dimanche 21 juin 2015

"La culture fait-elle l'homme ?" Sujet du Baccalauréat 2015 - Séries Technologiques


Problématisation du sujet : Est-ce à la culture, c’est-à-dire à tout ce que nous avons acquis du fait de notre immersion dans une communauté d’être humains dotée de traditions, de lois, d’une langue, d’une religion, d’habitus (disposition, façon d’être héritée de notre inscription dans un groupe, un milieu) que nous devons le fait d’être humains ? Ne sommes-nous pas plutôt naturellement humains, par notre anatomie, nos pulsions, nos besoins, par la manifestation d’une spécificité qui serait déjà efficiente, avant même que nous soyons éduqués dans un milieu culturel humain ?
En réfléchissant, nous réalisons que la réponse négative à cette question peut se concevoir de deux façons : 1) c’est naturellement que nous sommes humains 2) la culture ne fait pas l’homme parce qu’elle fait aussi l’animal et peut-être même au-delà, d’autres entités vivantes comme les bactéries, les cellules (quand on parle de cultures de bacilles ou autres, on veut simplement désigner notre aptitude à cultiver, à faire croître des bactéries dans un milieu qui les entretient, qui les nourrit mais la question pourrait se poser, à la lumière de certaines données scientifiques récentes, de savoir si le terme de culture ne pourrait pas prendre une dimension supérieure, notamment celle d’adaptation, de transmission d’habitudes ou d’habitus d’une génération à l’autre).

Nous devons également prendre en compte le sens moral du terme « humanité » : être humain signifiant dés lors le fait d’être raisonnable, ouvert, compréhensif et doté de qualités compassionnelles. Est-ce notre éducation, notre apprentissage du respect que nous devons à Autrui ainsi qu’à toute forme de vie qui nous rend pacifique, réceptif à la détresse de l’autre, le point crucial résidant ici dans le fait que l’empathie est une émotion, un sentiment. Ne s’agirait-il pas dés lors d’un élan spontané, incompatible avec ce détachement que les apprentissages culturels imposent à l’égard de nos qualités naturelles ou supposées telles ? La culture désigne, de fait, l’efficience d’une proximité spatiale et communautaire avec notre semblable et plus encore notre concitoyen, notre compatriote, mais cette promiscuité va-t-elle de pair avec une entente, une complicité, une compréhension ? Nous savons tous que la réponse ici est « non », toute la question est de déterminer si cette hostilité, cette insociabilité observable dans le phénomène même du partage et de la société est due à ce qui, en nous,  tiendrait encore de la nature ou bien au contraire de notre immersion dans un milieu toujours déjà culturel.


1-    La spécificité de l’être humain : naturelle ou culturelle ? (Hegel - Platon - Aristote)
La façon d’être, d’agir et de penser de l’être humain nous semble fondamentalement différente de celle des animaux. Autant ces derniers ont un temps de réaction immédiate, systématique et immuable (non évolutive) par rapport à la plupart des stimulations naturelles comme la faim, la soif, le sommeil ou la reproduction, autant l’homme apporte des réponses diverses, travaillées, construites et retardées par rapport à ces pulsions. Nous nous différencions des « choses de la nature » comme le dit Hegel, parce que notre existence ne s’effectue pas seulement sur le mode de « l’en soi », c’est-à-dire de façon brute, aveugle, purement organique comme un arbre qui finalement ne fait que croître dans son milieu naturel mais nous existons aussi sur le mode du « pour soi », c’est-à-dire que nous réalisons que nous existons, nous nous en rendons compte. « Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit a une double existence; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. » C’est  dans le mouvement d’acquisition de cette conscience qui lui permet de se distinguer de son environnement que l’être humain va se constituer peu à peu comme un être de culture en transformant tout ce qui est donné (la nature) pour lui imprimer sa marque et construire ainsi un monde humain (la culture). Si la culture fait l’homme, c’est donc aussi parce que l’homme ne cesse de se faire au gré de cette transformation de la nature en culture.

Déjà Platon, dans le Protagoras, avait pointé la spécificité humaine dans sa description du mythe de Prométhée. Corrigeant l’oubli de son frère, Le titan se voit dans l’obligation de voler aux Dieux le feu et l’intelligence pour que l’homme puisse jouir de qualités propres au même titre que les autres animaux. Ce don ne suffisant pas à assurer la survie de cette espèce, c’est Zeus lui-même qui complètera cette gratification par la vergogne (la pudeur, l’humilité). L’intelligence, le feu, le respect du prochain : ces cadeaux portent déjà en eux tout le potentiel de la vie en société, du progrès technologique et de la civilisation. Ce mythe suggère que c’est précisément en usant d’autres armes que celles de la nature que l’homme trace un chemin spécifique à tous égards dans le monde, comme si le propre de notre espèce consistait précisément à devoir se forger culturellement ce qui naturellement lui fait défaut.
Mais ne serait-ce pas là encore un dessein de la nature ? Ne pourrait-on pas inscrire nos signes distinctifs comme la marque d’une finalité propre que la nature nous aurait fixé. Pour Aristote, « la nature ne fait rien en vain » et c’est la raison pour laquelle elle a fait de nous des animaux doués de langage, capables d’exprimer l’utile et le nuisible et conséquemment le juste et l’injuste, le bien et le mal, puis de créer des cités, c’est-à-dire des lois. Il y a donc dans la vie en société tout ce qui permet à l’être humain d’aller au bout de ce qu’il est, de sa nature. La culture s’inscrit ainsi, pour Aristote, dans un schéma dont la nature a fixé la ligne directrice.

2-    L’homme est structurellement « contre-nature » (Georges Bataille – Michel Tournier - Freud)
Mais comment pouvons-nous expliquer, si c’est encore la nature qui explique la distinction de notre espèce que nous soyons aussi soucieux de contrarier hors de nous en nous tout ce qui est naturel ? L’homme ne cesse de brouiller les codes de la nature, de ralentir ces temps de réaction « instinctifs », d’inventer des protocoles là où les animaux semblent se soumettre à des réflexes donnés, déjà inscrits dans leur patrimoine génétique.

« Je pose en principe un fait peu contestable, écrit Georges Bataille : que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. Il est nécessaire encore d'accorder que les deux négations, que, d'une part, l'homme fait du monde donné et, d'autre part, de sa propre animalité, sont liées. Il ne nous appartient pas de donner une priorité à l'une ou à l'autre, de chercher si l'éducation (qui apparaît sous la forme des interdits religieux) est la conséquence du travail, ou le travail la conséquence d'une mutation morale. Mais en tant qu'il y a homme, il y a d'une part travail et de l'autre négation par interdits de l'animalité de l'homme."
L’homme se caractérise par son attitude qui consiste à dire « non » à tout ce qui, hors de lui et en lui, est naturel. Nous sommes des êtres culturels par la systématicité même de l’esprit de cette négation, ce que manifeste bien tous les travaux du Robinson Crusoé de Michel Tournier quand il se retrouve solitaire dans son île et cultive le riz au lieu de le consommer, fait des barricades au lieu de jouir de l’espace, construit une prison au lieu de laisser libre cours à toutes ses pulsions (comme cela a été dit au cours de cette année « Vendredi ou les limbes du Pacifique » est une référence très intéressante en ceci qu’elle suit quasiment les étapes d’un plan de dissertation (3 moments) : Robinson souffre d’abord de la solitude et construit des artefacts susceptibles de maintenir dans cette nature sauvage tous les acquis de la culture, puis l’apparition de Vendredi change la donne en instituant un « autre » rapport à l’autre, à l’autre culture tout autant qu’à l’autre personne, enfin, sous l’impulsion de Vendredi, Robinson vit une relation plus entière, plus assumée, plus fusionnelle et plus artistique avec Speranza, jusqu’à refuser de retourner à « sa » culture, jusqu’à ressentir dans son lien avec la nature toute la stylisation récréative d’un « devenir soi » - ici, à cet instant du plan, nous pouvons donc évoquer seulement le premier moment du roman).

Ce que Robinson craint d’abord en arrivant dans cette île, c’est de se perdre lui-même, de n’avoir plus rien d’humain, comme le suggère l’attitude du chien Rex lorsqu’il le retrouve sortant de la souille et s’enfuit en ne reconnaissant plus son maître. Ce que la culture avait fait, l’immersion dans la nature est en train de le défaire, en plongeant Robinson dans une satisfaction primaire et passive de ses pulsions, dans un mutisme hébété, bestial. C’est Rex qui finalement sortira Robinson de cette « impasse » en le rappelant à la nécessité humaine de rétablir des habitudes, des machines et des institutions culturelles faites pour une communauté même si cette collectivité se réduit à une personne.
Comme le suggère Georges Bataille cet esprit de contradiction à la nature qui définit le propre de l’homme ne se limite pas à la caractérisation de l’espèce mais tout aussi bien à celle de l’individu et c’est bien ce que nous retrouvons, notamment dans le livre de Freud « Malaise dans la civilisation », car, selon le fondateur de la psychanalyste, ce qui finalement constitue la psyché de tout individu humain socialisé, c’est fondamentalement la frustration, le refoulement, le « dressage ».

 Dans sa description des instances au fil desquelles se construit le moi de chacun de nous, nous percevons l’importance cruciale de deux répressions : celle du principe de plaisir confronté au principe de réalité tout d’abord puis celle de notre assimilation du sur-moi ensuite, c’est-à-dire de l’intériorisation par le biais de laquelle nous faisons « notre » l’expression de l’interdiction, de l’autorité parentale. Un être humain socialisé, pour Freud, c’est finalement d’abord et fondamentalement une sexualité réprimée, une tentative de gestion approximative entre nos pulsions sexuelles et l’assimilation d’une autorité répressive nous enjoignant de ne pas leur céder aveuglément.

3-    Le « génie de l’équivoque » et le « continuisme » (Merleau-Ponty – Jean-Claude Ameisen)
« Je pose un principe peu contestable, a donc écrit Georges Bataille, que l’homme est l’animal qui n’accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. » Mais est-il si peu contestable qu’il le prétend ? Parler, construire, édicter des lois, réprimer sa sexualité : tous ces comportements marquent-ils nécessairement une négation, un arrachement ? L’écrivain D H Lawrence soutient, par exemple,  que la chasteté elle-même est un flux de sexualité, une certaine façon de la vivre, voire de la libérer. Le langage nous impose-t-il nécessairement des attitudes anti naturelles ? Est-il si facile d’isoler dans nos comportements ce qui tiendrait de la culture et ce qui demeurerait de la nature ? Et s’il s’agissait davantage d’une question de regard, d’interprétation plutôt que d’une dissociation claire et brutale ?

C’est très exactement à une relativisation de cette contradiction que nous invite Maurice Merleau-Ponty : « Il n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler “table” une table. Les sentiments et les conduites passionnelles sont inventés comme les mots. Même ceux qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain, sont en réalité des institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait “naturels” et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. »
« Comme on voudra dire » : cette expression suffit à nuancer considérablement la violence de l’opposition telle que Georges Bataille nous la décrivait. Il est tout aussi possible d’expliquer naturellement ce que l’on a tendance à imputer à notre apprentissage culturel que l’inverse. Etre père, par exemple, est nécessairement un « fait génétique » qui est inconcevable indépendamment d’un processus naturel de génération, mais en même temps, il ne suffit pas d’être géniteur pour être père. La paternité est une condition culturelle qui peut d’ailleurs dans certaines ethnies être confiée à une autre personne que le géniteur comme l’oncle notamment. La nature et la culture sont moins des dimensions qui s’excluent l’une l’autre comme si elles se situaient de part et d’autre d’une ligne de démarcation que des regards, des angles de vues, des façons différentes de rendre compte des mêmes phénomènes. Affirmer que c’est la culture qui fait l’homme, c’est seulement choisir une certaine manière d’interpréter le « phénomène humain », lequel pourrait être appréhendé tout aussi bien comme un fait naturel sans que les arguments avancés soient plus faux que ceux de la thèse opposée.
Selon Maurice Merleau-Ponty, c’est précisément dans cette ambiguité sur l’homme que tient le propre de l’homme. Dans l‘impossible résolution de l’existence humaine par l’une ou l’autre de ces options : nature/culture, se dit quelque chose d’une dérobade, d’un indiscernable, d’un « champ d’efficience » aussi incontournable qu’insituable qui pourrait exprimer, mieux qu’aucun autre critère « positif », l’authenticité humaine, le « style d’être humain », à savoir la réalité de notre ancrage dans un donné biologique et, en même temps, l’évitement de cette réduction de notre évolution à des déterminations génétiques, à des caractéristiques immuables, à des conduites animales. La finesse du propos du philosophe français réside dans le fait qu’il envisage la possibilité que l’opposition entre nature et culture est trop « facile » pour être vraiment efficiente. Elle caricature une réalité beaucoup plus fine que l’esprit de démarcation qui essaie d’en rendre compte : se pourrait-il que la culture soit plus « naturelle » que nous pensons et qu’inversement la nature soit toujours déjà « culturelle » ?
Qui de nous n’a jamais été interpellé par l’effet de simplification de l’affirmation : « C’est la nature » ou « c’est leur instinct » quand, par exemple, nous évoquons des conduites animales ? C’est une façon arbitraire et paresseuse d’évacuer une question, un problème, et plus encore, une suspicion que certains d’entre nous n’aiment pas s’avouer à eux-mêmes, à savoir la possibilité qu’il existe des « cultures animales ». Maurice Merleau-Ponty ne nous suivrait certainement pas sur ce terrain puisque pour lui, cet échappement, ce dépassement de l’opposition nature / culture désigne précisément et exclusivement « le génie de l’équivoque » humain, mais en formulant, au sujet de l’homme, la porosité de cette dualité, il rend possible la question de l’extension de cet échappement à tous les êtres vivants.
Des découvertes récentes en éthologie posent avec de plus en plus d’acuité la question de l’exclusivité du modèle culturel à l’espèce humaine. Si par culture, nous entendons transmission d’habitudes, de traditions et de mentalités d’une génération à une autre, alors il semble difficile d’appeler autrement l’aptitude observée chez des singes de l’île de Koshima de laver à l’eau de mer des patates douces avant de les consommer, aptitude qui semble s’être étendue à toute la tribu d’abord puis à d’autres groupes avec lesquels la première « horde » est entrée en contact. Si la culture fait l’animal, elle ne fait pas l’homme, en tant qu’espèce distincte du règne animal. Qu’il y ait de la culture qui s’oppose à la nature, n’est-ce pas le préjugé, l’artifice qu’une espèce a construit de toutes pièces afin de se l’approprier arbitrairement et d’en faire le critère distinctif de son « genre » ? Que la culture fasse l’homme, n’est-ce pas ce qu’il nous plaît de penser afin de poser comme une évidence hors de doute que l’homme n’est pas un animal ? La bonne question à se poser pour comprendre les distinctions entre les espèces n’est pas de savoir «  ce qui» nous sépare mais « de combien »  nous sommes distants dans l’acquisition de telle ou telle aptitude. Nous ne sommes pas davantage distincts naturellement des autres espèces animales que nous ne sommes culturellement supérieurs à elles, nous ne sommes que plus ou moins ce qu’elles sont aussi, comme si rien dans le fait d’exister n’étaient autre chose qu’un flux incessant de variables, de fluctuations de façons d’être (cette idée n’est pas sans rapport avec la Philosophie de Spinoza). Ce n’est pas la culture qui fait l’homme, c’est un certain dosage de ce « vouloir vivre » et de ce « savoir vivre » que nous partageons avec tous les êtres vivants.

Conclusion :   Nous sommes partis de l’évidence d’une « réalité humaine » propre à cette espèce, manifestant en nous l’efficience d’une conscience, d’un langage d’une puissance de négation de tout ce qui est naturel (Bataille), mais cette capacité de résistance proprement humaine à l’égard d’une nature posée comme aveugle, inerte et immuable nous est finalement apparue non seulement comme caricaturale mais aussi comme suspecte en ceci qu’elle fait la part trop belle à l’homme. Si, comme le suggère Freud, le mouvement de la connaissance va de pair avec une logique tendant à « désanthropocentrer » notre rapport à l’univers, il nous faut bien reconnaître que la culture ne fait pas l’homme mais qu’elle manifeste, au contraire, la dynamique même de la complexification du Vivant.

lundi 15 juin 2015

Un conseil avant l'épreuve de Philosophie du Baccalauréat: rendre le sujet philosophiquement "traitable"



Au-delà de tous les critères méthodologiques qui permettent à un correcteur du baccalauréat de distinguer la « bonne » de la « mauvaise » copie de philosophie, il en est un qui prévaut et qui, finalement, l’emporte sur les autres, c’est celui de la volonté du candidat de « traiter » vraiment un sujet ou un texte, c’est-à-dire, tout simplement, d’aborder cette question ou cet extrait d’œuvre de telle sorte qu’il donne matière à penser ici et maintenant.
Finalement, avant de s’interroger sur l’éventualité d’une ou de plusieurs réponses, le candidat doit rendre le sujet philosophiquement viable, « traitable ». Il va de soi qu’il l’est, sans quoi il ne serait pas proposé, mais nous savons tous, élèves et enseignants, qu’il se produit parfois de profonds malentendus pendant l’année, voire que certains candidats ont, consciemment ou pas, fait une croix sur cette matière, ou bien ont été déstabilisés par son « style » , par  l’exigence d’argumentation ou par l’humilité requise pour aborder un texte.
Il peut malheureusement arriver qu’un tel « état d’esprit » soit suffisamment ancré dans la pensée d’un candidat pour que son souci soit finalement de rendre le sujet inintéressant dés le départ en le caricaturant plutôt qu’en l’analysant, en le globalisant plutôt qu’en le nuançant, en le résolvant (ou en croyant le résoudre) plutôt qu’en le problématisant. Cette disposition se décèle très rapidement dans une copie et on ne voit pas comment elle pourrait susciter autre chose, pour le correcteur, qu’une « note sanction ».


Ce qu’il faut vraiment prendre en compte dans ce critère, c’est, premièrement, qu’il ne relève pas vraiment d’une compétence attendue du candidat et deuxièmement qu’il est spécifique à la Philosophie. On ne demande pas à l’élève qui passe une épreuve en mathématiques de rendre le sujet mathématique, alors qu’une question philosophique suppose un certain « tact », une certaine sensibilité, une certaine modalité d’accueil (et peut-être aussi une certaine intensité d’accueil). Il est toujours possible de se méprendre sur un sujet de philosophie en faisant comme s’il s’agissait d’une question parmi d’autres, comme si on nous demandait l’heure ou le temps qu’il fait. En réalité, personne n’est dupe, pas plus le candidat que le correcteur. C’est de la mauvaise foi, et l’élève qui s’est lui-même pris au piège de sa « fausse candeur » enchaîne banalité sur banalité en ne se faisant aucune illusion sur la valeur philosophique de son « travail ». Le « malentendu » est complet. Ce n’est pas de la philosophie. Ce n’est même pas un hors sujet, c’est un « hors-matière », et cela, non pas par manque de compétence, de technique ou de culture, mais par mauvaise volonté. Même le correcteur le plus attentif à sauver, dans une copie ce qui peut l’être, est ici désemparé.

Or, rien n’est davantage à la portée du candidat, de TOUS les candidats que d’éviter ce malentendu qui serait très dommageable à sa note. Il lui suffit d’accueillir le sujet comme une simple mais authentique incitation à penser ici et maintenant. Il existe nécessairement en chacun de nous un fond de curiosité, d’étonnement, de « désir » de penser, qui attend, avec une intensité de jouissance aussi sobre qu’incroyablement vorace, d’en découdre vraiment avec une question. La philosophie est une matière assurément, une « exigence », si l’on veut, mais avant tout cela, et plus sûrement que tout cela, elle touche aux racines même d’un questionnement premier, brut, dans la manifestation duquel c’est bel et bien du fait que nous existons que nous tentons de rendre raison, ou disons plutôt, au regard de l’infini vers lequel pointe une interrogation de cette nature, que c’est dans le champs créé par cette tension existentielle là que penser prend vraiment corps, vie, envie. Que la libération d’un tel désir soit contrariée par la routine du quotidien, par la prise en compte de nos intérêts immédiats, de la rentabilité professionnelle, économique et « sociale », par ce que l’on peut à très bon droit, appeler « la peur d’exister », cela ne fait aucun doute et explique en profondeur la réaction de nombreux élèves de terminale quand un sujet leur est proposé. Ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent que trop bien, au contraire : la question touche cette zone que l’on n’aime pas s’avouer à soi-même et sous l’angle de laquelle nous sommes offerts à l’existence (pas à la vie, à l’existence). Il n’est pas exclu, comme le suggère Pascal, que tout, dans notre vie, consiste précisément dans une forme d’échappatoire à ce questionnement là. Penser, avant de penser à ceci ou à cela, consiste structurellement dans l’efficience de la neutralisation de ce fait que nous existons. Pour le dire plus simplement : penser est au fait d’exister ce que le craquement du bois est à la poutre.
Pas plus qu’il n’est possible à une poutre en bois de se retenir de craquer, il ne nous est loisible de nous interdire de penser. Mais nous pouvons « faire comme si » cela l’était, nous pouvons « faire comme si » telle question philosophique était débile ou « prise de tête », nous perdrons alors, de façon absurde et quasiment suicidaire, l’occasion d’investir mieux, d’habiter notre authentique « lieu d’être ». En un sens, nous touchons ici à « LA » raison qui explique, mieux que toute autre, ce qui donne à la Philosophie sa réputation de matière difficile, abstruse, ésotérique (réservée à des initiés) voire inutile, caduque, vaine, c’est tout simplement qu’elle prend à bras le corps « LA » question dont toute notre existence pour une part très importante de la population humaine consiste à éviter la rencontre, à savoir, pour en donner une formulation très simple : « qu’est-ce que je fais là ? ».

Le philosophe Pascal, dans ses « Pensées » exprime beaucoup mieux le fond angoissé de cette question : « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moimême. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur ellemême, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit.
Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour.
Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. »
Si nous observons le cours des affaires humaines, c’est-à-dire tout ce à quoi les hommes, jour après jour, s’occupent, tout ce qu’ils définissent comme « les choses importantes, concrètes, nécessaires » (à savoir leur carrière, leur salaire, leur réputation, leur confort), nous réalisons qu’en fait il ne s’agit pour eux que de d’oublier de se confronter à la fragilité de notre condition, à son absurdité, à tout ce que nous décrit Pascal. Nous avons construit de toutes pièces une conception de l’utile et de l’inutile susceptible de donner raison à notre peur d’affronter authentiquement l’étonnement d’exister si bien que faire de la philosophie apparaît, en effet, comme du temps perdu. Mais un tel jugement est suspendu à une certaine considération d’un temps « gagné » qui consiste en réalité à dissimuler que nous ne connaissons rien de la texture même de ce temps que nous vivons. Exister est une efficience qui se déploie dans la dimension même de l’étonnement d’exister.

Un jour, asseyez vous à une terrasse de café et regardez les passants : la plupart vont d’un pas décidé à leur travail, rentrent chez eux, vont faire leur course, comme si « tout était normal », comme si l’existence était leur dû. Mais c’est faux et chacun de nous le sait bien. C’est cette apparence, ce « faire semblant » que le questionnement philosophique vise en dernière instance à déraciner afin de s’installer dans l’humilité de l’ouverture que suscite l’acceptation de cette question (aussi reconnaissants que nous soyons à Pascal d’avoir parfaitement formulé cette angoisse, nous ne sommes pas tenus de le suivre dans sa « réponse » qui est la foi en Dieu, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants »).
Il n’existe probablement pas de plus grand défi imposé à tout homme (ni peut-être de plus grande source de bonheur) que celui de faire coexister en lui cet étonnement en le maintenant dans sa dimension la plus pure, la plus neutre, la plus inachevée (inachevable), la plus authentique, tout en finissant par « s’y faire », par s’en accommoder, sans chercher d’échappatoire. Réaliser la toute puissance paradoxale de cette fragilité existentielle fondamentale, l’assumer et finalement en jouir, c’est tout ce qui fait le prix de l’existence par rapport à la médiocrité de « vivre ».

Quel rapport avec l’épreuve qui va se dérouler dans trois jours ? On comprend mieux maintenant la raison profonde pour laquelle un correcteur du baccalauréat peut légitimement sanctionner le candidat qui « ne se pose pas de question », qui n’aborde le sujet que pour le ramener à des banalités et à des opinions communes. Ce n’est pas parce que c’est méthodologiquement maladroit ou philosophiquement stérile, mais parce que c’est une attitude « fausse » ou plutôt « feinte ». Se comporter de cette façon, c’est avoir manqué l’occasion qui vous était offerte de vous confronter avec  ce qui dans la philosophie est l’essentiel, à savoir justement ne pas rater la rencontre avec soi, le « connais toi toi-même » du temple d’Apollon à Delphes. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la question de savoir si les enseignants de Philosophie pratiquent tous leur métier, dans cet esprit (si ce n’est pas le cas, tant pis pour eux). Ce n’est plus vraiment votre affaire.

De deux choses l’une : soit ce qui vient d’être formulé sur le questionnement et sur la nécessité de rendre la question du sujet philosophique trouve en vous une certaine « résonance », soit cela ne suscite rien. Dans le premier cas, vous réalisez quelque chose de vraiment fondamental et surtout de très utile pour l’épreuve : s’impliquer dans la question ou dans le texte proposés le jour de l’examen n’est pas seulement une contrainte imposée par la gravité du contexte mais l’occasion qui vous est donnée, dans la continuité de toutes les dissertations travaillées pendant votre année de terminale, d’arrêter de faire semblant, d’arrêter de faire comme s’il était « normal » d’exister, de vaquer à ses affaires pour enfin vous atteler à la tâche de vous confronter avec le mystère de votre présence, de votre être, pour devenir ce que vous êtes et vous installer de plain-pied dans l’authenticité d’un questionnement ardu, laborieux mais investi et stylisé (c’est ici l’intensité de vos pas qui fera leur valeur plutôt que leur supposée destination – n’oubliez pas que l’on ne vous pose pas une question pour que vous y répondiez mais pour que vous saisissiez, et exploriez sa complexité). Dans le second cas, je me suis peut-être mal exprimé ou vous n’êtes pas disposé à entendre ce qui a été formulé. Si vous êtes  en train de vous habituer à l’idée de rendre les énoncés du sujet « faciles », inintéressants et « allant de soi », vous êtes déjà en situation d’échec et la note ne pourra que confirmer « votre » décision de rater cette épreuve. Il n’est pas trop tard pour changer de cap, cela dépend uniquement de vous.

Il existe bien d’autres critères plus techniques qui décideront de votre note. Ils n’ont pas cessé d’être évoqués pendant l’année par votre professeur de philosophie, mais celui dont il a été question dans cet article est à la fois le plus simple, le plus crucial et le plus « donné » (je veux dire par là qu’il a à voir avec votre décision plus qu’avec vos compétences techniques). Au regard de ce critère, il vous est absolument impossible de dire : «  ce n’est pas ma faute » ou « je n’y suis pour rien ». Passer une épreuve de philosophie suppose que vous êtes capable de rendre un énoncé philosophique et cette capacité tient toute entière à la qualité de votre implication, pas à votre culture, à votre orthographe, à vos qualités d’argumentation. Ces qualités sont très importantes mais « dans un second temps ».
En un sens, la ligne de fracture qui, dans l’esprit du correcteur, distingue radicalement les mauvaises copies des « bonnes » ou du moins de celles qui sont acceptables réside dans la réponse affirmative qu’il pourra adresser à cette question : « Est-ce que ce que je suis en train de lire est de la Philosophie ? ». Nous pourrions dire qu’il existe donc trois impératifs à prendre initialement en compte dans la façon d’aborder les sujets de philosophie le jour de l’épreuve (tout ce qui a été évoqué dans cet article concerne exclusivement le premier d’entre eux) :
1)    Rendre l’énoncé philosophique (pour le sujet 3 cela suppose partir du principe que ce texte est philosophique)
2)    Traiter le sujet (pour le sujet 3, cela signifie : «  ne pas utiliser le texte comme prétexte à des développements sans rapport avec son sens)
3)    Manifester un esprit distinctif et nuancé dans son analyse (évidemment ce conseil prévaut pour le sujet 3)


vendredi 12 juin 2015

Le langage - 3e partie et conclusion


3) Vivre sans langage est-il humainement possible ?
Il est possible de formuler cette dernière éventualité de la façon suivante : il y a des réalités d’ordre matériel, sensible, sentimental. Le langage désigne cette procédure, qui nous est tellement habituelle et dans laquelle nous avons été si originellement inclus (voir le 1) que nous n’ y prêtons pas vraiment attention, que nous activons pour déterminer, qualifier, comprendre ces réalités, opérer des jugements, des recoupements, insinuer des différences entre elles. En bref le langage est une certaine modalité d’attention à « ce qui nous arrive ». Cette modalité réside dans notre capacité à « nous rapporter à nous-mêmes », ce que nous vivons. Aussi personnelle, intérieure que soit l’expérience vécue, nous nous la rapportons à nous-mêmes sous la forme de symboles. « Nous nous entreglosons » comme dirait Montaigne (« nous ne faisons que nous entregloser » dit-il dans « les Essais » à propos de cette perpétuelle tendance au commentaire).

C’est ce que la psychanalyste Jacques Lacan appelle le nœud de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Selon lui, le propre de l’homme réside dans « le stade du miroir », à savoir que la modalité d’identification de soi passe par l’assimilation de soi au reflet que le miroir nous renvoie (ce reflet est une image d’où le terme « imaginaire »). L’homme ne se sait être un corps qu’en tant que « corps imagé » en face de lui. Le pouvoir de maîtrise psycho motrice de sa gestuelle s’acquiert donc par le biais d’une image extérieure qu’il voit hors de lui. Autrement dit le phénomène humain, c’est le primat en nous d’un « corps vu » par rapport à un « corps senti ».
Si cette expérience est fondamentale, c’est parce que nous sommes dés lors marqués à jamais du sceau de l’autre, de l’extériorité. Nous nous vivons comme consistant d’abord dans le fait extérieur de cette visibilité de nous hors de nous, nous sommes comme expulsés de l’intériorité d’un corps senti. Il y a selon Lacan un lien fondamental à relever entre cet « extérieur à soi » de l’identification de la prime enfance au reflet du miroir et notre aptitude linguistique. Si nous nous rapportons constamment à nous-mêmes ce que nous vivons (par le biais d’une perception qui est déjà symbolique), c’est parce que nous nous vivons comme une réalité « duelle », dissociée. Notre identification en nous conduisant à nous assimiler à une image extérieure nous a mis en face de notre double, et nous sommes ainsi constamment extérieur à nous-mêmes, comme « fendus ». Autrement dit, c’est à cause de cette adhésion première à notre reflet que nous parlons. « Etre » devient dés lors pour l’homme une expérience « qui ne se passe jamais de commentaires », et c’est ça le langage : ce toujours à commenter qui jamais ne se dissocie du « tout à vivre », c’est ce qui institue comme une donnée spécifiquement humaine cet impossible silence d’une existence qui ne serait appréhendée que par un corps senti.
Avec Lacan, nous sommes confrontés à une assimilation si totale de l’être humain au langage qu’il n’est pas de manifestation ni de traits de l’homme qui puissent se concevoir hors de cette sphère d’influence linguistique et signifiante : «  Il n’y a de sujet, dit-il, que par un signifiant et pour un autre signifiant ». Cela signifie qu’en tant que nous sommes toujours pris dans cette « donne » consistant à nous rapporter constamment nous-mêmes à nous-mêmes, nous sommes comme capturés dans les structures de la langue. Nous croyons choisir nos mots mais la vérité est que nous sommes pris dans les filets de tous les liens, tous les effets de sens, d’assimilation et de différenciation de la langue. Tout ce que nous vivons est « exprimé » de nous-mêmes à nous-mêmes. Or s’exprimer, même quand je m’exprime volontairement, de mon propre chef, est soumis à des lois qui sont celles de la langue. C’est par ces lois, par ces structures de renvoi d’un signifiant à un autre signifiant (nous retrouvons ici le fait que toute langue est un système) que nous sommes absolument déterminés.

Cette dernière thèse s’oppose totalement aux conceptions défendues par le philosophe Henri Bergson dont l’œuvre est traversée par une critique du langage et par l’affirmation de l’activation constante en nous d’une pensée sans langage, pensée à l’écart de laquelle nous sommes malheureusement tenus du fait de ce que nous pourrions appeler notre « conditionnement social » :
« Nous tendons instinctivement à solidifier nos impressions, pour les exprimer par le langage. De là vient que nous confondons le sentiment même, qui est dans un perpétuel devenir, avec son objet extérieur permanent, et surtout avec le mot qui exprime cet objet (…)
Mais en réalité il n’y a ni sensations identiques, ni goûts multiples ; car sensations et goûts m’apparaissent comme des choses dés que je les isole et que je les nomme, et il n’y a guère dans l’âme humaines que des progrès. Ce qu’il faut dire, c’est que toute sensation se modifie en se répétant, et que, si elle ne me paraît pas changer du jour au lendemain, c’est parce que je l’aperçois maintenant à travers l’objet qui en est cause, à travers le mot qui la traduit. Cette influence du langage sur la sensation est plus profonde qu’on ne le pense généralement. Non seulement le langage nous fait croire à l’invariabilité de nos sensations, mais il nous trompera parfois sur le caractère de la sensation éprouvée. Ainsi quand je mange d’un mets réputé exquis, le nom qu’il porte, gros de l’approbation qu’on lui donne, s’interpose entre ma sensation et ma conscience ; je pourrai croire que la saveur me plaît, alors qu’un léger effort d’attention me prouverait le contraire. Bref le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’impersonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout ou moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. Pour lutter à armes égales, celles-ci devraient s’exprimer par des mots précis; mais ces mots, à peine formés, se retourneraient contre la sensation qui leur donna naissance, et inventés pour témoigner que la sensation est instable, ils lui imposeraient leur propre stabilité. »
                               Essai sur les données immédiates de la conscience – Bergson
Finalement ce que nous dit ici Bergson, c’est que le langage insinue en nous la croyance dans la nature dissociable de ce qui se trouve être en réalité parfaitement continu et donc indissociable, soit le flux de nos différents états de conscience. L’usage constant du langage et le bain linguistique dans lequel nous sommes presque originellement immergés nous contraint à répertorier nos impressions. Nous ne les vivons pas sans nous les rapporter à nous-mêmes comme autant de « choses distinctes » séparés par des limites avérées. La vérité est évidemment plus complexe : jamais nous ne passons de « ceci à cela », de la joie à la peine. Il y avait déjà de la peine dans ma joie et il y aura encore de la joie dans ma peine. Jamais ma joie n’est « que » de la joie. Nous ne cessons de vivre en nous caricaturant, et cela à cause de la « main mise » du langage sur notre perception du réel et de nous-mêmes.
 « Il n’y a dans l’âme humaine que des progrès » : nous n’éprouvons jamais que des nouveautés, et cela est tout aussi vrai pour les sensations que pour les sentiments, mais à cause du langage et de ces noms « communs », nous ne vivons ces expériences toujours neuves, inédites, imprévisibles qu’en croyant qu’elles sont les « mêmes ». Le mot joie nous fait perdre la juste appréhension de ce qui justement fait de ma joie d’aujourd’hui une « autre » que celle d’hier.
La notion la plus importante de la philosophie de Bergson est celle de « durée ». Par ce terme ce qu’il convient d’entendre est précisément ce devenir par la dynamique duquel vivre est une expérience dans le feu de laquelle jamais quoi que ce soit ne se reproduit à l’identique. Coïncider avec cette durée ne requiert pas de notre part  un « effort » particulier mais premièrement l’efficience d’une lucidité qui soit à même de démasquer l’imposture constante du langage, lequel ne cesse de nous faire croire à une autre vie que la notre, que la vraie (la vraie étant celle d’un mouvement perpétuel et confus), et deuxièmement une modalité d’attention à nous mêmes qui « soit » nous-mêmes et non l’activation d’une procédure de rapport (se rapporter à soi-même). Je ne suis rien que l’intensité de l’attention que je porte au fait d’être. En d’autres termes, être est un fait que l’identification à soi-même comme « être vivant » dénature. Vivre n’est pas une expérience que l’on peut appréhender adéquatement par le biais du « vivre en tant que tel ou tel » mais par le flux modulé et constant du « vivre plus ou moins ». Il ne s’agit donc pas, pour Bergson d’être attentif à soi mais d’être attentif au fait d’être et c’est dans le flux modulé de cette attention que l’on est, car c’est précisément cela que l’on est.

Conclusion

On a souvent décrit et critiqué la philosophie de Bergson comme une philosophie de l’intériorité, de la sphère intime mais l’efficience de ce devenir qui anime le flux de mes états de conscience n’est pas moins à l’œuvre dans le dynamisme de la totalité du vivant qu’en moi. L’attention qu’il nous décrit consiste simplement à réprimer en nous cette sorte d’instinct de la qualification et de la désignation par le biais duquel nous ne vivons que les ombres répertoriées, communes et anesthésiées des sensations réelles, celles-ci n’étant d’ailleurs pas « des » sensations mais l’incessant ressenti du mouvement, du devenir vivant. Ce n’est pas du tout à l’expérience intime ou mystique de se sentir vivant qu’il nous appelle, mais, au contraire, à coïncider, en dépassant les fausses distinctions communes du langage à ce ressenti de devenir vivant qui anime tout le vivant, ce qu’il appelle « l’évolution créatrice ».
Il ne s’agit pas de nier tout ce que les analyses de Lacan postérieures aux thèses de Bergson ont révélé quant à l’importance déterminante du langage par rapport au phénomène humain, mais de remettre en question ce postulat de l’exclusivité du corps vu dans le développement des capacités et des spécificités humaines. Aussi conditionnés que nous soyons, comme Alain l’a très efficacement montré, à ne jamais rien faire sans par là signifier à d’autres ou à nous-même quelque chose, l’authenticité du mouvement qui nous anime n’est pas à chercher dans la nature personnelle ou humaine de ce « vouloir dire ». Nos actions ne trouvent pas leur vérité dans leur vocation de « faire signe de… » aux yeux des autres ou de soi-même mais de communier avec l’intégralité donnée, brute, d’un ressenti présent dans lequel se confondent immédiatement toutes les formes de vie du Vivant (Haïku).