette. Il disparaît dans un nuage de fumée et se produit alors une chanteuse qui plonge la salle dans une transe émotive avant de s’écrouler sur scène alors que la chanson continue. Les spectateurs sont alors renvoyés à la seule émission de leur affect, comme si les concepteurs du spectacle se moquaient un peu d’eux : vous pensiez être émus à cause d’une femme qui chante sur scène mais ce n’est pas elle qui chante, vous avez seulement été pris dans un flux de vibrations sonores qui a électrisé votre sentiment d’existence à des intensités extrêmement fortes. Ne cherchez pas plus loin le secret de la vie : vous avez l’impression de vivre et c’est tout. Cela signifie effectivement que vous vivez « peut-être » mais dans ce « peut-être » se dessine l’exacte ténuité de nos seules lignes de vie.
Cette scène est le point d’orgue du film, non seulement celui où se tisse le lien du songe à la réalité, du rapport authentique entre deux héroïnes qui ne cessent de s’appeler de part et d’autre de la ligne de frontière entre la vie et la mort  mais aussi celui de cette incroyable ouverture par laquelle un cinéaste s’exprime directement à ses spectateurs pour leur adresser un message qui va bien au-delà de l’humour d’Hitchcock se moquant des chercheurs de vraisemblance. David Lynch n’invite pas son public à oublier la question de la véracité ou de la cohérence de l’action décrite par son film (d’ailleurs ce genre de spectateurs trouvera largement de quoi réfléchir « rationnellement » dans les images de ce réalisateur) mais il met à nu dans cette scène la fibre cinétique et impressive de la réalité (et c’est ce qu’il appelle, pour qualifier la libération par le héros de « Lost Highway » de ce flux onirique qui constitue toute la matière du film: « the psychogenic fugue »), au regard de quoi l’histoire des personnages devient nécessairement seconde. « Je suis…j’ai l’impression » : être n’est qu’une affaire d’impressions, ce qui signifie également qu’être ne sort jamais de l’indécision du peut-être, mais quiconque suit rigoureusement le fil enchevêtré de cette indécision là se maintient alors à hauteur de tout ce qu’il peut être comme un point de rupture incessamment reconduit dont il tient miraculeusement la gageure impressive. Ce n’est pas autrement que les points font des lignes et les instants des vies.

samedi 2 février 2013

"Etre heureux: cela dépend-t-il de moi?"


Nous faisons tous, à propos du bonheur, l’expérience suivante : plus nous essayons de le déterminer, de le « fixer » comme horizon de nos actes, de nos projets et moins nous le réalisons. « Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux ? » dit la chanson, et c’est très exactement la question : nous « attendons » d’être heureux, nous faisons comme si le bonheur devait obligatoirement être le résultat d’un processus, d’un travail, de la mise en œuvre de « moyens » aboutissant à cette fin, comme s’il y avait forcément quelque chose à faire pour être heureux. Bref être heureux : ça se mérite, ça se travaille, ça ne vient pas « comme ça », ça ne nous tombe pas entre les mains « tout cuit ». « Le pessimisme est d’humeur, l’optimisme de volonté » nous dit le philosophe Alain, c’est-à-dire qu’il est assez facile de se laisser aller à être malheureux, à exhiber en toute occasion un visage boudeur et insatisfait comme si « vivre n’était pas assez ». Le bonheur ne consiste pas à attendre que les évènements soient par eux-mêmes « heureux » mais à les prendre tels qu’ils sont et à faire avec ce que l’on a.
La perspective d’Alain pointe indiscutablement vers quelque chose de vrai : la « matière » du bonheur ne consiste pas dans la nature des évènements qui nous arrivent extérieurement. Ce n’est pas « avoir de l’argent », « avoir des enfants », « vivre dans un Palace 5 étoiles » qui pourrait en soi nous rendre heureux. Aucune expérience ne saurait pour elle-même « être à même de donner le bonheur » indifféremment, à toute personne qui la vivrait. Ce qui se travaille dans le bonheur, c’est cette alchimie, cette heureuse affinité entre une personne et des expériences, voire des épreuves qu’elle a la puissance de « prendre à la bonne », comme on dit, une façon peut-être de cesser de comparer sans arrêt ce que l’on a et ce que les autres ont ou « ce que l’on aurait pu avoir si… ». Le bonheur serait alors une manière de « faire avec », de travailler la matière des évènements pour en retirer « le bon côté », sachant qu’il ne peut pas ne pas en exister un.
Lorsque Roberto Benigni, dans son film « La vie est belle » décrit l’effort d’un père déporté dans un camp de concentration avec son fils, pour faire croire à son enfant que tout ça est un « jeu », il explore le fil de cette possibilité là : il est toujours à notre portée de prendre bien tout ce qui nous arrive, même quand ce qui nous arrive est la plus effroyable machine de destruction systématisée qui ait jamais vu le jour. Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux… à Auschwitz ? Nous avons tous envie de répondre : « que cesse Auschwitz » mais le réalisateur italien, suivant en ceci la perspective d’Alain, nous invite à envisager la possibilité selon laquelle tant que nous ferons dépendre notre bonheur ou notre malheur de la tragédie des circonstances extérieures, nous ne nous situerons pas au cœur de l’expérience heureuse, laquelle consiste à se travailler suffisamment soi-même pour être heureux de tout ce qui nous arrive, du simple fait que cela nous arrive. Le bonheur ne « s’attend pas », il se conquiert pied à pied dans un combat difficile, continu, ardu dans le feu duquel il convient de ne rien lâcher. Nous serions presque tentés de dire que « le bonheur, ce n’est pas de la rigolade ». Ce n’est pas difficile d’avoir des rêves, d’entretenir des visions de vie heureuse et de laisser entendre à tout le monde par sa triste figure qu’on est un désespéré de la vie parce que l’on a poussé très loin la prétendue barre à partir de laquelle les circonstances de notre bonheur seraient réunies. Ce qui est dur, c’est justement de ne pas se faire d’illusions, de se tenir simplement là aux aguets et de faire au jour le jour, à l’heure, l’heure, « à l’heure la bonne heure », à partir de tout ce qui constitue notre quotidien, un bonheur simple, actif, construit.
« A la bonne heure » est une expression que nous utilisons aujourd’hui pour dire « tant mieux ». Il faut réfléchir à cette expression, à son acception « quantitative ». Ce n’est pas la nature de l’événement qui est bonne, le contenu d’un moment. Tant, c’est autant, c’est ce qui marque une égalité de valeur : « je lui en ai donné autant » : pareil. « Autant vivre bien ce qui nous arrive de mal » : cela décrit l’aptitude humaine à se détacher de la chair même de ce qui est vécu pour le convertir en « autant ». Quand nous vivons quelque chose, quelque soit cette chose, nous vivons un « tant », c’est-à-dire un comptant, un certain chiffre d’intensité. Ce que nous avons vécu, c’est tant de joie, tant de peine, tant de haine ou d’amour, tant de plaisir ou de douleur. Il n’est pas un moment de notre vie qui ne soit chiffrable en terme d’intensité d’affect. Rien de mal ne saurait réellement arriver à quelqu’un capable d’évaluer ce comptant d’intensité affective des instants puisque l’on se trouve alors en phase avec le suivi de cette ligne, de cette courbe émotive par quoi quelque chose d’une vie se sent vivre et cela ne saurait être mal. Le « mieux » est une affaire de "tant", de comptant d’intensité affective et aucunement de « chose », d’événement heureux ou malheureux.
 L’expression « A la bonne heure » est donc une expression décisive : elle nous indique quelque chose d’extrêmement précieux sur ce qu’il convient de faire pour être heureux. C’est l’heure qui est bonne, pas ce qui se passe dans cette heure, c’est le fait que quelque chose s’y libère, quelque chose que l’on peut compter, quantifier, et qui ne vaut qu’en terme d’énergie quantifiable. « Je n’ai rien fait aujourd’hui, n’avez-vous pas vécu, c’est non seulement la plus fondamentale, mais aussi la plus illustre de vos occupations » répond Montaigne à cette personne désoeuvrée.  Toute heure est bonne dés lors que je suis parvenu à me situer à son égard à hauteur de ce qu’elle est vraiment en train d’être ou de devenir : de la vie libérée.
Mais est-ce pour autant une affaire de volonté ? Cette aptitude à percevoir en tout instant  le comptant d’énergie vitale qui s’y libère, qui s’y « brûle » tient-elle réellement d’un effort volontaire de notre part afin de parvenir à cette lecture des faits ? Ne serait-ce pas plutôt une affaire de sensibilité et d'attention ?