lundi 29 janvier 2024

Terminales 2/3/6: " Est-ce par la technique que l'homme est homme?"

 

Qu’est-ce que la technique? C’est notre aptitude à fabriquer des objets que nous plaçons entre nous et la nature.  Toute technique porte donc en elle l’idée et la manifestation d’une médiation. L’être humain n’est pas dans la nature. Son immersion n’est jamais effective ni totale. Il lui faut un intermédiaire, du premier objet sculpté jusqu’à l’objet transitionnel de Winnicott (c’est le doudou grâce auquel le bébé peut jouir d’un réconfort psychologique en l’absence de ses parents - Winnicott est psychologue)). Exister, c’est venir au monde mais précisément, la technique prouve que l’homme jamais ne vient au monde directement ou plutôt si nous faisons valoir la différence entre Khaos (chaos) et Cosmos (univers ordonné) en grec, que quelque chose s’insinue entre l’être humain et la nature de telle sorte que ce n’est jamais directement à la nature première, donnée que l’être humain est confronté.

Il est difficile de ne pas faire ici le rapprochement avec la philosophie de Heidegger. En tant que Dasein, l’être humain éprouve le fait d’exister comme une question. Etre est étrange, angoissant, questionnant. Ce décalage par lequel il n’est pas en phase avec le fait d’être se concrétise dans l’existence de cet objet. Là où les autres espèces vivantes sont déjà accaparées par la constitution de leur biotope respectif, l’être humain met en oeuvre des objets, des installations, des relais de médiation à partir desquels se profile un monde, exactement comme un sas, ou un seuil qui favorise l’accès à la perspective d’un monde là où les animaux eux sont directement en prise avec leur biotope.

Nous n’avons évoqué jusque là que des objets ou des installations qui finalement pourraient aussi bien convenir à décrire des oeuvres d’art et des outils techniques et c’est vraiment là un fait exprès parce que pour la Grèce antique, le mot technè désigne aussi bien la métallurgie, la menuiserie la médecine que la poésie, la peinture  ou les mathématiques. Dans son article consacré à la notion de technè, Isabelle Warin écrit: « Dans l’Antiquité grecque, la notion de technè a le sens d’amener à l’existence une chose qui ne se trouve pas dans la nature et dont le principe réside dans l’être humain. Elle est associée à un ensemble de règles employées au moment favorable, le kairos (καιρός), et qui ont pour but de produire un effet précis, même si le résultat ne prend pas la forme d’un objet matériel et durable. La technè embrasse ainsi ce que nous nommons « métier », « science », « savoir-faire », « art » ou « technique »

Le terme de Technè vient de la racine indo-européenne  « tek » qui signifie « construire tailler, former, tisser, tresser, ourdir, tramer ». Il s’applique donc de façon privilégié aux charpentiers et aux tisserands mais se rapproche aussi du verbe tiktô qui signifie « faire naître une chose ». La technique désigne donc aussi l’art de faire naître une chose qui n’est pas déjà donnée par la nature, l’art de faire naître dans ce qui fait naître donc puisque natura désigne étymologiquement cela: ce qui est en train de naître et de faire naître. 

Nous pourrions d’emblée pressentir que tout déjà se joue dans cette étymologie: quel est exactement le rôle joué par cette aptitude à faire naître au coeur d’un « faire naître » initial? Peut-elle le contrecarrer ou au contraire le promouvoir, le souligner, le prolonger, de célébrer? Déjà le conflit entre la provocation et le dévoilement au sens Heideggerien s’exprime pleinement dans cette étymologie. Mais est-ce bien le sort de l’humanité qui s’y joue au sens littéral c’est-à-dire au sens que nous trouverions en ce moment critique de la question technique le point de basculement dont il dépendrait qu’il y ait de l’Humain ou pas. 



Cela signifierait qu’il existe une technique grâce à laquelle l’homme est homme et une autre sous l’influence de laquelle il ne l’est plus. Nous mesurons ainsi pleinement l’enjeu de la question. Il est absolument impossible de la poser sans que vienne à notre esprit l’éventualité  d’une technique dangereuse, sous l’oppression de laquelle nous perdrions l’authenticité de notre mode d’être et ce danger, avec des degrés d’intensité et de pertinence  divers fait partie des questions récurrentes que nous nous posons depuis Sophocle (Le deinos).

L’apport de cette dernière considération sur notre sujet est vraiment considérable parce que nous réalisons qu’il n’est pas seulement question de traiter cette interrogation « philosophiquement » mais aussi actuellement ce qui veut dire urgemment. En d’autres termes, il ne va pas du tout s’agir pour nous de prouver qu’il existe peut-être d’autres caractéristiques susceptibles d’expliquer le « phénomène humain » comme la parole (qui en fait est une technique aussi)  ou le savoir (puisque qu’ici encore la technique désigne aussi des savoirs faire, c’est-à-dire des epistémès - la technique est non seulement une epistémè mais aussi le moteur par lequel nous passons d’une epistémè à l’autre), mais plutôt de nous questionner sur la possibilité que nous soyons en ce moment même en train de perdre notre humanité. 

Il ne fait aucun doute que notre extinction physique suivra de peu notre vacuité ontologique si finalement nous n’allons pas au bout de cette question, c’est-à-dire, si après avoir vraiment pris la mesure du rôle crucial (moment critique) joué par la technique dans notre humanité, et peut-être serait-il plus juste de dire humanisation (processus continuellement en cours et peut-être arrêté), nous n’énonçons pas des propositions visant à promouvoir la technique humanisante contre le transhumanisme (technique aliénante ou provocatrice). 


Nous nous proposons de suivre voie indiquée par la question mais de la dépasser, c’est-à-dire de ne pas seulement la poser d’un point de vue anthropologique, parce que de toute façon on voit mal comment nous pourrions répondre « non ». Une question à laquelle il est facile de répondre n’est pas philosophique. Il faut prolonger l’anthropologie par l’éthique de telle sorte que la question n’est pas réellement de savoir si nous devons le fait d’être humain à la technique mais de réaliser que cela même qui nous investit de cette condition se révèle à chaque moment de son développement en capacité de nous la faire perdre, de nous la retirer et c’est bien ce qu’elle fait en ce moment (technique provocatrice, centrale de Heidegger). En fait nous court-circuitons le sujet qui semble acter le fait que l’humain soit l’humain. Puisqu’il est clair qu’en effet c’est la technique qui fait de nous des êtres humains et puisque il est de la nature même de la technique d’impulser un mouvement, il en découle logiquement que notre humanisation n’est pas davantage une condition acquise et actée que la technique elle-même. Nous avons à être humains et de fait il se trouve que cette humanisation se doit de rester fidèle à son origine qui est le dasein, l’être pour lequel il est dans son être question de son être. La question de l’être ne se pose qu’à nous elle se pose dans le dévoilement de sa justesse à l’être humain et il convient que nous nous maintenions toujours à la hauteur questionnante de ce dévoilement là, ce que la technique moderne ne fait pas. Si c’est par la technique que nous sommes humains c’est par une certaine technique qu’il convient que nous le demeurions, que nous laissions ouvertes tout à la fois la question de l’humain et la question de l’être, ce qui impose une prise de conscience, un dévoilement du dévoilement, ou en d‘autres termes, que nous comprenions la vérité de ce processus technique par le biais duquel se dévoile la vérité de l’être, processus qui inclue l’art, comme l’étymologie déjà nous l’a  pleinement révélé. Finalement le sujet lui-même évolue: si c’est par la technique que l’homme est et également par elle qu’il est en passe de ne l’être plus, que faut-il que soit la technique pour que nous nous maintenions sur la voie de notre humanisation?

Evidemment on pourrait objecter qu’il ne s’agit là que d’une dramatisation de la question, mais cette dramatisation ne suit que le mouvement d’une montée du péril. « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » dit le poète allemand Holderlin (le même qui a écrit le Rhin). Il faut que la technique qui se trouve être ce point de basculement à partir duquel l’humain peut se perdre soit celui d’une conquête, ou plutôt d’un ouvrage sans cesse retravaillé par le biais duquel nous finirions pas réaliser que ce qui se forge en toute innovation technologique, c’est Nous. C’est le seul moyen qu’une éthique technicienne du dasein se produise, au sens étymologique (se mette en avant. (Pro - ducere))


1) L’humanité: « l’espèce objectée » (2001 odyssée de l’espace)

« Amener à l’existence une chose qui ne se trouve pas dans la nature »: si telle est la définition de la technè dans l’antiquité grecque, définition dont il faut d’emblée souligner qu’elle englobe aussi bien les ustensiles que les oeuvres d’art et les objets sacrés, alors nous ne pouvons pas faire autrement que de décrypter la fameuse première séquence du film de Stanley Kubrick : « 2001 odyssée de l’espace comme l’apparition même de la technè. Cette horde de singes au bord de l’extinction découvre « ce premier matin du jour de l’humain » cette dalle noire, verticale, comme l’idée même de la station debout, et polie, lissée, mais de la main de qui? 

C’est ce que nous révèlera la fin du film par l’intermédiaire de ces dernières images absolument incompréhensibles pour quiconque refuserait cette évidence selon laquelle « 2001, odyssée de l’espace » est un film philosophique sur l’humanité. Peut-on tourner un film dont la trame épouserait l’évolution de l’être humain de son début à son impossible fin, non pas impossible parce que l’humanité serait une espèce vouée naturellement à une forme d’immortalité, mais impossible parce qu’en fait chronos n’est pas le temps de l’être? C’est Aiôn qui l’est. Une caméra peut-elle prendre assez de distance à l’égard du phénomène humain pour s’extraire de la temporalité créée par cet humain lui-même via la technologie?

Le temps de l’être est cyclique. Un enfant nous le dirait tout simplement parce qu’un enfant voit s’accomplir chaque année le retour des quatre saisons, la succession des périodes de naissance, de vie, de vieillesse et de mort puis de naissance et ainsi de suite. Cela signifie-t-il que moi ou tel autre individu humain je redeviendrai un embryon, un foetus, et que je renaîtrai? Non, pas du tout, cela veut dire que la temporalité de ce que c’est qu’être est circulaire, qu’elle fait retour à elle-même et que c’est pour cela que cet instant « est ». Par conséquent tout ce qui se fait en cet instant, incluant moi-même s’inscrit dans cette dynamique cyclique grâce à laquelle être, c’est ce qui revient toujours et c’est aussi ce qui sait qu’il revient toujours. Il existe une conscience de ce retour éternel à soi de l’être et c’est bien ce que désigne cette pierre noire, et plus encore le doigt du vieillard mourant vers ce monolithe et l’image de ce foetus humain baignant dans l’univers comme dans le liquide amniotique matriciel. Il est impossible qu’étant venu au monde une fois nous ne participions pas à ce que c’est qu’être monde à chaque fois, encore et encore, parce qu’en fait l’idée même d’une fin de l’être est purement et simplement impossible, grotesque, nulle, mais pas de cette nullité dont on pourrait parler, plutôt d’une nullité qui s’annulerait elle-même. Que le néant soit, c’est impossible et il n’est aucun crédit en aucun lieu à faire à cette idée. Ne pas être n’est pas. Le néant n’est pas. L’être est et on ne peut pas s’en sortir.



Il y a là de quoi s’étonner comme le sont ces hominidés devant l’émergence de cette pierre verticale et polissée qui les situe au seuil de cette réalisation, seuil qu’ils franchiront très vite en transformant un os en outil. Ce que matérialise ce monolithe, c’est cette « ligne » sur laquelle l’être humain se situe à la fois dans et devant l’être. Il « est » mais cet être est comme un seuil que l’on perçoit en tant que seuil, que bordure extérieure. Ce monolithe est « posé » devant lui comme l’idée même de ce que c’est qu’être « devant », jeté devant, « objet »  « Dasein » et cet objet fait de l’être humain l’espèce objectée, toute à la fois pris dans cette exhaustivité cyclique de l’être et conscient de l’être (par quoi il ne l’est pas totalement).

Cette réalisation de la bordure extérieure de l’être implique deux choses: la verticalité et la temporalité chronologique, précisément parce que l’être, au contraire,  est cyclique  et continu. De ce que c’est qu’être nous sommes la célébration extérieure, la spectatrice objectée mais à cause de cela lucide et curieuse. Il n’est rien qui puisse nous perdre davantage et gravement que l’abandon de cette posture là. Parmi toutes les réalisations humaines, il en une qui à ce titre doit retenir notre attention et être mise en relation avec tout ce qui, à partir du monolithe de Kubrick, est développé ici, ce sont les menhirs de Carnac et les pierres de Stonehenge. Elles relèvent nécessairement d’une forme de technicité: amener à l’existence ce qui n’existe pas dans la nature. » en tout cas pas comme ça, la pierre est là couchée sur le sol et l’être humain la redresse, la fait tenir debout.comme un être là, comme peut venir à l’esprit des humains et seulement à eux l’idée « d’être là ». L’être humain « est » mais il se trouve que de cet être il va faire un « être là », un « se poser là » et c’est ce poser là qui va se transmettre de l’homme que sa technologie aura conduit aux confins du monde à celui qui n’est pas encore né. De cet hominidé à l’homme aux confins du système solaire, s’étend le cosmos et chronos, mais en fait il ne s’git là que de positions latérales objectées, objectantes et objectives, mise en retrait humaine d’où se dévoile la circularité de l’être, ce que Nietzsche appelle l’éternel retour, ou encore l’Aiôn.




2) L’exosomatisme et le seuil critique

a) Prométhée le truqueur (mythologie)

Mais alors La technique est-elle ce par quoi l’homme est homme?  Oui, la technique est ce par quoi l’humain dispose de cet angle de vue si spécifique sur ce que c’est qu’être précisément parce qu’elle l’installe de fait sur la ligne de cette bordure extérieure d’où être se donne à voir sans pour autant cesser de se prêter à vivre. L’être humain est un point de vue, comme toute autre espèce animale en réalité. Toutefois ce point de vue est à tous égards un seuil critique. Nous cheminons sur le seuil critique. De cela même qu’être à nous, pour nous se pose là, comme un monolithe suit une évolution « border line ». Comme l’avait déjà parfaitement analysé Sophocle, l’être humain suit une route aussi dangereuse et affûtée que le fil d’un rasoir. La technique décrit finalement le seuil d’une attention portée comme nulle autre à ce que c’est qu’être.

Nous serions une espèce objectée de l’existence, mais comme il est absolument impossible que quoi que ce soit puisse s’exclure de cette condition là, nous cultivons ainsi l’art d’être à la bordure, comme en équilibre instable entre d’un côté  la très haute exigence requise par cette posture objectée (et objectivante) et de l’autre l’échec, c’est-à-dire la démesure, l’hybris, la confusion entre cette objection qui nous caractérise et l’abjection dans laquelle nous plongerait l’utilisation de cette position pour se croire au-dessus de l’être, abjection que le trans-humanisme illustre au plus haut point.

La thèse défendue sera donc que c’est bien la technique qui nous fait mais qu’elle est aussi plus que toute autre activité susceptible de nous « défaire », même si par ce terme, il convient finalement d’entendre l’aliénation de notre être, c’est-à-dire de la position de notre être à ce que c’est qu’être. Mais ce seuil critique dans lequel consisterait la technique peut-il s’entendre en plusieurs sens, et si oui lesquels? Tout dans ce qui vient d’être dit situe la question à un point de vue ontologique mais il n’est évidemment pas le seul. 




Dans le Protagoras Platon  décrit et probablement réinvente un peu un personnage déjà largement décrit dans la mythologie grecque qui est Prométhée. Quelles que soient les histoires, Prométhée est toujours ce titan qui va aider l’espèce humaine aux dépens des dieux. Platon décrit ce moment originel qui finalement précède les relations effectives entre toues les espèces vivantes. Nous pourrions dire qu’il s’agit de concevoir un écosystème dans lequel chaque espèce trouve son lieu et participe de l’ensemble. C’est à deux frères qu’ils confient la tâche de donner à chaque espèce animale de quoi assurer cet équilibre. Or il se trouve que l’humanité va se retrouver comme coincée entre deux frères l’un qui ne fait pas assez Epiméthée et un qui en fait peut-être un peu trop prométhée. Epiméthée se charge de la répartition dote chaque espèce d’un don d’une qualité propre, mais oublie inexplicablement l’être humain. Apercevant la faute de son frère Prométhée décide de voler à Athéna l’intelligence et à Héphaïstos le feu.  Une fois la dynamique écosystémique  de la chaîne alimentaire lancée, Zeus qui a pris soin de punir Prométhée  pour son crime constate que l’espèce humaine n’est pas pour autant sauvée. Il lui manque encore quelque chose: la pudeur ou la vergogne, une sorte de « mesure » « aidôs » en grec qui signifie à la fois respect d’autrui, honte, humilité. Elle est ce qui permet de nous respecter nous-mêmes aux yeux des autres. On pourrait aussi la rapprocher du concept d’ipséïté, au sens de Ricoeur. Zeus perçoit donc immédiatement que le cadeau divin fait par prométhée à l’espèce humaine est dangereux, susceptible de la faire sombrer dans l’hybris. Aidôs c’est ce qui permet à l’humain de ne pas tomber dans l’hybris.


b) Homo Faber (Phylogénétique)

Une interprétation assez rapide de ce mythe suffit pour en percevoir toute la richesse, voire l’étonnante lucidité dont il fait preuve à l’endroit de l’animal humain qui se révèle porteur d’un cadeau plus que risqué pour être au départ oublié. Il importe vraiment de lire Platon jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’à l’aidôs pour réaliser à quel point les grecs (Platon et Sophocle) relèvent l’ambiguïté de la techné. Là où les autres animaux disposent de qualités « données » l’être humain met en oeuvre des savoir faire, crée des epistémès qui finalement sont déjà potentiellement porteurs d’une autre temporalité que celle de la nature. Nous pouvons ici faire référence au premier Stasimon d’Antigone de Sophocle: 

« La terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par l’effort de ses chevaux ». La temporalité de la terre (Gaïa) c’est l’Aiôn, le cycle régénérateur de la croissance naturelle et tant que l’être humain se contente de la suivre de récolter chaque année le produit naturel de ses récoltes, il demeure dans l’aidôs, mais c’est comme si les grecs avaient eu l’intuition d’un savoir faire humain illimité, potentiellement capable d’insinuer dans Aiôn une autre temporalité plus rapide, plus exigeante et soumise à des appétits démesurés, celle-là même que des fertilisants chimiques imposent dans les termes de coque Heidegger appelle l’arraisonnement ou la gestell.

Rien ne serait plus absurde que de lire les mythes grecs comme de simples contes qui racontent des histoires surnaturelles et fantasmagoriques, car tout ce que Platon décrit dans ce mythe comme ETANT l’être humain, c’est ce que Bergson finalement reprendra en le définissant comme ce qui le fait DEVENIR, et cela, au sein d’une perspective qui n’est plus la mythologie mais la phylogenèse. Si l’homme écrit-il pouvait se dépouiller de tout orgueil (hybris) si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. » 

L’être humain est un animal exosomatique. Il a fallu que Prométhée compense par son vol l’oubli de son frère qui n’a pas crédité l’espèce humaine de qualités propres qui lui serait intérieures, innées. Ce que l’être humain « est » par conséquent c’est ce que tous cette organologie externe l’incite à devenir. Un autre être humain se trouve à l’horizon de tous les objets conçus par l’ingéniosité de la génération précédente, de telle sorte qu’il n’existe pas de définition qui puisse vraiment enfermer l’humain dans une « donnée », dans une caractéristique. Naturellement doté de rien il est phylogénétiquement porteur de tout. C’est la raison pour laquelle cette limite naturelle à l’exercice d’une puissance « donnée » n’est pas observable chez lui et il n’est rien en droit que l’on puisse considérer comme hors de sa portée. 

En proposant de référer l’évolution de l’être humain aux outils qu’il invente, Henri BERGSON, propose une version incroyablement plus scientifique ou anthropologique à ce que déployaient déjà les avertissements mythologies ou tragiques de Platon et Sophocle dans la mesure où si c’est l’humain qui crée la technique c’est aussi la technique qui crée  et recrée à chaque fois un certain homme. L’être humain est celui auquel il est de toute première urgence de conseiller pour le moins de mettre en place un souci de soi une éthique de soi, parce que de fait, il n’est rien de la nature, ni même des Dieux qui puissent faire à sa place ce travail là.  Cette urgence serait incompréhensible à tous points de vue si nous ne la mettions pas en rapport avec le choc des deux temporalités: chronos et aiôn. 




mardi 23 janvier 2024

Terminales 2/3: réponses aux questions 1 et 4 - Texte de Martin Heidegger ( l'alétheia)

 


1) Nous avons parfois le sentiment d’être dépassé.e par certaines innovations techniques. Nous savons bien qu’elles participent de notre confort, de notre bien-être, voire des progrès de l’humanité en ce sens qu’elles favorisent une certaine modalité de présence au monde spécifiquement humaine. Mais en même temps, elles semblent quelquefois poursuivre leurs finalités propres, utiliser leur utilisateur exactement comme une chaîne de montage dans une usine réquisitionne l’ouvrier et lui impose son propre rythme de production. Servons nous la machine ou bien nous servons nous d’elle?(Thème)  Ici Martin Heidegger illustre le type de rapport qui unit un objet technique à la force naturelle dont il extrait et rentabilise l’énergie par l’exemple d’une centrale électrique installée sur le Rhin. Il décrit le processus d’aliénation par le biais duquel il n’est plus possible pour le fleuve de s’effectuer tel qu’il est. Quelque chose de la technique moderne contrarie la technique artisanale dans l’utilisation de la nature, laquelle n’est plus en mesure de se réaliser au sens étymologique du terme (natura: ce qui est en train de naître) (thèse) . Mais comment cette technique moderne qui ne se caractérise que par une considération, une certaine façon de situer la nature dans un mode de réalisation qui n’est plus le sien propre peut-elle par la mise en place d’une simple installation opérer une dénaturation d’une telle ampleur?  (Problématique) De la réponse à cette question dépend celle de savoir ce que l’être humain y gagne ou y perd sachant qu’il est lui-même partie prenante, ou prise d’un tel processus, celui là même que Heidegger baptise « Gestell ». Ce qui se décide donc ici au-delà de l’exploitation aliénante que la technique moderne fait subir à la nature, c’est la question de savoir si l’être humain ne serait pas, lui aussi, tout comme le fleuve, arraché à l’authenticité de sa modalité spécifique d’être au monde, du style qui constitue sa vérité d’’existant. (Enjeu)



4) L’un des plus grands apports de Martin Heidegger à la philosophie consiste à avoir revisité la pensée des auteurs grecs de l’antiquité et à rappeler l’existence de nuances fondamentales oubliées, parmi lesquelles la notion d’aléthéia qui signifie « vérité » en tant que dévoilement. Pour bien comprendre cette notion, il convient de réaliser qu’elle remonte à loin, bien avant que Saint Thomas (1225 1274 après JC) donne de  la vérité la définition suivante qui fera autorité jusqu’à aujourd’hui encore « adequatio rei intellectu », c’est-à-dire conformité de le chose et de l’idée. La vérité « est » quand il y a accord entre une chose, par exemple une nappe blanche et une idée ou un jugement un prédicat: "la nappe est blanche". Cet énoncé est vrai parce qu’il correspond à la chose "nappe blanche". Nous voyons bien que pour la plupart des gens, aujourd’hui encore, c’est cette conceptin de la vérité  qui prévaut (la vérité se "dit", elle ne se vit pas)

Mais alors cela signifie que la vérité est une affaire de discours, de jugement, bref de langue. La vérité se « dit » et il est seulement au pouvoir des humains de l'exprimer,  la détenir, de la formuler puisque en fait elle est affaire d’observation et de formulation. Comme c’est la vérité d’un prédicat, c’est-à-dire d’un jugement on dira qu’elle est prédicative. Or il y a une condition pour que cette vérité se produise, c’est qu’il y ait « la  nappe » et qu’il y ait la blancheur, et qu’il y ait la langue et qu’il y ait un sujet parlant ou écrivant. Par conséquent, cette vérité ne saurait être première. Elle dépend de l’existence des choses, d’une situation. C’est donc une vérité de seconde main. Il en existe une autre plus fondamentale, plus essentielle et donc finalement plus vraie, c’est justement l’alétheia, à savoir la venue au monde de la nappe blanche. Avant la vérité prédicative il y a la vérité existentielle, vérité du surgissement des choses, des êtres et des forces, vérité antéprédicative bien perçue par les grecs, mais ignorée de la scolastique et finalement de la modernité avant que Heidegger n’aille rechercher et remettre au goût philosophique du jour « moderne » ce concept.



Comment se fait-il que le monde soit? Que le monde vienne au monde? Voilà une question à laquelle les philosophes adhérant à l’idée d’une transcendance ont une réponse toute faite: par Dieu ou par quelque principe supérieur surnaturel produisant par le haut l’opération de la création. Les philosophes de l’immanence comme Heidegger en ont évidemment une autre. Le monde « est » parce que le fleuve, le brin d’herbe, le mouvement de la terre, des planètes, celui des organismes cellulaires, bref tout être, quelle que soit sa nature, persévère dans son être pour reprendre les termes de Spinoza, et participe ainsi de ce processus immanent et total par le biais duquel un "devenir-monde" en cette seconde s’accomplit de concert (et ce concert, c’est la nature, c’est le dieu de Spinoza, c’est l’être de Heidegger, c’est l’évolution créatrice de Bergson, la volonté de puissance de Nietzsche, etc.). Pour un philosophe ou religieux transcendants que le monde soit monde: cela fût fait, mais pour les philosophes de l'immanence, cela est en train de se faire, et ne cessera jamais de se faire. L’aléthéia c’est la vérité du dévoilement de ce mouvement là. C’est la vérité de l’être qui se fait être et qui, en cela, fait advenir cet instant qui n’est rien d‘autre que la convergence, que la concertation de tous les conatus de toutes les parcelles de vie par le biais desquelles le monde est monde. Il est de la compétence du dasein et du dasein seulement de percevoir ce flux, notamment dans le fleuve et c’est exactement ce que fait Holderlin. Ce n’est pas seulement célébrer la puissance du fleuve « pour faire joli » ou bien parce que c’est « beau » mais parce que c’est VRAI au sens d’aléthéia, c’est la vérité d’un monde maintenant, d’une monde se maintenant, d’un monde se faisant s’exprimant dans l’œuvre de l’artiste qui écrit ou peint ou filme ou sculpte, etc. Parlant des souliers de Van Gogh, Heidegger écrit: « l’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. », ce qui veut dire « comment elle vient au monde », « comment les objets, les êtres, les éléments se donnent, s’effectuent dans la lumière, la densité, le son, la température, la gravité, etc. » La présence d’un monde se dévoile au cœur des forces, elle s’effectue comme l’indice dynamique d’une certaine intensité sur l’échelle des forces physiques et c’est cela que van Gogh a peint et qu’Holderlin a écrit. C’est cela une œuvre d’art. 




Mais c’est aussi un objet technique, en tant qu’il participe de ce dévoilement là, comme le font le moulin, l’agriculture naturelle, le pont, le savoir faire du verrier, du métallurgiste , du forestier, du menuisier, tant que leur ouvrage participe d’une effectuation des éléments propres à ces éléments, c’est-à-dire faisant partie prenante de cette effectuation de tous les conatus de toutes les formes de vie de tous les êtres dans un seul et même mouvement qui est celui du devenir monde du monde.

Tout s’éclaire pour nous à présent, non seulement  la distinction entre le dévoilement et la provocation, mais aussi conséquemment celle de la technique artisanale et de la technique moderne, et enfin celle de la centrale et du temple. L’usine hydraulique « déchire la toile » de la vie dynamique, constitue cet élément monstrueux qui détourne l’œuvre même de l’être au monde du monde de sa puissance. On ne peut pas imaginer de pire arraisonnement, de pire dispositif, de pire « gestell ». 

Qu’est-ce que le temple, en effet? Comme tout œuvre d’art, comme tout objet ou bâtiment sacré, le temple est le contraire de l’arraisonnement, du détournement, de l’aliénation, il « restaure », repose, authentifie. Il réside dans l’effectuation d’une puissance d’ancrage "remettant toute chose d’équerre", dans le mouvement nourricier du rapport d’un sol au ciel, d’un don gratuit de soi émanant de tous les conatus et ne visant rien d’autre que la dépense en pure perte de son énergie. Mais cette dépense en pure perte n’est pas perdue puisque sans elle aucun monde ne serait. Tout église, tout temple, toute synagogue est cela: l’affirmation tranquille, inaltérable, en un sens, d’une consistance, d’une solidité, d’un bâtiment dont la présence n’appelle à aucune exploitation de ressources, à aucune consommation, à aucune obtention, acquisition bref à aucune volonté d’avoir, de posséder mais plutôt d’être, de s’obstiner dans son être, d’y puiser une tranquillité, une vérité, une authenticité, un vrai lieu d’être. Le dasein ici trouve enfin son lieu d’être, c’est-à-dire s’accepte comme être-là dans la tranquille assurance de l’être-là des choses et des puissances. Mais quel lieu ? Celui que lui révèle l’alétheia: celui de l’art, du sacré, de la technique, ou plutôt d’une certaine technique. Dans cette perspective, la création d’une œuvre d’art ne vise aucunement la beauté, ou bien nous pouvons dire qu’elle est belle mais seulement en tant que cette beauté est corrélative du dévoilement du vrai, c’est-à-dire du dévoilement de l’être, de ce flagrant délit de toutes les forces en action par le biais desquelles le monde est monde.



lundi 22 janvier 2024

Terminales HLP: Création, ruptures et continuités (2)

 

2) Coïncidences, ruptures et continuité

Ce qu’il est particulièrement intéressant de remarquer concernant la thèse défendue par Bergson, c’est qu’elle appelle à une véritable rupture du modèle scientifique rationnel mais au nom d’une continuité à l’œuvre dans le vivant. S’il faut rompre avec le monopole d’une connaissance qui serait exclusivement celle de l’intellect, de l’intelligence symbolique et conceptuelle c’est parce qu’elle n’est pas à même de restituer le fait que le vivant est une réalité animée d’un flux continuel de transformation. Il faut rompre avec ce qui n’est pas à même de nous faire percevoir le continu, étant entendu que ce continu, c’est aussi celui dans lequel nous sommes pris, contenu.e.s, celui dont nous sommes constitué.e.s. (la durée et l’évolution créatrice en fait c’est le même mouvement).

Nous ne réalisons pas facilement tout ce que cette thèse contient de révolutionnaire, de déstabilisant pour nous, parce que sans nous en rendre compte nous croyons à un mythe dont il faut, selon Bergson, nous détacher, c’est la croyance que le possible précède le réel, qu’une chose ou qu’une situation avant de se manifester concrètement était « quelque part » possible, potentielle et « attendait » un peu comme une présence fantomatique, de s’effectuer, de se cristalliser.  Il n’est pas rare, par exemple, quand une chose nous arrive personnellement que nous nous la représentions comme une situation qui était quelque part en attente et que l’existence aurait fait advenir telle qu’elle était avant en lui adjoignant ce soupçon d’être par le biais duquel elle s’effectue en effet. 

Par exemple on peut dire que la guerre 39/45 était déjà constituée là, peut-être dés le traité de Versailles, dans les conditions humiliantes et contraignantes que La France à l’époque avait jugé bon d’imposer à l’Allemagne. C’est dans un autre article qui s’intitule « le possible et le réel » que Bergson traite directement cette question mais nous voyons bien qu’elle est en lien direct avec l’évolution créatrice. 

Nous pouvons d’abord clairement formuler l’opposition avant de voir précisément la démonstration bergsonienne. Si l’on pense en effet qu’un évènement ne devient réel qu’en tant qu’un soupçon d’effectuation l’aurait précipité du statut de possible à réel, alors le temps est juste une sorte de support, de substrat parfaitement vide, de chambre d’enregistrement de ces « précipités », de ces purs venues au monde d’un bébé «  déjà formé tel qu’il l’est » mais pas encore « là ».  La seconde guerre mondiale était finalement déjà « toute » comprise dans la première et l’année 1939, sa texture temporelle  ne fait que prendre acte d’une venue au monde d’un possible qui en elle mais pas du tout « par » elle devient réel. Mais ce devenir ne dit rien, ne fait rien. Ce qui n’était jusque là que possible mais déjà formé préformé, préfabriqué s’effectue tel qu’il a toujours été. Où? Dans le passé. Dés lors le présent ne rajoute rien au passé si ce n’est qu’il le rend présent, mais on voit bien qu’il n’a aucune efficience propre. Il ne s’impose pas au passé comme ce qui le transforme. 




Finalement nous croisons ici l’une des distinctions conceptuelles les plus importantes et les plus ambiguës en philosophie, c’est celle du possible et du virtuel. En même temps, cela ne semble pas compliqué: le possible et le virtuel sont tous deux ce qui n’est pas encore mais contrairement au possible le « pas encore » du virtuel n’est pas prédéterminé. Le chercheur  en sciences numériques Marcello Vitali-Rosati définit ainsi le virtuel: « ce qui a un principe de mouvement conduisant à la production de quelque chose de nouveau. Mais il occupe un interstice dynamique : il est, donc, extérieur à ce dont il est virtualité et il reste virtuel après l’actualisation. » La simple référence à cet interstice dynamique est en elle-même bergsonienne. C’est exactement cela que Bergson veut dire. Le réel n’épuise pas toutes les possibilités du virtuel et ne se laisse pas davantage entièrement déterminé par lui. 

L’évènement réel ne naît pas de rien. Il existe bien des facteurs explicatifs, des embryons, des causes, mais en même temps il ne se réduit en aucune manière de l’une d’entre elles. Ce n’est pas seulement que les situations antérieures contenaient une multitude de paramètres susceptibles de faire advenir une multitude de situations différentes, c’est aussi le fait que de toute façon ce qui s’effectue maintenant n’a, par définition, jamais été « avant ».  Nous pouvons déployer toutes les raisons, toutes les démonstrations établissant que ce qui se réalise maintenant n’est que l’effectuation actuelle de ce qui était, déjà telle quelle  « avant », il n’en demeurera pas moins évident (et d’une évidence sans contestation possible) que c’était avant et donc que cela ne pouvait pas être exactement la même chose. Il faut que le présupposé d’une identité de nature cède le pas à la puissance de mutation du devenir.  Ce que le présent ajoute au passé ne se réduit pas à l’effectuation d’un possible qui existait déjà tout fait, tout préparé dans le passé. Le présent procède en additionnant du réel au possible et pas seulement en l’effectuant.

C’est comme ces amants éconduits auxquels la personne aimée décrit les raisons de la rupture, le manque d’attention ou autre et qui alors utilisent l’argument selon lequel, si ce n’est que ça: « ils auraient pu le faire ». Il se peut même qu’ils énoncent qu’ils y avaient pensé. On perçoit bien le fond de cette pseudo démonstration: il suffit de revenir en arrière, de repasser en arrière la bande du film et d’ajouter rétrospectivement cet épisode là, ce « passage » des fleurs offertes, de marques de respect ou d’amour plus marquées, plus nombreuses. Ce ne sont que des actes après tout et on peut parfaitement mettre en lumière le réel par des possibles qui « auraient pu » être réels parce que finalement ça ne tient à rien.

Mais quelle est celle loi des actes? Comment des actes se produisent-ils?  Le problème du raisonnement développé par l’amant éconduit tient finalement au fait que s’il avait effectivement manifesté plus de marques d’amour à tel ou tel moment passé de la relation, cela n’aurait pas été « lui », parce qu’en fait c’est précisément par tout ce qu’un acte a d’irréfutable, d’irrévocable, de tout simplement « là » que se constituent ces devenirs, ces trames factuelles que sont nos personnalités réelles, nos « moi », nos processus d’individuation.




Ce que veut dire l’amant éconduit, c’est qu’il s’est produit tout un jeu de coïncidences au terme desquelles il est vrai qu’il n’a pas offert de fleurs mais qu’en fait ces coïncidences aurait pu tourner autrement et que l’intention elle était bel et bien là comme un possible qui ne demandait qu’une chose: « s’effectuer ». Le terme de « coïncidences » est parfaitement juste et vraiment pertinent mais il porte en lui une référence au virtuel plus qu’au possible. Il n’est strictement rien de notre vie qui puisse se concevoir autrement que comme des intentions ballotées, broyées, renvoyées, brassées par des coïncidences. C’est justement ça « être » et plus encore « être soi ». Ce n’est aucunement une question d’intentions. Autrement dit quand l’amant éconduit dit : « mais si je ne t’ai pas offert de fleurs c’est juste une question de coïncidences », il ne perçoit pas que cette question de coïncidences est précisément cela même qui fait advenir du présent. Qui parle de coïncidences désigne finalement le hasard. Tu allais acheter des cigarettes et moi j’allais en cours, on s’est croisés. C’est une coïncidence. De quoi? D’intentions, de projets personnels, mais aussi d’une multiplicité d’autres intentions, d’autres lignes factuelles, d’autres corrélations évènementielles. Bref nous sommes ici en présence d’une multiplicité de facteurs jouant dans la rencontre, ou dans les fleurs finalement et réellement non offertes. Mais l’intention était là intacte flottant sur le réel comme un possible amoureux, incroyablement prévenant, une bonne fée penchée sur le berceau d’une relation amoureuse « potentiellement » parfaite. 



Cela ne fonctionne pas du tout comme ça. C’est pour cela que l’amant sera éconduit, c’est qu’il fait comme si l’intention amoureuse était une possibilité à laquelle les coïncidences n’ont pas donné ce jour là le pouvoir de s’effectuer. Mais ces coïncidences ne sont pas du tout « hasardeuses ». Disons plutôt que ce terme de hasard cache en réalité la loi des actes et celle des faits.  L’amoureux n’a pas coïncidé avec ces coïncidences. Il ne saurait être question de situer l’amour comme un possible auquel le réel consent ou pas selon ses caprices hasardeux, il s’agit plutôt de se mettre en phase avec cette réalité dont le terme même de coïncidences fait signe à savoir une simultanéité.   Ce qui caractérisent des coïncidences c’est qu’elles arrivent en même temps et ce temps, c’est le présent. Personne n’aspire à être aimé.e par un sentiment possible mais bien plutôt à faire l’objet dune attention réelle par une personne dont la présence et les actes s’effectuent en même temps que toutes les incidences qui font advenir ce présent là: celui des fleurs offertes. Exister, c’est coïncider avec. Nous sommes maintenant en mesure de définir exactement en quoi consiste cette addition du présent au passé, c’est la notion de concomitance. Il n’y a pas un possible qui attend dans le passé d’être enfin effectué par un présent, il y a une multitude de paramètres que  le présent va corréler entre eux de telle sorte qu’aussi bien leur nombre que leur contenu est absolument imprévisible, mais en même temps cette imprévisibilité là ne saurait pas être perçue comme sélective. Elle est corrélative. Ce n’est aucunement un « choix » c’est une simultanéité parfaite, exhaustive . Il n’y a pas plus dans le virtuel que dans le réel. L’idée selon laquelle cela aurait pu se passer autrement est une idée postérieure au présent.

C’est là la grande idée de Bergson: l’illusion rétrospective du vrai. On peut effectivement,  aujourd’hui que l’on sait que la seconde guerre a bel et bien eu lieu, affirmer qu’elle était possible avant, mais en réalité, selon Bergson, cette évidence d’une guerre possible avant qu’elle se soit effectuée s’est constituée postérieurement à son émergence.  Nous pouvons rétro-projeter à partir du présent des possibles dont nous pensons à tort qu’ils existaient avant ce présent alors qu’ils sont cela même que le présent construit. C’est toujours après coup que l’on recompose un passé possible. La guerre n’était pas inévitable, elle n’était pas un processus irrévocable, qui aurait entraîné dans son enchaînement fatal les faits. Je peux toujours à partir d’aujourd’hui dire qu’il était absolument inscrit dans un destin ou dans une fatalité que je sois là aujourd’hui, je ne fais rien d’autre finalement que de suivre la ligne de fait qui s’est effectué. En réalité, chaque instant de mon passé lorsqu’il était présent aurait pu faire tout basculer différemment. On interprète comme un destin ce qui s’est effectué comme une suite de coïncidences et rien ne s’y est exprimé de transcendant, de divin, de supérieur. Ce qui s’est passé, s’est passé, c’est tout.




Pour prendre un autre exemple, l’amoureux éconduit peut parfaitement voir cette rupture comme un possible inévitable, a fortiori quand la femme aimée lui dira que c’est son manque d’attention qui en est cause.  La vérité c’est qu’il aurait parfaitement pu le faire mais qu’en ne le faisant pas il a été lui-même (par ce terme, il faut simplement poser qu'il a été ce qui s'est fait jour au sein de ces coïncidences: un homme qui n'a pas offert de fleurs). La femme aimée ne fait pas qu’évoquer un présent raté de fleurs offertes, une occasion manquée  d’attentions non produites mais elle exprime surtout un présent de rupture à partir duquel se déploie un passé réel de fleurs non données. Quand il affirme qu’il aurait pu le faire, il semble accuser une forme de hasard sans réaliser qu’il invoque alors au contraire le processus même d’incidence du virtuel dans le présent. Qu’il n’ait pas offert de fleurs ce n’est pas le produit d’une intention brutalisée par du hasard, c’est une incidence qu’il n’a pas su faire coïncider avec un présent et c’est exactement cela que le présent de la rupture sanctionne. En d’autres termes, tout n’est qu’affaire de présent et chaque présent est de fait le dernier moment d’un passé « acté ». Les choses auraient pu être différentes dans le passé, mais si elles sont ces choses et pas d’autres choses c’est bien à partir d’un présent par rapport auxquelles elles sont passées. Il n’est donc plus vrai maintenant que  tout aurait pu être autrement puisque s’il y a un maintenant, c’est bien à partir du fait qu’elles ne l’on  finalement pas été (et qu’il n’a pas offert de fleurs). Il n’y pas là de destin, de fatalité ou d’irrévocable mais juste la continuité du temps (ou plutôt de la durée).

Résumons: quelle est l’idée forte de Bergson, celle que l’on retrouve à la fois dans l’évolution créatrice, dans sa réfutation d’un présent qui ne ferait qu’actualiser du possible et dans l’illusion rétrospective du vrai? C’est d’abord la réfutation radicale de ce modèle figé: possible du passé rendu actuel par un présent qui ne lui rajouterait rien. Tout présent est nouveau, jaillissement imprévisible de nouveautés. Le temps a une réalité ontologique qui lui est propre au fil de laquelle les évènements sont impactés tout aussi bien dans leur flux (du fait même qu’il y ait flux) que du point de vue de leur simultanéité qui met au premier plan la notion de coïncidence. C’est exactement le même déploiement que celui de nos sentiments tel qu’il s’effectue dans la durée: ma joie ancienne ne cesse pas dans ma peine présente, elle l’est devenue, de telle sorte qu’elle compose un mixte qui n’était finalement aucunement prévisible nulle part, ni du point de vue de la joie ni de celui de la peine. Elle est un mixte inimitable et invariablement nouveau. Il ne peut exister que de nouvelles façons d’être dans l’être parce que justement la vérité de l’être est de devenir. Finalement on pourrait dire que c’est justement parce qu’il ne s’effectue que cette continuité qu’il n’y a que des ruptures au sens d’émergence de nouveauté: « Le temps est invention du nouveau ou n’est rien du tout. »


                    Finalement l’amoureux éconduit se berce de l’illusion de pouvoir à partir du présent de la rupture réécrire l’histoire d’un amoureux empressé, ce que de fait il n’a pas été, ce en quoi il est parfaitement concevable d’affirmer qu’il est à la fois dans  le faux  ET dans le vrai. Il a raison parce qu’il n’est pas du tout absurde d’aller chercher le récit et la narration pour surmonter ce qui s’apparente à un coup d’arrêt porté au sens (la rupture amoureuse), peut-être à l’une des variables essentielles du sens qu’il donnait à la vie (à savoir cette relation). Mais il a tort parce que le présent à partir duquel il formule cette fiction (j’aurai pu être différent, plus attentionné)  est celui d’une rupture qu’il est affaire désormais non pas de nier, de refuser, mais au contraire d’intégrer au récit, celui dont ce présent là est porteur. La conception du temps décrite par Henri BERGSON, à savoir l’idée qu’il est porteur d’une incessante et imprévisible nouveauté n’est pas du tout incompatible avec l’hypothèse émise dans notre introduction, celle de l’identité narrative mais elle pointe les dangers des mauvais récits.  Pour que le temps s’effectue comme ce qu’il est authentiquement ontologiquement, il faut que le récit soit bon et accepte, entérine, valide, exactement comme nous mesurons la qualité d’un roman à la cohérence inattaquable de son intrigue, les premiers développements de l’histoire.

Il y a soixante millions d’années disparaissaient les dinosaures et se développaient les primates, à partir de quoi les hominidés virent le jour, puis les humains. C’est phylogénétiquement vrai mais cela prouve aussi que le vivant sait faire une belle histoire cohérente du début jusqu’à la ligne la plus récente du roman humain, en intégrant tous les éléments qui "sont" dans la cohérence et le suspens d'une évolution aussi efficiente que légendaire.


3) La création artistique de la nature (Oscar Wilde)

Avec Bergson, nous avons interrogé la biologie, les mathématiques, le rapport de la science au vivant. Mais il convient maintenant de nous interroger sur ce qui explique et motive les révolutions esthétiques. De fait,  l’hypothèse de l’identité narrative n’a pas été réfutée par notre lecture de l’évolution créatrice par Henri BERGSON.  Mais qu’en sera-t-il de la peinture par exemple? Dans le déclin du mensonge, Oscar Wilde développe une thèse que l’on peut, de prime abord, juger provocatrice: ce n’est pas du tout la nature qui inspire l’art par un processus d’imitation de l’artiste, c’est bien plutôt le créateur qui fait advenir par le seul génie de son attention le nouveau style de la nature, comme « sa manière d’être ». 


« Qu’est-ce donc que la Nature ? Elle n’est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle s’éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l’existence. A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. Maintenant, il faut l’avouer, nous en avons à l’excès. Ils sont devenus le pur maniérisme d’une clique, et le réalisme exagéré de leur méthode donne la bronchite aux gens stupides. Là où l’homme cultivé saisit un effet, l’homme d’esprit inculte attrape un rhume.

Soyons donc humains et prions l’Art de tourner ailleurs ses admirables yeux. Il l’a déjà fait, du reste. Cette blanche et frissonnante lumière que l’on voit maintenant en France, avec ses étranges granulations mauves et ses mouvantes ombres violettes, est sa dernière fantaisie et la Nature, en somme, la produit d’admirable façon. Là où elle nous donnait des Corot ou des Daubigny, elle nous donne maintenant des Monet exquis et des Pissarro enchanteurs. En vérité, il y a des moments, rares il est vrai, qu’on peut cependant observer de temps à autre, où la Nature devient absolument moderne. Il ne faut pas évidemment s’y fier toujours. Le fait est qu’elle se trouve dans une malheureuse position. L’Art crée un effet incomparable et unique et puis il passe à autre chose. La Nature, elle, oubliant que l’imitation peut devenir la forme la plus sincère de l’inculte, se met à répéter cet  effet jusqu’à ce que nous en devenions absolument las. Il n’est personne, aujourd’hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d’un coucher de soleil. Les couchers de soleil sont tout à fait passés de mode. Ils appartiennent au temps où Turner était le dernier mot de l’art. Les admirer est un signe marquant de provincialisme. »

Oscar Wilde, «Le déclin du mensonge», in Intentions, 1928



Mais comment peut-on sérieusement défendre une thèse si paradoxale, si contraire à l’évidence la plus commune? Comment l’artiste humain, mortel, contingent, né.e à un certaine époque pourrait-il être à lui seul l’opérateur miraculeux de cette effectuation de la nature par le biais de laquelle elle se donne un nouveau style?

Pour répondre le plus efficacement à une question aussi délicate et étrange, nous pouvons reprendre l’exemple d’Oscar Wilde: Monet peint le brouillard de Londres. Il y avait évidemment du brouillard à Londres avant que Monet ne décide de le peindre. Mais il n’avait pas fait l’objet d’une attention esthétique. Les impressionnistes se focalisent sur les effets que le brouillard impriment à nos yeux, à notre sensibilité, et cela avec une telle intensité qu’en effet notre vision de brouillard ne sera plus la même après qu’avant que nous ayons vu le tableau de Monet. C’est un peu comme si le brouillard, du coup, devenait brutalement « à la mode », gagnait par les impressionnistes ses lettres de noblesse, droit de cité.

 - « Que le brouillard soit!  » dit le tableau « Impressions soleil Levant » 

.....et de fait le brouillard fût. Entre les deux la toile est au présent, elle est le présent. Elle est ce présent de ce que c’est qu’être la nature, nature naturante, nature en train de se donner naissance ici même à cet instant sous nos yeux. Le regard de l’artiste dés lors devient comme l’avant poste d’une armée humaine enfin capable de faire droit au brouillard.

- Mais ce brouillard se serait bel et bien constitué, épaissi même s’il n’avait pas été peint, comme il l’a fait depuis des siècles avant que Monet voit le jour et peigne ce tableau? Objectera-t-on alors.

- Oui, évidemment mais pas de cette façon là, pas de façon si affirmée, pas avec l’assurance de cette adéquation à soi dont l’investit quasi miraculeusement la toile. 

Ce qui se produit avec elle n’est rien moins que cette capture de toutes les forces physiques et de tous les éléments: eau, brouillard, atmosphère, lumière, température qui se mêlent pour constituer cette impression. Ce tableau, comme son titre l’indique, peint une impression, terme que l’on doit prendre littéralement en nous interrogeant sur le support de cette impression. Quel est-il?  La sensibilité de l’artiste répondra-t-on dans un premier temps, et de fait, Monet est le premier, ou l’un des premiers à avoir saisi la beauté du brouillard, sa variété, l’effet chromatique qu’il produit, son caractère diaphane, ses propriétés, l’impact qu’il a sur le sensible. Mais qu’a-t-il fallu que fasse Monet sur soi pour apercevoir ses effets? Est-ce en tant qu’il est cet homme là qui porte ce nom là, qui pense telle ou telle chose? Est-ce en tant qu’intellect que Monet a perçu le brouillard? 



Évidemment non, à tout prendre on pourrait dire que c’est plutôt en tant que pur regard, qu’œil brut, que nerf optique « total », c’est-à-dire dépouillé du souci de toute conceptualisation, de toute intellection, de toute velléité d'abstraction qu’il a pu enfin voir, recevoir, éprouver le sentiment d’une résonance avec ce brouillard. Il faut prendre très au sérieux ce terme de résonance. De fait, Monet s’est fait le meilleur orchestrateur du brouillard, sa meilleure caisse de résonance, son meilleur retour, comme si dans sa toile enfin quelque chose du brouillard se montrait à soi-même, s’effectuait enfin dans sa toute visibilité.  Que le brouillard soit, cela était vrai avant qu’il soit peint par Monet, mais qu’il soit à lui-même, qu’il soit restitué à lui-même, qu’il s’affirme dans cette toile, qu’il se « dise », cela ne s’est produit qu’avec la toile et par elle. Nous pourrions ainsi dire qu’avant Monet le brouillard vivait et qu’après il existe, il s’affirme authentiquement dans l’efficience esthétique d’un don de soi à soi. 

Ce que la toile de Monet rajoute au brouillard n’est rien si l’on se limite à une perspective chronologique (le brouillard étant avant la toile) mais c’est TOUT si l’on se situe à une perspective ontologique. Cette impression est ce par quoi le brouillard s’effectue en tant qu’expression et personne ne peut nier cette expression pas davantage physiquement, scientifiquement qu’esthétiquement ou philosophiquement. Le brouillard « crie » comme le disait Munch des couleurs après avoir peint sa toile « le cri ». Les forces physiques ne se contentent pas d’être, elles persévèrent dans leur être, elles libèrent leur puissance d’agir, bref elles s’expriment et l’artiste est de tous les êtres  humains celui qui se dépouille le plus de tout préjugé, de tout présupposé humain de sensibilité de « recevabilité » de la nature pour la voir telle est c’est-à-dire telle qu’elle existe, telle qu’elle persévère dans le fait d’exister.



Il convient de prêter à ce texte une attention particulière dans la mesure où Oscar Wilde est ce que l’on pourrait appeler un « esthète », un dandy dont le style d’écriture (et de vie)  cherche la beauté avant toute autre chose. Le piège consisterait pour nous à ne pas en chercher le sens philosophique sous le prétexte fallacieux qu’il n’aurait pas été écrit dans cette intention. De fait, il y a quantité de présupposés philosophiques qu’Oscar Wilde ne prend pas la peine d ‘exposer. Ce serait probablement trop « vulgaire » pour lui, qui en tant que dandy, est snob.

         Mais pour nous ce n’est pas le cas du tout. Par conséquent c’est à nous qu’il revient d’aller chercher en amont de tout ce qui se trouve affirmé ici le fond philosophique d’où émanent des propositions extrêmement riches et de très grande profondeur concernant l’art et son évolution. Il y a dans ce passage une thèse vraiment féconde et très pertinente concernant le moteur réel de ces bouleversements esthétiques. L’artiste n’imite pas la réalité d’une nature qui serait « déjà là ». Rien n’est « déjà là » mais les choses ne sont que pour autant qu’elles sont « effectuées » par l’artiste qui les peint, les sculpte, les compose ou les écrit.

On pourrait décrire ce texte comme une réhabilitation quasi ontologique de « la mode ». Comme Oscar Wilde le dit à la fin, les couchers de soleil ne sont plus à la mode. On pourrait dire qu’il n’y en a plus, non pas que le soleil ait disparu, mais il ne fait plus l’objet de cette polarisation de notre attention par le biais de laquelle les artistes nous éveillent à l’existence des choses. Qu’est-ce qu’un peintre en fait, c’est un pionnier, un éclaireur de l’art de voir, de percevoir. On se trompe totalement en pensant que les artistes sont des imitateurs. Rien n’existe dans la nature avant d’avoir été peint par Monet ou composé par  Ravel ou écrit par Flaubert. Mais comment adhérer à une telle proposition qui nous apparaît comme le contraire absolu du vrai?  Pouvons nous donner à l’artiste ce statut d’être non pas l’artisan d’un embellissement de nos perceptions, mais littéralement leur ordonnateur, d’être celui qui fait venir à la vie, ou pour le moins le co-adjuteur de leur efffectuation,de ce qui fait pointer à la surface du réel les brouillards ou les couchers de soleil qu'il peint?

Avant d’essayer de traiter cette question, il convient d’emblée de citer un philosophe dont les thèses s’accordent totalement avec cette dernière proposition (mais pas du tout dans une perspective artistique): il s’agit de Georges Berkeley (1685 - 1753). Ce que défend Berkeley c’est que rien n’existe à moins d’être perçu ou de percevoir. Être c'est percevoir ou être perçu. Nous nous trouvons dans une pièce parce que nous la voyons et lorsque rien ni personne ne sera là pour lui donner ce support d’être offerte à la perception, elle s’évanouira. Il n’y a pas d’arrière monde à celui de nos sensations. Lorsque Descartes avant lui avait distingué les qualités premières (ce qui fait partie intégrante d’un objet indépendamment des changements de perception) d’un objet et ses qualités secondes (tout ce que nous y percevons), Il a commis selon Berkeley une gigantesque erreur parce qu’il n’existe pas de matière brute, de réalité propre des choses ni des substances. Ce qu’il y a d’une chose c’est ce qui d’elle se donne à percevoir et il n'y a pas d'elle hors de cette perception même. Il n'y a pas de non-moi. Tout se passe entre chacune, chacun de nous et Dieu (qui effectue le plan de coexistence de ces perceptions et me garantit leur vérité. Quoi qu’on pense des thèses de Berkeley qui fascinèrent Henri BERGSON, elles n’en requièrent pas moins, à l’horizon de tous ces présupposés phénoménologiques, Dieu qui, selon lui,  garantit  la vérité de nos perceptions. Berkeley a eu le mérite de réaliser qu’il y avait dans nos perceptions  beaucoup de nous-mêmes. Si je vois ce que je vois, c’est que je ne peux le voir que de cette façon et c’est exclusivement ce que cette chose « est ». Il n’y a que des qualités secondes.


 

Je vois cette chaise. Qu’est-ce qui vient d’elle? Qu’est-ce qui vient de moi? Est-ce que je la vois telle qu’elle est? Pour Berkeley oui puisque elle n’est rien d’autre que ce que j’en vois. Mais c’est impossible, parce qu’il faut bien qu’au-delà ou en deçà de mes sensations quelque chose de la chaise "soit", même si je le perçois pas. Je me doute bien qu’elle n'est pas exactement telle que je la vois. Pourquoi? Parce que je n’en perçois qu’un angle fragmenté, qu’un profil. Je me déplace donc  et j’en vois un autre aspect, j’en fais le tour, je garde en tête le premier fragment et construis ainsi petit à petit une sorte de synthèse de tous les angles de vue possibles de cette chaise. Mettons que je fasse cela du haut et du bas (comme si la chaise était posée dans un cube de verre suspendu au plafond autour duquel je pourrai me déplacer à ma guise. Aurais-je une vue totale et juste de la chaise, telle qu’elle est en soi? Non parce que tout cela suppose que j’ai une mémoire dans laquelle je n’ai pas perdu le souvenir des premiers angles de vue possible. C’est donc ma mémoire qui constitue la chaise comme synthèse de tous ces profils possibles. Ce que nous retrouvons ici, c’est la thèse de Kant telle qu’elle s’opposera à celle de Berkeley. Il est tout à fait exact que c’est en tant que conscience, que mémoire que « je pense », que je perçois cette chaise comme UNE chaise. Mais il n’en est pas moins évident qu’il faut bien qu’un « divers » s’effectue indépendamment de moi et se manifeste de façon brute dans le réel. 




Kant résoudra la querelle de l’empirisme (il n'y a que des sensations) et de l’innéisme (il y a toujours avant des idées) de la façon suivante: « De même qu’un concept sans intuition est vide, une intuition sans concept est aveugle ». Le temps et l’espace sont les formes a priori de notre sensibilité. Il n’est rien que nous puissions percevoir hors du temps et de l’espace. Mais ce n’est pas pour autant que ce qui se manifeste à notre sensibilité en soi, pour soi-même, soit dans le temps et l’espace. C’est même le contraire absolu. Pour Kant il faut distinguer la chose en soi que nous ne connaîtrons jamais telle qu’elle est (parce qu'elle est hors du temps et de l'espace) et la chaise telle que nous la percevons et telle que nous nous la représentons. Je ne percevrai jamais la chaise hors de la représentation que je m’en ferai, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’est pas, ou que quelque chose n’est pas. « Il y a » ce qui est soi et qui frappe mes sens mais comme le temps et l’espace sont les formes a priori de ma sensibilité, je le perçois dans un certain lieu et dans un certain temps, à partir de quoi les catégories de mon entendement d’être pensant en font « la chaise » que je perçois. 

        Donc selon Kant, Berkeley n’a pas complètement tort de pointer qu’il y a dans ce que nous percevons une grande part de nous, mais il se trompe complètement en le réduisant à cela, à ce que nous en percevons. C’est comme si Berkeley ne prenait en compte qu’un aspect de ce que Kant dira après lui: un concept sans intuition est vide et l’intuition finalement ce n’est que le concept (d’où l’idéalisme de Berkeley qui décrit sa théorie comme un empirisme idéaliste). 

Mais Kant dit aussi qu’une intuition sans concept est aveugle. Il y a bien une intuition et dans cette perception nous touchons bel et bien du non-moi. Voilà le problème de la doctrine de  Berkeley c’est qu'elle est un subjectivisme radical qui en dernière instance se raccroche à la branche de Dieu (Berkeley était évêque). Ce qui fait que je peux croire à ce que je perçois comme n’était que ce que j’en perçois, c’est Dieu; mais pourquoi? Comment? Cela pose problème, même si Berkeley propose des réponses.

        Grâce à Kant, nous savons que toute perception mêle bel et bien du non-moi: la chose en soi et du moi humain: le phénomène. En tant qu’être pensant je le vois d’une certaine façon: dans le temps et dans l’espace et je construis ma représentation au fil de douze catégories divisées en quatre intitulés: quantité, qualité, relation, modalité. Les douze catégories sont l‘unité, la pluralité la totalité, la réalité la négation, la limitation, la substance (est-ce une substance ou un accident) la causalité, la réciprocité, la possibilité, l’existence, la nécessité (qui s’oppose à la contingence).

La force de la théorie de Kant c’est qu’elle ne fait entrer en compte aucun subjectivisme, jamais. Ce n’est pas en tant que moi empirique que je perçois ce que je perçois comme je le perçois, c’est en tant qu’être pensant, que « je pense », que je transcendantal,  que je constitue à partir d’un contact diffus avec le divers, une représentation, représentation que je partagerai avec toutes celles et ceux qui ont un entendement humain.


Quiconque réfléchit à cette représentation de la perception au 20e siècle ne peut s’empêcher de se dire qu’en fait, ce que Kant découvre sans s’en rendre compte, c’est le langage et tout ce qui a déjà été dit sur le fait que ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des mots mais parce qu’il y a des mots qu’il y a des choses. Finalement toutes les catégories de l’entendement sont des concepts grammaticaux. Si je perçois la chose comme "chaise" c’est parce qu’il y a dans ma langue le concept de chaise. Le linguiste Émile Benveniste prouvera en effet que les douze catégories de Kant sont en fait des catégories grammaticales des langues occidentales. Nous percevons la réalité en fonction des concepts linguistiques qui découpent dans la réalité, comme le feraient des pochoirs, des "blocs de sensations" dont nous faisons des choses. Finalement la question de savoir si nous pouvons percevoir la chose en soi, question à laquelle Kant répond Non, revient à se demander si nous pouvons toucher la réalité sans les mots. Et Bergson répond « oui »: c’est la durée, c'est l'attention portée à ce qui en deçà des mots constitue ce flux continu d'affects, cette trame qui nous fait coïncider avec la durée, avec la vie.

Mais ce qui nous importe à nous ici, après avoir opéré ce vaste détour sur la question de la perception, c’est de réaliser ce qu’Oscar Wilde soutient (sachant que lui ne poursuit aucune finalité philosophique forte) à la lumière de Berkeley, de Kant, de Bergson, lesquels finalement nous mènent à la question de la langue.

Oscar Wilde n’y fait pas la moindre allusion (et il n'est vraiment pas sûr que ça l'intéresse) mais cela ne nous importe pas, dans la mesure où pourtant nous avons maintenant de quoi comprendre très clairement ce qu’il nous dit du rapport entre réalité et art. Ce qui ressort de tout ce que nous avons mis à jour, c’est que je ne vois la chaise que parce que ma langue m’a pré-conditionné à la voir. Nous ne pouvons percevoir qu’une réalité prédécoupée par notre langue. Mais alors il existe « dehors » (et nous serions bien en peine tout ce que cette notion de « dehors » recouvre ici) une incroyable multiplicité dynamique d’eccéités qui n’attendent qu’une chose, c’est d’être détectée par des vigies, des scrutateurs, des éclaireurs, des postes avancés de l’armée humaine, bref des artistes. 

             Et tout ce que dit Oscar Wilde prend alors (presque malgré lui) une puissance considérable. Oui, il a bien raison en un sens: il faut attendre Monet et les impressionnistes pour que les brouillards « soient » à Londres. Jusque là, ils n’avaient pas été «  vus », ils avaient été passés sous le silence banalisant des mots qui ne leur avaient pas rendu justice de cet incroyable éclat, spécificité, richesse, esprit de nuance avec lequel ils sont et qui plus est, en étant différents d’un jour à l’autre. Derrière le mot brouillard, il y a l’évidence d’une continuité, d’un flux, d’un jaillissement incessant et imprévisible de mutations brouillardeuses. Devant une toile de Monet, je ne suis pas en face de l’excès de zèle d’un peintre qui fait de la sophistication, mais devant la justesse pure et brute d’un présent ou d'un kaïros, celui  de voir enfin les brouillards tels qu’ils sont, tels qu’ils sont en train d’être parce que Monet ne peint que ça, que ce qui « est », ce qui ne cesse de muter  sous le voile catégoriel, routinier et anesthésique des mots.



Il est un point sur lequel il convient d’insister concernant l’impressionnisme. Claude Monet est né en 1840 et c’est en 1839 qu’a été exposé par Daguerre le premier procédé photographique qu’il avait mis au point avec Nicéphore Niépce. En 1807, David peint le couronnement de Napoléon qui était évidemment une commande de l’empereur lui-même. Qu’est ce que cela signifie? Que si Daguerre avait révélé sa découverte plus tôt, il ne fait guère de doute que napoléon aurait probablement fait photographier son couronnement. Il s’en est finalement fallu de peu: de 32 ans. Cela signifie que la peinture a servi longtemps de pure mémoire visuelle d’un évènement jugé comme historique. Ce que Napoléon attend de David c’est qu’il peigne correctement un moment de gloire pour l’histoire de France, pour son règne et tout simplement pour lui.




A partir du moment où la photographie prend en charge cette pure fonction de restitution d’un évènement dont tout le monde « parle », la peinture peut enfin se concentrer sur ce qu’elle est, à savoir un art et pas du tout l’illustration du commentaire d’une actualité quelconque. Mais qu’est-ce qu’une oeuvre d’art en peinture? 

C’est finalement sur ce point qu’il convient de ne pas se laisser tromper, égarer par l’élégance désinvolte et ironique de l’auteur qui finalement rejoint sur l’essentiel les thèses de Heidegger dont l’écriture est vraiment loin, très, très loin du dandysme d’Oscar Wilde. Et pourtant l’esthète britannique défend l’idée selon laquelle la nature ne vient à l’existence que sous le pinceau des peintres. Heidegger formulera plus tard dans « chemins qui ne mènent nulle part » que « la toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que la paire de souliers de la paysanne est en vérité »




Les souliers sont peints sur un fond neutre qui ne les contextualise aucunement. En pourtant nous ne doutons pas un seul instant de la pénibilité du travail effectué par celle qui les porte et les remettra au matin. Heidegger insiste sur cette capacité du peintre à exprimer dans l’abandon de ce que l’on pourrait appeler « leur posture » un « univers » qui est celui du labeur, de la dureté, voire de la détresse de leur propriétaire. Mais comment a-t-il fait cela? Quelle est la différence avec une photo?  Sur un cliché (dans tous les sens du terme)  les chaussures seraient au premier plan détaché d’un second plus flou. Ce qui signifie que la photographie lorsque elle est est utilisée de cette façon ne vise qu’à cibler une chose ou une personne ou plusieurs personnes, à les identifier. Un tel était à tel évènement, telle chose se trouvait ici en ce lieu et en cette heure. C’est de l’information. On veut nous transmettre le contenu d’une info. Ce n’est pas tant une photographie qu’un communiqué de presse.

ici ce n’est pas le cas, on a presque le sentiment que les chaussures tremblent ou vibrent, comme dans les toiles de moment ou de Manet même si Van Gogh peintre très solitaire ne s’est jamais affilié à l’école des impressionnistes. Il y a bien des contours mais aussi des endroits où les couleurs des chaussures de se distinguent pas radicalement du fond, de telle sorte qu’on a un peu « l’impression » que les chaussures émergent à peine ou seulement de façon poussive de l’arrière plan de la toile. Elles font ce qu’elles peuvent pour durer dans la visibilité, pour se matérialiser. Leur façon de se détacher d’un fond n’est pas évidente ni actée. Elles viennent au monde du visible mais « laborieusement » (tout comme leur propriétaire travaille la terre) « poussivement ». La distinction des choses, des matières, des textures, des composantes (semelles lacets cuir couture, etc.) n’est pas du tout efficiente ici, comme si dans cet effort conjugué de toutes ces parcelles de chaussures pour apparaitre, pour se donner à voir, pour œuvrer à se densifier dans la lumière, pour accrocher les rayons de la bougie, la difficulté se faisait sentir. C’est aussi dur de vivre pour une paysanne que de venir au monde pour des souliers, pour des objets, pour des choses. 




Mais au fond c’est la même chose ou plutôt le même mouvement, le même « effort ». Ce que Van Gogh peint tout comme Monet, Manet ou Cézanne, c’est finalement de la  « persévérance », celle là même qui s’effectue aussi au même moment pour toutes les composantes de ce tableau de vie que l’on appelle un « présent ». Cette persévérance qui trouble les contours et s’exprime mieux par le tremblement des couleurs c’est bien en effet l’une des caractéristiques de la révolution picturale dans laquelle consiste le mouvement impressionniste, et il s’exprime aussi bien dans les souliers de Van Gogh que dans les nymphéas de Monet ou les coquelicots de Manet, ou les pommes de Cézanne (que l’on ne peut compter) dans certaines toiles. Cette persévérance exprime au plus point la justesse indépassable du participe présent « maintenant ». 



Les chaussures « tiennent le coup », elles se maintiennent dans la crudité vibratile de la lumière, dans l’épaisseur de l’ombre, dans les plis du cuir, bref dans tout ce qu’il faut pour tout élément, pour tout être, pour toute chose d’obstination, afin de s’effectuer maintenant en se maintenant dans l’émergence d’une plasticité présente. A partir de cette époque quelque chose de la peinture advient à sa vérité, à la vérité de ce que Spinoza définit dans une toute perspective qu’artistique comme le désir: « l’effort de toute pour persévérer dans on être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Mais peut-on peindre, composer, filmer, sculpter, dessiner cet effort se faisant? Peut-on peindre la nature naturante se faisant? Peut-on saisir ce miracle là? Cette venue à soi d’un monde plein d’objets plein de forces plein d’éléments qui s’effectuent, qui se dévoilent? Oui, l’art le peut et c’est ce que Van Gogh réalise dans sa toile: l’ouverture de ce que les souliers de la paysanne sont en vérité, c’est-à-dire le dévoilement de l’effort qu’ils font pour exister, pour venir au monde parce qu’en réalité cet accouchement de l'être par l'être et en lui ne s’arrête jamais.

L’opposition entre le couronnement de Napoléon par David et les souliers de la paysanne par Van Gogh est alors clair et parfaitement définissable. Il correspond trait pour trait à deux définitions de la vérité adverses. La conception « classique » aujourd’hui encore opérationnelle: « l’adéquation entre la chose et l’idée », entre le jugement et le fait jugé, entre un discours et la chose dont on parle. Il y a adéquation entre le sacre de napoléon et la peinture de David (enfin pas tout à fait Laetitia mère de l’empereur n’était pas là en réalité). La vérité ici est accord entre un fait historique et une œuvre (qui est comme une proposition) et la vérité comme aléthéia (dévoilement) qui était effective au temps des grecs de l’antiquité, à savoir la façon dont les choses viennent au monde. Van Gogh peint ce qu’est en vérité la paire de souliers: cela signifie qu’il peint ce tremblement de la persévérance à s’effectuer dans la lumière, dans la chaleur ou le froid, dans l’atmosphère, dans le champ gravitationnel qui s’instaure avec d’autres objets de la pièce, dans un champ sonore, bref dans des forces avec lesquelles il faut lutter pour être là.




On mesure l’écart énorme qui sépare ici celles et ceux qui n’apprécient une toile que pour ce qu’elle leur permet de reconnaître et celles et ceux qui n’attendent d’elle que la vérité au sens d’aléthéia, de dévoilement de l’être tel qu’il est, c’est-à-dire tel qu’il est en train de se faire. 

On n’ose à peine imaginer la réaction d’Oscar Wilde devant une telle conception. De fait peu de mondes semblent aussi éloignés que celui de Wilde, léger, libertin, drôle, ironique, esthète et celui de Heidegger lourd, philosophique, toujours impliqué dans un travail de formulation et d’approfondissement. 

Et pourtant quelque chose les relie: ce rapport de l’art à la vérité, cette intuition qui est bien plus que cela de la place de l’art, de la justesse d’une toile. « Personne ne les a vus » dit Wilde des brouillards de Monet. On pourrait en dire tout autant des souliers de Van Gogh. Personne ne les a vus parce que personne ne les a perçu dans l'obstination de leur persévérance à demeurer, à s'effectuer dans la durée. Ce que les souliers étaient avant que Van Gogh ne les peigne, c’est "inexpressifs", tout comme les couleurs d’un coucher de soleil sur un fjord avant Munch. Donc ces éléments de la réalité d’un instant n’étaient pas complètement là, pas dévoilés, ou se dévoilant dans leur être là. Désormais ils le sont. On pourrait dire que maintenant ils le sont parce qu’ils ont été peints dans leur "maintenant", dans  leur effort pour se maintenir, et que cet effort est finalement le secret d’une vérité pure effective indépassable qui n’en finira jamais d’être.



POUR RESUMER:  Nous avons profité de cet extrait écrit avec un style humoristique et désinvolte pour développer plusieurs références très précises et particulièrement riches sur la question de la perception. Derrière cette écriture élégante et mondaine se cache des thèses fortes concernant non seulement ce que Maurice Merleau-Ponty a appelé « la phénoménologie de la perception » mais aussi l’art. Il se pourrait bien que peu de proses expriment aussi judicieusement ce qui définit l’essence de l’art et le rôle de l’artiste que Wilde ici. Nous y trouverons donc aussi , sans contestation la réponse à la question de savoir comment se font les révolutions esthétiques. C’est cela notre objectif.

Mais revenons au texte précisément, lorsqu’Oscar Wilde écrit: « Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés ». C’est l’idée essentielle qu’il formule. Par la suite il insiste sur la différence entre voir et regarder. En effet, regarder c’est prêter une attention visuelle approfondie à quelque chose qui est déjà là. Voir c’est « apercevoir », noter la présence visuelle de ce qui n’était pas là avant. C’est le moment où nos yeux rencontrent la visibilité d’une chose ou d’un être. Nous la visualisons. 

Il faut noter la différence: Oscar Wilde n’est pas du tout en train de nous dire que grâce à l’art, nous apprendrions à « mieux voir », ou bien que tel peintre nous aurait appris à regarder ce qui de toute façon était déjà là avant. Qu’il y ait du brouillard, c’est ce que nous ne réalisions pas avant que Monet les peigne. C’est d’autant plus intéressant pour le brouillard qui en fait est un phénomène météorologique dont nous pensons qu’il nous empêche de voir. Mais quoi? Les choses.

Mais d’où viendrait l’idée que voir implique de voir des choses? C’est déjà ce présupposé là que l’impressionnisme détruit. Voir c’est recueillir des impressions visuelles avant tout. Est que le port de Londres est vraiment le motif de la toile « impressions soleil levant » ? Non, pas du tout et c’est à peine s’il y a un motif. Ce qui intéresse Monet c’est l’impression visuelle créée par le brouillard et il se pourrait que le brouillard n’ait pas d’autre réalité que celle-là.

C’est vraiment ce que l’évolution de la peinture d’un artiste comme William Turner tendrait à manifester, ce mouvement par le biais duquel les tableaux se détournent de plus en plus des personnages et des objets, des bâtiments pour se concentrer sur la lumière, la brume, la pluie, le vent, l’eau et tout ce qui finalement obscurcit, change, module les visions des choses. C’est finalement comme si la lumière et les mutations que produisent sur elle en elle le vent, la pluie, le froid, la tempête, les effets de réfraction de la surface de l’eau devenait bizarrement le motif. Mais la lumière n’est pas un objet visible. Elle est ce par quoi les objets sont visibles. Il est donc affaire de peindre ce par quoi la visibilité se fait, s’effectue. La lumière devient ce que la peinture fait voir. En d’autres termes, quand on regarde une toile de Monet, de Turner et finalement de nombreux maîtres des époques précédentes comme De la Tour, Vermeer, Rembrandt, on voit ce que c’est que voir, on voit le « comment du voir ». C’est finalement exactement ce que Paul Klee dira plus tard: « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »

Personne avant Monet n’avait pensé à peindre le port de Londres au travers des modulations, des effets d’atténuation des contours des choses et des bâtiments provoqués par le brouillard. Il y a des effets d’impression du brouillard sur la rétine, sur le nerf optique et c’est ça: « voir » Et rien ne saurait être touché, senti, vu autrement que par cette mutabilité d’impressions dont il s’agit de peindre l’effectuation. Par conséquent, en effet rien n’« est » autrement ni ailleurs que « là », c’est-à-dire sur la toile d’un être humain qui se laisse envahir avec le plus de dépouillement et de justesse possible par toutes ces eccéités qui viennent à l’existence ici et maintenant et compose un bloc d’impressions effectives « maintenant ». 

Dire que c’est beau signifie que c’est très subtil. Ici l’étymologie de « subtilité » est vraiment suggestive et pertinente. Subtilité vient du latin « sub tela » qui signifie « sous la toile ». C’est exactement, à la lettre, comme si l’oeuvre du peintre consistait à laisser affleurer la sous toile de l’existence subtile du brouillard à la toile de l’oeuvre en train de se peindre. En d’autres termes, ce n’est pas beau parce que le peintre est talentueux, c’est beau parce que rien ne vient à l’existence autrement que de façon subtile, par le biais d’un jeu de trans-effectuation dont le peintre est seulement l’opérateur silencieux, presque inadvertant. Par ce terme, on veut signifier que l’artiste ne fait que laisser à la surface de la toile la façon subtile qu’a la réalité de se matérialiser, c’est-à-dire finalement d’être à tout instant devant nos yeux aveugles.

(On pourrait approcher cette idée philosophique selon laquelle les choses ne sont que parce que nous les voyons avec le célèbre effet Koulechov, du nom de ce cinéaste russe qui a prouvé que les sentiments que nous prêtions à un acteur dépendit de NOS facultés d’association des images. L’acteur ne change pas d’expression. Mais que son visage soit intercalé avec le cliché du cercueil d’un enfant, d’une femme désirable, d’une assiette de soupe faisant jaillir dans notre pensée le deuil, l’attirance, la faim, de telle sorte que l’on pourrait à bon droit se demander où est l’objet film? De la même façon, où se construisent nos perceptions des choses et des êtres? C’est sur ce sujet plus qu’aucun autre prenant en philosophie que finalement Wilde nous invite à nous pencher et l’écart entre la légèreté de son style d’écriture (Wilde n’est pas un philosophe) et l’enjeu philosophique lourd d’une telle question est patent, manifeste ici)



« Les choses sont parce que nous les voyons »: quelque chose du spectateur participe de l’être de ce qui est vu. Précisons d’emblée que, même si nous allons insister sur la vue parce qu’il est question ici de peinture, cette affirmation et tout ce qui suivra vaut identiquement pour tous nos sens, et pas seulement la vue (mais c’est plus simple à comprendre avec la vue). Que les choses soient parce que nous les voyons, c’est une proposition que l’on pourrait placer telle qu’elle est sous la plume de Berkeley, puisque il énonce exactement cela quand il affirme qu’être c’est percevoir ou être perçu.

Mais plusieurs problèmes se posent par rapport à une telle conception au premier rang desquels la question de savoir comment il se fait que nous entendions, que nous nous accordions sur les choses et les êtres que nous voyons. Où situer le plan de coexistence de nos sensations de telle façon que nous percevions les mêmes choses? Comment l‘expliquer? Pour Berkeley, la réponse est « par Dieu » et c’est une réponse que l’on peut juger pertinente mais qui « botte en touche » du point de vue de l’explication philosophique et scientifique de l’acte de percevoir. Il y a quelque chose des thèses de Berkeley qui pousse les thèses empiristes jusqu’à leur conséquences les plus ultimes, les plus poussées. Il n’y a que des sensations et ces sensations se structurent en objet en être, en réalités claires et visibles, perceptibles par toutes et tous grâce à Dieu.

Les thèses d’Emmanuel Kant telles qu’elles sont développées dans la critique de la raison pure publiée en 1781 (et remaniée en 1787) peuvent sembler de prime abord concéder quelque chose à Berkeley mais ce n’est vraiment qu’une première impression car sur le fond. Tout ce que Kant va soutenir s’oppose radicalement à l’empirisme.  Ce n’est pas parce qu’effectivement notre perception d’un objet commence avec de la sensation qu’elle s’y réduit. Nous faisons bien l’expérience d’une « donnée », d’un choc sensitif avec « quelque chose », mais c’est déjà trop que de l’appeler « chose » parce qu’en fait c’est ce que Kant appelle le « divers de la sensation ». Nous pourrions presque dire que c’est du chaos senti, désordonné, pas encore structuré.

Nous pourrions peut-être en donner une très faible idée quand nous nous réveillons dans un lieu inconnu après une opération pour laquelle nous avons subi une anesthésie. Notre esprit a été tellement plongé dans un sommeil lourd que nous mettons du temps à situer les choses, et les êtres qui nous entourent. Certaines toiles de Cézanne, de Monet, de Turner, de Pierre Bonnard, de nombreux artistes à partir de l’impressionnisme peuvent nous en donner également « idée ». Il faudrait que nous accordions vraiment toute notre attention à ces moments étranges que l’on pourrait qualifier de « border line », mais d’étrangement vrais au sens de bruts. 




Dés que nous reprenons au sens propre nos esprits, nous structurons nos visions avec des premiers, des seconds, des troisièmes plans. Nous voulons voir « quelque chose », ce qui induit que des contours vont se détacher au premier plan et que les autres plans seront flous, vagues. Mais c’est déjà de l’esprit, de l’entendement, de la hiérarchisation, de l’ordre qui ne se situe pas au niveau de ce qui vraiment vient du « dehors », de ce divers pur de l’intuition qu’il nous est si difficile de percevoir, tel qu’il est , parce que, sans nous end endure compte, l’effet de structure se présuppose constamment  dans notre rapport au dehors, comme un crible au travers duquel ce qui est divers est appréhendé par nous comme unifié, structuré, visible. Ce divers brut et pur, ce vrai dehors chaotique, informe, brut, c’est ce que certains peintres se mettent en tête d’approcher, malgré la difficulté d’une telle approche, malgré pour certains d’entre eux, l’incompréhensibilité de leur peinture aux yeux du « public ». 

On peut penser ici à cette exclamation de Cézanne: « c’est effrayant la vie! » qui traduit exactement l’effet de sidération des peintres ou des artistes qui ont réalisé tout ce que nous perceptions ont de faux, d’halluciné, tout ce qu’elle recèle de dénégation, de falsification. Ce que nous avons l’habitude de voir, c’est ce que notre pouvoir de synthèse, de construction, de « déformation » par l’entendement a pris l’habitude de constituer. Nous sommes toutes et tous des êtres humains disposant des mêmes catégories de pensée grâce auxquels nous pouvons nous accorder sur une certaine liaison du divers de la sensation mais ces sensations, il n’est pas vrai que nous les éprouvions telles qu’elles sont. Seuls les artistes osent aller voir de « ce côté là », un peu interdit, du « pur dehors ».





La sensation « pure » nous met en contact avec ce divers sensitif qu’est le « Dehors ». Comme le temps et l’espace sont les formes a priori de la sensibilité selon Kant, nous en faisons l’expérience nécessairement dans un point de l’espace à un moment du temps, ce qui constitue déjà une première forme de crible, de filtre (parce que le dehors lui, en lui-même dans sa diversité n’est pas situable, repérable de la sorte). 

"Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car, sinon, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible, ou, du moins, qu'elle ne serait rien pour moi. Une telle représentation, qui peut être donnée avant toute pensée (Denken), s'appelle intuition. Donc tout divers de l'intuition a un rapport nécessaire au Je pense dans ce même sujet où ce divers se rencontre. Mais cette représentation est un acte de la spontanéité, c'est-à-dire qu'elle ne peut être considérée comme appartenant à la sensibilité. Je l'appelle l'aperception pure, pour la distinguer de l'aperception empirique, ou encore l'aperception originaire, parce qu'elle est cette conscience de soi qui, tout en produisant la représentation Je pense, doit pouvoir accompagner toutes les autres représentations, et qui, une et identique en toute conscience, ne peut être accompagnée au-delà (weiterbegleitet) d’aucune."

Kant, Critique de la Raison pure, 2e ed, (1787).




Ce que décrit Kant ici, c’est finalement le pur moment de la rencontre, le moment où le divers de l’intuition rencontre le « je pense » du sujet humain qui déjà « oeuvre » en vue d’en faire une représentation. Une représentation: le terme vaut d’être noté, ce n’est pas une « présentation », ni même un « présent » en fait. Le présent de la pure émergence du divers de l’intuition n’est pas celui du temps. Bergson dirait qu’il est celui de la pure durée et de cette durée le « je pense" va faire un moment du temps au travers duquel il aperçoit, il arraisonne ce divers pour en faire déjà une chose, un être identifiable. C’est bien de cela dont il s’agit ici: comment identifions nous de l’identifiable? Réponse de Kant: en le structurant, en étant un sujet constituant, actif, acteur de ce qu’il perçoit, et comme les catégories de notre entendement:  l‘unité, la pluralité la totalité, la réalité la négation, la limitation, la substance (est-ce une substance ou un accident) la causalité, la réciprocité la possibilité l’existence la nécessité (qui s’oppose à la contingence) sont universelles, nous percevons les mêmes choses.

Grâce au linguiste Emile Benveniste, nous savons qu’en fait ces catégories sont des universaux de la langue, et qu’en fait, tout ce que décrit Kant, peut aujourd’hui, à partir des progrès effectués par la linguistique au 19e siècle se concevoir comme des catégories du langage. Le filtre au travers duquel toutes nos perceptions sont construites, synthétisées, lissées, est la langue et c’est en tant que sujet linguistique que nous identifions des choses. Dés lors l’effort de peut se concevoir comme celui qui consiste à casser ce mur ou du moins à y introduire une brèche pour voir les choses au-delà des mots (ou en-deçà: tout dépend de quel côté du mur on se place)



A compter de l'impressionnisme, la plupart des grands peintres peuvent se situer par rapport à cette tentative (parce qu’évidemment elle revêt quelque chose de désespéré ou, comme le dit Cézanne « d’effrayant ». C’est un peu comme s’il s’agissait d’aller voir du côté de ce chaos natal qui finalement frappe sans cesse à la porte de nos perceptions et qu’on ne laisse entrer qu’en le dénaturant. C’est la vie dans toute son horreur chaotique, informe et brute…Mais c’est la vie quand même! En tant qu’elle est la vie vraie et pure, cette horreur peut parfaitement et pour les mêmes raisons être qualifiée de sublime.



3) Ce qui reste à voir


Qu’est-ce qu’il y a?  

Nous avons coutume de poser cette question à une personne de notre connaissance lorsque nous avons le sentiment qu’il y a un malaise inexprimé entre elle et nous. Cette interrogation anodine revêt un tout autre sens à la lumière de ce que nous venons de mettre à jour grâce à Emmanuel Kant, mais aussi aux peintres Cézanne, Monet, Van Gogh, etc. Qu’est-ce qu’il y a? Qu’y a-t-il? Qu’est-ce qui se produit? Dans chacune de nos perceptions, quelle est la part de ce qui vient d’un « dehors » (sujet constitué) et de ce qui vient du sujet, de l’être humain, d’un  « je pense »? Que construisons nous de ce que nous percevons?

Derrière un style volontairement désinvolte, ironique et décalé, Oscar Wilde s’attaque (pas tout à fait frontalement) à cette question dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est philosophiquement « dense » voire lourde. Mais à cause de cela, nous ne perdons rien à le suivre, à nous efforcer de bien comprendre l’évolution de l’extrait en question.

Finalement grâce à Emmanuel Kant, ce que nous avons compris c’est que percevoir est tout un processus. Derrière le constat ponctuel de la présence des choses: « il y a une chaise, une montagne, un nénuphar », nous saisissons ce passage de relais des facultés les unes aux autres: sensibilité, imagination, entendement, et réalisons tout ce qui, de cette effectuation de l’ « il y a »  d’un paysage induit « un travail », une part importante de supposition, voire, par certains aspects, de « croyance », puisque après tout, nous ne voyons JAMAIS des objets, mais nous en constituons mentalement la synthèse. 

Comme le dit Henri Matisse, l’artiste rajeunit ce processus. Nous ne cessons de supposer du « même » là où ne s’effectue « à la base » que du divers, que du fragmenté, que du dynamique et du chaotique. Nous existons dans un flux de réalités dynamiques que nous transformons en objets, en personnes, en paysages « mêmes », identifiables. Le propre de l’artiste est de nous rappeler à l’existence de ce processus, à ce fond de « non identifiable » à partir duquel nous créons de toute pièce un monde ordonné, un cosmos, un espace au sein duquel les êtres les choses et les forces cohabitent tranquillement mais fallacieusement. 

Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il est impossible de sortir de ce raisonnement sans relativiser l’existence pure, « objective des choses ». Rien n’est plus éloigné de la préoccupation du peintre que celle d’être « original ». Il serait plutôt question pour lui d’être « originel », de parcourir à rebours le processus décrit par Emmanuel Kant afin de saisir la dynamique de ce mouvement au fil duquel un monde nouveau voit le jour à chaque instant. Ce qu’Oscar Wilde décrit donc en termes de « modes »peut tout aussi bien être décrit de façon moins légère, moins futile, et à bien des titres plus « nécessaires » . 



        Le passage de l’école dite de Barbizon, liée  à une forme de romantisme paysagiste (Daubigny, Corot)  aux impressionnistes n’est aucunement provoqué, comme certaines formules d’Oscar Wilde le laisse à penser par une pure envie de renouvellement , de dépassement gratuit d’une habitude ancienne, de désir mondain d’être à la page d’éviter résolument le ringardisme. L’attention des peintres n’est pas de façon hasardeuse dirigée vers autre chose, vers d’autres détails, d’autres types de réalité. C’est plutôt que VOIR n’est pas la même chose qu’avant tout, simplement parce que voir, sentir, ressentir, goûter, toucher, percevoir toutes ces actions ont une histoire, un devenir. 

A partir du moment où grâce aux philosophes de la perception et notamment (en fin de course)  à Kant, nous avons compris que voir est un processus, nous réalisons également que ce processus est lui-même pris dans le mouvement historique des époques. Autrement dit, ce n’est pas qu’il y ait de nouvelles choses qui attirent grâce aux peintres nos regards, c’est que l’acte même de regarder n’est pas la même chose d’une époque à l’autre. L’évolution créatrice dont nous parlait Bergson ne décrit aucunement une réalité fluctuante et dynamique qui coulerait devant nous qui resterions sur la berge immobiles? Nous sommes évidemment pris dans cette évolution qui ne laisse absolument rien ni personne « sur le quai ». Voir, entendre, toucher, sentir, goûter, tout ceci change pour la bonne et simple raison que rien ne demeure.  Nous pourrions par exemple parler de l’aventure historique du nerf optique humain sous l’impulsion de laquelle les peintres aussi bien en eux qu’en dehors d’eux perçoivent des forces qui étaient indétectables avant grouiller dans tel ou tel pli du paysage, du corps, de la lumière, de la vie.



Existaient-elles avant d’être détectées? Cette question n’a pas grand sens dans la mesure où le propre de l’art consiste à se tenir suffisamment à l’affût des incessantes métamorphoses du voir, du toucher, du sentir, du ressentir pour coïncider quoi qu’il en coûte en termes de réussite sociale avec ces évolutions, de telle sorte que quelque chose de cette instantanéité donne naissance à une forme d’éternité. C’est exactement ce que voulait dire Cézanne lorsqu’il a affirmé qu « ’il y a une minute du temps qui passe, il faut la peindre dans son éternité. » 

C’est presque une loi physique que de poser qu’à partir du moment où l’on parvient à être en phase avec une réalité qui est en mouvement constant, on atteint par cette simultanéité une vision exhaustive et aboutie de ce qui ici maintenant « est ». Voir est en constante évolution mais si nous suivons les peintres qui de l’armée des hommes sont comme les éclaireurs, le poste avancé, l’avant garde, nous sommes en phase avec ce devenir et nous situons de plain-pied avec ce que voir est maintenant. Un double effet d’évidence s’ensuit: non seulement en effet les brouillards « « sont » grâce aux impressionnistes mais ils sont tels qu’ils ne peuvent pas être autrement, ils sont exactement ce qu’il faut qu’ils soient « maintenant ». Par ce « maintenant » tout ce qu’il y a à entendre est cette rencontre entre l’oeil humain et eux par le biais de laquelle ils entrent dans la sphère du visible.

Il serait assez stupide de penser qu’il était dommage pour eux de n’être pas visibles avant comme s’il n’avait dépendu que de l’attention des artistes de les faire paraître enfin sous les projecteurs de l’oeil humain, pour la bonne raison que l’oeil humain est pris dans la même évolution que le brouillard et que cette évolution n’est rien de moins que celle que  la nature naturante impulse. Il n’existe nulle part UN objet qui serait LE BROUILLARD et un autre qui serait l’OEIL humain. Ce qui existe, c’est la mutation sous l’impulsion de laquelle « voir devient ». Voir  et être vu, c’est tout un, et il n’est plus du tout possible ici, une fois parvenu.e.s à cette réalisation de dissocier un sujet et un objet, des humains peignants et des motifs à peindre. C’est un peu comme si nous revenions par involution à ce moment que l’on peut dater, à savoir 380000 ans après le big bang, moment où  ce milieu qu’est la matière dense, opaque et ionisée s’est suffisamment diluée pour que naisse la transparence et la lumière. Le fond diffus cosmologique décrit en effet ce rayonnement fossile à partir duquel les aventures de voir ont pu commencer. Qui voit et qui est vu? Deux réponses apparemment contraires peuvent également convenir: personne et « Tout », Personne si l’on entend un personne humaine et par « tout », on peut tout aussi bien dire la nature naturante, la vie ou l’être. 




On mesure enfin dans toute sa justesse ontologique ce qu’est l’art et la peinture: il s’agit de se tenir à l’extrémité de cette évolution de ce que c’est que « voir » étant entendu que c’est l’être et seulement l’être qui voit et qui est vu.  Par un effort surhumain, il est attendu que le peintre parvienne à se maintenir au fait de ce que voir est en train de devenir. Nous pouvons ici citer une formule très connue qu’Arthur Rimbaud exprime à la fin de son oeuvre « une saison en enfer »:

« IL FAUT ETRE ABSOLUMENT MODERNE ». C’est exactement dans un style qui peut-être est plus conforme à son fond ce qu’Oscar Wilde ici suggère presque ironiquement. »Il y a des moments dit-il où « la nature devient absolument moderne ». Wilde est tellement soucieux de contrecarrer l’opinion et le sens commun sur ce point qu’il insiste sur l’avance de l’artiste et des modes humaines sur la nature qui peinerait à suivre. C’est ironique. Tout ce qu’il veut exprimer ici, c’est que l’homme inculte continuera à voir des brouillards se lever là où le dandy soucieux de ne pas se ringardiser ne verra que ce que la mode picturale du moment lui permettra de voir. La vérité est qu’il n’y a pas plus de choses à voir que de peintres susceptibles de les apercevoir. « Il y a » ce que Nietzsche appelle la volonté de puissance, c’est-à-dire des forces multiples et en constante évolution dont les croisements incessants donnent naissance continuellement à de nouveaux états du monde dont aucun jamais n’est fixe. La lumière et ce que l’on pourrait appeler métaphoriquement « le » nerf optique sont pris dans ce malstrom et le peintre est ce moment de génie, cet éclair de lucidité dans la fulgurance duquel ce mouvement du devenir se manifeste à lui-même, s’éclaire de l'intérieur de ce qu’il est en train d’être. C’est ça une toile, une oeuvre. Il faut être inculte pour ne percevoir dans un brouillard peint qu’un motif dessiné là où s’effectue en réalité un moment miraculeux et instantané de révélation à soi de soi-même par l’être même de la vision.  Toute oeuvre d’art picturale réside dans le miracle d’un moment de la lumière qui se révèle à son oeil nu. La lumière enfin se voit elle-même, se fait visible à soi sous le pinceau du peintre, tout comme le son dans la musique du compositeur ou l’espace et le volume sous le burin du sculpteur. 

Ce n’est donc pas la nature qui en fait est en retard par rapport au mouvement de succession des écoles ou des modes picturales, c’est l’opinion, « les gens », peut-être pourrions nous dire « le peuple » par référence à cette phrase énigmatique de Paul Klee sur laquelle Deleuze insiste: « le peuple manque ». 



Mais en fait, si nous relions toutes les perspectives ici émises, il ne peut que manquer, tout simplement parce que les artistes sont des éclaireurs, des pionniers, dans missionnaires que l'on envoie, un peu comme au sacrifice aux confins, à l’ultima Thulé de ce que voir, c’est-à-dire de ce que la confusion de la lumière et du nerf optique devient.

Il est ainsi condamné à n’être pas nécessairement compris, entendu, reconnu, encore moins suivi. C’est exactement ce qu’exprime Henri Matisse lorsque il évoque la difficulté à se détacher continuellement de tout ce qui a été fait avant. Aux visiteurs qui venaient me voir à Vence, j'ai souvent posé la question: « Avez-vous vu les acanthes sur le talus qui bordent la route ? » Personne ne les avait vues; tous auraient reconnu la feuille d'acanthe sur un chapiteau corinthien, mais au naturel le souvenir du chapiteau empêchait de voir l'acanthe. C'est un premier pas vers la création que de voir chaque chose dans sa vérité, et cela suppose un effort continu."

Ce n’est pas du tout une affaire de « mode » ou de ringardise, mais bien plutôt, comme nous venons de le comprendre, de justesse, d’instantanéité. « Il faut être absolument moderne » pour rester à l’avant garde de ce que voir devient. Or cela impose à l’intérieur de nous que nous soyons constamment vigilant sur ce que nous pourrions appeler le chevauchement des trois modes de rétention impliqués dans toute expérience. Nous retenons d’abord ce que nous vivons maintenant, ce qui réclame de nous que nous ayons le souvenir du début de la phrase commencée quand nous la terminons ou quand nous l’écoutons. C’est ce que Husserl appelle la rétention primaire. Nous retenons égalent certains souvenirs dans notre mémoire en l’y stockant comme pour plus tard, un moment où ce souvenir sera convoqué c’est ce que ce même philosophique appelle la rétention secondaire. Et puis il y a ce que Bernard Stiegler appelle la rétention tertiaire, celle qui s‘appuie sur un support technologique: enregistrement, médias, trace écrite ou filmée sur laquelle s’inscrivent le flux de l’actualité. Henri Matisse décrit exactement ce processus par le bais duquel la rétention tertiaire du chapiteau corinthien va littéralement écraser et annuler la vision de la feuille d’acanthe végétale sur le bord de la route qui mène à Vence.

C’est là le risque que nous courons: laisser les processus de rétention tertiaire figer les objets dans la forme qu’il faut avoir vue, qu’il faudrait seulement avoir retenu et ainsi substituer à cette culture vivante toujours soucieuse de se tenir à l’avant-garde du Voir une culture morte des chefs d’oeuvre qui nous fixerait une fois pour toutes dans un passé sédimenté et sclérosé, dans un musée où ne seraient entreposées que des momies.



Conclusion

Les mille et une nuits, recueil anonyme d’histoires d’origine persane difficile à dater (entre le 3e et 7e siècle après JC) raconte comment Shéhérazade pour mettre fin à la folie sanguinaire du sultan Shahriar ayant décidé à la suite de l’infidélité de son épouse de mettre à mort la femme qu’il avait épousé la veille, entreprend de lui raconter chaque soir une histoire  dont la suite est reportée au lendemain forçant ainsi le souverain à remettre incessamment le moment de son exécution. Au terme de mille et une nuit passées à raconter de nouvelles aventures, Shéhérazade finit par gagner la confiance de son mari et ainsi à le dissuader de lui donner la mort. Il nous est difficile de nous représenter cette trame sans la relier à cette pression de l’exécution grâce à laquelle Shéhérazade sans cesse trouve de nouveaux récits. Envisageons la possibilité que les mille et une nuits constitue en fait l’une des métaphores les plus justes de la vie, ou de l’être et qu’en fait Shéhérazade soit moins réduite à ce rôle de conteuse pour demeurer vivante que tout simplement parce qu’il n’existe pas d’autres modalités d’être que celle-ci, celle du récit, de la narration. Qu’il n’y ait rien de la vie qui ne s’effectue autrement qu’en se racontant: telle serait alors la plus profonde leçon de cette histoire aux mille et une histoires.  



On mesure bien le rapport qui ici s’instaure entre la vie et l’identité narrative et rien ne saurait le prouver. Toutefois les analyses de l’évolution créatrice de Bergson et de la peinture vue sous la plume d’Oscar Wilde ont toutes deux abouti à cette assimilation de la vie à un mouvement requérant de notre part un effort de lucidité et d’instantanéité, comme si rien n’était plus nécessaire non seulement à la science ou à l’art mais aussi à la nature que de poser la simultanéité avec ce dynamisme comme la condition sine qua non d’une vérité. Rien ne semble donc mieux justifier ces mouvements par le biais desquels nous passons d’une conception scientifique ou artistique à une autre que celui-là même de ce devenir par lequel de fait rien ne demeure identique jamais. De la même façon qu’il n’est pas possible de se définir comme soi-même autrement que dans la triangulation de cette convergence de l'identité narrative entre le narrateur, le personnage et le spectateur, il semble difficile de ne pas relier les mouvements et ruptures des epistémès des sociétés humaines à la mobilité d’une étrange narration dans l’instance de laquelle l’être, le dasein et le devenir explorent d’un commun accord et sur le même rythme les mille et une façon d’improviser la présence. « Il faut être absolument moderne. »