samedi 25 mai 2019

"En votre âme et conscience" - Mardi 28 mai à 19h30 au Lycée Nodier


"Un jeune homme de 16 ans accusé d'avoir poignardé son père. Douze jurés : 11 sont persuadés qu'il faut l'envoyer sur la chaise électrique. Un huis clos riche en émotions, où tout peut basculer, décortiqué dans cette actualisation de "Douze hommes en colère" qui mêle téléréalité et réflexion sur la justice."

dimanche 19 mai 2019

L'homme est-il une machine à vivre?

1) Idées en vrac, réflexions et références au brouillon
       
Lorsque l’on dit par exemple de tel guerrier qu’il est « une machine à tuer », que veut-on signifier? Qu’il tue 1) parce qu’il a été formé pour cela 2) parce qu’il le fait automatiquement, froidement sans réfléchir 3) qu’il ne s’arrêtera que sur ordre ou par épuisement. Tout ce qui est référé à une machine, ou à un comportement mécanique est donc a) programmé, b) inconscient, déterminé ,c)  implacable et inarrêtable si ce n’est par la volonté de l’utilisateur (il y a quelque chose d’un processus aveugle en lui-même dans toute attitude machinale.
        Il ne nous semble de prime abord qu’aucune de ces trois caractéristiques ne puisse s’appliquer à l’être humain, voire qu’il se définit précisément de s’opposer respectivement à chacune d’elle parce que tout être humain est:
Une fin en soi, c’est-à-dire qu’il ne peut être réduit à une fonction, ou à un moyen
Conscient. Il sait ce qu’il fait et dispose d’un libre arbitre à l’égard de l’action qu’il engage
Par conséquent, il n’est pas implacable puisque il reconsidère constamment les enjeux, les implications, les conséquences morales de ses actions.
        De fait, lorsque nous demandons à l’un de nos proches d’adopter une attitude humaine, d’être un peu plus humain, nous lui conseillons, en substance, de ne pas agir comme une machine, de réfléchir, de ne pas suivre aveuglément des consignes, une fonction ou un programme. Mais si l’homme était effectivement le contraire d’une machine, c’est-à-dire improgrammable, conscient, libre et capable d’arrêter à tout instant l’action dans laquelle il est engagé, nous ne pourrions discerner dans son comportement tant individuel que collectif, générique, aucune constante, aucune régulation possible, ce qui pose entre autres questions celles des lois légales ou morales. De fait, si la sociologie existe, cela signifie bien que l’on peut étudier les comportements et les mentalités de l’homme en société, que l’on peut souligner des récurrences, des répétions, voire des automatismes dans les attitudes des hommes socialisés, au-delà même des différences de cultures. Cela ne nous autorise aucunement à poser l’assimilation de l’homme à la machine, mais souligne, pour le moins, qu’il est une créature qui n’est pas fondamentalement imperméable à toute forme de conditionnement, de fonction, de programme, de prévisibilité.
        Mais l’observation de comportements machinaux chez l’homme dépasse largement le seul contexte sociologique. Nous avons souvent le sentiment d’accomplir des gestes répétitifs, de suivre des routines, de nous laisser porter par une tendance, par une forme de spontanéité qui nous inspire des actions, des postures, des réactions immédiates, non réfléchies, surgissant immédiatement, s’enchaînant mécaniquement sans que la moindre hésitation de notre part ni recul, ni prise de distance réflexive à l’égard de nos agissements ne viennent gripper les rouages de la réalisation. Cette aptitude ne nous apparaît pas nécessairement comme un renoncement à ces capacités que l’on tendance à considérer comme constitutives de notre statut d’être humain: la conscience, la réflexion, la liberté, alors qu’indiscutablement elle l’est. Nous ne sommes pas peu fiers de ces « plis » que nous sommes parvenus à nous imposer à nous-mêmes par habitude, peut-être par volontarisme, abnégation, discipline. Quelque chose de cette activité que nous accomplissons machinalement atteste de la profondeur, de l’intensité de notre implication. Nous sommes parvenus à intérioriser suffisamment cette pratique, à l’assimiler, à la faire tellement nôtre que nous n’avons plus besoin de marquer la moindre distance à son égard. Elle est pour nous comme une nature seconde:
« Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc cette nature sujette à être effacée ?
La coutume est une seconde nature, qui détruit la première.
Mais qu’est‑ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est‑elle pas naturelle ?
J’ai grand peur que cette nature ne soit elle‑même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. »
       
Cette remarque de Pascal éclaire avec beaucoup de subtilité le problème posé par l’assimilation de sentiments, d’habitudes ou de mouvements qui sont tellement spontanés que l’on a du mal à déterminer s’il sont naturels ou ancrés dans nos moeurs par habitude. Les pères ont donc peur que les enfants qui selon eux les aimaient naturellement dans les tout premiers âges ne finissent par perdre ce sentiment naturel en vieillissant. Ce serait alors une forme d’habitude qui se substituerait à l’amour naturel et le remplacerait par « autre chose » (c’est-à-dire une sorte de respect dicté par les convenances) comme si les enfants aimaient moins leurs parents au fur et à mesure que l’enfant, en vieillissant, s’éloignait de la naissance (être né(e) de…). Mais cette nature en est-elle vraiment une ? En quoi la coutume ne serait-elle pas elle aussi une forme de nature? Pascal s’interroge ici sur la distinction Nature/Culture. Une habitude que l’on a suffisamment ancré en nous par l’usage et la répétition ne finirait-elle pas par nous devenir suffisamment proche et nôtre pour que nous finissions par la considérer comme naturelle? La conclusion du raisonnement de Pascal est plutôt favorable à la culture. La nature est en réalité une première coutume, dont nous ne nous apercevons pas qu’elle en est une, de telle sorte que ce que nous appelons « coutume » est en réalité une seconde nature, c’est-à-dire en fait une seconde coutume, un deuxième mouvement d’acquisition, d’imprégnation de codes, de conduites ou d’habitudes. Il n’existe pas de comportements naturels, mais différents niveaux d’intériorisation des codes et des habitus. Se pourrait-il que l’être humain soit une créature si structurellement culturelle que même vivre en lui tienne plutôt de l’activité machinale que naturelle?

2) Introduction et plan
        Lorsque nous comparons, le plus objectivement possible, le fonctionnement d’une machine avec les réactions des animaux d’un côté et les actions de l’homme, de l’autre, nous sommes d’abord tentés de les évaluer selon le critère de la programmation, de la prévisibilité. Une machine est fonctionnelle: elle fait donc exactement ce pour quoi elle a été conçue. L’animal est, contrairement à la machine, un être vivant et son comportement, bien que pouvant faire l’objet d’une science: l’éthologie, n’est pas aussi programmable que celui d’un appareil, mais Pavlov et son expérience sur le chien a bien souligné l’existence de conditionnements qu’il est possible d’intégrer au système nerveux de l’animal. La découverte accidentelle d’un système de récompense par Olds et Milner dans les années 50, dans le cerveau de tous les mammifères, semble accréditer la thèse d’une programmation envisageable de tous ces animaux. Toutefois, il nous semble très discutable, aussi avérée que soit l’existence de ce système de récompense dans notre cerveau qu’il suffise à rendre compte de notre comportement, à nous. Des trois éléments comparés, le « phénomène humain » nous apparaît sans aucun doute comme le moins prévisible, parce que la conscience de l’homme, son aptitude à se maîtriser en toutes circonstances, sa volonté, sa liberté, son « âme » insinue du « jeu » dans les rouages organiques de sa constitution. L’homme a bien un corps mais ne consiste pas exclusivement dans ce corps, de telle sorte qu’aucune détermination physique ne suffit à expliquer ce qu’il est. C’est du moins ce que nous sommes inclinés à croire et cette inclination n’est rien moins que suspecte eu égard à l’anthropocentrisme dont elle semble faire preuve. Mais c’est peut-être davantage l’insinuation d’une perspective sociologique dans ces remarques d’ordre anthropologique qui sème définitivement le doute sur cette affirmation de l’imprévisibilité radicale des comportements humains, car nous faisons bien au contraire l’expérience dans notre vie quotidienne d’une rationalité, d’un ordre, d’une répétition, de l’installation d’habitudes qui finalement rendent au contraire très prévisibles nos actions, voire nos mentalités, nos pensées, et pourquoi pas nos vies? Ne serions nous pas réglés comme des mécanismes à accomplir telle ou telle tâche, à ressentir tel sentiment, à concevoir telle pensée? Se pourrait-il que tout se réduise en nous à une seule efficience qui se formulerait comme celle « de vivre à tout prix », aveuglément, obstinément, machinalement, envers et contre tout, et que toutes ces spécificités que nous nous accordons par esprit de distinction à l’égard des animaux et des machines soient finalement lettres mortes ou dérisoires par rapport à cette constante de tout le vivant: vivre.
       
Que l’homme soit une machine à vivre peut s’entendre de différentes façons:
Cela peut signifier qu’il est entièrement réductible aux fonctions organiques de son corps et que ce que nous appelons, « âme, sujet, ou pensée » ne soit en réalité que des « accidents du corps », et que rien en nous soit autre chose que matériel (matérialisme). Partie 1
Cela peut aussi vouloir dire que tout, en lui, soit le fruit de l’habitude et que son existence même consiste en une forme de « pli », d’accoutumance, ce qui met au premier plan la notion d’expérience. L’homme ne serait-il pas, après tout, comme une machine sur les circuits de laquelle la vie aurait fini par imprimer, à force, son empreinte et ses automatismes. L’homme ne vivrait-il pas par habitude finalement? (empirisme de Hume) Partie 2
Peut-on envisager sérieusement la possibilité que l’homme consiste finalement dans une forme de « processus », et qu’à l’échelle de l’espèce, il suive une forme de « schème », qu’il assure une fonction dans l’univers, comme une machine? (la question est tout à fait différente de celle de la partie 1 qui n‘envisageait que le corps individuel humain.) On peut ici penser à la notion de processus dans l’article de Hannah Arendt: « Qu’est-ce que la liberté? » Il est également envisageable de penser à Marx et à l’importance du travail dans le développement de l’espèce humaine. (Sociologie)
Il est enfin nécessaire d’affiner le sens de la notion de machine en la distinguant de celle de mécanisme, ou même de processus. Comme le dit Gilles Deleuze, la machine n’est ni organique, ni mécanique. Elle consiste dans un ensemble de « voisinages entre termes hétérogènes indépendants ». Construire une machine, c’est machiner des éléments qui a priori n’ont rien à faire les uns avec les autres. L’être humain ne serait-il pas celui qui « machine » de l’existence, qui crée continuellement de nouvelles combinaisons, qui réinvente à l’infini cette efficience là? (Deleuze et peut-être aussi François Jacob « la vie bricole ») Partie 4

3) Définition et approfondissement de la problématique
        Pour saisir la (grande) difficulté du sujet et clarifier les confusions possibles, nous pouvons faire une analyse comparative de l’homme et de la machine en utilisant les quatre causes d’Aristote:
Quelle est la cause matérielle de la machine? Des circuits, du silicone, du carbone, du métal etc. Et pour l’homme, c’est la chair.
Quelle est la cause efficiente de la machine? C’est l’homme, l’ingénieur qui l’a conçu et fabriqué, ou fait fabriquer. Pour l’homme, c’est Dieu, si l’on y croit, ou la nature, ou le vivant.
Quelle est la cause formelle de la machine, le modèle qui est dans la tête de son concepteur. Pour l’homme, si l’on en croit la bible, c’est encore Dieu, puisque « Dieu a fait l’homme à son image ». Notons que cette notion de cause formelle de l’homme n’a aucun sens et encore moins de réponse dans une perspective Darwinienne. Rien ne préexiste à cette créature qui s’est constitué au fil des adaptations et de l’évolution.
Quelle est la cause finale de la machine? La fonction que son constructeur humain lui assigne. Quelle est la cause finale de l’être humain? Il est absolument impossible de répondre à cette question, sans faire de l’eschatologie, soit l’étude des fins dernières de l’homme, discipline très empreinte de sens religieux. Pour envisager que l’humanité ait une cause finale, un but à satisfaire, même si cela peut s’envisager indépendamment de la religion, il convient n néanmoins de faire de hypothèses métaphysiques, de supposer, et certainement pas de poser ou d’affirmer comme certitude. Nous ne pouvons pas savoir quelle est la cause finale de l’être humain, au même titre que nous savons qu’une cafetière a été construite pour faire du café.
        Les quatre causes de la machine sont clairement assignables alors que pour l’homme, seule la cause matérielle est clairement déterminée, les autres sont soit indéfinissables soit sujettes à caution. Pourquoi? Parce qu’il n’est pas du tout certain que l’homme ait été 1) créé 2) qu’il ait un modèle de « fabrication" 3) qu’il ait un but, une fonction à assumer. Sous cet angle, la  comparaison de l’homme avec la machine est radicalement impossible. Il n’a pas été conçu, il est vivant et en aucune façon constitué de matériau inerte ou inorganique. Il est un sujet libre, conscient  et non un objet passif, son comportement n’est pas programmable.  Cette comparaison des quatre causes aristotéliciennes prouvent donc que, pour l’homme,  trois causes sur quatre sont indéfinissables ou impliquent des thèses métaphysiques voire religieuses incompatibles avec un degré de certitude suffisant pour justifier la mise en rapport homme/machine. D’où vient pourtant que la question ne nous semble pas stupide? Pourquoi peut-elle même nous apparaître comme pointant vers une vérité de notre condition?
        Le film d’Eric Rochant: « un monde sans pitié » nous apporte un premier embryon de réponse. Nous y voyons Hippo, un dealer irresponsable qui passe sa vie à jouer et à vendre des barrettes séduire Nathalie, une brillante élève de Normale Sup dont la vie semble toute tracée et promise à une réussite professionnelle éclatante. Lorsqu’elle doit se rendre à Boston pour une année d’Etudes, elle l’interroge sur leur relation, sur la possibilité qu’il l’accompagne:
« - Non, tu pars, je reste, on est comme deux cons
T’es une machine?
Une machine à vivre. Oui. »
        A son retour, il l’attendra à l’aéroport, mais elle ne vient pas à sa rencontre. Il jette alors comme pour lui-même: « Il va falloir cravacher! »
          Hippo n’ a pas à proprement parler une vie difficile, mais il vit au jour le jour, de petites combines sans jamais tracer de plan à long terme. Au-delà de sa légèreté, quelque chose s’active qu’il qualifie comme une machine, une force qui suit son cours et lui permet de continuer. C’est cette machine qui s’active dans sa réplique finale.


        Ce personnage n’a aucune ambition, aucune croyance, aucune motivation, aucune illusion, et surtout aucun idéal. Il n’est porté par rien. Nous avons presque envie de nous interroger sur ce qui le fait tenir.  Et à cette interrogation, il répond clairement « je suis une machine à vivre » qui fonctionne à plein (mais on pourrait aussi bien dire « à vide ») sans but, ni projet, ni avenir, comme si le sens de sa vie, soit n’existait pas ,soit se résorbait exclusivement dans cette énergie qui le fait cravacher pour reconquérir Nathalie tout en ne se faisant aucune illusion sur la durée de leur couple.  Aussi désespéré que puisse nous apparaître sa conception de l’existence, elle n’est pas dénuée de pertinence car l’efficience de cette machine s’efforçant de faire de tous ces éléments disparates et fragiles: une aventure avec une telle par ci, une partie de poker par là, une vie effectue bien quelque chose de parfaitement inattendu dans sa précarité même. Hippo n’a aucune dignité, aucune morale, aucune éthique. Il vit réellement au jour le jour, constituant par là même une existence sans équivalent, ni « visuel ». 
Ce n’est même pas qu’il réduise sa vie à subvenir aux besoins vitaux, c’est plutôt qu’il invente sans cesse de nouveaux expédients, de nouveaux moyens d’existence, plus ou moins légaux (plutôt moins). Il ne sait pas où « ça va » (quand on demande à quelqu’un si ça va, de quoi parle-t-on? Et où « cela » est-il censé « aller »?, mais précisément, ce qui se tisse au fil de cette absence totale de projet et de planification reste « de la vie », voire de la vie d’autant plus dense et concentrée qu’elle ne se mélange avec aucune idéologie, avec aucune tentative de rationalisation ni entreprise de récupération par des buts, des missions, des justifications quelconques. Ce n’est pas de la vie pensée, c’est de la vie vécue. Cette conception d’une vie réduite à sa plus pure expression sans compromission avec d’éventuels justificatifs de la raison, de la destinée, du « Sens » est-elle compatible avec de l’homme? Est-ce encore de la vie humaine? Peut-on définir comme humaine une vie qui ne se soucie que d’être, que de persévérer en elle-même, de s’activer comme une machine aveugle, sans projet, ni idéal, ni morale, ni souci de s’affirmer dans le monde?
        (Nous pourrions également penser à l’une des figures humaines les plus tragiques de la mythologie: Oedipe. Il est le « déchiffreur d’énigmes », celui qui possède une intelligence remarquable pour résoudre les problèmes posés dans un cadre « extérieur », mais en même temps il vit dans une ignorance effroyable de ce qu’il est réellement, ignorance qui ne cessera qu’à la fin et le réduira à une vie d’errance, incapable de savoir où il va mais enfin incroyablement lucide sur ce qu’il est, sur ce que le destin peut réserver aux hommes et sur les profondeurs abyssales de l’incompréhension de soi. Cette existence de vagabond qui ne peut plus croire en grand chose au vu des épreuves qu’il a traversées, de la conscience qu’il acquiert enfin de l’inconscience dans laquelle un homme de pouvoir peut se tenir, ne serait-elle pas « juste », en fait? Ne marquerait-elle pas de façon quasi monstrueuse, le seuil d’exactitude le plus élevé auquel il nous est donné de nous hausser ou de nous rabaisser pour nous connaître intégralement, comme si errer sans but, ni projet, ni ambition, ni illusion, constituait finalement le mode d’existence humaine le plus « vrai » de l’être humain, celui où se connaître soi-même cesse d’être un conseil pour devenir le leitmotiv d’une machine aveugle qui crée elle-même, à partir de rien,  ses moyens d’existence?)

1) L’homme est une machine organique
        Se pourrait-il qu’il n’existe finalement aucune différence entre une machine et un corps? Après tout, la médecine nous a bien appris qu’à l’intérieur même de notre organisme, chaque partie avait une fonction précise de la même façon qu’une pièce avait un rôle à jouer dans une machine. C’est précisément cette assimilation qui permet ici à Descartes d’affirmer que la seule différence entre un corps créé par la nature et une machine créée par l’homme consiste dans la grandeur des pièces.
       
«Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits. »
                            Descartes - Principes de la philosophie
        La machine est le modèle d’intelligibilité qui permet de comprendre sont faits les corps et nous n’avons besoin de ne rien supposer de plus dans un pommier que dans une montre si ce n’est que les « ressorts et les tuyaux » sont plus apparents dans une montre, mais le pommier donne des pommes de façon aussi organisée et systématique que la montre donne l’heure. Cette conception du vivant que l’on appelé « le mécanisme » s’opposera au vitalisme, qui considère que la différence réside dans l’intelligence du tout dont la partie est dotée dans un organisme vivant alors que le ressort n’a aucune intuition de la montre. Toutefois Descartes affirmerait-il que l’homme est une machine? Non bien sûr, puisque ce dont l’homme ne peut absolument douter à son propre égard c’est qu’il est  un « je pense » avant d’être un corps. La certitude d’exister est acquise par la réalisation que je ne peux pas penser être rien sans être au moins la pensée de n’être rien, donc quelque chose. C’est en tant que pensée que j’existe, et non en tant que corps. La pensée d’être un corps prouve que j’existe mais elle ne me garantit pas que je suis ce corps que je pense être parce que mes sensations peuvent être trompeuses. L’homme ne réside pas ontologiquement dans le fait d’être un corps.
       
Par contre, l’animal n’est qu’un corps et conséquemment qu’une machine. Tout en lui se réduit à des ressorts, à des tuyaux et à des mouvements prés par cet assemblage. C’est la théorie de l’animal machine. Mais cette distinction de l’âme et du corps chez l’homme est contestée par les penseurs matérialistes comme La Mettrie:
        « Le corps humain est une Machine qui monte elle-même ses ressorts; vivante image du mouvement perpétuel. Les aliments entretiennent ce que la fièvre excite. Sans eux l'Âme languit, entre en fureur, et meurt abattue. C'est une bougie dont la lumière se ranime, au moment de s'éteindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuyaux des sucs vigoureux, des liqueurs fortes ; alors l'Âme, généreuse comme elles, s'arme d'un fier courage, et le Soldat que l'eau eût fait fuir, devenu féroce, court gaiement à la mort au bruit des tambours.(...)  Nous pensons, et même nous ne sommes honnêtes gens, que comme nous sommes gais, ou braves ; tout dépend de la manière dont notre machine est montée. On dirait en certains moments que l'âme habite dans l'estomac [...] On ne peut détruire la Loi Naturelle. (…) Nous n'avons pas originairement été faits pour être savants ; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques, que nous le sommes devenus ; et cela à la charge de l'État, qui nourrit une multitude de fainéants, que la vanité a décorés du nom de philosophes. La Nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui tous, depuis le ver qui rampe, jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nuée. C'est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la loi naturelle, portion plus ou moins exquise, selon que le permettent les organes bien conditionnés de chaque animal. »
                        Julien Offray de la Mettrie (1701 - 1751)
L’argumentation de La Mettrie repose finalement sur deux assimilations: la première réduit l’homme à son corps et la deuxième le corps à une machine, de telle sorte que rien finalement en l’être humain ne requiert que nous lui supposions plus qu’un organisme. Ce qui se trouve volontairement et radicalement exclue de ces deux assimilations, c’est l’idée d’une âme distincte du corps et animant le corps. En bon matérialiste, La Mettrie essaie ici de ne pas recourir à ce qui relève en effet de l’hypothèse: l’idée d’un principe séparé de ce qu’il meut. On peut toutefois relever qu’il est obligé de concéder l’efficience d’un mouvement qui se remonte par lui-même. Son idée consiste à poser l’existence d’un moteur naturel, d’une loi comme il le dira plus tard, capable d’alimenter un mouvement perpétuel, celui des êtres animés, mais il n’entre pas dans le détail de ce point qui est pourtant absolument décisif. Comment un corps peut-il être animé sans que ce mouvement ne provienne, en lui, d’une âme, ou pour le moins d’un principe? Si la machine humaine remonte par elle-même ses ressorts, cette auto régulation ne manifesterait-elle pas, de quelque biais, la nécessité de poser un principe au sein même du corps, principe que l’on pourrait tout aussi bien appeler « âme ». La Mettrie substitue finalement la diététique à la psychologie en affirmant qu’il n’est pas une qualité d’âme que l’on ne puisse finalement ramener à la vigueur causée par l’ingestion de tel ou tel aliment.. Dans cette perspective, en effet, le philosophe, ou le psychologue seront remplacés à juste raison par des médecins puisque l’âme est réductible à l’estomac.
2) Une créature d’habitudes
Si par machine, nous entendons « dispositif fonctionnel et organisé doté de la capacité de créer un mouvement à partir d’une énergie » (robot finalement), alors en effet, La Mettrie répond clairement que l’homme est une machine à vivre, mais ce n’est pas seulement en tant qu’organisme ou que dispositif que nos actions sont réductibles à des mouvements machinaux. Si nous les faisons aveuglément, sans conscience, c’est aussi parce que nous les accomplissons par habitude. L’homme pourrait-il se réduire à une créature ayant intégré la vie comme un réflexe, « comme un pli ». 
Tout le propos de Hume est précisément de prouver que nos connaissances les plus assurées reposent en fait sur deux piliers et deux piliers seulement: l’expérience et l’habitude. Il utilise pour cela l’exemple d’un homme adulte que l’on placerait brutalement dans le monde comme dans un lieu qu’il ne connaissait pas avant. Imaginons finalement la naissance d’un adulte qui viendrait au monde avec une pensée et un corps formés:
« Supposez encore que cet homme (Hume parle ici d’un homme doté d’intelligence qui découvrirait le monde) ait acquis plus d'expérience et qu'il ait vécu assez longtemps dans le monde pour avoir observé que des objets familiers ou des événements sont constamment joints ensemble. Quelle est la conséquence de cette expérience ? Il infère (suppose) immédiatement l'existence de l'un des objets de l'apparition de l'autre. Pourtant, par toute son expérience, il n'a acquis aucune idée ou connaissance du pouvoir secret par lequel l'un des objets est produit par l'autre ; et ce n'est par aucun processus de raisonnement qu'il est engagé à tirer cette inférence (supposition). Mais pourtant il se trouve déterminé à la tirer ; et, serait-il convaincu que son entendement n'a pas de part dans cette opération, il continuerait pourtant le même cours de pensée. Il y a un autre principe qui le détermine à former une telle conclusion.
Ce principe est l'accoutumance, l'habitude. Car chaque fois que la répétition d'un acte particulier ou d'une opération particulière produit un penchant à renouveler le même acte ou la même opération, sans que l'on soit mu par aucun raisonnement ou opération de l'entendement, nous disons toujours que ce penchant est l'effet de l'accoutumance. En employant ce mot, nous ne prétendons pas avoir donné la raison ultime d'un tel penchant. Nous indiquons seulement un principe de la nature humaine qui est universellement reconnu et qui est bien connu par ses effets. Nous ne pouvons peut-être pas pousser nos recherches plus loin et prétendre donner la cause de cette cause, mais nous devons  nous en contenter comme de l'ultime principe que nous puissions assigner à toutes nos conclusions venant de l'expérience. […] »
David Hume (1711 - 1776)
De la répétition de corrélations entre des phénomènes nous induisons leur causalité. Si je pense que porter l’eau à 100 degrés la fait bouillir, c’est parce que j'ai toujours vu la corrélation entre cette intensité de chaleur et le phénomène de l’ébullition, mais à parler strict, il n’est rien de cette expérience, aussi répétée soit-elle qui nous permette d’en déduire que toute eau portée à 100° bout. Mais pourquoi passons systématiquement de la corrélation à la causalité? A cause de l’habitude, laquelle n’est pas seulement un pli inscrit dans la psychologie humaine mais plus encore « l’ultime principe des conclusions que nous tirons de l’expérience. » Ce n’est même pas que nous ne connaissions que par habitude, mais c’est plutôt que l’habitude est ce à partir de quoi nous inférons qu’une connaissance de l’univers est possible. Il y a dans l’habitude comme une sorte d’interface grâce à laquelle il vient à l’homme l’idée selon laquelle l’Univers est à connaître même si, selon Hume, l’homme se trompe en convertissant continuellement des répétitions de corrélations en causalités. La science, selon lui qui est un sceptique, reste un ensemble de croyances. L’homme est une créature d’habitude et non un expert en science, et la croyance qu’il entretient d’être le deuxième se réduit en fait à ce qu’il est en premier.
3) Processus et Action

« Nul doute que la vie humaine placée sur terre, soit entourée de processus automatiques - les processus naturels de la terre qui sont à leur tour entourés par des processus cosmiques; et nous-mêmes nous sommes poussés par des forces semblables dans la mesure où nous sommes aussi  une partie de la nature organique. Notre vie politique, en outre, même si elle est le domaine de l’action, prend également place au coeur de processus que nous appelons historiques et qui tendent à devenir aussi automatiques que des processus naturels ou cosmiques, bien qu’ils aient été déclenchés par des hommes. La vérité est que l’automatisme est inhérent à tous les processus quel qu’en soit l’origine - ce qui explique qu’aucun acte unique et aucun évènement unique ne peuvent jamais, une fois pour toutes, délivrer un homme, une nation ou l’humanité. Il est de la nature de ces processus automatiques auxquels l’homme est soumis, mais à l’intérieur desquels et contre lesquels il peut s’affirmer par l’action, de pouvoir seulement causer la ruine de la vie humaine. »
Hannah Arendt (1906 - 1975)
3) La machine n’est pas un mécanisme
« Les êtres vivants ne sont pas adaptés au mieux par la sélection naturelle, ils ne sont pas le résultat d’une création divine parfaite ni d’un déterminisme génétique. Ni architecte, ni designer, ni Mère Nature, ni Tout génétique. Une conséquence de la découverte des mécanismes du vivant et de l’origine naturelle des espèces, où le hasard et la contingence sont essentiels, oblige à abandonner cet idéalisme biologique, qu’il soit naturaliste ou religieux. La vie ne réfléchit pas, la vie ne fait pas ce qu’il «faut faire», la vie ne sait pas ce qu’elle «doit» faire, la vie ne recherche pas de finalité particulière, la vie ne fait pas «bien» les choses, la vie ne sait même pas ce qu’elle fait. La vie simplement créée, comme elle peut : la vie bricole. Chacun de nous est le résultat d’un long et lent bricolage évolutionniste, empirique et aveugle. »                          Eric Lowen
« la machine n’est ni organique, ni mécanique. La mécanique est un système de liaisons de proche en proche entre termes dépendants. La machine au contraire est un ensemble de voisinages entre termes hétérogènes indépendants. »
Gilles Deleuze
« Est-ce si triste et dangereux de ne plus supporter les yeux pour voir, les poumons pour respirer, la bouche pour avaler, la langue pour parler, le cerveau pour penser, la tête et les jambes ? Pourquoi ne pas marcher sur la tête, voir avec la peau, respirer avec le ventre, Chose simple, Entité, Corps plein, Voyage immobile, Anorexie ? Vision cutanée, Love, Expérimentation (…) Là où la psychanalyse dit : Arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : Allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre Corps sans Organes, pas assez défait notre moi. Remplacez l’anamnèse par l’oubli, l’interprétation par l’expérimentation. Trouvez votre Corps sans Organes, sachez le faire, c’est question de vie ou de mort, de jeunesse ou de vieillesse, de tristesse et de gaieté. Et c’est là que tout se joue … C’est là que tout se joue pourtant : enjeu éthique, enjeu de liberté, assurément. Quand bien même le Corps sans organes ne serait qu’une hypothèse, elle vaut bien l’hypothèse des corps biologiques, psychiatriques… »
                    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux
Conclusion


« L’homme est moins un mécanisme programmé pour vivre qu’une machine créatrice qui invente et explore toutes les possibilités d’exister. »


samedi 18 mai 2019

L'Heure des Pros... de la "Beauf attitude"





Cette émission a déjà été largement commentée sur la toile. Beaucoup de questions s'y posent mais, plus encore, on mesure en l'écoutant les ravages de l'idéologie du débat. C'est comme si l'on y voyait s'activer "à nu" ce tour de passe-passe par le biais duquel on diffuse sournoisement une opinion rampante et totalement discréditée scientifiquement en faisant mine de vouloir débattre à son sujet, voire en l'épousant tout en croisant les doigts derrière son dos ou en adoptant un ton clairement ironique. Pascal Praud n'est pas un journaliste et son extrême susceptibilité sur ce point, loin, comme il le croit (mais peut-être fait-il aussi semblant de le croire) de lui donner raison accroît ce malaise. Prenons un exemple de dénégation : un homme ne jouerait pas autant "au gros mâle" si son identité sexuelle n'était pas en danger. Pascal Praud ne serait pas aussi sourcilleux face aux attaques qui lui retirent le titre de journaliste s'il était sûr d'en être un. De fait, quel journaliste, après avoir dit "qu'on allait parler du climat"pourrait répondre à son invitée Claire Nouvian, qu'il a perdu ses fiches sur l'IPBES (international science policy plat-form on biodiversity and ecosystem services). C'est même pire que cela: ces fiches n'existent pas. Peut-on même aller encore plus loin: Pascal Praud essaie de faire rire ses copains et sa copine Elisabeth sur le fait qu'il n'a pas de fiches, qu'il n'a aucune idée de ce dont il est question et qu'il n'a pas effectué en amont son travail de journaliste. 
- Non mais au moins il sait organiser un débat
- Eh bien non, justement, ça non plus, il ne sait pas.
Il n'est même plus question de faire du journalisme mais de faire rire sur le fait que l'on n'en est pas un, que l'on n'a pas préparé l'émission. Pourquoi préparer puisque chacun a le droit de débattre? Puisque à aucun moment de cette émission nous ne sommes à l'abri d'un avis, d'une opinion. On peut se rappeler de l'excellent Clément Viktorovitch citant les résultats d'une étude scientifique sur la très bonne santé mentale (bien meilleure que celle de nombreux enfants de foyers hétéro)  des enfants élevés par des couples homosexuels coupé par Charlotte d'Ornellas avec un argument frappant:
- "Ces résultats ont été contestés". 
A quoi bon faire une étude dans ce cas? Pourquoi faire de la science? D'ailleurs elle n'a jamais dit par qui, sur quoi et encore moins comment.
Claire Nouvian en demandant si l'on allait parler de l'IPBES demandait finalement si l'on allait vraiment traiter d'une information sur une chaîne d'information. Poser cette interrogation sur Cnews, c'est un peu comme demander du tofu aux algues dans un bouchon Lyonnais: "Oh là mais où vous croyez vous? Vous pensiez vraiment que l'on allait s'opposer des arguments scientifiques, des tableaux de statistiques, des analyses de chercheurs, et pourquoi faire du journalisme tant que vous y êtes?
C'est quasiment de cette façon qu'il répond puisque il l'accuse en plaisantant à peine de vouloir "prendre le pouvoir" et décider toute seule des sujets à traiter. Vous qui pensiez nous informer, commencez donc d'abord par "discuter", par débattre et la question n'est pas selon Pascal Praud: qu'allons-nous faire face à ce passage millénaire de l'holocène à une autre ère géologique qui nous attend? Mais y-a t-il vraiment réchauffement climatique quand on voit qu'il fait froid en mai alors qu'il est censé faire chaud? (Mon pov mossieu!). Si on regarde attentivement les émissions de cet "animateur", on s'aperçoit qu'il joue constamment et exclusivement sur trois registres, sur trois tonalités de prises de parole:
- Bonhommie candide ou ironique
- Colère et coup de sang
- Neutralité feinte de l'entre-soi.
L'émission de ce jour là est un modèle de bonhommie orientée: j'accentue tellement le ton comminatoire de ma voix (on ne plaisante pas avec le réchauffement) en faveur de la transition climatique que je fais bien passer le message que je suis un climato-sceptique (quand il dira à Claire Nouvian: des climato-sceptiques, il y en a beaucoup: Pascal Praud est ce "beaucoup", c'est exactement le gros problème du délire de majorité selon Gilles Deleuze). C'est le raciste qui n'arrête pas de vous envoyer des messages ironiques sur le modèle multiculturaliste pour savoir si vous partagez avec lui ce vieux fond de soupe franchouillarde qui croupit dans le chaudron de sa tête.
Pascal Praud a aussi des coups de sang quand ses invités parlent en même temps, quand l'un d'entre eux développe sa pensée, quand deux ou trois mauvaises herbes de philosophie parviennent à pousser entre les pavés de cette "bien pensance"  de droite qu'il prend tant de temps et d'application à dissimuler  dans "son" émission (car c'est "son" émission). 
Il est aussi le champion de la fausse neutralité et de l'oeillade complice adressée à ses amis. On ne compte plus ses hommages aux forces de l'ordre qui font un métier "dangereux et pénible", ni ses condamnations brutales de France-Inter qui ne donnent pas à des hommes politiques d'extrême droite de tribune libre. Il s'agit de laisser parler tout le monde, aussi bien l'extrême gauche que l'extrême droite, fût-ce pour dire n'importe quoi, du moment qu'il y a "discussion". On peut laisser Robert Ménard se complaire dans sa méconnaissance pathétique de la religion musulmane, Elisabeth Lévi étaler ses compétences d'éditorialiste du "causeur", journal à très petit tirage (heureusement) et dont l'audience est quasi confidentielle, ou encore Jean-Claude Dassier débiter d'un ton satisfait et très imbu de lui-même des platitudes sahariennes sur la fonction présidentielle. Ces personnes dont le pouvoir de représentation serait réduit à quasiment rien sans l'aide de ces chaînes de désinformation continue constitue un "entre-soi" dans lequel on peut "discuter" de la transition climatique comme si elle était une thèse parmi tant d'autres. Le tribunal du saint-siège non plus ne se savait pas "bouger". 
Jean-Paul Sartre décrit la torture du regard des autres dans "Huis clos": un homme et deux femmes forcés de se supporter dans un espace limité sans possibilité de sortir, mais "nous", pourquoi nous imposons-nous ça? Imaginez un repas auquel vous êtes conviés pour partager une bonne côte de boeuf avec Pascal Praud, Elisabeth Lévi, Jean-Claude Dassier et Jean-Marie Sermier. Pire que l'enfer, c'est l'Eternel retour Nietzschéen de la "Beauf attitude". 


mercredi 15 mai 2019

Lettre à Ménécée - Epicure (texte)



(122) Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus. Le jeune homme et le vieillard doivent donc philosopher l’un et l’autre, celui-ci pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé ; celui-là afin d’être, quoique jeune, tranquille comme un ancien en face de l’avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir.
(123) Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre. Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que la connaissance qu’on en a est évidente.
Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et l’impie n’est pas celui qui rejette les dieux de la foule : c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. (124) Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomptions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte.
Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout mal résident dans la sensation : or la mort est privation de toute sensibilité. Par conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité. (125) Car il ne reste plus rien à redouter dans la vie, pour qui a vraiment compris que hors de la vie il n’y a rien de redoutable. On prononce donc de vaines paroles quand on soutient que la mort est à craindre, non pas parce qu’elle sera douloureuse étant réalisée, mais parce qu’il est douloureux de l’attendre. Ce serait en effet une crainte vaine et sans objet que celle qui serait produite par l’attente d’une chose qui ne cause aucun trouble par sa présence.
Ainsi celui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que, quand la mort existe, nous ne sommes plus. Donc la mort n’existe ni pour les vivants ni pour les morts, puisqu’elle n’a rien à faire avec les premiers, et que les seconds ne sont plus. Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. (126) Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable. Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un. On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ».(127) Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas. Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être.
Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. (128) Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (129) En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit.
Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. (130) En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. C’est un grand bien à notre avis que de se suffire à soi-même, non qu’il faille toujours vivre de peu, mais afin que si l’abondance nous manque, nous sachions nous contenter du peu que nous aurons, bien persuadés que ceux-là jouissent le plus vivement de l’opulence qui ont le moins besoin d’elle, et que tout ce qui est naturel est aisé à se procurer, tandis que ce qui ne répond pas à un désir naturel est malaisé à se procurer. En effet, des mets simples donnent un plaisir égal à celui d’un régime somptueux si toute la douleur causée par le besoin est supprimée, (131) et, d’autre part, du pain d’orge et de l’eau procurent le plus vif plaisir à celui qui les porte à sa bouche après en avoir senti la privation. L’habitude d’une nourriture simple et non pas celle d’une nourriture luxueuse, convient donc pour donner la pleine santé, pour laisser à l’homme toute liberté de se consacrer aux devoirs nécessaires de la vie, pour nous disposer à mieux goûter les repas luxueux, lorsque nous les faisons après des intervalles de vie frugale, enfin pour nous mettre en état de ne pas craindre la mauvaise fortune. Quand donc nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs des voluptueux inquiets, ni de ceux qui consistent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent des gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. (132) Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus en effet, ne sont que des suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus.
(133) Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité ; il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d’ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire.(134) Et et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité - car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles -, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; (135) enfin il pense qu’il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné - ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.


Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel.
ÉPICURE, Lettre à Ménécée.
(Traduction d’Octave Hamelin les numéros entre parenthèses correspondent aux paragraphes du Livre X des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce, dont est extraite la lettre d’Epicure)

Lettre à Ménécée d'Epicure Explication linéaire (3 suite et fin)



C’est bien en ce sens qu’il convient d’entendre le terme de « naturel » dans cette sélection. Epicure ne nous invite pas à revenir à un mode de vie sauvage ou brut. Par « naturel », il faut plutôt comprendre « physique », un retour à la considération de notre constitution organique : nous sommes un composé d’atomes, c’est-à-dire de petites unités de matière. Plus ces composantes s’harmonisent convenablement entre elles, meilleure sera la santé du corps et c’est la même chose pour l’âme qui bien que distincte du corps n’en est pas moins aussi un ensemble d’atomes. De bons aliments sont des aliments qui facilitent les rapports entre ces parties dont je suis constitué, les mauvais ceux qui entraînent des incompatibilités ou des dysfonctionnements au sein de cette entente. Les désirs vains, d’un point de vue alimentaire, sont donc ceux qui m’influencent négativement vers des nourritures « antagonistes » susceptibles de « semer la zizanie » dans le corps. Si je n’ingère que des aliments gras, la surcharge pondérale qui en résultera sera difficile à supporter si ma masse musculaire, elle, ne s’est pas accrue en rapport avec cet excès de graisse. Un corps malade est un organisme dont les éléments évoluent de façon non concertée et chaotique.
On comprend ainsi le sens véritable du terme : « plaisir ». Il est très agréable de manger un gâteau plein de matières grasses avec un apport calorifique extrêmement élevé mais ce « plaisir » agit à l’encontre de cet autre plaisir dans lequel consiste la jouissance d’un corps dont toutes les parties entretiennent entre elles un rapport stable et harmonieux.
Le plaisir réside donc dans l’équilibre et la tempérance, qualités dont l’observation ne peut pas se concevoir comme une exigence que la volonté raisonnable imposerait au corps de l’extérieur. Ce n’est pas du tout par un effort de la volonté que je suivrai un régime d’alimentation approprié mais seulement en me laissant porter par ce qui en moi est le plus matériel, le plus organique, à savoir le bon fonctionnement des atomes dont je suis constitué. Plutôt que de s’élever vers des « Idées » et des régions supposées supérieures de l’âme et du monde supraterrestre (Platon), notre raison doit se contenter de saisir la vraie nature de notre être qui est matérielle.

Dans la fameuse allégorie de la Caverne du Livre 7 de la République de Platon, il ne fait pas de doute qu’Epicure resterait dans l’obscurité comme un prisonnier d’autant plus heureux qu’il ne vivrait pas ces prétendues chaînes nous reliant au sensible comme des entraves mais bel et bien comme des liens nourriciers, fondamentaux qui ne nous trompent aucunement sur la juste nature de notre condition terrestre et seulement terrestre.
Dans une optique Epicurienne, le prisonnier se détachant de ses chaînes court absurdement à sa perte, il se défait de ce lien physique qui seul peut lui garantir « l’autarkeia » (l’autarcie).  Il convient au contraire de sentir ces chaînes pour réaliser qu’elles font partie intégrante de notre corps et nous relient directement au vivant, c’est-à-dire à la seule condition authentique dans laquelle nous consistons.
La plupart des médecins et des diététiciens s’accordent à reconnaître l’obésité comme un trouble anxiogène. C’est toujours la peur qui nous incite à trop manger. Nous compensons par l’excès de nourriture la piètre opinion que nous avons de nous-mêmes ou la peur de n’être pas à la hauteur d’une tâche, d’une condition, d’une vie. Nous sommes bien loin avec Epicure de cette analyse psychologique élémentaire, et pourtant, la référence à l’angoisse, à la peur de manquer est bien présente dans sa lettre, mais c’est précisément pour prendre le contre-pied total de cette attitude. Le meilleur moyen de résister à l’épreuve du manque (et de fait nous savons qu’Athènes n’était pas du tout à l’abri de la disette à cette époque – Epicure ici ne parle pas dans le vide mais il a bel et bien appliqué ses principes à ses disciples en réduisant les portions de nourriture lorsque les approvisionnements en blé se sont fait un peu plus rares, ce qui est arrivé quelquefois) est de s’habituer à peu pour ne pas être pris au dépourvu en cas de famine. Nous sommes très, très loin des conseils ascétiques de Diogène qui s’entraîne assidument à la pauvreté en s’imposant des privations extrêmement dures. Mais en même temps, on mesure le décalage avec notre époque en réalisant que pour Diogène comme pour Epicure, ce n’est pas vers l’accumulation de biens extérieurs, de réserves de nourritures ou de surenchère dans le délire survivaliste visant à faire face à toutes les opportunités que s’orientent les sagesses de la Grèce antique mais plutôt dans une maîtrise de ses désirs, autrement dit vers « l’intérieur ».
C’est soi-même qu’il convient de raisonner plutôt que de s’obstiner inutilement à croire que l’on peut parer à toutes les éventualités. L’autarcie n’incline nullement vers le délire consumériste de l’accumulation de tous les biens nécessaires pour « tenir », mais vers la recherche intérieure d’un équilibre au sein duquel le corps peut subsister sans souffrir. L’alternance de périodes fastes et de disettes peut être surmontée parce que l’équilibre qu’il nous faut assurer afin que notre corps ne soit pas en état de manque permanent correspond exactement à la loi même du vivant, à cet échange constant de particules grâce auquel nous vivons. En d’autres termes, lorsque notre corps est soumis par des évènements indépendants de sa volonté l’empêchant de jouir d’une nourriture abondante n’est pas tant contraint par une extériorité agressive que ramené à la nécessité intérieure de l’équilibre dans laquelle consiste vraiment son efficience organique (échange et harmonie des atomes qui le composent).
Cette importance donnée par Epicure à l’équilibre naturel de la santé de notre corps est confirmée par les découvertes les plus récentes en Biologie. L’apoptose des cellules, c’est-à-dire leur capacité propre à retarder ou précipiter leur fin de vie, nous a permis de réaliser des mécanismes tout-à-fait sidérants dans l’aptitude d’un corps à survivre dans un milieu hostile, certaines cellules se sacrifiant au profit de l’ensemble dont elles ne sont que les composantes. C’est comme si chacune d’elle disposait de son propre mécanisme d’autodestruction et modulait intérieurement sa « vitesse de mortalité » en fonction des signaux émis par les autres cellules dans l’intérêt de ce tout que constitue le corps (Sur cette question, il faut lire Jean-Claude Ameisen : « La sculpture du vivant »). Les conseils d’Epicure aussi éloignés soient-ils par le temps et l’esprit de cette découverte pointent néanmoins vers une intelligence propre au Vivant, inhérente au corps, dans l’efficience purement physiologique de sa présence pure, immanente, donnée.

Tout plaisir est donc un bien mais il est une nature de plaisir à laquelle il faut prêter plus d’attention que les autres, c’est celle qu’utilise notre corps pour nous informer qu’il ne manque de rien, armé qu’il est de cette prudence qu’est l’art de se satisfaire de peu. Cette prudence est de nature organique. Elle réside dans l’intelligence de l’équilibre, mais c’est essentiellement à mon âme de veiller à ce qu’elle soit toujours en éveil. Pourquoi ? Il faut rappeler que, pour Epicure, âme et corps sont tous deux matériels, mais ne sont pas pour autant la même chose, parce que mon âme se détermine en fonction des idées et des discours qu’elle conçoit ou qu’elle reçoit. Par conséquent, c’est en tant qu’âme que nous sommes enclins à être abusés par des opinions fausses sur la mort ou sur les Dieux. Mon corps ne se trompe jamais mais mon âme est influençable parce qu’elle n’est pas exclusivement à l’écoute de ses sensations mais aussi des idées colportées par l’opinion courante. Cette prudence réside donc non seulement dans l’attention portée à l’équilibre du corps (sachant que mon corps me rappelle constamment à cet équilibre parce que c’est son intérêt vital d’assemblage d’atomes) mais aussi dans la capacité de l’âme à ne pas se laisser troubler par des angoisses, des peurs ou des flatteries, des honneurs. Se raisonner, c’est donc ramener l’âme à l’équilibre nécessaire du corps et donner ainsi à l’expression célèbre : « faire de nécessité vertu » un sens profondément « éthique ».
Quand nous utilisons cette expression, nous désignons l’art d’utiliser une situation difficile qui nous est imposée pour exercer sa vertu et manifester à cette occasion des qualités morales. Avec Epicure, quelque chose de cette dualité, de cette ambivalence entre la vertu et la nécessité se voit toute à la fois nié et accompli. Nous n’avons pas à faire effort pour être vertueux précisément parce que c’est notre intérêt le plus physique, le plus jouissif que d’être prudent et cette prudence se trouve être également la matrice même de notre honnêteté et de notre sens de la justice. Nous ne sommes pas tant comblés par le plaisir intellectuel d’être vertueux que par cette vertu physique de la jouissance du corps, laquelle nous gratifie de toutes les vertus de l’âme.
Le Souverain Bien est pour toutes les morales de l’antiquité grecque l’affirmation du rapport entre la vertu et le bonheur. En totale contradiction avec la morale Kantienne du devoir dans laquelle ces deux idéaux sont clairement distingués, les Stoïciens, Les Platoniciens, les Aristotéliciens, les Sceptiques, les Cyrénaïques, etc, affirment qu’il est impossible d’agir bien sans être bien ou d’être bien sans agir vertueusement, mais évidemment chaque école de pensée a une conception différente de cette implication réciproque et celle d’Epicure est parfaitement claire : le plaisir qu’éprouve un corps lorsque il jouit de la sensation de ne manquer de rien, de n’être troublé par rien est le guide, la « boussole éthique » qui ne peut, en aucune façon, nous disposer à agir mal. Nous commettons des crimes lorsque nous laissons en nous triompher la douleur, lorsque nous nous inventons des raisons de souffrir ou de craindre. La critique des mots creux chez Epicure, c’est aussi ce qui nous permet de nous éloigner des actions perverses et inutiles en tant qu’elles seraient exclusivement motivées par des angoisses dépourvues d’objets véritables.
(Parenthèse : de nombreux citoyens américains seraient ainsi bien inspirés de lire la lettre à Ménécée. La vente d’armes s’appuie en effet sur le second amendement de la constitution : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit qu'a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé. » (à cette époque, les EU n’avaient pas encore d’armée – Ils disposent maintenant de ressources militaires plus importantes que tous les autres pays). C’est historiquement la crainte d’être démuni face à une agression qui crée actuellement cet état d’insécurité absolument sans équivalent dans les écoles et les universités (il y a aujourd’hui davantage de morts dans les établissements scolaires que dans l’armée : donc il est plus dangereux, aux EU, d’être lycéen que d’être militaire). C’est la peur de n’être pas en sécurité qui crée l’insécurité réelle, c’est la souffrance qui fait advenir la mauvaise action et la terreur le geste terrible.)
§ 7 et 8 (133 – 134 – 135)
En quoi consiste le bonheur finalement ? Dans notre aptitude à vivre éternellement notre existence et rien qu’elle, puisque de toute façon, nous ne vivrons jamais rien d’autre. C’est bien là toute la différence que fait Epicure entre l’Immortalité et l’Eternité : la première est une condition, un état, la deuxième est plutôt une modalité, un état d’esprit, une certaine façon de vivre l’instant. Dans cette perspective on peut vraiment dire qu’il y a dans la lettre à Ménécée des éléments que nous retrouverons, sous une forme beaucoup plus théorisée et rationnelle chez Spinoza. Avec le philosophe hollandais, en effet, un homme ne peut plus se concevoir comme « un » être, une essence, une substance mais plutôt comme un mode d’être, une façon singulière d’être « l’être ». Chaque chose à sa façon décline une certaine façon de styliser le fait d’être. La multiplicité des existants doit s’interpréter comme la diversité de toutes les manières différentes au fil desquelles l’être, c’est-à-dire Dieu, c’est-à-dire la nature, « EST ». Par conséquent, aucun de nous n’étant une essence, aucune morale ne peut nous imposer de devoir-être. Nous ne voyons pas comment on pourrait nous imposer des principes visant à être ceci ou cela si nous ne consistons pas dans une essence. Tout ce que nous pouvons prendre en compte dans nos actions, c’est moins ce que nous sommes que ce que nous « pouvons ». Accomplir notre présence sur terre, c’est aller au bout de notre « style », sachant que c’est notre façon de donner à Dieu sa pleine puissance, sa juste efficience. C’est bien là le glissement du terme de « morale » à celui d’ « éthique ». Je n’ai pas à me contraindre pour être ceci ou cela, j’ai simplement à suivre jusqu’au bout la façon d’être très singulière dans laquelle je consiste naturellement. Ce que j’ai à faire consiste davantage à réaliser très précisément ma condition plutôt qu’à produire des efforts ou me fixer des devoirs.
Cette récapitulation du tetrapharmakos est empreinte de cet esprit (Une Ethique, pas une morale). Elle prend d’emblée l’apparence d’un défi : « Y-a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? » et c’est avec une certaine agressivité qu’Epicure vise dans cette interpellation les ennemis les plus acharnés de ses thèses, à savoir les Stoïciens (ce qui, sur le fond doctrinal, est légèrement paradoxal : bien que s’opposant sur de très nombreux points fondamentaux, les Epicuriens partagent quelques considérations avec les Stoïciens, notamment par rapport à « l’autarkeia » (l’autarcie) et le rapport au Présent, mais Il n’existe, par contre, aucune position d’Epicure qui puisse se concilier avec le Platonisme (Matérialisme / Idéalisme))
Cette opposition apparaît juste après la reprise du quadruple remède : a) le sage ne se fait pas de fausses peurs sur les dieux, b) il ne craint pas la mort, c) il a compris qu’il n’est pas difficile d’accomplir le souverain Bien (être heureux et vertueux) d) et il sait que la souffrance n’est jamais assez forte pour nous empêcher d’être heureux.
« Il se moque du destin donc certains font le maître absolu des choses ». Les « certains » sont les Stoïciens et cette attitude que les auteurs latins du Stoïciens exprimeront ainsi : « Amor fati » (l’amour du destin). Trois forces sont alors invoquées par Epicure pour contourner le caractère :
1)                                                 La nécessité – Il existe bien un déterminisme dans la nature. Epicure ne peut pas, en tant que matérialiste, nier cette évidence, mais contrairement aux Stoïciens, il ne lui accorde aucun statut divin, panthéiste (Les Stoïciens Diogène de Babylone et Cléanthe sont parmi les premiers à avoir utilisé le terme de « Grand Vivant » pour évoquer à la fois le monde et Dieu). Les phénomènes sont causés les uns par les autres.
2)                                                 La fortune – C’est-à-dire le hasard. Dans cet enchaînement de causes et d’effets, il y a de l’incertain, de l’imprévisible tout simplement parce que les atomes ne suivent pas une trajectoire rationnelle, calculable, attendue. C’est le sens tout à la fois physique et métaphysique du « Clinamen ». Les commentateurs sont tous fascinés par cette notion dans la mesure où elle est une incarnation préscientifique de l’aléatoire.
3)                                                 Le pouvoir du sujet. Le sage épicurien comprend que l’on ne peut imputer de responsabilité à la nécessité, laquelle ne saurait être considérée comme divine. Elle est donc « aveugle ». On ne peut pas non plus incriminer le hasard qui est aussi « brut », « donné », impersonnel que la nécessité. Seul l’homme est susceptible d’être considéré comme responsable de ce qu’il fait parce qu’il existe bien en nous la marge de manoeuvre suffisante à l’égard des évènements pour qu’une maîtrise de soi puisse être invoquée et requise (mais comme une éthique pas une morale).
 L’erreur des Stoïciens est grave pour Epicure parce qu’il considère qu’une éthique ne peut se concevoir qu’au sein d’un univers hasardeux, sans finalité ni prévisibilité. Comment être heureux dans un monde déterminé, figé dans un réseau d’évènements rigoureusement liés les uns aux autres. S’il est vrai que la conception physique et métaphysique des Stoïciens se caractérise par un unitarisme forcené, holistique (Tout est lié au Tout), il est néanmoins faux de considérer que les hommes ne jouissent d’aucun pouvoir dans les intrications rationnelles de ce maillage puisque les Stoïciens insistent sur la distinction que le sage doit toujours opérer entre les choses qui dépendent de lui et celles qui ‘en dépendent pas. Il existe donc aussi pour les Stoïciens une maîtrise de soi (autrement plus rigoureuse que celle qui est conseillée par Epicure d’ailleurs) assimilable à une Ethique. Ce qu’Epicure ne peut accepter des Stoïciens, c’est l’importance qu’ils accordent au devoir et l’extrême exigence qui en résulte. Pour un atomiste, il faut que l’enchainement des causes et des effets soit tôt ou tard limité par l’imprévisibilité de certaines données et que le hasard intervienne. La rupture spontanée de symétrie, c’est-à-dire le fait qu’un stylo maintenu dans une position rigoureusement verticale va briser l’axe circulaire de son orbe, lors de sa chute, à un endroit absolument imprévisible semble confirmer la thèse épicurienne. Les probabilités ne définissent pas des marges provisoires d’ « inconnu » dans l’approche des phénomènes mais bel et bien des zones structurelles qui font partie des phénomènes eux-mêmes, c’est bien ce que le principe d’indétermination de Heisenberg semble avoir pointé.
Si cette question est aussi fondamentale, décisive de l’opposition frontale entre Epicuriens et Stoïciens, c’est qu’elle concerne « la physique », la nature même des forces et des éléments qui agissent dans l’Univers. A cette époque tous les courants de pensée se structuraient de la même façon : Physique / Canonique (logique) / Ethique. L’ordre chronologique est également ontologique, c’est-à-dire que l’on ne peut poser une éthique qu’au sein d’un Univers dont nous connaissons (ou postulons) certains principes physiques. Si le hasard n’existe pas, rien n’est imprévisible en droit. Or, il importe beaucoup à Epicure que chaque instant  du monde se détache sur le fond d’un désordre ou d’un hasard fondamental, d’une dispersion. Il n’y a pas de Cosmos Epicurien parce que le sage se voit ainsi ramené à lui-même comme au seul point d’ancrage possible. Nous pourrions dire sans jeu de mot que rien n’est plus urgent que d’être calme et aucun critère plus fiable que celui de la sensation physique. La paix du corps est le seul point stable d’un univers hasardeux et chaotique.
L’incompatibilité entre l’Epicurisme et le Stoïcisme sur cette question est assez profonde pour justifier qu’Epicure pactise avec « l’ennemi » : la religion. Mieux vaut l’illusion d’un fidèle pratiquant que l’adhésion d’un physicien au destin, car celle-ci ne tolèrera aucune exception alors que le culte des Dieux enseigne (à tort évidemment) que les Dieux écoutent les prières des mortels. L’opinion va même jusqu’à diviniser le hasard : Tyché, en effet, est la déesse de la chance, dans la religion Grecque. Epicure ne peut pas accepter cette divinisation tout simplement parce que l’on ne peut pas concevoir que le hasard soit une déesse et en même temps que les Dieux soient les plus beaux fruits du hasard. C’est parce qu’il y a du hasard qu’il y a des Dieux et non parce que les Dieux existent qu’il y a du hasard.
Mais pourquoi Epicure accorde-t-il au hasard une importance suffisante pour justifier qu’il lui consacre finalement la quasi totalité de la fin de sa lettre (car parler du destin c’est finalement évoquer le contraire du hasard, ce qui revient donc au même) ? Nous le réalisons encore plus clairement à la fin du paragraphe. Si la foule avait raison et si le hasard était une divinité, il faudrait considérer que tout s’explique par la fortune et nous serions entièrement les victimes de « cette roulette russe » qu’est la constitution des corps par le jeu chaotique des rencontres d’atomes. D’un point de vue physique, c’est bien le cas mais la réalisation de cette constitution atomique rend possible et effective l’Ethique Epicurienne du sage, laquelle décrit la zone d’intervention du sujet (reprendre la tripartition nécessité / Fortune / Sujet). Or, ce n’est pas le hasard qui nous rend heureux mais c’est bien notre attitude. Nous méritons le bonheur dés que nous avons effectué la sélection des Désirs et nous sommes éloignés des motifs habituels de crainte de la foule. Le plaisir que nous retirons de l’issue chanceuse d’une situation est moindre que celui qui nous saisit quand cette issue, bien que douloureuse, est le résultat d’un bon raisonnement.  Le sage est donc majoritairement tourné vers l’intérieur, vers la sensation du corps et le bon raisonnement de l’âme. L’issue favorable d’une attitude irréprochable éthiquement est un « plus », ce que l’on pourrait considérer comme « la cerise sur le gâteau ».
Les bénéfices du tetrapharmakos ne sont ni accidentels ni provisoires, ni corruptibles, mais bien la clé d’une forme « d’atemporalité ». Quiconque a bien compris le deuxième remède réalise « qu’il ne meurt pas, et ne mourra jamais ». Il profite dés lors de tout instant de vie comme du don d’une existence Eternelle, dans la mesure où elle n’est pas tissée dans le flux d’une autre matière que celle-là même du corps, lequel ne vivra jamais sa propre mort.