dimanche 12 juin 2022

Tles 2/4/5/6: si le droit est relatif aux temps et aux lieux, faut-il renoncer à l'idée d'une justice universelle?

Vous êtes nombreuses et nombreux à me demander des éclaircissements sur le droit. Ce sujet est vraiment classique et la dissertation qui suit utilise les références attendues sur les notions de droit, de justice et de morale.
1) Lire et comprendre le sujet
        Il est vraiment difficile de distinguer le droit et la justice, ne serait-ce que parce qu’en latin ils sont traduits par deux termes possédant une racine commune « jus »: droit et « justitia »:  justice. Dans le sens requis par le sujet, le droit désigne l’ensemble des lois et des normes qui régulent les rapports d’une population au sein d’un territoire donné et régi par un Etat. Le droit définit clairement la marge des manœuvre des uns et des autres au sein de cet état et il s’appuie sur l’intervention éventuelle de la force publique. C’est dire qu’il jouit d’un pouvoir d’application effectif. On n’a pas le droit de désobéir au droit. Mais ce n’est pas pour autant que le droit est nécessairement « juste » car la justice bien que désignant aussi cet ensemble lorsque l’on parle de la justice d’un pays, revêt un autre sens plus élevé, plus idéal: elle est une valeur.  Il existait pour les grecs de l’antiquité une déesse de la Justice: « Diké ». On ne peut pas se représenter un Dieu du droit parce que ce terme ne s’applique qu’à des institutions, des normes, des décisions humaines.
        Le droit apparaît donc d’abord comme un système d’institutions et de lois conçues par les hommes afin de donner à la Justice un poids réel, concret, effectif, au sein du territoire administré par l’Etat. Mais si tel était bien le cas, comment pourrions-nous expliquer que le droit soit aussi différent d’un pays à l’autre si c’est bel et bien dans l’un comme dans l’autre la Justice qu’il s’agit d’y faire régner. En tant que valeur, en tant qu’idée, la justice ne peut être qu’universelle et s’appliquer à tous les hommes, indifféremment, mais nous voyons bien que les lois ne sont pas identiques. La question qui se pose alors est finalement celle de la « transcendance » de l’idée de Justice. « Transcendance » du latin «  transcendere » signifie dépasser, surpasser. Il s’applique à ce qui est au-delà, ce qui est d’un autre ordre et s’impose aux hommes à partir de cet ordre supérieur. Si la justice était bel et bien une valeur supérieure aux hommes, s’imposant à eux à partir d’un plan « divin » ou supra naturel, elle ne pourrait pas être ainsi sujette aux variations inhérentes aux différences de mentalités et de coutumes qui prévalent entre les cultures, entre les peuples. Mais en même temps, si la justice ne peut plus être créditée de cette supériorité de statut,  la distinction entre le droit et la justice a-t-elle encore lieu de se justifier? Ne serions-nous pas condamnés au système D , D comme droit, étant entendu que ce terme ne serait plus légitimé par la caution d’une valeur transcendante, universelle, pérenne? 
       
L’effectivité de lois dans la totalité des Etats du monde semblent bien manifester que tous les peuples réunis sous l’égide d’une autorité centrale éprouvent la nécessité de croire à la justice mais le détail des lois appliquées prouvent bien que ce n’est pas la même justice selon les lieux et selon les époques. L’incompréhension que nous éprouvons à l’endroit d’autres lois que les nôtres manifeste bien cette emprise culturelle et donc relative qui s’exerce sur la notion de justice. Finalement nous adhérons à la justice telle qu’elle est façonnée par notre droit, c’est-à-dire par les lois selon lesquelles nous avons été éduqués. Le rapport s’inverse: la justice n’est pas transcendante au droit, elle est immanente à toutes les conceptions du droit, de telle sorte qu’il y a autant de justice que d’applications distinctes du droit selon les états, si bien que « la justice » devient un terme vide de tout contenu. 
        Mais reconnaître ce vide ne reviendrait-il pas à se détourner de toute possibilité de contester certaines conceptions du droit qui ne nous apparaissent pas seulement distinctes de la notre mais plus gravement contraire au respect le plus élémentaire de son prochain? N’existeraient-ils pas, en deçà ou au-delà de tout ce dont notre immersion dans les coutumes et les lois du pays dans lequel nous sommes nés nous a crédité comme croyances, comme certitudes et comme principes, des « évidences » morales, des sentiments naturels ancrés en tout être humain de cela seul qu’il soit humain à la hauteur desquels la personne de l’autre revêt une dimension inaliénable et sacrée. Nous retrouvons ici les termes mêmes de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789:
Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous.
       
Les termes notables qu’il nous revient de souligner, dans la perspective de notre sujet sont ici « ignorance, oubli et mépris », car ils suggèrent que ces droits sont bel et bien effectifs, inscrits, marqués du sceau d’une forme de primarité, de nature, d’évidence principielles. Il s’agit de rappeler aux membres du corps social des notions qui sont ancrées en tout homme, en tout temps, en tout lieu, du simple fait qu’il soit humain.
        Nous pouvons d’abord pointer ici la distinction entre le droit positif et le droit naturel, distinction qui ne fait qu’approfondir la difficulté de distinguer le droit et la justice, car si justice peut s’entendre à la fois en tant que « valeur » et en tant qu’institution, l’esprit même de cette distinction se retrouve partiellement dans la notion de droit. Le droit positif désigne les lois telles qu’elle s’appliquent effectivement dans un pays donné à un moment défini. Le droit naturel définit une conception idéale du droit universelle et absolue (non relative à chaque état).
        En second lieu, nous percevons l’extrême difficulté de ce sujet qui finalement nous questionnent moins sur le problème de savoir si la justice est une notion relative ou absolue que sur cette interrogation concernant les modalités d’acquisition et d’émergence de la notion même de justice: sont-elles acquises (et donc sujettes aux différences de cultures) ou naturelles, et dés lors innées et universelles? On ne peut traiter ce sujet qu’en réalisant qu’il nous invitent d’abord à saisir l’opposition entre deux évidences aussi incontournables que parfaitement incompatibles: 1) Les conceptions de ce qui est juste varient en fonction du droit positif appliqué en chaque culture (auquel cas la réponse est oui) 2) Il existe une universalité de condition dans le fait d’être humain au regard de laquelle il est impossible de consentir à des inégalités de traitement des hommes selon leur nationalité. En d’autres termes si nous consentons à l’idée selon laquelle les hommes ne sont pas justiciables de la même façon selon leur nationalités (et en un sens, on ne voit pas comment nous pourrions nier cela), alors nous adhérons aussi à l’idée selon laquelle être homme ne signifie pas la même chose ici et là, ce qui revient à ne plus créditer l’humanité d’une valeur sacrée et universelle, et cela va à l’encontre d’une évidence.
        Il faut porter notre attention sur la façon dont le sujet est tourné. Il présente comme conditionnelle une affirmation dont tout le monde sait bien qu’elle est réelle, factuelle: il est indiscutable que le droit est relatif aux temps et aux lieux. Pourquoi dés lors suspendre cette réalité à un « si »? Parce que la déduction logique et rigoureuse de cette réalité consiste à poser que « la justice » n’existe pas, mais une telle conclusion heurte en chacun de nous quelque chose, comme une évidence de raison, ou un idéal ou encore une fiction régulatrice. Même si en effet, il y a autant de juridictions que d’états et donc autant de façons différentes de rendre la justice que de pays, il ne faut pas que l’idée de justice soit piétinée, démultipliée, dispersée, diffractée. Si la justice n’est pas « une », alors il est admissible que tous les hommes soient différemment jugés non selon leurs crimes mais selon la façon différente dont leurs crimes seront jugés ici ou là. Comment une justice pourrait-elle être juste sans être universelle?
2) Introduction
        La plupart des opinions fausses ou arbitraires relève de ce type de jugement que l’on appelle l’induction et qui consiste à induire quelque chose de général d’un fait particulier. Du souvenir de cette femme que j’ai vue une fois commettre une erreur de conduite, j’en viens à penser qu’aucune femme ne sait conduire et tiens fermement à ce faux jugement qui fait littéralement de moi non seulement un sexiste mais tout simplement un individu borné et stupide. Nous accomplissons, au contraire, un effort vers le vrai lorsque nous nous détachons de telle ou telle expérience personnelle pour soutenir un raisonnement aspirant à une forme universelle. Cette caractéristique de la vérité devient problématique dés lors que nous l’appliquons à la justice, non seulement parce qu’elle pointe des différences de conception qui ne valent pas tant entre des individus qu’entre des états mais aussi parce que la valeur normative du Droit telle qu’elle prévaut dans « un » pays lui donne un statut de légitimité auquel le sexiste par exemple ne peut aucunement prétendre. C’est au nom d’ « une » conception de la justice que telle personne , dans tel pays, pensera avoir le droit de mettre à mort un criminel, alors qu’une telle sentence sera déclaré contraire aux lois d’un pays ayant renoncé à la peine de mort. Il existe autant de façon différentes d’appliquer le droit que de pays mais à l’intérieur de chaque état, c’est parce qu’ils la croient conforme à  « la » justice que les citoyens adhèrent à leur définition et à leur application du Droit. Nous sommes donc confrontés ici à une évidence de fait et à une évidence de raison. Chaque peuple et chaque culture suit ses propres lois, mais alors les actes ne seront pas jugés de la même façon selon qu’ils soient accomplis ici ou là, ce qui heurte notre évidence de raison. Si au sein d’un état on applique des lois, c’est justement pour que le comportement de tous les citoyens soit régi par des règles et des principes communs à toute la population. Mais cet esprit d’universalité en ne dépassant pas des frontières du pays semble par là même se contredire ipso facto. C’est comme si l’exigence de justice qui soutient l’application du droit au sein d’un Etat débordait de par sa nature même le statut même de cet Etat qui est limité par ses frontières. Puis-je vraiment croire à la justice (universelle) de mon pays si elle n’est que celle de mon pays? Cette évidence de fait au regard de laquelle chaque état juge selon ses propres lois nous contraint-elle à renoncer à cette évidence de droit qu’est la nécessité d’une justice une et universelle applicable à tous les humains, indépendamment de leur origine et de leur nationalité?


3) Le plan
    1 - Le droit naturel (réponse: non)
    2 - Contre le droit naturel (réponse: oui)
    3- L’origine du droit n’est pas le droit naturel mais le devoir (réponse: non)

4) Développement et références    

 1- le droit naturel 
           a) Le fait et le droit
        
Mais comment pourrions-nous définir cette notion de Droit de la façon la plus claire possible? Il apparaît d’abord comme une l’affirmation d’une limitation à la puissance physique des hommes. Ce n’est pas parce que tel acte est praticable, envisageable, possible qu’il convient de le faire. Le droit insinue en chacun de nous l’esprit et, plus encore, la manifestation réelle efficiente d’une distinction entre ce que nous pouvons physiquement et ce que nous pouvons légalement. Ce n’est pas parce que ta voiture peut effectivement se garer ici qu’elle le peut légalement: c’est exactement cela que nous signale le panneau d’interdiction de stationner. Ce panneau crée donc une sorte de « monde parallèle »: la place est là devant moi, ouverte, et rien de physique ne m’empêche d’y installer ma voiture, mais le panneau évoque l’efficience « légale » d’un autre « monde », d’un espace qui m’est « interdit », un monde dans lequel il faut prêter attention aux symboles, aux signes, aux usages, à ce qui se fait ou pas, à la « loi ». Quelles que soient leur nature précise, ces règles sont toutes inspirées et justifiées par les exigences d’une vie collective, « rapprochée », par la nécessité d’édicter des cadres permettant de rendre compatibles les comportements de tous les citoyens au sein d’un Etat. 
        

Par conséquent, ce que le fait d’exister dans un état de droit suppose c’est finalement ce type de discours s’adressant à chacun de nous: ce n’est pas parce que tu peux faire  naturellement telle chose que tu le peux vraiment car cette action ne prend pas suffisamment en compte l’existence des autres. Dans nos rapports avec nos semblables, nous ne pouvons pas miser sur la force physique, sur la spontanéité, sur des affinités, sur ces circonstances particulières , imprévisibles et improgrammables pour faire société, pour vivre pacifiquement et en bonne intelligence. « Force doit rester à la loi », ce qui signifie finalement qu’aussi abstraite que puisse parfois sembler l’existence du droit, il s’effectue dans cette certitude qui est la notre que les relations entre les citoyens dans cet état  ne sont pas aussi souples, imprévisibles et changeantes que les circonstances. Finalement, le droit, c’est la conscience que nous avons du fait que les actes s’inscrivent sur un autre support que celui, fluide, mouvant, instable, improgrammable de "la vie » comme elle va, des impressions, des sentiments, des sensations, des situations. Pour le dire autrement, le droit est une instance culturelle, institutionnelle, étatique qui nous impose un « milieu » ainsi que l’idée selon laquelle nos actes s’inscrivent moins sur ce support fuyant d’un temps dynamique où tout s’efface que sur celui d’une mémoire citoyenne et légale qui concerne tout, voit tout, régit tout et rend justice à chacun de ses comportements. Mais c’est aussi plus qu’une idée puisque ce « cadre à nos actions » s’instaure bel et bien et fait du territoire géré par l’Etat une « zone de droit ».
            b) Le « Tiers »
        Si nous voulons réellement nous représenter le droit, il faut aller jusqu’à défendre l’affirmation suivante: nous avons naïvement l’impression de nous déplacer dans l’espace, d’agir dans le temps, de vivre dans un milieu physique où tout ce que nous pouvons faire est à notre portée mais le droit consiste à substituer aux lois physiques des lois légales, et à rajouter aux contraintes purement naturelles des interdictions conventionnelles, édictées, justifiées par la vie collective dans un état. C’est ce que le Philosophe Emmanuel Lévinas appelle « le Tiers ». Si une dispute éclate entre deux personnes, le fait même que cette altercation se déroule dans un état de droit introduit un troisième homme, sauf que justement ce n’est pas un homme, c’est « le Tiers », à savoir un "cadre », un code cvil, des institutions et une force publique. L’affaire qui les oppose ne se gérera donc pas dans un entre-deux que ce soit par la force, naturellement, ni même « à l’amiable » mais juridiquement, c’est-à-dire par une décision émanant d’une instance impersonnelle, impartiale, médiate, investie de la capacité et du pouvoir de juger. Nous retrouvons les trois attributs de la justice telle qu’elle est souvent représentée: les yeux bandés (impartialité), tenant une balance (peser les faits); et une épée (pouvoir de décision et de punition). 
        Nous distinguons plus clairement à présent ce qui distingue le droit, la justice et la morale. Le droit, c’est l’instauration effective dans le territoire d’un Etat d’un milieu institutionnel qui cadre les actions des hommes en fonction de critères qui ne sont plus ceux de la nature, de la force, ou du hasard mais ceux de la légalité, de la raison et du tiers. La justice est la valeur qui inspire l’instauration et l’application du droit. Comme le droit nourrit cette prétention de substituer au cadre naturel et donné de nos actions le milieu légal, institutionnel et construit d’un état, cela suppose aussi l’efficience d’un autre rapport entre nos actes et leur fruit que celui du seul intérêt égoïste. Je prends en compte l’intérêt de tous dans mes actions et c’est bel et bien ce que m’impose l’esprit même de la loi. C’est exactement cette référence à un intérêt collectif qui insinue comme une évidence la perspective de l’universel dans la référence à la justice. Si l’application du droit se limite aux frontières d’un état, la portée de la justice qui l’inspire, en tant que valeur, voire divinité ne peut reconnaître cette limitation. 
        

En d’autres termes, il n’y a pas de droit sans tiers mais ce qui justifie la référence à ce tiers suppose une valeur, laquelle ne peut pas se réduire à une fonction purement conventionnelle. Comme l’obéIssance à la loi se substitue au « c’est comme ça! » de la nature, elle ne peut pas se limiter, à son tour, au « c’est comme ça » de la convention. Nous comprenons bien pourquoi nous ne pouvons pas faire seulement valoir des considérations de force, de préférences affectives, de préjugés, dans nos relations au sein d’un état, mais il nous faut également comprendre pourquoi la loi est la loi et la réponse doit être: « parce qu’elle est juste universellement. » Quant à la morale, elle désigne ce rapport que nous entretenons dans notre conscience avec nos actes. C’est comme une troisième limitation qui s’imposerait à nos actes de l’intérieur même de ce rapport de soi à soi que chacun de nous entretient avec sa conscience. Ce n’est pas parce que je peux naturellement que je peux légalement faire telle ou telle chose, mais on peut aussi concevoir que ce n’est pas forcément parce que nous pouvons légalement accomplir un acte que nous le pouvons « moralement ». Pour autant la morale ne désigne pas du tout une instance personnelle où chacun de nous « s’arrangerait » avec sa conscience. Aucune dimension ne peut être plus intransigeante, plus universelle, plus animée par l’exigence d’une transparence totale que celle qui sa fait jour dans nos cas de conscience, car investis comme nous le sommes dans ce cadre là du statut de juge et d’accusé, il n’est rien que l’accusé puisse cacher au juge. Finalement, c’est justement dans le rapport de soi à soi instauré par notre conscience que l’exigence d’universalité est la plus forte. Ce que les lois de mon pays me dictent ne correspond pas nécessairement à ce que me dictent les lois de ma conscience: il peut être illégal d’aider tel migrant à entrer sur le territoire français, mais il peut me sembler moral de le faire en vertu d’un rapport plus large, plus étendu, plus universel « aux hommes », sachant que ma conscience n’est pas nécessairement française avant d’être humaine.
            c- Droit positif et Droit naturel
         Résumons, le Droit est un cadre imposant à nos actions les limites d’un « devoir-être » se substituant à l’ordre, ou plutôt au désordre de « ce qui est ». Vivre dans un état de droit, c’est donc ne plus se soumettre à la loi brute et donnée des « faits ». Nous appelons « justice » la valeur légitimant la nécessité supérieure de ce devoir-être. Mais nous constatons bien ce « fait » qui consiste dans les différences entre les droits qui sont imposés ici et là, suivant les Etats. Nous ne pouvons pas adhérer au droit régissant notre état sans lui assigner une valeur universelle, mais cette universalité reste une norme de droit que nous ne voyons pas s’effectuer dans les faits puisque chaque état a ses propres lois. Tous les hommes n’obéissent aux lois de leur état respectif que parce qu’il les croit universellement justes tout en sachant qu’elles ne le sont pas « en fait ». Mais, dés lors, comment obéir « en fait » à un droit dont la valeur universelle de droit ne s’effectue pas dans une universalité « de fait »?
        Une distinction conceptuelle fondamentale clarifie cette question sans y répondre pour autant, c’est celle que l’on retrouve notamment chez Aristote entre ce qu’il appelle la loi particulière et la loi commune:
   

    « Par loi j’entends d’une part la loi particulière, de l’autre la loi commune ; par loi particulière, celle qui, pour chaque peuple, a été définie relativement à lui ; et cette loi est tantôt non écrite, tantôt écrite ; par loi commune j’entends la loi naturelle. Car il y a une justice et une injustice dont tous les hommes ont comme une divination et dont le sentiment leur est naturel et commun, même quand il n’existe entre eux aucune communauté ni aucun contrat ; c’est évidemment, par exemple, ce dont parle l’Antigone de Sophocle, quand elle affirme qu’il était juste d’enfreindre la défense et d’ensevelir Polynice ; car c’était là un droit naturel :« Loi qui n’est ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui est éternelle et dont personne ne connaît l’origine. » C’est aussi celle dont Empédocle s’autorise pour interdire de tuer un être animé ; car on ne peut prétendre que cet acte soit juste pour certains, et ne le soit pas pour d’autres :« Mais la loi universelle s’étend en tous sens, à travers l’éther qui règne au loin et aussi la terre immense. »
Aristote, Rhétorique, 1373b

            Aristote distingue donc les lois écrites pour chaque peuple et relativement à ses moeurs, à ses coutumes de lois écrites ou non écrites (mais Sophocle dira plutôt « non écrites ») qui valent en tout homme et dont le sentiment est naturel et commun à l’humanité indépendamment de tout contrat. C’est cette conception des lois que l’on appelle « le droit naturel », et ce terme est ambigu puisque il ne désigne pas du tout les lois qui prévalent dans la nature brute mais le sentiment du juste tel qu’il se manifeste naturellement chez tous les hommes. C’est d’ailleurs toute la difficulté de l’utilisation de ce terme « en général » et chez Hobbes ou Spinoza qui n’entendent pas du tout la même chose qu’Aristote (le droit naturel chez Hobbes et Spinoza, c’est tout ce qu’un homme a naturellement la puissance de faire). La Philosophie et le Droit retiendront la définition donnée par Aristote.

Celui-ci cite une oeuvre d’Empédocle dont nous avons retrouvé certains fragments: « les purifications ». Nous y retrouvons non seulement une formulation  du second commandement « tu ne tueras pas. » mais aussi l’affirmation de l’universalité de la loi commune. Le droit naturel, dans cette perspective qui est la plus partagée désigne donc à la fois un sentiment, voire un pressentiment, une intuition de ce qu’il est juste de faire et de ne pas faire, mais ce serait une grave erreur d’en déduire qu’il est personnel puisque précisément il est universel, absolu et aucunement relatif. Ainsi par exemple, le droit supposé de se venger ne saurait être naturel même s’il peut sembler naturel d’avoir envie de se venger. C’est naturel au sens de « automatique », « normal » (on ne dira jamais assez à quel point il faut se méfier de cette appellation), mais ce n’est pas le sens visé par Empédocle, ni par Aristote qui désignent par ce terme des évidences premières, universelles, fondatrices. Le droit naturel, c’est finalement l’affirmation d’une sensibilité au juste et à l’injuste qui prévaut préalablement à toute éducation, à toute imprégnation par un individu des valeurs autour des quelles se construit sa culture et plus encore en référence auxquelles sa culture le construit lui. Cette capacité dont l’homme est crédité et grâce à laquelle il possède le pouvoir de juger une action en référence au bien et au mal, au juste et à l’injuste, est-elle en nous une faculté innée, auquel cas elle serait universelle ou au contraire acquise, et elle serait alors relative aux normes culturelles et particulières de notre société?
        Dans l’esprit des Lois, Montesquieu formulera une définition plus précise et peut-être plus « parlante » du droit naturel en pointant l’incohérence de la position qui en nie tout simplement l’existence:
       

"Dire qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défendent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. Il faut donc avouer des rapports d'équité antérieurs à la loi positive qui les établit ; comme, par exemple, que supposé qu'il y eût des sociétés d'hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois ; que, s'il y avait des êtres intelligents qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être, ils devraient en avoir de la reconnaissance ; que, si un être intelligent avait créé un être intelligent, le créé devrait rester dans la dépendance qu'il a eue dès son origine ; qu'un être intelligent, qui a fait du mal à un être intelligent, mérite de recevoir le même mal, et ainsi du reste."
        Si on trace convenablement un cercle, c’est parce que l’on a préalablement en soi-même, dans son esprit, l’idée de ce que doit être un cercle, à savoir une figure dont tous les rayons sont égaux puisque tous les points de sa circonférence sont à égale distance du centre. Montesquieu reprend cette évidence géométrique et la compare au droit naturel: si je suis le droit positif, c’est parce que j’ai d’abord l’intuition de ce qui est juste, de la même façon que j’ai d’abord en tête l’idée de ce qu’un cercle est, avant de le tracer. Croire que c’est à partir de notre droit positif que nous croyons à « un » droit naturel serait aussi absurde que de vouloir tracer un cercle à partir d’une figure dont nous ne postulerions pas que tous les rayons doivent être égaux. Il serait impossible de le dessiner. 
        A cette occasion, Montesquieu se risque à formuler quelques règles ou lois qui, selon lui sont directement issues de cette intuition du droit naturel: la reconnaissance que nous éprouvons à l’égard de ceux qui se sont montrés bienveillants à notre égard, la dette de l’enfant à l’égard de ses géniteurs, que le mal que l’on fait sciemment à Autrui justifie que l’on soit puni par la même peine que celle que l’on a fait subir. Peut-être n’aurait-il pas dû, car aucun de ces trois principes ne nous semblent aujourd’hui aussi définitifs et naturellement fondés qu’il semble vouloir le supposer, et surtout pas le dernier qui finalement justifierait la peine de mort à l’égard des criminels.
       

 

Par contre, Montaigne formule à la perfection tout à la fois ce que la notion de droit naturel a de problématique, à savoir qu’il est inconcevable si l’on se fie à toutes les différences de meurs, de coutumes et de façon différentes de rendre la justice selon les pays, mais aussi ce qu’elle a de nécessaire, à titre de revendication: « je ne puis me contenter d’un jugement aussi flexible ». Nous nous indignons à l’idée que le droit naturel n’existe pas, parce que cela reviendrait à poser que les hommes ne peuvent pas être jugés équitablement. Faut-il se résigner à l’idée que la justice dépende de circonstances aussi prosaïques, contingentes et dérisoires que la géographie? Si notre aspiration à la justice répond « non », l’analyse froide et strictement observatrice de l’application du droit dans les différents pays répond « oui ». C’est un paradoxe: l’aspiration au droit de tous les hommes consiste à ne pas s’en tenir aux faits, à la nature, à la force, mais en même temps cette aspiration au droit n’est pas factuellement la même. C’est un peu comme si la malédiction de la Tour de Babel nous condamnait non seulement à parler une autre langue mais plus profondément à concevoir d’autres conceptions du droit, ce qui nous rend incapable de construite « LA justice ».
La vérité doit avoir toujours le même visage, universel. Si l’homme rencontrait la droiture et la justice incarnées et avec une existence réelle, il ne les attacherait pas à l’état des coutumes de telle ou telle contrée ; ce ne serait pas de la fantaisie des Perses ou des Indiens que la vertu tirerait sa forme, car il n’est rien qui soit plus sujet à un changement continuel que les lois. Depuis que je suis né, j’ai vu celles de nos voisins les Anglais changer trois ou quatre fois, non seulement dans le domaine politique, qui est celui pour lequel on ne s’attend guère à la stabilité, mais sur le sujet le plus important qui soit, à savoir : la religion. (…) Et j’ajoute que chez nous, ici même, j’ai vu des choses considérées comme des crimes méritant la peine capitale devenir légitimes. (…)Que peut nous dire ici la philosophie ? De suivre les lois de notre pays, c’est-à-dire cette mer fluctuante des opinions d’un peuple, ou d’un prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, et lui donneront autant de visages qu’il y aura en eux de changements de passion ? Je ne puis me contenter d’un jugement aussi flexible. Quelle valeur a cette chose, que je voyais hier en crédit et qui demain ne l’est plus ? Ou que le tracé d’une rivière change en crime ? Quelle vérité est-ce là, qui devient mensonge au-delà des montagnes qui la bornent ? 
                                                                                          Montaigne - Essais

 

Lorsque le roi d’Angleterre Henry VIII meurt, Montaigne a 14 ans. Le règne de ce monarque anglais est marqué par les bouleversements religieux causés par les aléas de sa vie sentimentale. C’est finalement sa volonté de divorcer d’avec sa première épouse Catherine d’Aragon pour épouser Anne Boleyn qui fut la cause du schisme anglican et de la rupture avec l’église catholique romaine (sur cette période, voir la très bonne série avec Jonathan Rhis Meyers « les Tudor »). Montaigne insiste donc sur les mutations soudaines qui affectent des domaines pourtant porteurs d’une dimension, sacrée, universelle et immuable et souligne la contradiction entre ce qu’ils défendent: une vérité atemporelle et ce qu’ils sont: contingents, flexibles, hasardeux, sujets aux caprices imprévisibles des souverains ou des circonstances. La question que pose Montaigne est exactement la même que celle du sujet: la philosophie peut-elle se résoudra à renoncer à « la justice »? Comment se résoudre à ces visages multiples au fil desquels se déclinent autant de droits positifs différents que de pays? Comment consentir au fait qu’un méfait ne soit pas jugé selon les mêmes critères de part et d’autre d’une frontière? Si nous renonçons à l’idée d’un droit naturel, d’une justice UNE et identique pour tous les hommes, ne perdons-nous pas l’idée même d’un sens de la justice? Peut-être la multiplicité des façons de rendre la justice ne constitue-t-elle pas tant un obstacle contre la notion de pertinence, de maintien d’un sens qu’il faut donner à la justice que contre l’idée un peu naïve qu’il faudrait soudainement imposer à tous les hommes d’un seul coup les lois d’une seule juridiction, idée peut-être souhaitable (encore faudrait-il savoir laquelle) mais absolument utopique. Faut-il croire à l’idée qu’une seule et même justice puisse s’imposer égalitairement à tous les hommes? En l’état actuel évidement non. Mais faut-il y renoncer? Non plus.
        Le véritable problème n’est donc pas vraiment de trancher la question de savoir si le droit naturel existe en fait puisque la réponse est évidemment « non », mais de s’interroger sur la pertinence d’une démarche qui consisterait à l’exclure purement et simplement de toute réflexion sur la justice du fait de sa nature utopique profonde. Ne conviendrait-il pas d’adopter sur la question de la justice un point de vue suffisamment matérialiste pour discréditer définitivement toute conception irréalisable ?
2) Contre le Droit naturel
    a) Les droits de l’homme en question
        L’esprit critique qui s’exerce contre le droit naturel et l’idée d’une justice universelle se définit finalement par le même genre d’objections que celles que l’on peut adresser à ce que Pascal décrit c comme « vérités de coeur ». S’appuyant sur un sentiment d’évidence « donné », fondamental et principiel, le risque consiste à valider une notion arbitraire dont on ne s’aperçoit même pas qu’elle sert en réalité nos intérêts. La notion de droit naturel devient alors dangereuse parce qu’elle relève de l’ethnocentrisme, c’est-à-dire de la certitude qu’a telle ou telle culture de poser comme première une fondatrice une conception du droit qui en réalité est exclusivement celle de notre culture. Le problème de toute conception du droit naturel, c’est qu’elle cache le plus souvent l’inconscience d’une culture d’en être une, c’est-à-dire seulement une parmi tant d’autres: Montesquieu citant des lois issues selon lui du droit naturel manifeste en réalité son incapacité à envisager que la reconnaissance éprouvée à l’égard d’un don ou d’une gentillesse soit en réalité le produit d’une éducation, ou encore que l’idée d’une dette de l’enfant à l’égard de ses parents constitue tout autant une certaine conception héritée d’une tradition. Il se pourrait bien que rien ne soit en réalité plus culturelle que l’idée même d’un droit naturel.
        Quoi de plus suspect, dans cette perspective, que l’affirmation par John Locke ou encore par la déclaration des droits de l’homme selon laquelle la propriété est un droit naturel? Une telle prise de position manifeste sans aucune contestation l’aveuglement d’une culture sédentaire incapable d’envisager un autre rapport à la terre que celui de la possession. L’existence de sociétés nomades ainsi que les analyses archéologiques des premiers campements humains à la préhistoire (chasseurs cueilleurs nomades) manifestent bien que la notion même de sédentarité et de propriété sont culturelles et en aucune façon inscrits dans la nature des hommes.

La liberté est donc le droit de faire et d’entreprendre tout ce qui ne nuit à aucun autre. La frontière à l’intérieur de laquelle chacun peut se mouvoir sans être nuisible à autrui est définie par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par la clôture. Il s’agit de la liberté de l’homme en tant que monade isolée, repliée sur elle-même. (…) L’application pratique du droit à la liberté est le droit humain à la propriété privée. En quoi consiste le droit de l’homme à la propriété privée ? (…) Le droit de l’homme à la propriété privée est donc le droit de jouir et de disposer de sa fortune arbitrairement (à son gré), sans se rapporter à d’autres hommes, indépendamment de la société, c’est le droit à l’égoïsme. Cette liberté individuelle-là, de même que son application, constituent le fondement de la société bourgeoise. A chaque homme elle fait trouver en l’autre homme, non la réalisation, mais au contraire la limite de sa liberté. (…) La sûreté est le concept social suprême de la société bourgeoise, le concept de la police, selon lequel toute la société n’est là que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de sa propriété. Par le concept de sûreté la société bourgeoise ne s’élève pas au-dessus de son égoïsme. La sûreté est au contraire la garantie de son égoïsme. Aucun des droits dits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est comme membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son bon plaisir privé, et séparé de la communauté.
                                                                         Karl Marx, La Question juive

      

 Faut-il renoncer à l’idée d’une justice universelle? Il faut bien comprendre ici que Karl Marx dénonce radicalement la liberté qu’il formule au début de ce passage et qui est celle qui est défendue dans la DDHC. Sous cette apparence d’une tolérance universelle, se dissimule la défense du droit des propriétaires de pouvoir jouir tranquillement de leur possession. Le droit de jouir de ses biens est tellement revendiqué qu’il passe totalement sous silence le présupposé même de la propriété: est-il universellement juste que la propriété existe? Les révolutionnaires français seraient-ils aussi soucieux de garantir aux propriétaires la sécurité et la capacité à jouir individuellement et égoïstement de leurs biens s’il ne s’agissait pas finalement d’étouffer dans l’oeuf la question de savoir si la propriété privée est un concept juste? Comment concilier cette notion de propriété privée avec l’équité puisque il va de soi que certains possèdent les terres et pas d’autres, lesquels sont condamnés à travailler pour les propriétaires?  C’est comme si la propreté élevée comme droit naturel était en réalité incompatible avec cette autre évidence du droit naturel qu’est l’égale répartition des biens, voire la négation même qu’une terre, une chose, voire des objets appartiennent à quelqu’un.
        Les droits de l’homme, aussi naturelle et universelle que soit « LA » justice dont ils se réclament manifestent sans aucun doute des présupposés économiques de type libéral et inégalitaire qui manifestent précisément des options culturelles significatives et arbitraires, incompréhensibles notamment pour toute société nomade. On ne voit pas vraiment ce qu’un défenseur de la DDHC peut opposer comme argument viable à la critique de Karl Marx.
        Nous pouvons d’ailleurs remarquer qu’aussi distinctes que soient les conceptions de Karl Marx et celles de Hannah Arendt, les critiques adressées par Marx à la liberté de la DDHC sont assez proches de celles de la philosophe américaine, notamment dans le discrédit de l’individualisme. Pour Hannah Arendt la liberté caractérise l’action concertée d’un collectif humain agissant dans le monde et sur lui grâce à l’instauration d’un espace public. Les droits de l’homme dans la tripartition Arendtienne de la vita activa s’arrêtent au travail et ne favorise aucunement l’oeuvre, et encore moins l’action, à savoir la liberté. La liberté des droits de l’homme se réduit en réalité à la notion de propriété et de garantie sécuritaire de la propriété. Il n’est question que de protéger la vie, la liberté individuelle d’entreprendre et de posséder et non d’agir sur le monde. Rien de moins révolutionnaire, donc, que ces droits visant à enfermer chacun dans la préoccupation exclusive de la sauvegarde de sa vie individuelle.
        

Les rédacteurs et les défenseurs de la DDHC ne renoncent pas à l’idée d’une justice universelle, mais 1) ils partent du principe que la propriété est un droit naturel, ce qui constitue le présupposé arbitraire d’une société de type sédentaire, et 2) ils ne conçoivent la liberté qu’individuelle et négative, c’est-à-dire limitative: je suis libre quand je ne suis pas empêché par l’autre étant entendu que cet autre constitue fondamentalement la remise en cause potentielle de ma liberté, laquelle n’est à aucun moment définie comme la puissance positive que les hommes ont d’agir sur le monde. La tentative de définition des droits premiers et élémentaires de l’être humain semble donc bien plus ardue et compliquée que l’on peut le penser, car c’est toujours à partir de présupposés culturels que nous les établissons, la sédentarité, la notion de bien individuel,  la sécurité comme droit, la considération de l’homme en tant qu’individu et non en tant qu’espèce ou que collectif, constituent autant de principes arbitraires de la société occidentale et de la philosophie des Lumières qui font qu’en réalité, comme Marx l’a affirmé, c’est moins à une conception universelle de la Justice que nous avons affaire qu’à la défense des intérêts non seulement d’une culture mais plus encore d’une classe au sein même de cette culture, à savoir la bourgeoisie.
    b) La justice et la loi
        Finalement la question de savoir si la multiplicité et la différence entre les droits positifs de tous les pays nous impose de renoncer à l’idée d’une justice Une et universelle revient un peu à la question de l’oeuf et de la poule appliquée à la question de la loi et de la justice: est-ce parce qu’il y a d’abord de la loi que les hommes s’entendent ultérieurement sur une conception de la justice (auquel cas il n’y a pas de justice universelle) ou bien existe-t-il nécessairement d’abord une idée de la justice en soi supérieure, identique et idéale à partir de laquelle vont essaimer plusieurs applications de droits positifs? Si nous appliquons le critère scientifique du rasoir d’Ockham, c’est-à-dire du principe d’économie de postulats, à ces deux théories, il apparaît clairement que la première est autrement plus convaincante que la seconde, précisément parce que cette dernière se donne un principe supérieur, voire divin, transcendant. Certes tous les peuples croient à la justice, mais elle n’apparaît finalement qu’à titre de garantie ou de valeur rétro-projetée à partir de la nécessité urgente de lois, lesquelles exigent, aux yeux des hommes une forme de garantie supérieure: « La justice exige la transcendance de celui qui l’exerce. » dit Jean-Jacques Rousseau, mais on pourrait corriger cette formulation: « la croyance en la transcendance en celui qui l’exerce. »
       

 La justice est-elle une valeur ou ne consiste-t-elle que dans une convention? Pour Epicure, il ne fait pas de doute qu’aucune intuition du juste et de l’injuste ne saurait précéder l’entente passée par contrat entre tous les hommes d’une collectivité:
« Pour tous ceux des êtres vivants (τῶν ζώων) qui n’ont pas pu passer de contrat sur le point de ne pas faire de tort mais de n’en pas subir non plus, à l’égard de ceux-là, rien n’est juste ni injuste ; de la même façon aussi à l’égard des peuples qui n’ont pas pu ou n’ont pas voulu passer de contrat sur le point de ne pas faire de tort ni d’en subir. »
                                                                                           Epicure

        L’argument d’Epicure repose sur l’antériorité du contrat. Comment, en effet, les hommes pourraient-ils s’entendre sans se parler? Epicure, en bon matérialiste, ne voit pas comment les hommes pourraient disposer naturellement de la même conception de la justice. La notion même de « droit naturel » pose en effet question selon que l’on entende par ce terme une intuition première du juste et de l’équitable ou bien l’affirmation d’une puissance: quand nous disons: « j’ai le droit », nous voulons bien dire par là que nous en avons la possibilité, la puissance.Mais précisément qu’avons nous le droit de faire naturellement? Tout ce que nous pouvons faire effectivement: c’est là la réponse de Hobbes et de Spinoza:
        « Par Droit et Institution de la Nature, je n’entends autre chose que les règles de la nature de chaque individu, règles suivant lesquelles nous concevons chaque être comme déterminé à exister et à se comporter d’une certaine manière. Par exemple les poissons sont déterminés par la Nature à nager, les grands poissons à manger les petits ; par suite les poissons jouissent de l’eau, et les grands mangent les petits, en vertu d’un droit naturel souverain. Il est certain en effet que la Nature considérée absolument a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, c’est-à-dire que le Droit de la Nature s’étend aussi loin que s’étend sa puissance ; car la puissance de la Nature est la puissance même de Dieu qui a sur toutes choses un droit souverain. Mais la puissance universelle de la Nature entière n’étant rien en dehors de la puissance de tous les individus pris ensemble, il suit de là que chaque individu a un droit souverain sur tout ce qui est en son pouvoir, autrement dit que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient » (TTP, XVI).
Spinoza nous donne ici « sa » définition du droit naturel et pour bien la comprendre, il convient de distinguer deux termes assez proches en latin dont le sens est pourtant très différent:  potentia et potestas. La potentia désigne la puissance d’un individu, sa force, ce qu’il est capable de libérer en tant qu’énergie dans ses actes, ses désirs, ses pensées, ses appétits. C’est un peu « le bois dont nous chauffons » pour reprendre littéralement une expression populaire. C’est pour Spinoza la définition la plus exacte de l’être d’un individu (humain ou animal): « L’effort d’une chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence actuelle de cette chose. » Nous manifestons et libérons continuellement un certain comptant d’énergie pour exister et c’est ce chiffre de puissance qui nous définit au fil de ses fluctuations, des circonstances e des rencontres qui le font croître ou décroître. C’est ce qu’il appelle finalement le "conatus ».
        La potestas désigne plutôt le pouvoir au sens d’autorité, de charge à assurer. Globalement nous pourrions dire que l’esprit de la distinction entre potentia et potestas est celui qui recoupe en français la différence entre la puissance et le pouvoir. C’est la puissance des poissons que d’être en mesure de nager et c’est aussi la puissance des gros poissons qui les rend capables de manger les petits. Cela signifie qu’ils n’auraient pas raison de se retenir de manger les petits et, de toute façon, cela leur serait impossible puisque c’est la Nature, donc Dieu qui les a déterminés à le faire. Nous sommes tous voués par nature à persévérer dans notre être et à faire tout ce que nous pouvons pour libérer cette puissance d’exister qui nous caractérise, à la fois en tant que partie de la nature qui jouit d’un pouvoir souverain, mais également en tant qu’individu. Nous disposons donc d’autant de droit que de puissance et le droit naturel de chaque individu n’est finalement limité que par son conatus. Le droit naturel désigne donc la force de l’individu de persévérer dans son être, sachant qu’il ne fait en cela qu’agir au gré de ce qu’il est déterminé à être par la nature, c’est-à-dire Dieu. Il n’est besoin de recourir ici à aucune transcendance, comme toujours chez Spinoza. Le droit naturel dont je peux me recommander et me prévaloir dans l’expérience de la vie, c’est exactement la force que je libère au coeur même de cette expérience, ni plus ni moins. Le droit que j’ai d’exister c’est l’énergie que je peux libérer dans l’efficience même de cette existence.
        

Ce que Spinoza nous propose, c’est finalement de toujours ramener les aléas de notre existence à cette efficience là, à cette puissance que nous avons, en tant que partie de la nature, de libérer cette potentia, de jouir de cette puissance souveraine de la nature qui fait exister et persévérer tout ce qui existe. Au regard de cette dimension, les différences entre les droits positifs sont assez secondaires, car comme le dit Spinoza: « la nature ne crée pas des nations, mais des individus. » Les peuples se distinguent par la diversité de leurs langues, de leurs coutumes, de leurs lois, ce qui donnent lieu à des institutions différentes qui ne rendent pas la justice de la même façon, mais l’expression de leur droit naturel se mesure et se manifeste dans ce que nous pourrions appeler « le feu de l’action ». Peu importe les lois qu’ils suivent ou ne suivent pas, ce qui importe et effectue leur droit naturel c’est « ce qu’ils peuvent », la puissance effectuée dans leurs actes. Il est un plan à la hauteur duquel toutes les actions des hommes s’identifient et ce plan n’est aucunement celui du droit positif mais celui de la nature, celui de l’intensité de vie qu’ils libèrent dans les actes par lesquels ils persévèrent dans le fait d’exister. On pourrait croire que la réponse de Spinoza à la question posée par le sujet est  « non » puisqu’il n’y a aucunement lieu de renoncer au droit de nature qui s’exprime dans l’existence de tous les individus sauf qu’en aucune façon cette expression du droit naturel ne saurait se concevoir comme « idée » d’une justice universelle. Chacun de nous a le droit de persévérer dans son être, mais d’où lui vient ce droit? Du fait même qu’il existe et qu’il accomplit quelque chose de cette puissance divine, naturelle et souveraine en existant. Il n’y a pas lieu d’idéaliser ce droit puisque de fait il est, et rien ne saurait être de façon plus forte, plus universelle, plus « donnée », plus exhaustive que cette force.

3) La justice universelle se fonde sur le devoir et non sur le droit 

                          a) la primauté ontologique de l’obligation sur le droit
            Nous venons de voir que la réponse de Spinoza à la question du sujet consisterait à affirmer qu’il n’est au pouvoir de personne de renoncer à la justice universelle précisément parce que celle-ci en tant que manifestation du droit naturel à exister dont jouit tout existant n’est précisément pas une idée mais l’effort produit par tout être vivant en tant qu’expression de la puissance auto-génératrice de la nature à se libérer dans cet instant (conatus). 
        

Toutefois, cette réponse, aussi pertinente soit-elle, s’appuie sur la puissance immanente de Dieu qui n’est autre que la nature et dont nous ne sommes que les modes, que les façons d’être. Nous n’avons pas la moindre chance de la faire partager par un citoyen Iranien  ou Yéménite appliquant à la lettre les lois de la Charia, exigeant notamment la lapidation d’une femme adultère (parce que de telles conceptions de la justice confondent non seulement politique et religion mais se représentent Dieu ou Allah comme un être Transcendant et non immanent à la nature). Si effectivement nous renonçons à l’idée d’une justice universelle, nous ne nous reconnaissons pas le droit de nous opposer à de telles pratiques, bien qu’elles nous apparaissent absolument incompatibles avec l’évidence la plus claire, la plus irrévocable du sentiment premier de la justice. Pouvons-nous catégoriquement exclure de ce sentiment la moindre suspicion d’imprégnation culturelle, de conditionnement sociologique? Où trouver l’argument qui rendrait clairement inopérante des conceptions de la justice appliquant des lois d’une telle iniquité sans pour autant sombrer dans la stérilité d’une opposition de culture à culture?
        Peut-être en abandonnant la perspective d’un lien unissant primitivement les droits et les devoirs, car après tout où le fidèle de la Charia va-t-il trouver ce supposé de droit de lapider une femme adultère? Dans sa foi, c’est-à-dire dans le sentiment de devoir quelque chose à une présence qui le dépasse (Rudolf Otto utiliserait ici le terme de « numineux »). Il ne fait aucun doute, comme Spinoza nous le fait clairement comprendre que tout être existant exerce en existant son plein droit d’exister, et qu’il n’y a pas à chercher ailleurs de légitimation d’un acte qui se suffit à lui-même. Toutefois, la peine de mort en général et celle de lapider en particulier manifeste bien cette illusion d’un droit appuyé sur un devoir de telle sorte que c’est bel et bien servir leur Dieu qui légitime à leurs yeux l’acte de la lapidation. Ne serait-il pas nécessaire dés lors de démontrer non seulement le caractère premier mais encore suffisant de l’obligation, dans une perspective ontologique. Pourrions-nous convenir du fait que l’obligation ne nous investit d’aucun droit et qu’il n’est absolument rien qu’un homme puisse faire à un autre homme contre sa volonté? N’est-ce pas cette conception là du droit l’éradiquant entièrement au profit du devoir qui pourrait, à condition d’être partagée et appliquée par tous, aboutir à un monde exclusivement régi par une justice universelle? Sans aller jusqu’à cette perspective radicale, Simone Weil démontre ici de façon convaincante que les notions de droit et de devoir ne sont pas du tout équivalentes, et encore moins réciproques. Nous sommes fondamentalement en situation de « débiteurs » parce qu’exister, venir au monde est un fait qui ne nous est aucunement dû et qui nous a été donné (peu importe par qui ou par quoi), autant dire que si c’est de nature, ou d’évidence donnée qu’il faut ici parler, c’est l’obligation et non le droit qui s’impose à chacun comme une évidence à tous égards première:
        

« La notion d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui-même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui. L'obligation est efficace dès qu'elle est reconnue. Une obligation ne serait-elle reconnue par personne, elle ne perd rien de la plénitude de son être. Un droit qui n'est reconnu par personne n'est pas grand-chose. Cela n'a pas de sens de dire que les hommes ont, d'une part des droits, d'autre part des devoirs. Ces mots n'expriment que des différences de point de vue. Leur relation est celle de l'objet et du sujet. Un homme, considéré en lui-même, a seulement des devoirs, parmi lesquels se trouvent certains devoirs envers lui-même. Les autres, considérés de son point de vue, ont seulement des droits. Il a des droits à son tour quand il est considéré du point de vue des autres, qui se reconnaissent des obligations envers lui. Un homme qui serait seul dans l'univers n'aurait aucun droit, mais il aurait des obligations. 
La notion de droit, étant d'ordre objectif, n'est pas séparable de celles d'existence et de réalité. Elle apparaît quand l'obligation descend dans le domaine des faits ; par suite elle enferme toujours dans une certaine mesure la considération des états de fait et des situations particulières. Les droits apparaissent toujours comme liés à certaines conditions. L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au-dessus de toutes conditions, parce qu'il est au-dessus de ce monde. » 

        Il importe d’abord de maîtriser complètement la distinction entre la contrainte et l’obligation avant d’analyser ce texte. Kant nous fait parfaitement comprendre cette distinction par cet exemple qu’il développe dans «  la critique de la raison pratique »:
« Supposons que quelqu’un affirme, en parlant de son penchant au plaisir, qu’il lui est tout à fait impossible d’y résister quand se présentent l’objet aimé et l’occasion : si, devant la maison où il rencontre cette occasion, une potence était dressée pour l’y attacher aussitôt qu’il aurait satisfait sa passion, ne triompherait-il pas alors de son penchant ? On ne doit pas chercher longtemps ce qu’il répondrait. Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince lui ordonnerait, en le menaçant d’une mort immédiate, de porter un faux témoignage contre un honnête homme qu’il voudrait perdre sous un prétexte plausible, il tiendrait comme possible de vaincre son amour pour la vie, si grand qu’il puisse être. Il n’osera peut-être assurer qu’il le ferait ou qu’il ne le ferait pas, mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible. Il juge donc qu’il peut faire une chose, parce qu’il a conscience qu’il doit la faire et reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait restée inconnue. »
        

Placer une potence devant la maison d’un homme addictif lui permettrait sûrement de résister à son penchant. Pourquoi? Parce qu’une contrainte a ainsi raison d’une autre contrainte. La dépendance à tel ou tel plaisir s’impose à moi, même si c’est intérieur, avec une violence et et un impact physique auxquels seul une menace extérieure  toute aussi brutale et factuellement impérative pourra répondre » efficacement. Par contre, ce même homme se découvrira une marge de manoeuvre peut-être inconnue de lui si son prince lui ordonne de porter un faux témoignage pour discréditer un homme de bien. Pourquoi? Parce qu’il se sent fondamentalement obligé de lui rendre justice et ne pas lui porter tort de façon inique. L’obligation décrit donc le sentiment par le biais duquel on se sent moralement tenu de respecter  un devoir. Face à la contrainte, nous avons raison de nous y soustraire si nous le pouvons. Par contre nous n’avons pas raison de nous dérober à nos obligations parce qu’en utilisant ce terme, nous signifiions que c’est la raison, la justice ou la morale à l’égard desquels nous nous sentons obligés. Toute obligation suppose de notre part la reconnaissance du bien fondé de l’autorité ou du respect de la personne à l’égard de laquelle nous sommes obligés. Dans l’exemple de Kant, l’homme est contraint par le prince de rompre avec le sentiment d’obligation morale qu’il éprouve à l’égard de cet honnête citoyen qu’on lui demande de salir. Dans le premier cas, la liberté est niée par le prince, dans le second la liberté de la personne interpellée est sollicitée pour ne pas manquer à l’obligation morale de respecter son prochain.
        Posons-nous maintenant la question de savoir si notre rapport à l’existence, c’est-à-dire le fait que nous sommes au monde en cet instant, que nous jouissons de ce simple fait d’être présent nous situe à l’égard de l’existence même (qu’on l’attribue à un Dieu ou pas) en situation:
- De contrainte: nous sommes contraints d’exister
- De droit: nous le valons bien, nous avons le droit d’exister parce que nous le méritons
- D’obligation: nous sommes les débiteurs de cette existence qui nous crédités de la vie.
        La première possibilité est absolument absurde parce que l’on ne voit pas en quoi consisterait cette liberté qui s’estimerait contrainte par l’existence d’exister. Je ne peux pas être contraint d’être parce que ce que je suis consiste précisément dans le fait d’être, donc il n’est rien de cette existence qui puisse manifester quoi que ce soit qui ne soit pas « moi » (raisonnement spinoziste absolument imparable. Si Cioran considère qu’exister est un « inconvénient »…..)
        La deuxième est envisageable mais sûrement pas comme le serait une évidence première, parce que l’on ne voit pas comment l’existence nous serait due. Elle nous a été donnée. 
        La troisième est la seule viable précisément parce qu’exister, c’est ce qui nous a été donné sans que cela nous soit dû, ce qui nous place ipso facto en situation d’être débiteur de l’existence. Et cela pas même un fidèle de la Charia ne peut le nier.
        Simone Weil formule une succession d’arguments démontrant la primarité de l’obligation sur le droit:
    1 - Dans un premier temps, il est clair que l’affirmation « j’ai le droit » est parfaitement inopérante tant qu’on ne l’a pas référée à l’obligation d’où ce droit est exprimé. Par exemple, j’ai le droit de voter en tant que citoyen français, ce qui manifeste la situation d’obligation dans laquelle je me situe par rapport à l’Etat. En d’autres termes, l’énoncé: « j’ai le droit », n’a aucun sens en lui-même. Avoir le droit suppose que l’on est « autorisé à », c’est-à-dire que nous nous reconnaissons par là même un devoir d’obéissance par rapport à l’autorité en question, que celle-ci soit morale ou légale.
    2 - Si une obligation n’est « efficace » qu’en tant qu’elle est reconnue, elle n’en est pas moins elle-même même lorsqu’elle ne l’est pas. Elle a un être indépendamment de l’efficacité qu’elle gagne à être reconnue. Ainsi par exemple, nous sommes obligés à l’égard de la nature, mais cette obligation n’est pas reconnue par tout le monde, cela n’empêche par la nature d’être ce qu’elle est à savoir une obligation, une instance suffisamment puissante pour que nous lui devions tout, même si tout le monde ne réalise pas cette obligation. Par contre un droit se confond totalement avec le fait d’être reconnu. Si un droit n’est pas reconnu, il n’existe plus.
   

3 - Il n’y a pas de réciprocité entre le droit et le devoir, pas de « je te respecte alors tu mes respectes. » Je n’ai pas le droit d’être respecté parce que j’ai le devoir de respecter. Ce que j‘ai vraiment et seulement, c’est justement cela: le devoir de respecter. Que l’autre me respecte ou pas, c’est son affaire et cela revient à dire que c’est à lui de réaliser qu’il a des devoirs envers moi, mais s’il ne le fait pas, cela ne change rien au devoir que moi j’ai à son égard et que je comprends (parce que je suis plus clairvoyant que lui). Le droit c’est toujours de mon point de vue ce que l’autre a, et comme je suis l’autre de l’autre, j’ai les droits qu’il m’accorde, mais de mon point de vue, je ne suis qu’« obligé » fondamentalement, existentiellement.  Simone Weil utilise ici une référence à la solitude qui est vraiment juste et essentielle: pensons à tous ces héros qui se retrouve dans une situation de solitude ou d’affranchissement des lois naturelles et légales (les super-héros), Robinson Crusoé se trouve en charge de l’île, les advengers sont les obligés de l’humanité. Cela veut dire que l’obligation est moralement première et cela éclaire d’un nouveau jour l’opposition entre le droit naturel et le droit positif. Nous avons des difficultés à poser des droits qui marqueraient en l’homme l’intuition pure de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas parce que nous ne cherchions pas une obligation. La définition des droits est toujours soumise aux institutions d’un pays à un moment donné mais l’efficience d’une obligation fondamentale, première est irrécusable et manifeste en tout homme, parce que tout homme existe et tient cette existence de ce qui n’est pas lui. Le droit ne peut exister qu’à partir des autres, de la société. Si je suis seul, je n’ai aucun droit, mais je serai toujours l’obligé de  cette existence ou de cette nature à laquelle je dois la vie.
        4 - Dernier argument: l’exercice du droit est toujours relié aux circonstances  précises. J’ai des droits dans telle situation et ils peuvent varier si la situation se retourne. Cela signifie que les droits dont nous jouissons sont toujours relatifs aux faits, et donc conditionnels. Par contre mon statut d’obligé est inconditionnel parce qu’il ne fait qu’un avec mon être. En tant qu’être, je tiens le fait d’être de l’être et je ne suis pas cet être suprême, par quoi il est clair que l’obligation décrit exactement et structurellement ma « condition d’étant ». 
        « Un homme considéré en lui-même a seulement des devoirs »: c’est très exactement cette phrase qui peut nous fournir un argument décisif contre les adeptes de la Charia, par exemple. Ce n’est même pas que ce droit à la lapidation soit parfaitement injuste (même s’il l’est évidemment), c’est plus globalement que la notion même de droit est impropre, inadéquate par rapport à la pureté et à la primarité de notre condition effective d’étant. Ce que je suis, c’est d’abord « là » et ce fait d’être là n’est pas de mon fait, par quoi il est absolument irrécusable que le fait d’être m’a été donné sans qu’il me soit dû. Je n’ai donc de droit qu’artificiellement, institutionnellement, secondairement, superficiellement. A considérer l’existence de tout homme d’un point de vue absolu, fondamental et premier, ce que l’on trouve c’est de l’obligation. On pourrait dire des fondamentalistes qu’ils ne poussent jamais le fondamentalisme assez loin finalement parce qu’à suivre jusqu’à son terme cette quête ontologique d’un fondement, ce que nous trouvons, c’est plutôt l’absence de droit, et encore moins celui d‘intervenir dans l’existence d’autrui pour la supprimer. Il n’existe donc pas en effet de droit naturel mais une obligation naturelle en ceci que notre rapport à la nature c’est finalement d’abord d’être déterminés par elle à exister ce qui nourrit en nous le sentiment et l’impératif d’obligation. Exister c’est fondamentalement devoir plutôt qu’imposer.
        b) Droit cosmopolitique et justice éco-systémique 
            Si donc nous ne voulons pas renoncer à l’idée d’une justice universelle, ce n’est pas en termes de « Droit » que nous devons aborder la possibilité de réaliser cette justice mais de « Devoir ». Tout être vivant conscient peut concevoir que le simple fait de sa présence dans le monde excède son être fini. C’est bel et bien une vérité ontologique (qui concerne l’être) que d’affirmer d’une part que je ne peux pas ne pas consentir au fait même de mon existence en tant qu’il est radicalement impossible de trouver quoi que ce soit de moi qui ne soit pas fondamentalement ce fait donné de mon existence (pour que je puisse refuser d’exister, il faudrait que j’existe avant d’exister) et d’autre part qu’il n’est rien de mon être qui puisse expliquer et contenir cette existence. Si rien de moi-même ne peut dépasser de cette existence donnée, il n’est rien non plus de ce que je suis qui puisse en rendre compte, ni raison. En d’autres termes, nous pourrions dire que ce qui nous a été donné définit exactement tout ce que l’on pouvait nous donner, ni plus ni moins: exister. Il y a là une justesse ontologique, au sens d’exactitude, qui finalement donne à la notion de justice universelle des hommes son mouvement et sa forme initiale et exhaustive. Chaque existant est exactement tout ce qu’il a à être. Je ne peux pas demander plus à la vie que ce qu’elle me donne parce que ce qu’elle me donne c’est à la fois ce qu’elle est et ce que je suis. Mais précisément, elle me le « donne », par quoi je suis son débiteur « à vie » et on ne voit pas bien comment il pourrait en être autrement puisque le contenu de cette dette qui fait de moi un débiteur à vie, c’est précisément la vie.
          

  Il n’est rien que l’on puisse déduire plus efficacement ni plus rigoureusement, de ces évidences ontologiques qu’une égalité absolue de statut de toutes les créatures existantes.  Les droits que j’ai sont nécessairement seconds par rapport à cette évidence de statut qui est celle de débiteur, de redevable ontologique. Ils ne peuvent s’inscrire que dans la continuité de cette dette qui finalement ne consiste que dans l’origine même du devoir. Par conséquent, le droit qu’un homme se donne de décider du droit et du sort des autres hommes est en lui-même caduque, absurde et sans fondement véritable. Nous sommes fondamentalement, ontologiquement et exclusivement « les obligés » de cette puissance donatrice que l’on peut concevoir comme nature naturante selon Spinoza, « Da sein » pour Heidegger, volonté de puissance pour Nietzsche, vouloir vivre pour Schopenhauer, etc. Nous sommes donc naturellement en situation de devoir et non d’avoir des droits. Le droit naturel n’existe pas, c’est l’expression de « devoir naturel » qui, seule, porte à la fois un sens, un contenu et une validité.
        Evidemment ces considérations philosophiques seraient probablement inefficaces si nous les formulions à un fidèle de la Charia, mais tout aussi bien à l’un des rédacteurs de la DDHC (lequel s’est quand même cru autorisé à rédiger « une déclaration des Droits », et finalement on ne voit pas bien d’où cette autorisation peut se légitimer si ce n’est d’une conception culturelle de la propriété et d’une conception arbitraire de la liberté individuelle). Ce dont témoigne les actions de la majorité écrasante des hommes, c’est au contraire de leur volonté obstinée de lutter pour leurs droits, comme si cette affirmation constituait la réalité ultime du sens de leur existence sur terre.
       
Il se pourrait bien que le changement climatique, la hausse de la température moyenne du globe, la disparition d’espèces animales dont l’existence était absolument déterminante pour l’équilibre des écosystèmes réussissent là où toutes les conférences économiques, diplomatiques, écologiques visant à instaurer des régimes de régulation internationaux au nom d’une conscience qui dépasse les clivages et les intérêts de nations ont échoué. Dans son livre « projet de paix perpétuelle », Emmanuel Kant avait déjà perçu la nécessité morale de croire dans une humanité pacifique, tout en ne se faisant aucune illusion sur la réalité d’une situation illustrant exactement le contraire. Il nous décrit ici non seulement tout ce qui fait de cette vision d’une humanité pacifique un idéal nécessaire, mais aussi tout ce qui d’elle tient du « devoir », plus que du droit ou de l’utopie:
“Or, la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrésistible : il ne doit y avoir aucune guerre ; ni celle entre toi et moi dans l’état de nature, ni celle entre nous en tant qu’États, qui, bien qu’ils se trouvent intérieurement en état légal, sont cependant extérieurement (dans leur rapport réciproque) dans un état dépourvu de lois — car ce n’est pas ainsi que chacun doit rechercher son droit. Aussi la question n’est plus de savoir si la paix perpétuelle est quelque chose de réel ou si ce n’est qu’une chimère et si nous ne nous trompons pas dans notre jugement théorique, quand nous admettons le premier cas, mais nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être, et en vue de sa fondation établir la constitution (peut-être le républicanisme de tous les États ensemble et en particulier) qui nous semble le plus capable d’y mener et de mettre fin à la conduite de la guerre dépourvue de salut, vers laquelle tous les États sans exception ont jusqu’à maintenant dirigé leurs préparatifs intérieurs, comme vers leur fin suprême. Et si notre fin en ce qui concerne sa réalisation, demeure toujours un vœu pieux, nous ne nous trompons certainement pas en admettant la maxime d’y travailler sans relâche, puisqu’elle est un devoir”
  
Si chacun cherche son droit comme un bien qu’il aurait à défendre contre l’autre individu dans l’état de nature ou l’autre nation dans l’état civil, alors nous ne progresserons jamais ni réellement ni moralement car il va de soi pour Kant que c’est la morale qui doit inspirer et déterminer nos actions puisque c’est par l’intention qu’une action peut être considérée comme moralement juste. Nous avons vu, notamment en expliquant le début de l’article de Hannah Arendt, qu’Emmanuel Kant définit la liberté de l’homme comme le postulat même de la raison pratique, et ce alors que la raison pure s’oppose à cette liberté. L’homme n’est pas libre dans l’univers mais pour que la vie de l’être humain ait un sens, pour que quelque chose comme l’humanité ait quelque chose à accomplir et à être, il faut croire qu’il l’est. La liberté est un postulat de la raison Pratique, et c’est exactement ce même décalage entre la réalité objective et la nécessité de la raison pratique qui justifie ici les dernières phrases d’Emmanuel Kant. Est-ce qu’un projet de paix perpétuelle entre les hommes ne serait pas un idéal complètement utopique? Ce n’est pas du tout la question pour Kant. Il n’est absolument rien dans la perspective d’un affrontement continuel des nations et d’une humanité qui se ruine elle-même sans jamais prendre conscience des enjeux mondiaux qui soit à même d’inspirer nos actions: « nous devons agir comme si la chose qui peut-être ne sera pas devait être ». 
        
Dés lors qu’il est question d’agir, il convient de porter notre attention vers ce qui peut donner sens à notre action vers le futur, même et surtout si l’objectif fixé est exactement le contraire de ce qui se produit dans notre présent. Non seulement cette considération qui s’appuie finalement sur la distinction chez Kant entre la raison pure et la raison pratique répond parfaitement à la question du sujet (et elle répond nettement « non ») mais elle projette sur notre situation actuelle une perspective intéressante: que nous voyions en ce moment proliférer des mouvements politiques de repli et de crainte propulsant à la tête des Etats des dirigeants protectionnistes et défenseurs des droits exclusifs des citoyens dits « de souche » ne doit pas intervenir dans nos actions, ni nous ébranler dans notre certitude qu’aucune solution ne saurait valoir sans être totalement empreinte d’une dimension et d’un esprit cosmopolitique à la lumière de laquelle la solidarité humaine doit l’emporter sur la solidarité nationale. Les problèmes de notre époque sont précisément de ceux dont la solution nous contraint à abandonner tout ce que nos constitutions, nos lois, nos supposés « droits » ont édifié d’insuffisant, de trompeur, d’avantageux pour tel ou tel. Jusque là nos représentations du droit ont toujours dissimulé les avantages acquis par la force (les puissances coloniales pillant les ressources des pays colonisés, et celles-ci regagnant peu à peu le terrain perdu, montant en puissance comme la Chine et l’Inde, avec la ferme intention de l’emporter sur les puissances occidentales), mais voilà que la justice universelle revient en force, non pas par la prise de conscience des dirigeants, ni des populations, mais par l’épuisement global des ressources. S’il ne fait aucun doute que cet épuisement continuera d’affecter inégalitairement donc injustement les peuples et les contrées, il est évident qu’il engendrera  des mouvements de migration imposant aux hommes, ou du moins à certains d’entre eux, de « formuler » des solutions « internationales » et qu’indépendamment des mesures qui seront prises ou pas (et misons sur le fait qu’elles ne le seront pas) cette sagesse cosmopolitique sera exprimée, pensée, peut-être même diffusée, à défaut d’être comprise ou réalisée.

Conclusion
            Que le droit soit relatif aux temps et aux lieux ne doit donc pas nous conduire à renoncer à la justice universelle, mais, contrairement à Kant, non pas en tant qu’idée. Nous vivons à chaque instant l’efficience d’une « justesse » universelle en existant au sein d’un monde existant, d’une nature se donnant au présent le droit souverain d’être, droit qui fait d’elle « notre créancière ontologique ». Puisque il existe ainsi une justesse universelle, une exactitude dont il nous est donné de faire instamment l’expérience, une attitude se dessine au fil des circonstances, et même s’il nous est difficile de suivre Kant en affirmant qu’elle se définit comme une morale, elle n’en constitue pas moins « une éthique du devoir » grâce à laquelle c’est moins l’affirmation de nos droits qui peut et doit déterminer nos actions que la réalisation de nos devoirs lesquels sont bel et bien naturels et universels.