lundi 29 mai 2023

Terminales 3 / 5 / 7: peut-on avoir raison contre l'état?

 


Problématisation:

Peut-on avoir raison contre l’état si c’est par raison qu’on obéit à l’état, ou du moins que nous en saisissons la nécessité, et donc la légitimité? Le sujet devient donc peut-on avoir raison contre l’état si la légitimité de l’état, c’est la raison. La formulation s’éclaire dés qu’on l’énonce de cette façon.

Quand nous affirmons que nous avons raison, nous voulons dire que nous sommes dans le vrai. Nous n’avons pas tort parce que nous avons réfléchi à ce que nous avons dit et que nous ne l’avons pas énoncé sous le coup d’une impulsion ou d’une opinion prise pour argent comptant. Mais d’emblée nous saisissons qu’il y a quand même une ambiguïté dans l’utilisation de cette expression: avoir raison c’est aussi l’emporter contre celle ou celui qui a tort. Une personne qui me dit que j’ai raison est quelqu’un de « convaincu ». Puis je être plus convainquant que l’état, sachant que l’état ce n’est pas seulement  une instance dirigeante fondée sur la raison mais aussi une administration dotée d’un pouvoir de coercition, c’est-à-dire d’une force susceptible de s’imposer par la violence si c’est nécessaire? Puis-je avoir raison contre une raison qui a raison d’utiliser au besoin la force pour faire respecter le droit? N’y aurait-il pas une forme d’auto-légitimation de la raison par elle-même dans l’exercice autoritaire de l’état? Mais n’est-il pas irrationnel de s’imposer arbitrairement  un état comme auto-légitime? 

Il nous faut reprendre cet enchaînement de questions en l’axant sur ce qui apparaît comme le fond du problème: l’état est le fondement rationnel de cette autorité grâce à laquelle un territoire est une zone de droit. Cela signifie que dans un état, ce ne sont pas les rapports de force brutes qui animent les relations entre les citoyens mais bien des lois, c’est-à-dire des règles dont le postulat est l’égalité de tous les citoyens. C’est bien cela un état, et à ce titre on perçoit bien que l’on n’a pas raison d’arguer contre l’état, puisque il est justement ce qui garantit que la raison puisse avoir raison et pas la force naturelle qui est inégalement répartie selon les personnes. On ne peut avoir raison contre l’état et même on ne le doit pas si l’on veut vivre dans un régime politique où la raison l’emporte sur la force

Mais en même temps, si l’on ne peut jamais avoir raison contre l’état, n’y aurait-il pas une forme de totalitarisme, c’est-à-dire d’auto légitimation (ou encore en d’autres termes une sorte de discours qui dirait en substance: «  j’ai raison parce que j’ai raison ») de l’état? Le propre d’un état c’est de poser le fondement de sa légitimité sur la rationalité, plus que sur la nature (droit du sang), ou sur la religion. Mais une raison qui s’auto-légitime, fût-ce à titre de raison n’est-elle pas tout aussi totalitaire qu’un régime de terreur qui impose et fonde l’exercice de son pouvoir par la terreur? Que faut-il que l’état soit pour que sa légitimité ne soit pas discutable? Ne serions nous pas en droit d’exiger de l’état qu’il soit assez raisonnable pour ne pas s’auto-légitimer?

Peut-être alors faut-il qu’il soit précisément ce qui résulte d’un processus de délibération.  On ne peut pas avoir raison contre l’état si l’état est en lui-même déjà l’instance où ne cesse de s’ouvrir l’espace d’un dialogue public au sein duquel avoir raison se forge, s’élabore, se construit dans le lieu d’une intersubjectivité fondée sur la libre parole. On ne peut pas avoir raison contre l’état si l’état c’est déjà l’instance au sein de laquelle « avoir raison » fait l’objet d’une délibération incessante, processuelle et jamais contrainte, ni figée. L’état, c’est ce à l’intérieur de quoi s’élabore difficilement, laborieusement, c’est-à-dire dans l’efficience d’une perpétuelle remise en cause de soi ce que c’est qu’avoir raison.  Dés lors comment pourrions nous avoir raison contre l’état s’il est cela même qui est en puissance de la raison? (Être en puissance: ce qui contient potentiellement, ce qui crée de soi la possibilité. Etre en puissance de ceci ou cela, c’est l'avoir en soi, être le vecteur de l'accomplissement de ce ceci ou cela)

L’idée même selon laquelle il est nécessaire que des contre-pouvoirs aient constamment au sein même de l’état droit de cité contre le pouvoir justifie qu’il soit un état et qu’il ait raison , même quand il a recours à la force. On saisit mieux maintenant la puissance du « non », même si cela aboutit à une conclusion un peu paradoxale: ce serait la fragilité même de l’état qui constituerait dans une telle conception sa force. L’Etat est une autorité grâce à laquelle les rapports entre les citoyens sont fondés sur le droit et non sur la force, mais demeure ouverte la question de savoir ce qui fonde cette autorité. Comment le droit pourrait-il s’auto-légitimer autrement que par la force comme un fait accompli?


  1. Comprendre la notion d’ « Etat » en la distinguant de celle de « Nation »

L’étymologie est ici très utile: état vient du latin status de stare: « se tenir ». Nation est reliée au verbe nascere qui signifie naître. Le terme "nation", comme le dit Wikipédia, désigne les petits d’une même portée. On pourrait presque dire que déjà tout le problème de l’état se situe dans cette opposition qui s’impose entre, d’une part, une identité faite entre des personnes reliées par une origine commune: par une langue, un ensemble de traditions, un ancrage religieux, géographique et, d’autre part, une unité légale exclusivement fondée sur la soumission à des lois communes, indépendamment de son origine.  Pour résumer: dans la nation l’identité est faite, pour l’état elle est « à faire », ou encore l’unité de la nation est factuelle, celle de l’état est légale et juridique. Elle est de droit. Nous portons presque physiquement notre nation en nous, dans les traditions, les coutumes, les habitudes, les façons d’être héritées d’une culture et d’une langue. 

L’état est une institution garante de toutes les institutions. Il « se tient » et n’a pas d’autre but que donner à une population sur un territoire une stabilité, une tenue dans tous les sens du terme (êtes debout, se tenir bien, etc.). Ce qui s’active dans l’état, c’est la capacité des êtres humains à créer un cadre à l’intérieur duquel la vie des citoyens n’est plus menacée, et donc dans lequel la survie n’est plus une préoccupation. Dés lors quelque chose d’humain peut s’effectuer en ce sens que l’homme n’est plus un animal qui lutte pour sa survie, mais un être qui peut donner naissance et cultiver une façon d’être, un style d’être que l’on peut appeler l’humanité.

La nation est moins fondée sur la notion d’humanité que sur celle de culture, sur ce qui devrait réunit non pas une population mais « un peuple ». En-deçà du style d’être humain, il y a des styles de vie qui sont propres à des cultures différentes, elles-mêmes fondées sur des langues, des traditions, des religions. Dans la nation, l’unité est donnée, dans l’état est est ce qui se constitue. C’est finalement assez trompeur, en fait, parce qu’on pourrait croire que l’état est une notion figée alors que la stabilité, l’unité, la continuité, c’est ce qu’il se donne pour mission instante d’effectuer « maintenant » par des lois alors que pour la nation, c’est déjà fait mais par des liens plus « viscéraux », plus « sanguins », plus « donnés ». Cette opposition entre le « déjà là » de la nation et le « toujours à faire » de l’Etat  est probablement la clé grâce à laquelle s’explique la tentation toujours forte du nationalisme.  Jusqu’à quel point les exigences purement légales de l’état sont-elles compatibles avec celles, culturelles  de la nation ? Si les lois mises en place dans un état semblent aller à l'encontre de la culture propre à ma nation, à laquelle des deux notions donner ma préférence?  Est-il plus nécessaire de faire tenir une population ensemble dans un état en faisant respecter les lois qui fédèrent entre eux des citoyens ou de maintenir l’identité déjà actée d’un groupe dont l’entente semble déjà fondée sur UN mode de vie, et sur Un seul.

Peut-être la notion de « style » serait-elle de nature à éclairer cette opposition. Il y a:

  1. le style d’être soi, en tant qu’individu
  2. Le style de la culture que l’on cultive en tant que peuple
  3. Le style d’être humain 
  4. Nous pourrions rajouter le style d’exister propre au da sein

La nation intervient au 2. L’état se situe au 3. Pour le comprendre, il suffit de rappeler Aristote et le zôon politikon qui consiste précisément dans ce lien entre état et humanité (mais on peut quand même faire remarquer qu’il parlait au 4e siècle avant JC dans le cadre assez limité des cités, lesquelles sont sans discussion des états-nations (les étrangers n’y étaient pas considérés comme des citoyens libres)). Aristote néanmoins défend la fonction anthropogenétique de l’état (l'état est une machine à faire de l'humain). Vivre dans un état correspond à une donnée humaine exclusive: notre statut d’être de parole. Nous ne pouvons pas être humain ailleurs que dans un territoire dans lequel nous sommes à même, par la dimension sémantique de la parole, de créer des situations humaines, c’est-à-dire nouvelles. Le fond de l’affaire se situe ici: pouvons nous en rester à l’idée de ne créer que des situations " de langue française, ou anglaise ou chinoise, ou russe, etc"? 

Si rien ne manifestait une caractéristique propre à un style d’être humain, alors oui, probablement aurions nous raison de constamment privilégier la nation sur l’état. Mais ce n’est pas le cas et c’est bien ce que réalise le 4. Il existe une façon d’être, propre à tout homme en deçà de sa langue, de sa culture, de sa religion, c’est qu’il «  est là » et qu’il ne sait ni pour quoi, ni en vue de quoi, ni comment et qu’il n’est pas convoqué par une tâche qui serait partie intégrante de son être. En fait le 4e style impacte totalement les trois autres. Finalement il y a toujours la tentation chez tout homme de s’inventer de toutes pièces des raisons artificielles d’avoir « plus de droits » que la nature, plus de droits que l’animal, plus de droits qu’un migrant ou qu’un immigré; mais tout cela en fait traduit le déni du da sein, c’est-à-dire le primat ontologique d’un style d’être imposé par une condition de dénuement absolu.  L’homme est précisément la créature qui n’est pas accueillie dans le fait d’être comme dans sa maison natale. Il est la créature privée ontologiquement de terre natale. Il n’habite pas le fait d’être naturellement, de plain pied. Et c’est justement cela, cette déficience ontologique première, radicale qui explique et fonde sa nature politique.


2) Nationalisme et fausse nostalgie du « biotope » (lebensraum)

De fait, toute idéologie nationaliste aboutit finalement à la notion de lebensraum, d’espace vital, c’est-à-dire à l’idée selon laquelle il y aurait chez l’homme des milieux qui seraient propres à «  leur être ». « La France aux français », c’est un peu comme le cri du coeur d’une araignée qui dirait: « la toile à l’araignée » ou encore celui de la tique: « la peau sans poil d’un mammifère à la tique ». Ce qui travaille en profondeur toute revendication nationaliste, c’est la nostalgie d’un biotope, mais le problème c’est qu’elle ne repose en réalité sur aucun souvenir car du plus loin qu’un Humain puisse se souvenir, c’est au « dasein » qu’il aboutira et pas au biotope. Le style d’être humain se constitue comme une construction et ne s’appuie sur aucun donné. C’est cela qui nous fait humains, zôon politikon. C’est ça une cité: un état plus qu’une nation. N’intervertissons pas les rôles: ce n‘est pas en tant que français que nous cultivons le fait d’être humain, c’est en tant qu’humains que nous sommes de culture française, ce qui signifie que c’est en tant que Dasein que nous avons créé plusieurs cultures, dont celle de type occidental.

Beaucoup de choses s’expliquent ici, dont les rivalités et les guerres entre les nations ou en ce moment les conflits de civilisation (Poutine évoque bien le mode de vie occidental). Viendrait-il à l’araignée l’idée de lancer une guerre de civilisation contre la mouche? Non, ce n’est pas au biotope de la mouche qu’elle en veut mais tout simplement à la mouche qu’elle va manger. Elle n’a rien contre elle: leur deux biotopes sont faits pour s’articuler l’un à l’autre, donc, au contraire, ils ont besoin l’un de l’autre. 

Mais Il n’y a pas chez les humains, par exemple: un biotope occidental et un biotope oriental. Si c’était le cas, nos modes de vie seraient compatibles, et visiblement ils ne le sont pas. C’est là finalement toute la question, et tout le problème: nés que nous sommes en tant que dasein, nous existons dans l’état donné d’une angoisse que nous nous efforçons par tous les moyens possibles de nier, de dépasser, de contourner en nous épuisant par tous les moyens à retrouver l’ancrage natal de la Mère Patrie, c’est-à-dire d’un milieu. C’est exactement comme une plante verte qui se serait éveillée déracinée et qui n’aurait de cesse que de retrouver « son pot d’origine », son « terreau nourricier et natal ». 

Mais l’histoire de cette plante commence avec l’absence de terreau: c’est ça la puissance de la notion de dasein, et c’est bien cela aussi qu’à sa façon Aristote définit comme zôon politikon. Nous sommes l’animal pour lequel le fait d’être a à se constituer sans être à même de s’originer, de s’enraciner dans la moindre nature. L’histoire des nationalismes peut finalement se décliner comme celle de l’entêtement de certains humains à refuser leur condition de dasein et par conséquent à ne pas discerner tout ce que cette situation (déstabilisante il est vrai) revêt en terme de « destin à forger », de devenir politique. Dans son livre « la loi du sang », Yohan Chapoutot prouve que le registre lexical du droit et des thèses juridiques fondatrices du 3e reich se situe exactement  dans ce jeu de références réitérées du droit du sol, à la terre, au sang, au gêne, etc. 


Mais cela ne condamne pas du tout la notion de nation globalement. Le nationalisme est une pathologie, une torsion très dommageable à  l’esprit de la nation qui finalement peut se définir comme l’une des façons cultivées par les hommes d’assumer leur condition de dasein. Mais alors que faut-il que soit cette notion pour retrouver avec justesse et authenticité cette origine? 
                Pour répondre, il importe de bien réaliser à quel point le dasein est une question, il est ce que c’est qu’ « être en question », étant entendu que c’est l’Humain qui s’exprime au travers de cet être en question du dasein. Nous comprenons dés lors que le pire qui puisse arriver au processus d’assomption de ce que nous sommes par nous (qui le sommes), c’est de croire que la nation est une réponse à la question du dasein. Il faut nous faire à l’idée que nous sommes des exilés ontologiques, des migrants de la question de l’être. Nous avons été bannis mais en même temps « bannis » d’aucune terre natale. Le bannissement est notre point de départ et d’aboutissement (c'est peut-être l'un des points à retirer de l'exclusion du jardin d'Eden d'Adam et Eve). Etre, c’est une condition que nous n’approcherons jamais autrement qu’en tant qu’exilés.  
            Dés lors les nations et les modes de vie distincts en fonction des cultures sont vraiment fascinants, riches, dignes d’attention, mais seulement en tant qu’ils ne font que décliner la multiplicité des modalités de cet exil. Etre français n’est ainsi que l’une des multiples possibilités d’assumer le dasein. Le questionnement de l‘être se dit en plusieurs sens et chaque mode de vie humain, chaque culture, chaque langue cultive et déploie l’un de ses sens. Il y a bien là de quoi tenir à sa nation, mais précisément dans la réalisation pleine et entière qu’elle est tout le contraire d’un biotope, d’un milieu. Une nation peut venir au monde et ça s'appelle un style de vie.Tout est clair ainsi: l’Etat c’est ce par quoi l’humain s’affirme, au sens d’Aristote, comme zôon politikon, ou au sens de Heidegger comme dasein et les nations décrivent les différents sens, les langues dans lesquelles se formulent cette seule et même question qu’est le da sein. Mais à aucun moment de notre existence, nous n’avons à nous mettre en tête de répondre. Le da sein est une question dans le silage interrogatif duquel nous existons et c’est ça: être humain.

Mais alors: peut-on avoir raison contre l’état?  Non, l’état c’est ce par quoi l’humain cultive sa raison d’être, laquelle se trouve consister dans le da sein. 


3) Le fondement de l’état  et la pharmakon

Il y a dans l’état une dimension ontologique essentielle, donc, puisque elle revient à donner à l’homme la consistance au sein de laquelle il lui sera exclusivement donné d’assumer sa condition fondamentale de da sein. Mais que finalement l’état soit seulement la reformulation politique d’un questionnement ontologique est une thèse difficile à admettre tant il est vrai que la question politique se pose aux hommes avec urgence, comme l’atteste bien la théorie politique de Hobbes (qui consiste à répondre à l’urgence de la guerre de chacun contre chacun par la nécessité urgente d’un contrat par le biais duquel tous les citoyens échangent leur liberté totale non assurée contre une liberté restreinte garantie). Il est difficile de concevoir l’état comme une autre façon de poser la même question que celle de l’être. Au contraire la plupart de théories politiques le définisse comme une « solution », quitte à ce qu’elle soit imparfaite. C’est exactement cette nécessité et cette imperfection que Kant essaie ici de fonder en raison dans cet texte:

« L'homme est un "animal", qui, lorsqu'il vit parmi d'autres membres de son espèce, "a besoin d'un maître". Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l'égard de ses semblables, et quoique en tant que créature raisonnable il souhaite une loi qui pose les limites de la liberté de tous, son inclination animale égoïste l'entraîne cependant à faire exception pour lui-même quand il le peut. Il lui faut donc un "maître" pour briser sa volonté particulière, et le forcer à obéir à une volonté universellement valable; par là, chacun peut être libre. Mais où prendra-t-il ce maître ? Nulle part ailleurs que dans l'espèce humaine. Or ce sera lui aussi un animal qui a besoin d'un maître. De quelque façon qu'il s'y prenne, on ne voit pas comment, pour établir la justice publique, il pourrait se trouver un chef qui soit lui-même juste, et cela qu'il le cherche dans une personne unique ou dans un groupe composé d'un certain nombre de personnes choisies à cet effet. Car chacune d'entre elles abusera toujours de sa liberté si elle n'a personne, au-dessus d'elle, qui exerce un pouvoir d'après les lois. Or le chef suprême doit être juste pour lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes ; à vrai dire sa solution parfaite est impossible ; le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut  rien y tailler de bien droit "                                                                                    

  Emmanuel Kant

Kant, Idée d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitique



Le gouvernement de l’humain par l’humain étant impossible, il faut bien qu’à un moment l‘état s’impose comme un « « il faut » ce qu’il faut », c’est-à-dire comme une autorité qui se justifie d’être par le fait d’être, parce qu’il le faut bien, en somme. Nous retrouvons ici le fond commun de toutes les thèses kantiennes, à savoir la division en l’homme de son moi empirique et de son je transcendantal, ou en d’autres termes de sa part désirante et de sa part raisonnante. Tout être humain vit dans cette ambiguïté entre ce qu’il éprouve et ce qu’il comprend. Nous avons besoin d‘un maître parce qu’en nous, il y a toujours la tentation animale de nous privilégier, de faire prévaloir l’intérêt personnel sur l’intérêt public, alors même que nous savons que cela va à l’encontre de toute vie en communauté. Nous savons ce qu’il faut faire et nous l’approuvons mais nous faisons exactement l’inverse (« video meliora proboque, deteriora sequor » - Ovide Métamorphoses ("je vois le meilleur et je l'approuve, mais je fais le pire"). Par conséquent, il faut qu’une autorité s’impose à nous dotée du monopole de la violence légitime (Weber) et brise cette pulsion égoïste. 

Mais où la trouver si ce n’est dans l’humanité? Or comme cette condition duelle de l’animal égoïste et de l’être raisonnable est propre à tout être humain, ce maître que nous nous donnerons, quel que soit son mode d’élection, sera nécessairement un animal qui aura besoin d‘un maître. Nous avons besoin d‘un maître qui aura besoin d’un maître qui aura besoin d’un maître….L’état brise l’infinitude de cette question et il ne peut la briser que brutalement, imparfaitement, c’est-à-dire en un sens illusoirement.  Il ne fait aucun doute:

  1. Que l’Humain a besoin d’un maître
  2. Que ce maître ne peut pas vraiment en être un 
  3. Donc que nous nous dotons d’un pouvoir dont nous savons bien que l’autorité est intenable ou infondée, ou encore qu’elle ne se fonde qu’au sein d’une dynamique qui n’est pas celle du meilleur mais du « moins pire ».

En 1983, Samuel Beckett écrit une nouvelle intitulée « cap au pire » dans laquelle nous trouvons cet extrait très éclairant: 

« D’abord le corps. Non. D’abord le lieu. Non. D’abord les deux. Tantôt l’un ou l’autre. Tantôt l’autre ou l’un. Dégoûté de l’un essayer l’autre. Dégoûté de l’autre retour au dégoût de l’un. Encore et encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’au dégoût des deux. Vomir et partir. Là où ni l’un ni l’autre. Jusqu’au dégoût de là. Vomir et revenir. Le corps encore. Où nul. Le lieu encore. Où nul. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon. »

Pourquoi mettre ces deux textes qui a priori n’ont pas grand lien entre eux en rapport? Parce que les deux nous parlent d’une situation d’échec. Nous ne pouvons qu’échouer dans le problème du gouvernement de l’Homme par l’homme nous dit Kant. Beckett évoque une défaite plus existentielle qui n’est pas sans faire penser au Da Sein.

La nouvelle de Beckett est souvent reprise à cause de cette idée: « Essayer encore…Rater encore. Rater mieux encore. » Si nous en restions là, nous pourrions l’appliquer à Kant. Gouverner l’humain par l’humain est impossible mais nous pouvons nous efforcer de «  limiter le ratage ». C’est ce que nous voulons dire quand nous parlons de « limiter les dégâts ». Par exemple nous, ici en France nous vivons dans une démocratie représentative et pour beaucoup d’entre nous, nous sommes convaincus que ce n’est pas le meilleur régime possible mais le moins mauvais, comme le dit Churchill. On s’efforce de rater de moins en moins cette tâche impossible de se donner un maître humain qui sera quand même forcément un animal (au sens Kantien d’égoïste: on voit bien que Kant connaissait très mal les animaux). Dans cette perspective, la question devient très intéressante: nous avons forcément raison contre l’état, mais une raison encore plus forte, encore plus travaillée nous commande d’entendre suffisamment raison pour accepter la possibilité que l’état ait de moins en moins tort. La sagesse de l’Homme, ce serait de ne pas attendre de l’état qu’il ait raison mais qu’il n’ait pas trop tort, qu’il soit à ce point l’instance de la médiation et de la « mesure » (étymologie ratio: proportion) qu’il réside en fait dans un dosage, dans une pharmacologie dans une « posologie ».

Se pourrait-il que l’état soit une version « laïque » (pas de caractère sacré) du pharmakon, c’est-à-dire à la fois le poison et le remède d’un patient (nous) qui ne veut ni complètement guérir ni vraiment sombrer dans la maladie? 

« Mais maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre la route du mal comme du bien. Qu’il fasse dans ce savoir une part aux lois de sa ville et à la justice des Dieux à laquelle il a juré foi » - Hymne à l’Homme Sophocle Antigone

Ce n’est pas parce que l’homme est malade qu’il a besoin d’un remède mais c’est parce qu’il est Homme (deinos, en grec: merveilleux et terrible) que ne peut lui être administré qu’un traitement risqué, qu’un médicament étrange dont la vertu thérapeutique frôle toujours la dangerosité du poison. Le texte de Sophocle décrit à quel point chaque invention de l’homme le crédite d’un nouveau pouvoir sur la nature et l’avertissement final a pour but de signifier l’extrême danger de ce pouvoir s’il n’est pas maintenu par le respect des lois de l’état et de la religion. On sait bien que la pièce illustrera la difficulté de cet entre-deux (Créon / Antigone). Sophocle et 22 siècles plus tard Kant ne disent donc pas exactement la même chose: L’auteur grec décrit déjà la condition humaine comme celle d’une créature « border line » dont le pouvoir est sans limites et, par conséquent pour laquelle l’auto-limitation est un devoir, une absolue nécessité. L’homme est voué à une alternative sans demi-mesure: être moins que rien (le destructeur du monde) ou plus que tout (le créateur d’un ordre qui est la cité bien ordonnée). L’état est l’instrument de cette absolue réussite mais la pièce elle-même et l’hybris (démesure) de Créon atteste du risque encouru par l’homme dans cet usage de l’état, lequel est finalement le prolongement du deinos: une machine merveilleuse et terrible pour un être merveilleux et terrible.



Le texte de Kant est bien moins tragique (et pour cause) et c’est à peine si l’image du bois et de ses noeuds parvient à illustrer littérairement l’ambiguïté de la créature humaine qui n’est pas du tout mis en relation avec la capacité technologique de l’homme mais avec sa double nature animale et raisonnable. L’état n’y est finalement décrit que comme un médicament dont le but est de limiter une contradiction finalement insoluble: l’homme a besoin d’un maître surhumain mais ce dernier restant introuvable, l’état est comme le substitut tout à la fois incontournable et imparfait de ce pouvoir transcendant. Il est ce qui pallie à l’absence d’un exercice transcendant du pouvoir. Mais alors, pour Kant, peut-on avoir raison contre l’état? De prime abord nous avons de répondre: « non » , puisque il consiste justement dans tout ce qui, en l’homme, manifeste la raison. Comment pourrions nous avoir raison contre cela même qui exprime notre part raisonnable? Mais ce maître qui exerce son pouvoir du sommet de l’état est à son tour un animal qui a besoin d’un maître.

C’est ici qu’intervînt la question du régime de gouvernement exercé par l’état. Si cet état est administré par une république, il est absolument impossible d’avoir raison contre l’état. Qu’est-ce qu’une république? C’est un système politique dans lequel la souveraineté et l’exercice du pouvoir appartient au peuple soit directement soit par l’intermédiaire d’élus. Le raisonnement de Kant est le suivant:


« Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que, quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de l’Etat, ont violé jusqu’au contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisqu’ils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il n’en demeure pas moins qu’il n’est absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : c’est que dans une constitution civile déjà existante le peuple n’a plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé qu’il en ait le droit, et justement le droit de s’opposer à la décision du chef réel de l’Etat, qui doit décider de quel côté est le droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc qu’il y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. »



A bien des titres, ce texte est la continuation du précédent (bien que ce ne soit pas le même ouvrage: doctrine du droit). L’interdiction de se révolter contre un état républicain, même si le chef de l’état rompt le contrat qu’il a signé avec le peuple qui l’a élu, vient de l’impossibilité absolue de définir un critère supérieur à celui de l’état, a fortiori quand celui ci est issu du suffrage de la population. Ce n’est pas que l'état ait toujours raison, du point de vue de la raison, c’est plutôt qu’il n’existe pas pour les citoyens de possibilité de trouver une transcendance, une hauteur, une autorité supérieure à celle qu’ils ont eux-mêmes ratifiée. Force a été donné au droit dans la personne de l’état (qui n’est pas une personne physique). Utiliser la force contre cette force du droit que représente l’état, ce serait donner une supériorité à la force sur le droit. On ne peut pas avoir raison de le faire.


4) «  Rater mieux  »: foutu pour foutu (ou porter à sa limite le Da sein)

Mais revenons au passage de la nouvelle de Samuel Beckett. Son sujet n’’est pas l’état. Il expose plutôt une sorte d’attitude particulièrement  défaitiste, de prime abord dans laquelle le dégoût d’exister semble rivaliser de répulsion avec le départ, la retraite, au sens de partir). Se dégoûter d’être et se dégoûter d’être là. Rater encore….rater plus mal encore. Dans cette étrange réciprocité répulsive du corps et du lieu, une « issue », semble poindre (enfin le terme est incorrect) qui consiste à rater magnifiquement, à aller toujours plus loin dans le ratage et donc pas du tout à s’orienter vers un moindre mal, mais au contraire vers le pire du pire. Allez pour de bon vers le pire. Il faudrait s’imaginer un enseignant assez provocateur pour dire à un élève qui a complètement raté son travail: est-ce que tu crois que tu peux faire moins bien? Que tu peux toucher du doigt le sublime ratage, la dissertation plus nulle que nulle?  Mais ce ne serait pas de l’ironie: puisque tu as choisi la nullité, va jusqu’au bout de cette nullité et peut-être découvriras-tu de quoi elle est la nullité.


Mais le contexte ici n’est pas du tout celui de l’enseignement. Cela semble assez proche du Da Sein. L’humain s’éveille dans l’exil du lieu (puisque il n’a pas de biotope)  et dans le dégoût d’être un corps et les deux se répondent dans leur mutuelle répulsion. Ce n’est pas un champ d’attraction mais un champ de répulsion. Et l’état pourrait être ce champ, en tant que drame au sein duquel nous faisons de l’extra-terranéïté une sorte de leitmotiv politique.  L’état non pas comme terre d’accueil mais légalité du refoulement à la frontière ou de la déportation dans des camps de migrants qui sont des « no man’s land ». Et si l’état était en train de devenir une machine absurde du non lieu, une machine légale de la non résidentialité humaine de la terre? (n'est-ce pas ce tableau horrifique qui es en train de devenir notre réalité?)

Quelque chose d’étrange de ce texte résonne avec une situation politique actuelle que nous vivons: le statut de « migrant », ou plutôt absence de statut et nous savons bien que cette absence de statut, pour des raisons aussi politiques qu’écologiques, va s’étendre à une part de plus étendue de la population mondiale. Cela veut dire que la logique des états est en train d’être poussée jusqu’à l’absurde par ce que l’on peut appeler « la situation » (en mêlant dans ce terme la géopolitique et la question climatique). Parmi toutes les espèces vivantes, l’une d’entre elles a mis au point une machine étrange dotée du pouvoir de l’exclure elle-même de son lieu de vie. C’est exactement comme si l’être humain privé qu’il est de biotope était en train de rendre impossible l’habitat de son lieu, une topique, ou mieux encore une « politopique » (ce terme n’existe pas, c’est un néologisme mais il désigne finalement une politique réussie, un zôon politique accompli au sens aristotélicien). En d’autres termes, le drame que nous vivons, c’est l’utopie, l’absence de lieu, le non-lieu faute de trouver dans la polis le juste équilibre du zôon politikon, étant entendu qu’il existe un rapport entre ce dernier et le Da sein. 

Samuel Beckett décrit à sa façon une angoisse dans laquelle nous reconnaissons  sous une forme plus littéraire les termes de Heidegger. De fait le da sein est un être ontologiquement exilé, exilé de la possibilité du biotope. Il est donc voué à créer son lieu: la polis, lequel sera géré par l’état. Dans celui-ci se dit une impossibilité: celle pour une créature sans lieu de trouver son biotope. Il faut bien se représenter l’incroyable défi qui se présente à nous: créer de toutes pièces un « lieu » qui soit pour nous l’équivalent du biotope pour l’animal, sachant en même temps qu’il ne peut pas et ne doit pas l’être. Nous nous en remettons à l’état pour mener à bien cette tâche (c’est-à-dire précisément en tant que zôon politikon et pas zôon) . Mais nous percevons bien aujourd’hui la faille de cette logique de la citoyenneté. De fait un migrant est un humain sans être un citoyen

Finalement le migrant assume un statut politique dramatique mais intéressant comme si en lui la condition ontologique de da sein se reconduisait en condition politique. Il est doublement exilé: existentiellement et politiquement, territorialement. Sa condition est vraie. Quelque chose du tragique de l’humain s’y manifeste, mais d’une vérité où pointe la faillite des états modernes, la faillite d’une constitution des droits de l’homme pour laquelle l’homme est nécessairement citoyen alors même que nous vivons le contraire: le migrant est un humain sans citoyenneté. Nous créons des "camps de transit"  dont les occupants, qu’ils soient bien ou mal traités (et ils le sont plutôt mal) ne sont pas reconnus comme citoyens. Cela veut dire que nous avons échoué  dans la feuille de route fixée par Aristote (le camp est l'opposé radical de la cité): il nous faut VOIR ça!

Il est totalement impossible de décrire adéquatement l’état sans le situer dans le rapport de l’homme au lieu, au topos. L’humain consiste dans l’exil du biotope, mais il semble aujourd’hui qu’il se dystopise et que l’état lui-même soit pris dans cette logique absurde. La notion de biopolitique crée par Michel Foucault explique précisément ce mouvement. Par biopolitique, il faut entendre l’exercice du pouvoir sur les individus en tant qu’ils sont des êtres vivants, ce qui contredit précisément la thèse d’Aristote. Il s’agit finalement de gouverner les hommes dans leur corps, dans leur organisme, dans leur ancrage à la vie, de miser davantage sur leur rapport à l’oïkos plutôt qu’à la polis. Hannah Arendt, notamment dans son livre « condition de l’homme moderne » pointe, à sa manière, cette dérive par rapport à l’origine même de la notion de polis. L’homme est à la fois un être vivant et un être tourné vers le monde (pas vers son milieu mais vers le monde - Arendt a été l’élève de Heidegger). La politique, c’est ce par quoi l’être humain se libère de son ancrage à la vie pour tenter « quelque chose » dans le monde, un « commencement, une aventure ». L’humanité est un défi dont la plupart des humains ne prennent pas conscience: « tenter un mode de vie qui ne soit pas que vivre ».


L’être humain est de par son origine de da sein un être dont le destin est la création pure, donc un être dont le destin est de ne pas en avoir. Aussi étrange que cela puisse sembler, le texte de Samuel Beckett n’est pas sans faire écho à ce destin paradoxal. C’est comme si l’humain s’y confrontait au Da sein dans ce que cette condition revêt de pure limite indépassable. Vivre dans ce double exil du lieu et du corps, c’est ça: être humain. Cela ne peut peut-être pas se vivre mais cela peut se tenter, comme le dit finalement Paul Valéry: « le vent se lève, il faut tenter de vivre ». Nous devons sans cesse résister à la tentation du biotope (nationalisme) et de l’utopie (idéologie) qui finalement se rejoignent dans le totalitarisme (mais il n'est pas exclu que la consommation de masse soit une forme larvée de totalitarisme et que nous européennes et européens, ce soit celle là que nous vivions: un totalitarisme d'autant plus efficient que c'est nous qui le désirons). Beckett semble dessiner le cap d’ une sorte de mouvement du pire: « foutu pour foutu », mais à bien y regarder, c’est davantage une ligne de fuite, dont il convient de ne pas oublier qu’elle se déploie dans une forme littéraire, donc artistique.


L’être humain est un être qui n’est jamais complètement dans son corps et jamais dans son vrai lieu, il est un exilé de naissance, un être sans terre natale. Dans le langage de Tyler Durden , dans Fight club, cela donne « un enfant non désiré de dieu ». Mais il n’en existe pas moins au coeur même de cette pauvreté de statut, de condition, de natalité une ligne d’assomption possible, très ténue, que Beckett trace: augmenter l’intensité de ce trauma qu’est le da sein jusqu’à ce que le dégoût et l’exil acquiert leur droit de cité dans l’art, jusqu’à ce que cela puisse s’écrire, se peindre, se chanter, se danser, se filmer, bref se créer, et pourquoi pas: « s ‘étatiser ».


Conclusion: « le peuple manque » - Gilles Deleuze (à partir d’une citation de Paul Klee)

L’état finalement se définit comme l’idée même d’institution. Etymologiquement ce terme vient du latin  in situere , situer dedans, se situer dedans. Quelque chose ici entre en résonance avec le biotope: l’état c’est le dedans que l’humain se donne lui-même en compensation de ce dedans du biotope qu’il n’a pas. Ce qui constitue l’état est donc originellement une posture d’exilé. Le da sein est l’exilé de l’être (avant d’en être la clairière, comme dit Heidegger). Dés lors nous mesurons tout ce que la notion d’état recèle de nécessité impérative et de risque. De quels dangers s’agit-il? Le premier consiste à croire que l’état doit être exactement comme un biotope (animal / mythe de l'Aryen), le second à l’idéaliser comme un Dieu (démesure du pouvoir: Créon). Mais où situer l’état par rapport à la situation d’ « exilé de naissance » du da sein?


Aucun de nous n’est complètement étranger à ce sentiment de gêne qui nous affecte lorsque nous entendons le terme de « politique culturelle », c’est-à-dire lorsqu’un état entend organiser une politique culturelle pendant la durée de son mandat.  Il n’y a vraiment rien à redire à une telle entreprise, mais,  en même temps, aussi nécessaire que soit cette politique, elle repose sur une inversion de l’ordre des causalités. Pour qu’il y ait politique, il faut qu’il y ait polis et pour qu’il y ait une polis, il faut qu’il y ait le monde, et pour qu’il y ait le monde il faut qu’il y ait l’oeuvre d’art, l’objet sacré, le rite. La reconnaissance du lieu comme monde, comme évènement au sein duquel les éléments, les forces, les êtres « sont » avant d’être de la matière première est antérieure à la constitution de la polis pour la bonne raison que la cité est la conséquence même de cette gratuité que les animaux ne voient pas, ni ne vivent.

Il faut que tout état donc consacre une part de son budget à l’art. Il le faut « évidemment », mais concrètement quel état réalise vraiment tout ce qui dans le fait qu’il soit ce qu’il est, c’est-à-dire « là » tient à cette évidence de l’art? Si toute oeuvre d’art est politique, ce n’est pas du tout parce qu’elle contient un message politique, mais parce qu’il n’y aurait pas de polis sans oeuvre, pas d’état sans oeuvre d’art. Mais qu’est-ce que ça veut dire?

Que dans toute oeuvre d’art, c’est le « nous » de tous les da sein qui s’effectue, s’incarne, se fait chair. Nous avons décrit la différence entre l’état et la nation en pointant le fait qu’ils ne visent pas le même « nous »: c’est un « nous humain » pour l’état et  un « nous culturel » pour la nation, mais finalement l’expression première du nous est celle du da sein et elle s’inscrit dans la relation entre le peuple et l’œuvre: « Il n’y a pas d’oeuvre qui ne fasse appel à un peuple qui n’existe pas encore » dit Paul Klee. Cela revient à décrire l’état comme un processus d’individuation.


Un processus d’individuation c’est ce par quoi une multiplicité part en quête de son moi en passant par un nous, mais encore faut-il ne pas se tromper de « nous ». La nation décrit le nous de l’identité nationale (en se focalisant sur le passé historique, religieux). L’Etat définit le nous de l’humanité en se fondant sur une universalité de raison (un devoir être). Par « peuple » ne pourrions nous pas dessiner une troisième possibilité assez peu empruntée: celle d’un nous du da sein dont le point de cristallisation serait l’œuvre. 

Pour bien saisir cette idée, il convient vraiment d’insister sur ce que Samuel Beckett dit à sa façon: on  ne peut exister sans mal vivre le fait d’être là, le fait d’être un corps. Nous nous vivons comme situés en dehors de ce que c’est qu’être, tout en étant. Par conséquent être un da sein, c’est vivre l’exil mais nous le vivons à plusieurs. Le da sein ne fait pas que décrire cet exil solitaire de l’être pour la mort puisque nous le vivons ensemble. Etre un da sein, c’est se reconnaître comme pris dans l’exode d’un peuple exilé, d’une communauté faisant peuple dans cet exil même par l’oeuvre.

ici encore rien ne saurait faire davantage sens que la puissance de ce nous dans la proximité des oeuvres préhistoriques; peintures ou mégalithes. Nous nous trompons en croyant que le « peuple » est un terme politique: un peuple se structure d’abord autour des rites et des célébrations, des oeuvres.  La phrase de Klee ne signifie pas du tout que toute oeuvre attend son public, elle veut dire que l’oeuvre est ce par quoi vient au jour le monde et l’espace public, par quoi se structure la chose publique, c’est-à-dire le « nous » du peuple.

Mais comme le dit le philosophe Bernard Stiegler, ce « nous »  est toujours à venir,: « nous nous manquons et ce parce que le nous devient un on : il est ce qui n’est pas donné, ce qui se forme et se déforme, ce qui se fait défaut, restant toujours à venir. Toujours à recommencer, et cela s’appelle aussi l’Histoire. Le peuple, en cela n’existe pas : il est une idée qui se forme dans la population et par laquelle le peuple consiste comme le désir de cette population. Et en cela, le peuple est à la population ce que l’idéal du moi est au moi. Le peuple est l’idéal de la population qui devient du coup l’idéal du peuple qui s’invente ainsi. »


Par l’oeuvre, la population est en puissance du peuple. La place de l’état s’en suit, et rien ici ne serait plus grave que de confondre Etat, Peuple, Nation. L’oeuvre ouvre un monde et réunit les da sein autour de l’horizon commun d’un peuple à venir. C’est à partir de cet effet de convergence d’un peuple que naît l’espace de la polis. Au sein de la cité l’état est cet espace public en puissance de la raison et aucune raison ne saurait exister ailleurs que dans cet espace là. Il est donc impossible d’avoir raison contre l’état à condition toutefois que jamais l’état n’oublie son origine, ni sa naissance.

Toutes ces notions très proches sont sources de confusion. Lorsque la guerre civile menace ou bien lorsque la cité doit faire face à un risque de désordre, on invoque la raison d’état pour justifier l’utilisation de moyens que ni l’éthique ni la morale ne sauraient accepter. Ici encore la confusion est manifeste: ce n’est pas parce que l’état et en particulier l’espace public de la cité est le seul lieu adéquat à l’exercice de la raison qu’il existe pour autant une raison d’état. L’état est en puissance de la raison, tout comme la population est en puissance du peuple par l’oeuvre et le rite, mais cela ne signifie aucunement qu’il puisse exister une raison d’Etat. On ne peut donc pas avoir raison contre l’état tant que ce dernier ne se méprend par sur l’articulation de toutes ces notions. C’est seulement au sein d’un état que peut se créer l’espace de délibération publique qui mérite le terme de raison, mais c’est justement un détournement complet de ce sens que de poser qu’il existe une raison justifiant par avance toutes les actions et les crimes éventuels d’un état.


dimanche 21 mai 2023

Terminales 3 / 5 / 7: D'un prétendu doit de mentir par Humanité (l'explication intégrale de l'oeuvre) - Emmanuel Kant

 


  1. Le « vice de forme »

Pour entrer dans cette oeuvre, on peut insister sur le fait qu’elle est orientée vers une action: « démolir ». Mais comme ce qu’il s’agit de détruire, c’est précisément l’argument employé par Benjamin Constant contre lui, cette démolition est une défense, une affirmation redoublée, peut-être renforcée de sa philosophie morale. Rappelons le! L’argument utilisé par Constant tient finalement dans une phrase: nous ne sommes tenus d’aucun devoir de dire la vérité à l’égard de personnes qui n’y ont pas droit parce que leurs intentions sont contraires au droit et à l’humanité. Le devoir est donc un impératif conditionnel, pour Benjamin Constant. 

D’emblée il va donc s’agir d’opposer cette notion d’impératif conditionnel à celle d’impératif catégorique (« Fais en sorte de pouvoir toujours ériger la maxime de ton action en maxime universelle »). Le devoir selon Benjamin Constant est relatif au droit. Dans l’exemple posé par Emmanuel Kant (il ne faut jamais oublier que c’est lui, le philosophe allemand qui a eu l’idée de cette mise en situation), il y a de fait d’emblée des assassins. Rien que cela en un sens pose problème car en fait ils ne le sont pas encore, mais on peut supposer qu’ils ont des intentions criminelles. 

Du coup, Benjamin Constant pointe le fait qu’ils se mettent d’emblée dans une position qui ne les créditent pas de ce droit qui nous aurait imposé, en retour, l’obligation de dire la vérité. On ne peut pas s’empêcher de remarquer qu’alors nous répondons à une infraction du droit: vouloir tuer par une autre infraction: mentir et que quelque chose d’un cycle de non-droit s’instaure, ce qui donne pleinement raison à Emmanuel Kant. Celle logique du donnant / donnant: « montre moi tes droits et je te témoignerai du respect et du devoir » est parfaitement inopérante ici parce que le devoir ne peut pas ne pas être PREMIER. 

« Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle-même une absolue nécessité (…) ce principe doit être cherché a priori dans les seuls concepts de la raison pure. »

  Le terme important ici est « a priori ».Ce n’est pas à la situation de me dicter ma conduite mais à la loi morale. Si le principe de nos actions est postérieur à des circonstances, aux évènements, on ne voit pas vraiment ce qui d’une existence humaine pourrait faire « sens », tout simplement parce que le libre arbitre serait alors privé de toute possibilité de réalisation. Nous ne serions que des sortes de « courroies de transmission » de mouvements et d’actions qui ne seraient pas les nôtres mais ceux de la nature, ou de la vie (Kant et Spinoza: ce n'est vraiment pas la même crèmerie!)

Une articulation se révèle ici extrêmement porteuse et cruciale, c’est celle du devoir et de la liberté. Nous ne sommes pas obligés par un devoir comme nous sommes contraints par une loi physique, parce que ce qui s’exprime dans l’obligation morale, c’est finalement justement la liberté humaine. Jusqu’où l’être humain peut-il aller dans sa capacité à agir librement c’est-à-dire hors de toute détermination naturelle, physique et sensible? On ne peut absolument rien comprendre de la morale de Kant si nous ne la situons pas dans cette perspective à tous égards fondatrice: ce qu’il faut finalement c’est qu’il y ait de l’humain dans le monde, et cela ne se peut que si un ordre humain rend possible et effectif que des actes purement humains s’y effectuent, ce qui signifie: « radicalement empreints d’une volonté humaine pure », c’est-à-dire d’un commencement. 

A bien des titres, l’impératif catégorique Kantien revient à se poser la question suivante: « est-ce que l’humanité pourrait commencer « là »? Mais où « là »? Dans le principe qui justifie mon action. Ici ce serait dans ce mensonge que je m’apprête à faire à ces humains, et évidemment la réponse est non: aucune société humaine, aucun principe de fondation d’un ordre humain ne peut se constituer sur un mensonge. Donc, je ne mens pas.

Cela peut sembler paradoxal mais c’est précisément parce que l’homme est libre que l’obligation du devoir prime sur l’autorisation du droit. Tout être humain se trouve originellement dans une attitude de devoir, plus que de droit. La question qu’il doit se poser avant est celle de savoir ce qu’il doit faire AVANT celle de savoir ce qu’il peut faire. L’obligation morale précède l’autorisation légale, parce que nous sommes humains avant d’être citoyens et qu’il faut que cette humanité se fonde en raison avant que les lois légales ne décrivent les constitutions à partir desquelles sont édictées des lois civiles.


Comment pourrais-je fonder un monde humain si dés le début, j’établissais une distinction entre celles et ceux qui y ont droit et celles et ceux qui ne l’ont pas? Nous ne sommes pas ici dans une démarche de mise à l’épreuve qui aurait pour but de distinguer les élus des non élus, les hommes dignes de faire société et ceux qui le serait pas. Nous sommes toujours DANS le moment de fondation de cette société. La loi morale, c’est ça: c’est finalement le moment inaugural du monde et du genre humain. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y aurait d’emblée des humains méchants que je devrai relativiser mon devoir en fonction de leur droit, mais justement parce qu’il faut qu’il y ait des humains que je crée le principe même à partir duquel il peut y en avoir, c’est-à-dire que je rends possible une action fédératrice, formellement susceptible de faire advenir de l’humanité: une action entièrement dictée par une posture fondatrice et universelle: dire la vérité.

Il y a donc un double vice de forme dans le raisonnement de Benjamin Constant: l’un à l’égard de la vérité, l’autre à l’égard de la morale:

  1. Kant évoque ici deux formes de vérité: subjective et objective. L’homme a le droit d’avoir des croyances religieuses, de croire vraie l’idée selon laquelle le Christ est le fils de Dieu. C’est une vérité subjective. Mais pour la vérité objective, il est évident qu’elle réside dans une forme extérieure d’évidence. Croire que la terre est plate ou creuse, ce n’est pas un droit, c’est de l’erreur, et le contraire s’impose à toute personne produisant un effort de vérité, lequel n’est en aucune façon dépendant de principes ou de valeurs morales. Cette vérité est une affaire de rigueur logique et non de rigueur morale. Aucun chercheur ne se demande s’il a le droit de partir en quête de vérité, il le fait. C’est tout!
  2. Le principe moral selon lequel le devoir est conditionné et proportionnel au droit est absolument inepte en ceci qu’il revient à supposer accompli cela même qu’il a par fonction de réaliser, soit la fondation d’un ordre humain. Ce n’est pas parce qu’il y a des hommes (bons et méchants) qu’il doit y avoir des lois, c’est parce qu’il y a la loi qu’il y a des humains, et c’est même le principe de toute loi morale que de rendre possible un monde humain, ce qui impose à la base une exigence formelle et inconditionnelle d’universalité.

On mesure ici l’importance cruciale de la mention « par humanité » dans le titre de l’opuscule. On ne peut pas être plus opposés que Constant et Kant, parce que le premier utilise un sens du terme « humanité » qui s’apparente à la compassion, notion moralement irrecevable pour Emmanuel Kant, ne serait-ce que parce qu’il y a le mot « passion » (pathos pathologique) dedans. Il lui oppose une conception active, voire activiste de l’Humain, d’une société, d’un ordre, d’un monde humain qui ne peut se construire que dans le devoir. Il y a un « devoir » d’être humain. Ce mot très fort de devoir, il faut finalement en justifier l’emploi par une pertinence anthropologique de la rupture. Pour qu’il y ait de l’Homme, il est absolument nécessaire que l’être humain s’impose à la nature par des principes qui ne soient pas produits par sa sensibilité ni par ses affects. Par conséquent seule parmi nos facultés la raison est à même de poser des principes a priori. 

C’est exactement comme si l’homme avait à se précéder à toute occasion en tout lieu en tout temps. Il faut que l’humain se « présuppose »: c’est finalement cela que dit la notion d’a priori en terme de morale. Mais concrètement ça veut dire quoi? Cela signe volonté « bonne »:  pour que l’humain soit, il faut que l’humain, se veuille et pour que l’humain se veuille il faut qu’il veuille, qui soit l’acte de vouloir, de se vouloir, de vouloir que vouloir « soit », comme ça de toute pièce, sur un fond naturel dans lequel au contraire, vouloir semble impossible parce que les lois naturelles sont là et il n’y a qu’à s’y soumettre. Comment vouloir que vouloir soit dans un milieu où subir est plutôt la règle?

Réponse: en purifiant pratiquement sa volonté, en la raffinant comme un élément qu’on veut rendre chimiquement pur. Il faut débarrasser sa volonté de tout ce qu’elle contient de scories, d’impuretés affectives, sensibles, passionnelles. Je peux m’illusionner en pensant que je veux mentir, que je le fais intentionnellement, et pire encore que j’ai RAISON de le faire. Mais en réalité, j’y incline, j’éprouve le penchant de mentir « COMPTE TENU » de la situation, par quoi je reste encore lié, ancré dans ce que l’on pourrait appeler « la nature ». Je suis naturellement, spontanément enclin à mentir, ce qui signifie que je glisse le long d’une pente descendante dans l’inclinaison de laquelle rien d’Humain ou sens de exclusivement humain ne pourra se fonder.

Peut-être le terme de « spontanéité » est-il ici le plus adéquat à utiliser à contre emploi pour saisir la direction de Kant. Je ne peux pas prendre en considération une quelconque spontanéité qu’il s’agirait de « suivre » mais toujours ériger la maxime d’une volonté universelle. Nous ne sommes pas des adeptes de la loi naturelle mais des bâtisseurs de monde par la loi morale, laquelle contredit radicalement, systématiquement  formellement toute loi naturelle.




2) L’impératif catégorique

Il y donc un vice de forme. Cela signifie que ce n’est pas une question de contenu. Ce n’est pas tant le fait de mentir qui pose problème que l’impossibilité radicale de mentir universellement. Si l’on pouvait tromper universellement, on devrait le faire, mais justement ce n’est pas envisageable, parce qu’on ment toujours « exceptionnellement ». On se donne fallacieusement le droit de mentir comme un droit d’exception qui doit prendre en compte la situation, mais si j’accepte de prendre en considération le fait que la situation "soit" avant de lui imposer l’a priori de principes universels humains, ce n’est pas dans un monde que je rends humain  par mes principes que je prends place, c’est dans la nature, dans une nature qui m’incline à….

Donc le terme de « vice de forme »  suffit à révoquer définitivement l’idée même de « mensonge moral ». Il y a selon Kant, deux questions:

  1. Y’-a-t-il un droit de mentir?
  2. Y’a-t-il un devoir de mentir, en cas de « force majeure »?

Cette expression est très parlante. C’est un cas de « force majeure ». On allègue ce terme pour justifier des actes dont on sait bien qu’habituellement ils sont des infractions au droit.  Cela signifie qu’il y a des cas de « force majeure » et d’autres « de droit majeur », mais cela pose problème: n’est-ce pas précisément la finalité même de toute société humaine de droit que de ne jamais accepter que la force y soit « majeure »? N’ est-ce pas justement là qu’une société humaine « commence »?

La démonstration qui se développe à cet instant est peut-être le passage le plus fort, le plus clairement « conforme » à la conception kantienne de la morale: « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun….  À l’humanité en général »

C’est finalement l’application claire et rigoureuse de l’impératif catégorique à la situation donnée. La question n’est pas de savoir si je commets une injustice à l’égard de ces hommes là (dans cette optique, en effet, je n’en commets pas, Kant le dit) mais si j’en commets une à l’égard de l’humanité. Dire la vérité est un devoir moral: c’est là une proposition plus formelle que catégorielle. C’est une affaire de concept, pas de situation. En d’autres termes, ce n’est pas du tout une thèse que l’on pourrait moduler casuistiquement. Tout est là en fait: Pour Benjamin constant: je suis ici en présence d’assassins et le devoir de mentir s’en suit. Pour Emmanuel Kant, je suis là devant l’exigence de fonder les principes d’une société humaine possible et l’impossibilité de mentir s’y impose a priori  (ce terme est important). Et si l’on demande à Kant:

- Mais même là: dans cette urgence là ?

Il répondra sans aucun doute:

- Oui, surtout là: le devoir d’être Homme est premier par rapport au contexte d’urgence vitale.

- Oui mais la vie d’un être humain en dépend

- Oui mais l’existence de l’Homme s’y décide

Les jurisconsultes sont les experts du droit légal et la parenthèse d’Emmanuel Kant est extrêmement riche conceptuellement. Elle signifie que la loi morale prime sur la loi légale. Ce serait à du droit naturel que nous serions confrontés si justement son essence n’était pas profondément anti-naturelle et radicalement non spontanée. La loi morale n’est pas du droit naturelle, même si tout le monde l’a en soi. Mais pourquoi est-ce le cas? Ce n’est pas du tout une sorte d’instinct ou d’ancrage affectif mais en vertu de la raison. Tout homme en tant qu’être raisonnable a en lui la loi morale, c’est-à-dire comprend à un certain degré qu’il en va de la possibilité d’une société humaine que jamais, absolument jamais, aucun mensonge n’y soit toléré. Si nous n’agissons pas ainsi, nous provoquons l’écroulement de tout monde humain. Nous rendons impossible la créance de la parole de tout Humain par tout humain, ce qui signifie que la parole, l’écrit, le contrat, le pacte, la signature, l’engagement, la promesse: tout ceci n’est plus efficient. L’idée même de lien humain n’acquiert plus droit de cité, et les hommes ne sont plus que des individus isolés ne jouissant plus de la moindre possibilité de fonder sur l’existence de l’autre homme une promesse de communauté. 

Le mensonge se définit donc universellement parce qu’il est cela même qui rend impossible qu’un universel humain soit. Si, comme c’est le cas dans le droit pénal, on définit le mensonge par le dommage qu’il crée, on commet une erreur en définissant une chose par l’une de ses conséquences possibles. Ce qui pose problème dans le mensonge n’est pas qu’il porte préjudice à tel ou tel homme, mais qu’il rende impossible que l’Humanité soit. Il n’est pas occasionnellement nuisible, il l’est fondamentalement, en droit (et parle-ton d’autre chose ici que du droit?)




3) La distinction légal / moral (lois civiles / impératif catégorique)

Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles: La démonstration à laquelle se risque Emmanuel Kant juste après est un peu plus risquée , mais elle se situe dans la continuité de la perspective distinguant loi morale / loi légale et elle permet vraiment de comprendre l’état d’esprit de Kant.  

On pourrait dire qu’Emmanuel Kant parle de deux dimensions: celle de l’universalité de droit à partir de laquelle peut et doit exister une société humaine, une humanité morale et celle des faits, celle des choses qui arrivent (et qui, en fait, arrivent occasionnellement). Ces deux dimensions sont finalement parallèles et dans une perspective morale, seule la première compte, selon Kant.  Mais elles peuvent accidentellement se croiser. Supposons en effet que je ne sois pas kantien et que je mente à ces assassins, mais qu’en même temps, cet ami qui s’est réfugié chez moi ait profité du moment où je réponds en mentant à ces meurtriers pour s’enfuir par une autre porte. En mentant, j’ai incité les criminels à continuer leur recherche. S’ils tombent sur leur victime après qu’elle soit partie de chez moi, j’aurais été cause de sa mort, parce que j’aurais dérangé un certain ordre qui est précisément celui qui aurait dû être. Dans l’esprit de Kant, si j’avais dit la vérité et que les meurtriers avaient donc mis leur projet leur exécution, il n’en aurait pas été de même, parce que j’aurais dit ce qui devait être dit: la vérité.

Grâce à cet exemple, on voit très clairement tout ce qui, dans l’esprit de Kant, distingue radicalement la sphère de la morale de celle du légal. Il est selon lui injuste de condamner une personne qui dit la vérité quelles que soient les conséquences humaines de cette vérité (parce que l’Humanité elle est dans le monde qu’on rend possible pas dans les faits consécutifs qui s’y déroulent). Finalement la nécessité anthropologique et morale que l’homme soit prime sur l’éventualité que l’un d’entre eux y meure, ne serait ce que parce que l’Humain prime sur « un » humain et aussi parce que la nécessité prime ontologiquement sur l’éventualité. Il y a une perspective droite: dire la vérité. Les évènements qui vont s’effectuer à partir de cette ligne ne sont pas exactement de la même nature qu’elle. Personne ne saurait être tenu pour responsable de ce qui suit de ce qu’il est moral de faire. Nous sommes dans ce qui, sans discussion aucune, est de l’ordre du « devoir » être.

Mais si j’ai menti et qu’une mort d’homme en résulte, alors je peux légalement et moralement être tenu pour coupable d’une action ayant engendré la mort sans intention de la donner. C’est même l’intention de l’éviter qui l’aura finalement causée. Mais cette intention n’était pas droite parce qu’elle a donné aux circonstances la primeur sur la morale. L’impératif catégorique est une boussole qui nous dit réellement et sans discussion possible la seule chose à faire. Un ordre de la société des hommes telle qu’elle devrait être s’y exprime, s’y édicte et tout écart rend impossible que de l’Humain soit, donc constitue structurellement un crime grave, voire irrévocable. En un sens qui n’est pas celui des lois civiles, c’est un crime contre l’Humanité, parce que c’est exactement comme si l’on sapait les bases à partir desquelles l’existence de l’homme comme être de raison serait possible.

Nous allons ici jusqu’au bout de ce que suppose une morale non conséquentialiste. Si je soumets la maxime de mon action à ce que je suppose être ses conséquences, ce n’est pas seulement que je fais une prévision plus ou moins hasardeuse, c’est plutôt que je me mets délibérément dans une perspective non morale, dans une forme de territoire a/moral parce que mon intention ne s’y effectue comme une volonté « pure » comme une volonté qui se veut, comme un vouloir qui veut que la volonté soit (on pourrait ici parler d’un « voluntas fiat »). Que LA volonté soit faite, et non pas la volonté de Dieu, ce qui signifie que l’Homme ici se fait exister en tant qu’homme dans un ordre pur au sein duquel jamais une seule action ne peut être réalisée sans être précédée et ordonnée par une volonté humaine universelle.





4) Vérité et Démocratie (le principe intermédiaire)

L’opuscule à partir de là (Ce que dit d’ailleurs M. Constant du discrédit où tombent ces principes rigoureux qui vont se perdre inutilement dans des idées inexécutables…) prend un tournant. Kant s’attaque à la tournure plus politique que prend la critique de la morale kantienne par Benjamin Constant. Pour le philosophe allemand il va s’agir de montrer qu’il n’est pas tant question de s’opposer à son adversaire que seulement de pointer les contradictions dans lesquelles il se met tout seul.

La critique va porter sur la notion de « principe intermédiaire ». Si, pour Benjamin Constant,  des principes justes en eux-mêmes (comme l’impératif de dire la vérité) peuvent se révéler à l’usage impossibles à tenir voire dangereux, c’est parce qu’il manque un principe intermédiaire. Il prend un exemple: « Nul homme ne peut être lié par des lois s’il n’a pas collaboré à leur formulation ». C’est un excellent principe que l’on retrouve évidemment dans le corps de doctrine de la révolution française » et surtout dans la notion de démocratie. Or, ce principe juste en lui-même ne peut être en l’état appliqué dans les états dont la population est trop nombreuse. Il faut donc recourir à la notion de représentation et cela s’appelle exactement le régime sous lequel actuellement nous vivons à savoir une démocratie représentative (avec des députés élus).

Les problèmes qui naîtraient immanquablement de l’application du principe premier sans adjonction ou modulation du principe intermédiaire viendraient, selon Constant, de la maladresse du législateur et pas du tout de l’incohérence du principe premier. Kant, implacable pointe ici une erreur logique. Constant fait tout son possible pour séparer la pertinence théorique d’un principe et son application pratique. Cette différence justifie à ses yeux l’insinuation d’un principe intermédiaire qui finalement relativise, voire contredit le principe premier: « Je dois dire toujours la vérité sauf quand cela entraîne la mort d’un homme », ou encore, « tout homme doit participer à l’élaboration des lois qu’il subit sauf quand la population est trop nombreuse. Il élira alors ses représentants. » 

Il faut que le législateur fasse preuve d’habileté et sache moduler l’indiscutable justesse du principe premier en fonction des circonstances. Constant défend une sorte de bon sens ou de souplesse, de virtuosité grâce à laquelle un habile négociateur serait capable de faire appliquer des principes dont la justesse «  pure » est hors de doute mais l’observation stricte très délicate. 

Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement? Comment des principes droits, justes, égalitaires, fondés par eux-mêmes et en eux-mêmes auraient-ils besoin d’aménagements? Et puis comment défendre l’idée selon laquelle ce serait justement parce qu’ils sont valides qu’ils sont inapplicables en l’état? Kant fustige Benjamin Constant parce qu’il laisse l’axe de l’opposition entre théorie et pratique recouvrir celui de la vérité et de l’erreur. Qu’une vérité reconnue comme vraie soit inapplicable ne saurait être pris en compte parce que nous sommes ici dans une sphère qui est celle du droit, de la morale, ce qu’on appelle le déontique et qu’il n’est rien ici qui ne saurait se soumettre aux faits. Si c’est vrai, c’est vrai. En d’autres termes, tout ce qui a à voir avec la justice, la légalité, la morale, le droit est finalement d’essence déontique, dont théorique. La question est de savoir ce que l’on doit faire pas ce qu’on fait. Si on fait dépendre la justice le droit la morale de la réalité des hommes tels qu’ils sont, on ne voit pas bien en quoi tout cela pourrait constituer un « fondement », un commencement, celui des principes prescrivant ce que DOIT être la conduite des hommes.  D’autre part Constant met sur le même plan la question de la morale et celle de la politique alors que ce sont deux problèmes différents.


Il y a une profonde confusion dans le raisonnement du français, c’est qu’il considère comme une injustice le dommage que l’on engendre pour une personne en ayant fait son devoir. Aucune injustice ne peut résulter d’une action morale quelles qu’en soient ses conséquences concrètes.  Il y  vraiment deux ordres différents ici: celui de la morale et de la pureté d’intentions d’un coté et celui du hasard et des aléas des évènements, de l’autre. On me demande de dire la vérité, je la dis pour que l’humanité soit, pour qu’une société humaine peuplée d’être de raison soit possible. Il en résulte une mort d’homme, c’est un aléa, c’est un hasard. Cela aurait pu ne pas se produire, alors que l’existence d’une société peuplée d’être raisonnables ne peut pas ne pas se produire. Je ne suis pas l’auteur de la mort de cet homme, même s’il est mort entre autre chose parce que j’ai dit la vérité. Dire la vérité est un acte qui ne m’engage pas « personnellement », mais en tant que sujet transcendantal qui a l’universel comme souci déontique, comme devoir. La liberté de l’humain en tant que genre impose que je ne sois pas libre du tout en tant qu’individu devant la loi morale. Cela ne peut pas être moi qui en décide, mais je en tant que sujet universel, en tant que législateur de l’humanité.

Par conséquent dire la vérité est un devoir envers ceux qui ont droit à la vérité est une erreur logique parce que la vérité n’est pas une affaire de droit et d’autre part parce que le devoir de dire la vérité est inconditionné. Il n’est pas soumis à condition.

Kant est toutefois soucieux de faire intégralement la leçon à son homologue français qui a imprudemment confondu un principe moral avec une question politique. Si l’on s’attaque à cette affaire et donc reprendre la question de la démocratie, il faut distinguer trois choses:

  1. un axiome, ici: l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous dans une loi à laquelle chacun contribue.
  2. Un postulat, c’est-à-dire ce qui est présupposé par l’axiome, ici l’égalité de tous les citoyens devant la loi (grâce à laquelle chacun peut être libre)
  3. Un problème: ici comment rendre compatible l’axiome de la liberté individuelle avec l’égalité de tous. Comment chaque homme peut-il se considérer comme libre en respectant une loi qui met tout le monde à la même place? Il faut trouver un moyen et c’est la représentativité, le mandat du député. La représentation est le moyen qui permet de rendre compatible chacun des citoyens avec l’universalité de la loi (qui postule une égalité juridique et pénale de respect)

Il y a bien ici une connaissance expérimentale des hommes, qui contrairement à la morale est nécessaire, dans la determination de ce moyen, mais pour Kant il n’y a pas vraiment d’ambiguïtés: ce n’est pas à la politique de dicter sa loi à la morale mais bien à la morale de dicter ses principes à la politique.

Nous retrouvons ici la distinction entre la vérité apodictique et la vérité assertorique avec une nuance de sens très claire: est apodictique ce qui peut être dit a priori à l’expérience: je sais que 2+2 font 4 sans avoir à compter des pommes ou des cailloux. Est assertorique une vérité a posteriori qui résulte de l’expérience:Il pleut, ou encore toutes les «  vérités » de l’histoire.




Conclusion: Morale Kantienne et Je de l’énonciation

L’opuscule se conclue par deux remarques très importantes dont la première peut nous rappeler la distinction entre le Je de l’énoncé et le Je de l’énonciation. Mais précisément la référence aux thèses de Lacan est réellement de nature à mettre Kant en danger. Celui qui accepte la demande d’une personne de savoir s'il s’apprête à dire la vérité et il faut bien noter ici que c’est exactement ce que nous faisons quand nous prêtons serment devant une cour de justice, celui-là, dit Kant est déjà un menteur puisque qu’il accepte que la question soit seulement posée, formulée alors qu’il ne le devrait pas. Est-ce que tu t’apprêtes à me mentir? Comment répondre « oui ». Pourtant c’est bien ce que fait Epiménide le crétois quand il affirme que tous les crétois mentent. Etant crétois, il ment…Mais il ment seulement s’il dit vrai quand il dit que tous les crois sont menteurs. Si par contre il ment, alors les crétois ne sont pas des menteurs et donc, il dit vrai. La perspective de l’énonciation soulevée par Lacan réduit à néant la thèse de Kant qui repose  sur ce présupposé d’un « Voluntas Fiat », d’un être humain qui ne peut que vouloir que l’humanité soit. 

Que se passe-t-il si l’humain en tant qu’être de parole s’avère être plutôt l’être qui est structurellement un potentiel menteur? Tout se joue là, dans la parole, mais en même temps la parole est le lieu de la rupture irrévocable entre celui qui parle et celui dont on parle quand on dit « je ».

Il existe en effet plusieurs façons de s’opposer aux thèses de Kant (notamment celle qui consiste à pointer l’opposition radicale entre l’impératif catégorique et l’Eternel retour (pour Nietzsche, ce qui fait loi est l’évènement) ), mais ce qui est ici extrêmement intéressant, c’est que Kant lui-même évoque (on pourrait dire imprudemment) un argument en faveur de sa conception de la morale et du mensonge sans se rendre compte qu’il soulève une perspective dont l’approfondissement le fragilise au plus haut point. Evidemment cette perspective étant linguistique, elle ne pouvait absolument lui apparaître ainsi à cette époque (la linguistique date du tout début du 20e). Cette objection (vraiment énorme) tient finalement dans l’affirmation du mensonge comme constitutif de l’être même de l’humain: « tout homme qui parle est un menteur potentiel » - Jacques Lacan.

Kant a raison d’affirmer que si l’on demande à une personne si elle a l’intention de dire la vérité et si cette personne prend le temps de la réflexion, elle est déjà potentiellement menteuse. Dans une cour de justice, quand on demande à une personne de jurer qu’elle va dire la vérité, on pointe donc une possibilité: le mensonge, et on invite le témoin à s’exclure radicalement de cette zone. Mais comment être sûr qu’elle ne ment pas en disant qu’elle ne ment pas? En lui demandant de jurer qu’elle ne ment pas quand elle jure qu’elle ne ment pas quand elle….etc. Quelque chose ici se révèle comme « un point de patinage » dans l’être humain, une faille anthropologique, irréductible, consubstantielle à ce que nous sommes. C’est la dissociation du je de l’énonciation et du je de l’énoncé.

Selon Kant, nous avons la loi morale en nous, c’est-à-dire qu’en tant qu’être de raison, nous ne pouvons pas ne pas vouloir que vouloir soit, et que vouloir soit vraiment , exclusivement, sans motifs pathologiques. Même contrariée par le désir, par les affects, par la sensibilité, cette loi morale « EST », et bien que le plus souvent « pas à la hauteur » de cette exigence, nous ne la détenons pas moins en nous, au même titre que la raison.  Cette exigence pure d’universalité est d’ailleurs cela même qui fait qu’il y a un « nous », aussi bien dans la communauté que dans l’humanité. Je dois dire la vérité à toute occasion, sans jamais accorder le moindre droit de cité aux circonstances particulières en me situant dans cet ancrage anthropologique là, celui de l’être de raison que je suis et grâce auquel j’accorde la préférence raisonnable à l’être de l’Homme par rapport à la vie de cet homme, sans d’ailleurs seulement me poser la question.

Nous sommes les héritiers des grecs de l’antiquité pour lesquels raison se dit logos qui signifie aussi langage. Aristote ne fait pas exclusivement consister la spécificité humaine sur la raison, mais sur l’articulation du logos et de la phoné dans l’acte de parole. Certes l’homme est bien un être de raison quand il parle mais c’est en tant qu’il parle, et qu’il est le seul à parler qu’il est Homme. Or quand il parle et qu’il dit « je », il n’est plus le même que celui dont il parle. Il est à la fois dans l’acte de dire et comme sujet de la phrase qu’il dit. Il a une double existence: effective, réelle en tant qu’il agit (sujet d’énonciation) et symbolique, linguistique, grammaticale en tant qu’il est dit (sujet de l’énoncé). 

        C’est toute la puissance et la défaillance de l’être humain qui se constitue ici dans la fragilité d’une ligne anthropologique indiscutable: un être humain c’est un être qui dispose à la fois de cette incroyable capacité à poser une situation en tant que sujet d’énonciation: je fais advenir la situation où je ne mens pas (dites: « je le jure! »)  et révèle cette insondable faille de ne pas être vraiment ce sujet dont il ne fait que dire qu’il l’est (je mens quand je dis que je dis la vérité!). Nous reconnaissons ici la distinction que fait Emile Benveniste entre la dimension sémantique (je de l’énonciation) et la dimension sémiotique (je de l’énoncé) à l’oeuvre dans toute prise de parole.

La distinction entre le je de l’énonciation et le je de l’énoncé insinue dans cette polémique entre Kant et Constant une nouvelle dimension qui les déstabilisent tous les deux. La question n’est pas du tout de savoir si je dois dire la vérité aux assassins de mon ami, mais celle de savoir où se situe le je de l’énonciation par rapport au je de l’énoncé. Quelle est vraiment la nature de la vérité interpellée? Apodictique (je de l’énoncé) ou assertorique (je de l’énonciation »? Finalement mentir n’est ni un droit ni un devoir mais la constante d’un potentiel, et c’est en résistant à cette constante que nous maintenons quelque chose de l’Humain. 

Ce qui contredit Kant n’est donc pas tant le fait que notre humanité réside dans ce décalage entre ces deux je et le caractère toujours possible d’un mensonge omniprésent que la nature même de la vérité requise qui s’avère consister davantage dans le je de l’énonciation que dans celle du je de l’énoncé. C’est la vérité assertorique qui finalement prime sur la vérité apodictique. Nous n’avons pas d’autre choix que d’assumer en nous cette dissociation entre nous et nous. C’est là tout le paradoxe.

         Or l’assumer signifie être capable de ne pas se désunir même là, assumer d’être potentiellement un menteur en s’y « retrouvant », en s’en faisant une éthique, un ethos et pas du tout une morale. Mais qu’est-ce que cela veut dire? Qu’il y a ici place pour ce que le poète Aragon appelait le mentir vrai, désignant par ce terme la fiction poétique ou romanesque (le conte). Mais nous pouvons garder l’appellation en lui donnant un autre sens: nous pouvons consister entièrement dans le mensonge que nous faisons, créer de nouvelles situations par la dimension sémantique de la parole.  Benjamin Constant a tort de vouloir s’opposer à Kant sur le terrain de la morale. Par contre, il y a tout lieu de se démarquer de la rigueur du « philosophe allemand » en reprenant exactement ses termes: « Il se pourrait qu’aucune action morale n’ait jamais été commise, parce qu’aucune action humaine réellement désintéressée n’a peut-être existé. » et de souligner que si l’impératif catégorique est imparable du point de vue de la raison, il est inapplicable en acte. Dés lors notre seul souci doit se concentrer sur l’action qu’on peut faire et non sur celle qu’on doit vouloir. C’est tout ce qui différencie l’éthique de la morale, et rien ne s’oppose à ce qu’une éthique du mensonge assumé soit (qu'est-ce que mentir si ce n'est poser une situation ?)