vendredi 18 avril 2014

Café-philo du 18 avril: "Peut-on changer de vie?"




Il nous est tous arrivé, à la suite d’un échec, d’un drame, ou simplement d’un sentiment de lassitude dans notre vie sentimentale, professionnelle, familiale, sociale, d’avoir envie de tout plaquer, de changer « tout » : de ville, de pays, de métier, d’entourage, et pourquoi pas de nom, afin de prendre ce que l’on appelle « un nouveau départ ». De façon plus ou moins consciente, ce genre de décision repose sur l’idée selon laquelle un changement radical d’environnement humain, social et géographique sera de nature à relancer quelque chose de nous qui sera, d’une certaine façon, « plus nous » ou du moins qui nous sortira d’un engourdissement, d’une stagnation, d’un sommeil, d’une forme plus ou moins avérée « d’existence anesthésiée ». C’est comme si nous n’éprouvions plus de véritable appétit à exister et nous misons alors sur une transformation complète des conditions extérieures de notre vie afin paradoxalement de renouer avec elle, c’est-à-dire avec « une structure d’existence », un fond d’attitude plus pur, brut et finalement « basique » dans lequel réellement, simplement, nous consistons.


Changer de vie suppose donc d’abord que nous nous sentions moins vivants et que la pression de la mort se manifeste à nous comme un visage traversé d’un rictus ironique et cruel, une expression nous renvoyant à la certitude de sentir la fin de plus en plus proche sans jouir du sentiment « d’avoir tout donné », d’être exactement maintenant ce qu’on était censé être au regard d’un certain potentiel, d’une envie, d’un désir auquel on a renoncé au fur et à mesure que les engagements, les responsabilités, les devoirs se sont accumulés dans notre vie d’adulte. Quelque chose de confus se manifeste alors à notre conscience, c’est la réalisation du caractère éphémère et artificiel de tous les engouements que nous avons éprouvés pour telle ou telle pratique, personne ou événement. Se pourrait-il que le fait d’exister soit par lui-même l’expérience pure, raffinée au sens le plus chimique du terme, c’est-à-dire ramenée à ses éléments simples, d’une passion sans objet , comme si rien ne pouvait vraiment, authentiquement nous passionner dans la vie que l’efficience pure de la vivre. Nous voudrions alors changer de vie non plus en vue de tel ou tel objectif mais sous la pression d’une irrésistible nécessité dans laquelle se libèrent à la fois la totalité de l’énergie qu’on peut être et l’exclusivité de la seule force en laquelle on ne peut pas ne pas consister, l’effectuation pure de sa liberté la plus « fatale », la jouissance infinie de se sentir à chaque instant en tout lieu, être exactement tout ce que l’on peut être et rien que cela, comme si exister vraiment, exister seulement, tenait à la fois d’une efficience licencieuse, débauchée, outrancière et de la retraite la plus discrète, la plus humble, la moins exhibée possible.
Changer de vie, c’est tenter une aventure, prendre un risque, se confronter à l’inconnu d’une existence future dont l’horizon n’est pas lisible, mais se pourrait-il qu’aussi sincère que soit ce désir de bouleversement, ce saut dans le vide d’une existence qui n’a aucune idée de ce qui l’attend, il dissimule, en réalité, quelque chose de suspect qui en réalité ne tente pas autant qu’il le prétend l’aventure d’une vie totalement inconnue ? Un scientifique peut bien nous dire qu’il tente l’aventure de l’expérimentation, nous savons très bien qu’il accueillera le verdict du résultat en référence à l’hypothèse qu’il avait préalablement conçue, de telle sorte que si la nature est bel et bien interrogée, elle ne l’est qu’en référence à une question qui a fixé avant les conditions d’apparition du phénomène. La réalité sanctionne l’idée du savant mais exclusivement en répondant oui ou non (Karl Popper dirait que ce « oui » est en réalité un « peut-être »). Il faut qu’une hypothèse fasse ses preuves et subisse, comme on le dirait d’une cérémonie d’initiation, la « mise à l’épreuve de sa valeur ». Elle ressortira de ce moment « crucial », valide ou répudiée, de la même façon qu’une personne décidant de changer de vie retirera de ce bouleversement de ses habitudes une connaissance de soi supérieure. Bref, de la même façon qu’on ne se représente pas un scientifique faire une expérience sans en attendre un « progrès », on n’imagine pas quelqu’un changer de vie sans en espérer une amélioration. Mais alors une question se pose : au regard de quoi ce changement pourrait-il être une amélioration si c’est vraiment et complètement de vie dont on a voulu changer ? Que peut-il rester de cet ancien moi dans la conscience qu’a le nouveau d’être mieux que lui, si la vérité de l’expérience consiste précisément à faire en sorte qu’il n’y ait plus rien de l’ancien qui demeure dans le nouveau?

On mesure mieux le poids de la question posée : nous pouvons changer de pays, de nationalité, de langue, de culture, de religion, de conjoint, de métier, d’habitudes, de mode de vie, de nom, mais pouvons-nous changer au point de n’être plus celle ou celui que l’on a été, de ne pas aborder cette nouvelle vie comme une volonté de revanche, ou un souci à l’égard de l’ancienne de montrer qu’on a la capacité de la dépasser. Dans le tube des années 80 : « I will survive », on perçoit bien que le désir de Gloria Gaynor de survivre à un amour brisé est la seule énergie qui alimente le nouveau, ce qui n’augure rien de bon quant à la durée de vie de l’aventure à venir. Elle « survivra » jusqu’au suivant auquel elle « survivra » aussi sans jamais trouver dans aucune de ses résurrections sentimentales le temps simple et « passif » de les « vivre ».  Plus elle parle de relations amoureuses, plus elle décrit les mille et une façons de faire en sorte que ce ne soit ni de relation ni d’amour dont il sera vraiment question dans la constitution de ce couple.
Cet exemple nous permet de discerner le fil d’une distinction intéressante entre deux façons différentes de concevoir l’acte de changer de vie : s’agit-il de survivre à ce changement ou d’y « sous-naître » ? Nous avons vu que dans l’expérience scientifique, le « saut dans le vide » du passage à l’expérience n’en est pas vraiment un, puisque il s’agit de tester une thèse préalable. Telle conjecture survivra-t-elle à sa mise à l’épreuve de la réalité, et dans quel état ? De ce choc sont censés jaillir des enseignements, des confirmations ou des infirmations de lois efficientes, des bosons de Higgs. Il convient de parvenir à mettre en place un protocole expérimental tellement rigoureux, tellement affûté, que rien ne saurait plus se manifester physiquement dans l’instant T du test qu’une puissance de sanction, comme si la capacité du chercheur à envisager des possibles trouvait enfin là de quoi se fixer, s’épaissir, se radicaliser dans le verdict d’une réponse. Même à concevoir avec Popper que le oui de l’expérience ne prouve pas pour autant la vérité de l’hypothèse, il n’en constitue pas moins le tour de cette nuance qui la fait passer du possible au probable et il permettra à ce titre d’y voir plus clair, moins toutefois que le « non » qui, lui, est définitif.

La science prend donc tous les risques dans l’expérience, sauf celui qu’y jaillisse de façon aussi imprévisible qu’incompréhensible autre chose que la réponse à une question préalable, l’évidence d’une réalité non questionnable. Autrement dit le chercheur prend bien le risque d’être contredit par l’expérience, mais pas celui de s’entendre dire que sa question n’a pas lieu d’être, tout simplement parce qu’il ne donne pas les moyens à la nature de s’exprimer de la sorte. Il se comporte donc de la même façon qu’une personne qui, tentant l’expérience de changer de vie, n’irait pas cependant jusqu’à envisager vraiment la possibilité de sortir de cette expérience en étant quelqu’un de radicalement autre à celui qui l’a tenté, ne serait-ce que parce que c’est toujours au Même qu’il s’agit encore de prouver qu’on peut être Autre. Tant qu’il restera de soi le reliquat d’une instance référentielle aux yeux de laquelle le changement sera à même de s’imposer réellement comme en étant un, ce ne sera pas vraiment à un « changement » que nous serons confrontés mais à l’affirmation héroïque et suspecte d’une démonstration de résistance, d’un témoignage de survie, la revendication d’une identité capable de relier entre eux les fils d’une réalité potentiellement éparse, dissonante, discursive (au sens étymologique, nous y reviendrons) , chaotique. Nous pouvons changer de vie, mais pas au point de se confronter vraiment à la possibilité que tout cela ne finisse pas par composer « une » vie.

Une expérimentation scientifique radicale (c’est-à-dire qui irait jusqu’au bout de la notion d’expérience) serait la manifestation d’une réalité si profondément expérimentale qu’elle ne correspondrait plus, de quelque biais que ce soit, à aucune des hypothèses expérimentées, comme si le chercheur était parvenu à un tel niveau de conceptualisation de la réalité qu’il n’existerait plus pour elle d’autre possibilité de s’effectuer que le pur chaos. Représentons-nous un scientifique qui serait à tel point troublé par la réponse expérimentale à l’hypothèse envisagée qu’il en oublierait la consistance même. Imaginons à notre interrogation une réponse empreinte d’une telle puissance de sidération que nous ne savons plus quelle était la question (et si c’était l’œuvre ? N’est-ce pas exactement de cela dont nous parle Picasso quand il affirme : « Je ne cherche pas, je trouve. ») Ce serait un peu comme si l’instant présent nous imposait de considérer qu’il n’est plus temps de se poser des questions mais seulement de vivre la bonne réponse étant entendu qu’il ne peut en exister d’autre, parce que, de toute façon, comme dirait Deleuze, « c’est celle-là maintenant ».
De la même façon en suivant le fil de ce parallèle entre l’expérience scientifique et notre existence, nous réalisons que nous pouvons changer de vie mais peut-être pas jusqu’à nous confronter vraiment avec l’efficience pourtant irrécusable de cette vérité instante à la lumière de laquelle elle ne consiste que dans un fourmillement incessant de variables au fil desquelles la menace sourde et imminente de toutes les possibilités qui peuvent arriver frôle de très prés la fatalité tranchée au fil du laser de ce qui ne peut qu’arriver. Bref, nous pouvons croire que changer de vie est possible parce que nous ne réalisons pas à quel point changer de vie est réel dans l’infiniment petit de ce pullulement de détails précaires, enchevêtrés et interactifs qui constitue nos vies. Plutôt que de changer de vie, ne conviendrait-il pas dés lors de se mettre en phase avec tout ce qui, du simple fait de vivre, est nécessairement, fondamentalement « changer », c’est-à-dire s’altérer (au sens littéral : s’altruiser »), mourir ?

Ici encore, le parallèle avec la science est éclairant puisque nous avons vu qu’elle n’accorde à l’expérience le pouvoir authentique de trancher qu’à la condition de décider préalablement de ce qui s’expose à la sanction de telle sorte que c’est finalement sur le fond d’une continuité irréfragable que la recherche expérimentale accorde à la réalité une pseudo puissance de rupture, comme un invité à une réception qui pourrait parler « comme il veut » à la seule condition que ce soit seulement en réponse à une question (une variante du briefing que chaque cadre d’entreprise fait subir à son épouse quand il la présente, pour la première fois, à son PDG : « tais-toi quand tu parles ! »). Derrière l’apparence de l’humilité et de la clairvoyance se dissimule l’aveuglement impérialiste de la conquête et de l’invasion. Il ne s’agit pas de comprendre la réalité mais de réaliser ce que l’on peut y pêcher une fois que l’on a préalablement décidé des dimensions du filet, du tressage de ses mailles et des zones de pêche. Rien ne peut se comprendre du réel hors de ce présupposé qu’il est rationnel, mais qu’y a-t-il dés lors de surprenant à voir qu’il est rationnel si on ne s’est pas placé dans une disposition expérimentale qui nous permettrait de le voir autrement ? De la même façon, qu’y aurait-il de vraiment aventureux à changer de vie si nous partons du principe que cela restera quand même notre vie ? Changer de vie « vraiment », ce serait y perdre la référence au nom propre, non pas celui de son nom ni même d’un nom (car on pourrait toujours au bout du compte, faire l’addition de ces différents pseudo, de ses conquêtes comme Dom Juan, de ces expériences que l’on énumère fièrement dans un CV) mais l’idée même qu’une expérience puisse être assignable à un nom. Peut-on changer de vie au point de ne jamais faire autre chose que s’y méconnaître, s’y surprendre, s’y dépasser et s’y décevoir, n’y être jamais à la hauteur de ce que l’on attend de soi, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous jusqu’à se lasser enfin de l’attente et de la comparaison et vivre enfin « à vue », comme un bateau ivre qui ne se sent plus « guidé par les haleurs » (Rimbaud) ?

Dans un cas  comme dans l’autre, nous mesurons à quel point, c’est lorsqu’on réussit que l’on rate, et lorsqu’on rate qu’on réussit. Luc Ferry a écrit un livre : « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? » Mais, ici, peut-être envisageons-nous la possibilité que ce ne soit pas du tout la question, ou plutôt qu’il n’existe jamais de meilleurs moments à vivre que ceux qui sont tellement « la » vie qu’ils débordent de tous côtés la possibilité de les ranger dans le fil de « notre » vie. De la même façon, l’expérimentation scientifique vraiment réussie serait celle qui déracinerait totalement l’hypothèse  du socle de sa présupposition d’un cosmos, d’un univers rationnel. Autrement dit, c’est quand l’hypothèse se heurte à une conclusion chaotique qui ébranle jusqu’aux fondements les plus rationnels de ses présupposés qu’elle expérimente vraiment quelque chose qui n’est pas elle, mais en ce cas de figure, ce n’est même plus qu’elle échoue, c’est qu’elle explose en vol (quelque chose qui concrètement pourrait ressembler à l’expérience des fentes de Young en 1801).
C’est bel et bien, en effet, la question de la nature de l’altérité rencontrée qui est posée par la question : « peut-on changer de vie ? » Peut-on changer de vie comme Dom Juan change de femme ? Oui évidemment, mais on réalise très vite que ce serait alors pour ne pas changer que nous changerions de vie, de la même façon que c’est pour s’enfermer dans l’identité monolithique d’un profil de séducteur à perpétuité que Dom Juan essaie vainement de nous faire croire à une existence d’aventurier (alors qu’il ne risque rien). La question n’est donc pas intéressante, dans cette perspective. Elle ne devient pertinente que si nous nous interrogeons sur la possibilité de changer de vie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien de tout ce que nous vivons qui soit totalisable sous l’appellation d’une vie « une ». Peut-on parvenir à cette zone trouble, virtuelle et clandestine de notre existence dans laquelle toutes les possibilités ne cessent de se concevoir et de s’intriquer les unes dans les autres, les unes fécondant les autres, de lever silencieusement et de se brasser comme le pétrin du boulanger, d’ourdir la trame de notre vie comme un complot d’où les numéros ne sortent qu’après s’être autant entrechoqués que les boules dans la sphère du loto ?
Peut-être convient-il de ramener autant que nous le pouvons le fil de notre vie à l’évidence chaotique et hideuse du hasard, au rictus abject d’un flux imprévisible et croisé de coïncidences, pour y saisir vraiment le fond troublant d’une réponse possible, à savoir qu’il n’est pas du tout important que nous changions ou pas notre vie dans la mesure où elle ne consiste authentiquement que dans ce fond de virtualités en gestation, de toutes ces vies possibles qui ne cessent à tout instant de fulgurer aussi bien en nous qu’autour de nous au fil de nos impressions, lesquelles sont seulement et vraiment réelles. Pour que nous puissions changer de vie, encore faudrait-il savoir sur quel support se trace une vie, si elle se trace, encore faudrait-il savoir s’il y vraiment lieu de regretter l’ancienne, d’espérer les améliorations de la nouvelle, mais c’est précisément ce lieu, ou plutôt l’incertitude quant à l’existence de ce lieu qui nous trouble.

Ce que suppose un tel lieu, c’est non seulement l’affirmation de la lisibilité d’une vie mais aussi celle d’un contrôle, d’une autorité sur elle, au sens étymologique (auteur) du terme. Or, comment ce lieu serait-il envisageable sans se situer de lui-même dans l’utopie d’une exclusion, d’un « terme ». Changer de vie implique le temps de cette suspension, de ce moment à la charnière de l’ancienne et de la nouvelle, temps de la décision durant lequel c’est en même temps que l’ancienne n’est déjà plus et que la nouvelle n’est pas encore, mais aussi évidente et tranchée que puisse être la rupture amoureuse, l’installation dans un autre pays, la signature d’un nouveau contrat d’embauche, ces preuves n’en seront pas moins seulement démonstratives, extérieures, étalées au regard de ce fond de plasticité impressive qui constituent la texture de nos vies. Ce que nous décidons de nos vies, c’est sur le fond de tous ces flux de mutations et de coïncidences qui font nos vies que nous entretenons l’illusion de le décider. Le temps de changer de vie ne peut pas « venir » sans que sa présence formelle ne contredise sa présence objective, c’est-à-dire sans que sa matière ne contredise sa supposée fonction. La rupture c’est toujours l’illusion et il n’est pas rare que nous rompions sentimentalement avec les personnes qui nous ont phagocyté de façon suffisamment durable pour que leur proximité physique ne soit même plus nécessaire à les faire exister à travers nous.

De deux choses l’une, donc : soit nous changeons de vie pour finalement ne rien changer du tout, un peu comme les Touaregs qui ne se déplacent continuellement d’un lieu à un autre que pour s’ancrer toujours plus profondément dans leur identité de nomade, nous changeons alors complètement de situations mais seulement pour se faire une juste idée de ce fond d’habitudes qui est « nous » et dont nous savons bien qu’il finira tôt ou tard par se réinstaller, soit nous jouons vraiment le jeu du changement, de l’altérité, mais alors c’est réellement pour se perdre de vue, pour se méconnaître, pour vivre une « expérience limite », c’est-à-dire pour toucher du doigt la possibilité que nous n’expérimentions vraiment que ce qui ,de fait, s’expérimente seulement, à savoir le fait qu’il n’est absolument rien de la vie qui se produise d’une autre façon que génialement improvisée et que l’autorité n’existe pas, pas davantage la notre que celle d’une intelligence supérieure.


Nous retrouvons ici l’alternative fondamentale : essayons-nous de changer de vie pour y survivre, pour devenir ce héros qui se retrouve, qui sort intact de cette immersion dans l’expérience traumatisante du bouleversement, ou bien pour y « sous-naître », pour s’y sentir consister dans le grouillement du dessous des choses, étant entendu qu’à cette échelle, c’est une seule et même chose de dire que rien jamais n’est vraiment nouveau et que tout l’est parce qu’il n’existe à cette dimension qu’une déferlante de détails accessoires et qu’en même temps la moindre parcelle de cette déferlante est d’une fatalité implacable. C’est quand on réalise à quel point tout est aussi léger et ténu qu’un jeu infime de coïncidences que plus rien n’est vraiment anodin et que tout est grave.

Finalement dans les deux cas, il n’est pas possible de changer de vie, parce que le changement est trompeur dans le premier parce qu’il est contredit dans le second. Il ne s’agit pas, en effet, dans l’efficience de cette « sous-naissance », de changer vraiment de vie mais de faire l’expérience de sa texture la plus souterraine, c’est-à-dire de ce fond de possibilités en gestation qui inlassablement s’y ressasse et s’y redistribue en ces donnes toujours inédites que nous appelons des instants présents : « L’évolution de la vie est, selon Bergson, une création continue d’imprévisibles nouveautés. » Mais c’est Yeats qui nous décrit l’attitude la plus conforme à la réalisation de ce fond de mutation qui constitue la vie. Nous n’avons pas à changer de vie mais à nous laisser glisser le long de la pente jusqu’au fond du terrier du lapin d’Alice pour jouir de l’évidence pure de sa texture dynamique (celle-là même qui fait ressembler toutes les statues de Rodin à des lianes). Nourrir la prétention de changer de vie, c’est se boucher les oreilles au murmure de la seule machinerie efficiente à savoir celle de la vie « comme elle va ». Pour cela, il n’existe qu’une seule chose à faire : « toucher le fond ». « Now my ladder is gone, I must lay down where all my ladders start » (« Maintenant que mon échelle s’est dérobée, je dois chuter jusqu’à ce fond d’où toutes mes échelles partent. »)



(Cette question a évidemment été abondamment traitée par la littérature et le cinéma. Parmi les images qui se sont invitées à la réflexion sur ce sujet, nous pouvons citer: "Villa Amalia" de Benoît Jacquot (à partir d'un roman de Pascal Quignard), "Into the wild" de Sean Penn, "Fight Club" de David Fincher, "Bienvenue à Gattaca" d'Andrew Niccol, Mister Nobody de Jaco Van Dormael (il y a une analyse de ce film dans le blog, "réflexions autour d'un film"), "Paris Texas" de Wim Wenders et surtout "La femme des sables" de Hirashi Teshigara, à partir d'un roman de Kôbô Abe)

jeudi 10 avril 2014

"Une oeuvre d'art veut-elle dire quelque chose?"



Nous ne sommes jamais en présence d’une œuvre d’Art de la même façon que nous rencontrons un objet technique parce qu’un ustensile nous place toujours déjà sur ce terrain familier de l’action à faire, d’un futur à mettre en place, d’un avenir humain à accomplir. Nous disposons ces objets fonctionnels autour de nous comme autant de promesses. Grâce à eux, nous sommes les auteurs d’un monde à venir. Tout objet technique est profilé au gré de cette incitation à faire advenir un monde humain dans ce monde physique où se mêlent des forces sonores, telluriques, lumineuses, thermiques, gravitationnelles, etc.


Lorsque nous sommes intimidés par un lieu, une occasion, une réception dans laquelle nous n’avons pas d’amis, on utilise l’expression suivante : « je ne savais pas où me mettre ». On reste là les bras ballants à attendre que le temps se passe. C’est justement cette expérience du désoeuvrement, de la présence pure et sans horizon que l’ustensile permet de dissiper. Placé dans cette situation embarrassante, la plupart d’entre nous se saisiront immédiatement de leur portable pour recevoir leur message, envoyer des textos, simplement fixer leurs yeux sur le cadre rassurant de l’écran. Nous sommes « sauvés », nous avons quelque chose à faire et nous pouvons envoyer aux autres l’image gratifiante de « celui qui s’active à une tâche ». L’ustensile nous donne une « contenance », il permet à notre corps de se réfugier dans une posture, dans le creux ergonomique qui se profile au gré de sa plasticité.
Bref tout objet fonctionnel nous place dans la disposition d’un certain « être au monde » qui se caractérise par des protocoles d’action humaine visant à installer un monde humain. Mais, de ce fait, il est un autre « être au monde » qui, dans l’utilisation de l’objet technique, se voit évité, occulté, dissimulé, c’est celui d’un monde présent, seulement « là ». Autant l’être au monde de l’ustensile est humain, tourné vers un futur, fuyant, « parlant » autant celui de l’œuvre d’art est inhumain, présent, silencieux et « plombant ». A quoi reconnaît-on que nous sommes devant une œuvre d’art ? Quand toute possibilité d’échappement vers un futur, vers un ailleurs, vers un divertissement nous est brutalement interdite. Peu d’œuvres expriment cette réalité mieux que le tableau d’Edvard Munch : « le cri ».

Une œuvre d’art consiste donc dans l’efficience d’un ancrage existentiel au « présent ». S’il est un message qu’elle nous adresse, c’est nécessairement celui-ci : « Tu peux toujours croire à un avenir meilleur, à une chose à faire ailleurs qui te rendra plus heureux qu’ici, la seule vérité est que tu es « là maintenant » et que tout est dit. Tout ce que tu prétends essentiel à ta vie : ton métier, tes affaires, ta famille, est pur divertissement, détournement à l’égard de la seule vérité effective : « il y a une minute du monde qui passe, il faut la rendre dans son éternité » - Cézanne.
Peut-être sommes-nous mieux à même de comprendre pourquoi nous sommes étonnés, troublés, décontenancés par les œuvres d’art, même quand elles nous séduisent. Si elles nous charment « vraiment » (il s’agit ici d’une séduction authentique, pas de ces engouements  qui, "selon le goût du jour", nous incitent à trouver magnifique telle ou telle œuvre parce qu’on en parle), ce n’est pas du tout parce qu’elles nous permettent de nous évader mais justement parce qu’elles nous l’interdisent avec bonheur, parce que, pour une fois, nous sommes sommés par une expérience d’être « ici maintenant ». Il ne serait pas faux de penser qu’il existe une stratégie de diversion humaine à l’égard du présent. L’œuvre d’art, au contraire, est une coupe instantanée du monde. Quelque chose du pur fait d’écouter maintenant est la musique, de voir est la peinture, d’imaginer est le cinéma.
Toute œuvre d’art est « cryptée », c’est-à-dire qu’elle ne se manifeste jamais à nous avec la simplicité banale de nos perceptions quotidiennes. Nous voyons des personnes, des objets, des couleurs, nous entendons des sons connus de nous. Nous les « reconnaissons », tout simplement parce que nous les référons à des situations personnelles, identifiables, dans lesquelles nous avons un rôle à jouer. Cela veut dire que quelque soit le contexte dans lequel, dans notre vie courante, nous rencontrons ces personnes, ces objets et ces sensations, nous les intégrons à un mouvement global qui finalement est celui d’une vie ayant à suivre son cours. Je ne vais pas m’extasier devant la forme d’un lavabo ou d’une chaise dans le fil d’une existence qui se perçoit elle-même comme une succession de choses à faire. Qui de nous ne commence pas sa journée de travail en regardant son « agenda » (traduction latine de « ce qui doit être fait ») ?


Si l’on y réfléchit, la question qu’il nous arrive de formuler devant une expérience qui nous semble inutile : « qu’est-ce que j’en ai à faire ? » se situe exactement, d’un point de vue littéral, dans ce genre d’attitude dont nous ne percevons pas toujours qu’elle est seulement une attitude possible (ce qui signifie qu’il en existe une autre). Nous n’avons précisément « rien à faire d’une œuvre d’Art » parce qu’elle ne se présente pas à nous dans la continuité de ce mouvement d’ « affirmation de soi », de « faire ses preuves » dans le registre de tous les rôles que nous avons à jouer aux yeux des autres : nos supérieurs hiérarchiques, nos amis, notre famille, etc. L’œuvre ne se laisse pas embarquer dans ce processus de détournement par le biais duquel nous utilisons toutes nos expériences plus ou moins explicitement comme autant de lignes à rajouter dans un CV en vue de promouvoir notre image.

Il n’est rien de plus désolant, de ce point de vue, que ces « selfie » par l’intermédiaire desquels des « amateurs d’art » se photographient eux-mêmes devant la Joconde, pour prouver qu’ils l’ont vue (alors que justement ils n’ont rien vu du tout). Quiconque fait du tourisme trouve dans la plupart des guides une sorte de parcours obligé de toutes les œuvres « qu’il faut avoir vu » pour pouvoir ensuite dire à leurs amis qu’ils ont effectivement vécu cette expérience « rare », sans se rendre compte qu’ils ont précisément exclu de ce moment tout ce qu’il pouvait vraiment recéler de « rare » puisque ils se sont soumis à la dictature du « il faut avoir vu ». 

Cela ne signifie pas que la Joconde ou la Chapelle Sixtine ne sont pas des œuvres d’art, mais que nous avons créé une certaine attitude, promu une certaine représentation de la culture qui rend précisément impossible la perception « artistique » de l’œuvre d’art. Percevoir ce qui fait de la Joconde une « œuvre », c’est se détacher totalement de l’idée d’une certaine image de soi à promouvoir aux yeux des autres, c’est se laisser fasciner par le trouble d’une réalisation humaine dont la manifestation s’impose à nous sans la moindre attente d’un quelconque retour, sans rendement, sans bénéfice. Ce n’est pas parce qu’elle est « belle » que cette œuvre nous touche, mais parce que nous réalisons, à un certain niveau, qu’elle a été peinte dans l’efficience d’un abandon radical de tout espoir de reconnaissance. Léonard de Vinci n’a pas créé ce chef d’œuvre pour que l’on souvienne de lui, il l’a créé parce que quelque chose de la toile « a toujours été là avant », mais quoi ? La lumière dont le tableau n’est après tout qu’une certaine déclinaison chromatique, la gravité qui maintient Mona Lisa dans l’équilibre vertical d’une certain posture, la profondeur de champs qui distribue sur la toile les territoires visuels de toutes les présences. Il peint ce qu’ « il y a ».
Les œuvres d’art ne sont pas cryptées sous l’influence de la volonté des artistes qui inventeraient des situations pour formuler des messages qu’ils enverraient à leur public, mais sous la pression d’un instant présent qui ne s’effectue jamais autrement qu’en libérant des forces telluriques, lumineuses, sonores, atmosphériques. L’œuvre d’art c’est ce qui « est » d’un instant qui « est ».


"Une connaissance de l'Univers est-elle possible?" - 2




3) L’univers et l’universel (science et idéologie)
On pourrait dire, en un sens, qu’un mathématicien ne « pense » pas en ce sens qu’il ne dit jamais « je pense que… » (mais c’est justement dans ce « je pense que… » que consiste l’idéologie). Ce qu’il avance dans son raisonnement, c’est ce qu’il ne peut pas ne pas avancer. Toute logique repose sur l’adéquation entre les prémisses et les conclusions : si x est en relation avec y et y en relation avec z alors x est en relation avec z. S’il existe en mathématiques un degré de certitude qui n’est comparable avec aucune autre science voire discipline, c’est justement parce que rien n’y est « idéologique ». Une connaissance de l’univers est possible dés lors qu’elle est fondée sur une logique de déduction des phénomènes universelle, formelle, rigoureusement appliquée, notamment sur le principe de non-contradiction. Il existe des lois dans l’enchaînement des propositions mathématiques et c’est l’absolue rigueur de ces lois qui donne le résultat exact. Tout raisonnement purement mathématique est nécessairement juste précisément parce que la nécessité qui rend possible la déduction de telle proposition de telle autre est une nécessité universelle qui n’a aucun rapport avec les conditions particulières d’une expérience, faite dans un endroit précis de l’univers.
Les idéologies nous proposent des « lectures » de la réalité mais la science ne se laisse bercer par aucun présupposé interprétatif, d’abord parce qu’elles ne suit, dans les disciplines non expérimentales que des raisonnements entièrement logiques fondés sur le principe de non-contradiction et ensuite parce qu’elle n’avance rien dans les sciences expérimentales sans que cela ait été passé à l’épreuve des faits et totalement réfuté si l’expérience a contredit l’hypothèse.

Galilée écrit : « la nature est un livre écrit en langage mathématique. » Mesurer des grandeurs, des extensions, des durées, des poids, etc, dans l’univers, les caractériser par des symboles et appliquer à ces symboles les principes formels et universels des mathématiques : tel est le travail et la clé des avancées scientifiques selon lui et, avec lui, de toute la science moderne. La connaissance de l’univers est possible dés lors que nous pénétrons la logique des phénomènes, que nous mettons à jour les lois universelles qui les gouvernent étant entendu que ces lois ne sauraient être d’une autre nature que « rationnelles ». Le présupposé de ce que l’on appelé, à partir de Galilée, la science moderne réside donc dans l’évidente adéquation des principes mathématiques avec de ceux de la physique, comme si l’univers ne pouvait pas obéir à d’autres lois que celles, universelles, du raisonnement. 
Mais c’est précisément sur ce point qu’il convient de faire porter le problème. Dans cette représentation d’un univers « un », identique à soi à l’intérieur duquel tous les phénomènes sont, en droit, « lisibles » et offerts à un mode de lecture scientifique, sommes-nous confrontés à la réalité de ce qui nous entoure ou bien à la limite « configurationnelle » (on pourrait presque dire « mentale ») de ce que nous pouvons en saisir ? Que l’univers « soit », qu’il soit identique à lui-même, n’est-ce pas la condition sine qua non de notre prise en considération de toute réalité ? Comment pourrions-nous connaître ce dont nous ne constituerions pas la nature en « objet » par le fait même de notre connaissance ? Ce que j’essaie de connaître, par le fait même que j’essaie de le connaître, est préalablement posé comme « objet possible de connaissance ». Le propre de toute connaissance scientifique consiste dans cette idée selon laquelle il est possible de constituer un savoir objectif, rationnel et universel de la « chose » observée. Mais que l’univers soit « une chose », cela est très loin d’être « évident ».
Pasteur affirme qu’on ne fait pas d’expérience sans avoir une idée derrière la tête. Cela signifie qu’un expérimentateur éprouve « une » hypothèse et qu’il l’interroge, par le biais de l’expérience, conformément au principe de non-contradiction. La réalité observée dans le déroulement de l’expérimentation l’est donc relativement à « une » question. Mais c’est précisément cette polarisation de l’attention du chercheur qui pose question. 

Or, c’est précisément en elle qu’Emmanuel Kant dans « la préface à la seconde édition de la critique de la raison pure » fait consister la révolution de la science moderne : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elles doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire à la laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient pas à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. »
La raison humaine ne saurait voir dans la réalité quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, autant dire un univers et non pas un chaos, car si elle le faisait, elle serait réduite à « prendre acte » de faits aléatoires se produisant ici ou là sans qu’il se rattache à une loi, c’est-à-dire sans que l’on puisse discerner dans tout ceci la logique d’un sens, l’efficience d’une lisibilité. On pourrait dire que Kant revendique et légitime sans état d’âme ce protocole expérimental par le biais duquel la raison se présuppose elle-même dans sa prise de contact avec la réalité. Celle-ci est bel et bien présente mais elle ne l’est qu’en tant qu’elle est préalablement interrogée par une question. L’expérience « tranche » ; en même temps elle n’effectue cette fonction décisive que sur le fond d’une hypothèse rationnelle formulée par un esprit humain. L’image utilisée par Kant est, de ce point de vue très parlante : « Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d’une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordant entre eux l’autorité de lois, et de l’autre, l’expérimentation qu’elle a imaginée d’après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, non comme un écolier qui apprend de son maître mais, au contraire, comme un juge en fonction qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose ».

Nous ne pouvons rien apprendre de la nature en « restant passifs ». Galilée, grâce à l’expérience, nous a prouvé à quel point il fallait « tenter », « tester » des « possibilités ». La réalité extérieure n’a rien à nous dire, mais elle peut répondre. Nous savons bien néanmoins qu’un juge ne pose de questions aux témoins qu’à partir d’une « affaire » et qu’il ne les interrogera qu’en fonction de la nécessité qui est la sienne de savoir si l’accusé est coupable ou pas. Le témoin est libre de répondre mais seulement dans le cadre imposé par la question, de telle sorte que toute personne assistant à l’interrogatoire percevra bien, quelque soit la réponse, l’implicite d’où elle est issue. Que ce soit l’avocat de la défense ou le procureur qui interviewe le témoin suffit à influencer les jurés qui perçoivent plus ou moins inconsciemment le parti pris d’où s’exprime l’interrogateur. Ce qui va faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre est finalement moins la réponse que l’habileté de la question à faire sortir de la bouche du témoin le détail conforme à l’hypothèse d’où elle part. Dans un procès, on n’assiste donc en aucune manière à l’éclatement de la vérité mais on mesure le « métier » des avocats, on subit l’influence de leur capacité à imprimer aux faits et aux réponses des témoins un mouvement, un « tour » favorable à ce qu’ils sont chargés de prouver, étant entendu qu’ils le sont « par leur fonction ». « Dites la vérité, rien que la vérité, dites : « je le jure » » : cette formulation devrait être, en toute rigueur, suivi de cet avertissement : (« Dites la vérité »  impartiale…. en répondant à des questions partiales, arbitraires).

L’inquisition, au moyen-âge, soumettait à « la question » l’accusé en le torturant, c’est-à-dire en posant des questions à la personne soupçonnée sous la pression d’une telle violence physique qu’il finissait évidemment par se conformer à l’hypothèse de sa culpabilité. Nous n’en sommes plus là aujourd’hui, dans les pays « libres », mais peut-être sommes-nous moins, de ce fait, attentifs à la violence mentale de toute interrogatoire qui ne peut pas se concevoir sans que les questions ne soient fondamentalement intéressées. Quelque soit le contexte, toute question importe moins par sa réponse que par l’implicite à partir duquel elle se pose (dans quelle mesure, toute question ne reviendrait pas nécessairement à une « fausse question »), et cet implicite, dans le contexte de l’expérimentation scientifique, est un univers rationnel, lisible, donc prévisible. C’est l’univers de Laplace : « Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »
La rencontre de l’hypothèse scientifique avec « ce qui n’est pas elle », soit la nature, est donc problématique dans la mesure où la parfaite cohérence avec elle-même, c’est-à-dire l’efficience en elle d’une rationalité intrinsèque capable d’englober la réponse de l’expérience dans la visée de son préalable semble non seulement manifeste mais clairement revendiquée par Emmanuel Kant. Nous n’obtenons rien de la nature si premièrement, nous ne partons pas du principe qu’elle est questionnable rationnellement et deuxièmement nous ne lui posons pas expérimentalement ces questions sous la forme d’hypothèses auxquelles elle est « sommée » de répondre, mais aussi efficace qu’il puisse être dans sa capacité à nous donner la connaissance des lois de l’univers, ce principe n’en est pas moins un « parti-pris »: celui que la nature est universelle. Que ces lois fonctionnent, cela ne prouve pas nécessairement que l’univers est rationnel mais plutôt que nous ne pouvons pas connaître la nature sans la présupposer « une ».

Mais alors la thèse de la falsifiabilité soutenue par Karl Popper  devient elle-même discutable dans la mesure où c’est précisément l’argument qu’il invoque pour distinguer la science de l’idéologie, soit le « non » de l’expérience, qui nous apparaît maintenant comme éminemment suspect. Le « non » de l’expérience  n’est décisif que « relativement » à la question de l’hypothèse. Questionnée, la nature ne peut se soustraire à cet arbitraire scientifique qui lui impose comme un « prérequis » le fait d’être questionnable, c’est-à-dire finalement d’être un Univers et non un chaos, et cela est vrai, que la réponse soit oui ou non. Il est vrai que le chercheur n’avance rien qu’il ne puisse fonder sur des faits, mais c’est dans l’exacte mesure où le scientifique se soumet totalement au verdict qu’il libère son arbitraire dans la dictature du procès. Que la nature ait à répondre à des questions, cela n’est pas évident, et c’est bien d’une certaine manière, ce que l’expérience des fentes de Young manifeste explicitement. L’efficience d’une idéologie scientifique ne se manifeste pas dans la réponse de la nature mais dans le fait, qu’elle s’accorde arbitrairement à elle-même de plein droit, de poser un certain style de questions qui ne peut entraîner qu’un certain style de réponses.