jeudi 18 octobre 2018

Atelier théâtre - 12 hommes en colère: présentation des personnages

Le président (Juré 1) : entre 40 et 50 ans, il est entraîneur de football américain. Le titre de « Président » ne signifie pas du tout que sa voix vaudrait plus qu’une autre. Il est simplement chargé d’animer les délibérations. C’est un juré assez effacé qui ne hausse la voix que lorsque on remet en cause ses décisions concernant l’organisation de la prise de parole. Il aime bien que les choses se fassent dans l’ordre et ne défend finalement jamais son vote (coupable jusqu’à ce que la majorité bascule en faveur de la non culpabilité). Cela ne se voit pas mais il profite de son rôle de président pour ne jamais justifier son vote. Lors du premier tour de table, il cède d’emblée la parole au second juré. Il essaie de calmer le jeu lorsque l’atmosphère est surchauffée et c’est toujours lui qui insinue dans les délibérations les temps de vote.

Le juré 2 : trente cinq ans employé de banque. Il est timide et sa première prise de parole est assez pauvre non seulement parce qu’il semble peu habitué à parler en public mais aussi parce que sa démonstration de la culpabilité de l’adolescent est nulle et dépourvue de preuves. A plusieurs reprises, il recours à l’expression « c’est intéressant » pour cacher son absence de jugement. Au fil des débats, il va prendre de l’assurance en trouvant sa place et son vote. Il se prononcera assez vite pour la non culpabilité. Il est absolument dépourvu de préjugés d’aucune sorte. C’est un homme simple qui n’aspire qu’à la tranquillité et ne fait jamais de ce procés une affaire personnelle.

Le juré 3 : 50 ans, patron d’une petite entreprise de 37 employés (un homme qui s’est fait tout seul). C’est un homme sanguin, un hâbleur (une grande gueule) qui ne parvient pas à cacher une blessure personnelle : le départ de son fils après une vive dispute au cours de laquelle il a reçu son poing dans la figure. Il projette totalement son histoire sur cet adolescent et se fait un devoir de le condamner à mort. C’est comme s’il pouvait se venger sur l’accusé de ce qu’il lui est arrivé dans sa vie : l’échec total de son éducation «  à la dure ». Il essaie néanmoins de cacher plus ou moins efficacement ce mobile personnel et irrecevable derrière les preuves à charge. Il est l’ennemi N°1 du juré 8.

Le juré 4 : entre 35 et 40 ans courtier en bourse. C’est un homme aisé et éduqué qui s’exprime toujours avec calme et pondération. Il est dans ce groupe le porte parole de la logique et de la démonstration. Tant que la preuve ne lui sera pas rationnellemnt apportée qu’un doute sérieux est possible dans tous ces témoignages à charge il votera coupable, mais sa prise de position ne repose aucunement sur quelque préjugé que ce soit et sa tirade sur les « zones » de banlieues ne fait dans son esprit que souligner un fait. Il n’est ni raciste ni anti-jeune. Trop de preuves concordent en faveur de la culpabilité de l’accusé.

Le juré 5 :  25 ans chômeur. Il est du même milieu que l’accusé et se sent visé dés que les jeunes issus de la zone sont montrés du doigt (notamment par le juré 10). D’abord très complexé par sa situation sociale défavorisée, il va grâce au juré 8 assumer sa place et l’empathie qu’il ne peut pas ne pas éprouver pour l’accusé. Il fera disparaître son complexe d’infériorité en démontant l’argument de la prise du couteau.

Le juré 6 : 40 ans peintre en bâtiment. C’est un homme simple qui cultive le respect des personnes âgées. Il n’est pas complexé par son origine modeste mais évoque parfois son rôle de subalterne. Il prend assez peu la parole mais n’apprécie pas les propos discourtois des jurés 10 et 3. Très attentif au débat, il changera de vote quand le juré 8 l’aura définitvement convaincu, vers le milieu des délibérations.

Le juré 7 : 50 ans, représentant de commerce. Il ne réalise jamais vraiment la situation réelle. C’est comme si son quotidien avait anesthésié en lui toute sensibilité à la gravité d’une décision, à l’instant crucial d’une parole ou d’un raisonnement. Tout glisse, tout passe, parce qu’il n’y a que des affaires courantes. Il tente constamment de dégonfler la pression des instants de tension parce qu’il ne s’y sent pas à l’aise. La seule chose qui compte est son match de football américain. IL sera impossible de lui arracher une seule parole sentie, effective, assumée de toutes les délibérations, et jamais nous ne pourrons vraiment envisager qu’il ait voté « en conscience » la non culpabilité.

Le juré 8 :  45 ans architecte. Calme et sûr de lui, il est le contraire du juré 7, c’est-à-dire qu’il prend au sérieux son rôle et vote simplement la culpabilité parce qu’un doute valable s’impose à lui dés le départ. On peut le considérer comme le héros de la pièce mais il ne doit pas être sur-joué car précisément il ne fait que se tenir au plus prés de ce qu’on lui demande d’être en tant que juré : neutre, attentif aux faits, sans parti pris. Il est même possible que cette neutralité pointilleuse en allant au bout de la procédure de justice révèle au grand jour les défaillances d’un système donnant à douze personnes le droit de vie ou de mort sur une autre.

Le juré 9 : 65 ans, retraité. Il sera le premier appui du juré 8. Essoufflé, physiquement diminué à cause de son grand âge. Il fait preuve d’une vraie finesse psychologique dans l’analyse qu’il mènera de certains témoignages. Il est le « regard » de ce corps hétéroclite et composite que constitue cette assemblée de douze personnes. Il y a quelque chose d’une hydre à 12 têtes dans ces délibérations et ce jury (on leur demande de décider d’une sentence unanimement).

Le juré 10 :  50 ans garagiste (riche, il a 3 garages). C’est un raciste qui veut la mort de l’accusé parce qu’il est portoricain. Comme tout raciste, il part du principe que tout le monde est comme lui et ne cessera de faire monter le ton de sa colère jusqu’à ce que sa haine explose au grand jour comme l’éruption d’un volcan. Il  présente toutes les caractéristiques de « la grande gueule ». Il est mis « hors touche » lors d’une scène essentielle de la pièce. On peut ne pas exclure la possibilité qu’il réalise à cet instant la nature inadmissible de ses préjugés raciaux.

Le juré 11 : 55 ans horloger. Il vient d’un pays étranger, probablement d’Europe Centrale et célèbre à plusieurs reprises la constitution des Etats Unis.  Il rappelle souvent les exigences de neutralité et de justice à ses collègues parce qu’il a fait l’épreuve difficile de régimes moins libres. Le comportement du juré 7 finira par le faire sortir de ses gonds précisément parce qu’il réalise que cet homme ne comprend pas ce qui est train de se passer légalement.

Le juré 12 :  35 ans, publicitaire. Il ne comprend pas non plus tout de suite où il est comme le juré 7. Il insiste sur « la chance » d’avoir à juger un crime, parce que son métier de publicitaire le conduit à ne porter attention qu’au paraître, qu’à l’aspect spectaculaire des expériences sans comprendre que c’est justement par l’autre bout, celui du détail et de l’anodin qu’il faut aborder les faits. Il hésitera à la fin des délibérations passant de la culpabilité à la non culpabilité puis à la culpabilité avant de changer une dernière fois d’avis, parce qu’il se sent peu à peu écrasé par la gravité des circonstances. Il prête attention à l’effet de ses paroles et finit par se rendre compte grâce au juré 8 qu’il n’y a pas de place dans ce huis clos pour le paraître, ni les accroches de slogans.

mercredi 17 octobre 2018

Suffit-il d'être conscient de soi pour se connaître soi-même? - Copie d'Emilien Luigi TL1


De manière courante, on a tendance à définir « se connaître soi-même » par « être capable de pouvoir prévoir ses réactions face à certaines situations ». Quelqu’un qui se connaît soi-même aurait donc une certaine maîtrise sur lui-même dans la mesure où il ne peut pas vraiment être pris au dépourvu par les situations auxquelles il est confronté au cours de sa vie. Ce mécanisme repose en particulier sur la conscience, un mécanisme psychique qui permet d’avoir connaissance de ses états, de ses sentiments. Néanmoins, il arrive régulièrement que l’on se surprenne soi-même, quand nos actions et pensées ne sont pas en accord avec cette connaissance de soi que l’on pense avoir. Si l’on entend parfois « Pardon, je n’étais pas moi-même », c’est bien parce que il y a toujours quelque chose d’inconnu qui réside en nous, quelque chose que nous n’avions pas perçu, pris en compte ou dont nous n’avions tout simplement pas conscience. Nous ne connaissions pas cette chose, nous n’avions pas conscience de ce savoir — connaissance venant du latin « gnose », le savoir, et de « co » de « cum », signifiant avec. La distanciation d’un sujet vis-à-vis de lui-même semble alors poser problème : dans quelle mesure ce sujet peut-il faire preuve d’objectivité comme l’implique le mot « connaissance », d’autant plus que toute connaissance est, par définition, partielle. Nous verrons donc que si l’acte de prendre de la distance vis-à-vis de soi-même peut contribuer à acquérir une connaissance de soi-même, ce n’est pas le seul aspect de la psyché (ensemble des manifestations conscientes et inconscientes d’un individu) qu’il convient de prendre en compte. Enfin, nous expliquerons comment la conscience nous renvoie à notre condition d’humain et par conséquent à des qualités qui sont au fondement de notre essence, l’inscrivant ainsi dans une totalité.

La connaissance que l’on a de soi consiste en grande partie à être aussi transparent que possible vis-à-vis de soi-même pour avoir une connaissance qui se veut objective et complète de son être. En effet, c’est dans cet acte de distanciation qu’un sujet peut essayer de s’appréhender, de se dévoiler à lui-même.
Tout d’abord, il semblerait que la conscience soit un instrument essentiel de la connaissance de soi car elle nous permet d’être transparent vis-à-vis de soi-même, en particulier en ce qui concerne notre savoir. Il existe en effet de nombreuses personnes qui sont dupes de leur pseudo-savoir. C’est par exemple le cas de n’importe quel spécialiste de son domaine en Grèce antique, c’est-à-dire d’une personne exerçant un métier. Un soldat est persuadé de savoir ce qu’est le courage parce que toute sa vie est bâtie en fonction de cette qualité. Pourtant, lorsque Socrate, philosophe grec d’Athènes, l’interroge, il l’amène petit à petit à douter de ce savoir : sait-il vraiment ce qu’est le courage, ou est-il convaincu de le savoir ? Si Socrate interroge les et spécialistes de son époque, c’est parce qu’il était persuadé de ne pas être le plus sage de la Grèce, contrairement à ce que disait l’oracle. C’est en interrogeant ces personnes qu’il pensait plus sages que lui qu’il prend conscience qu’il ne sait pas, mais contrairement aux autres, il a conscience de ne pas savoir : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » affirme-t-il à ce sujet. C’est d’ailleurs en ce sens qu’il faut comprendre la maxime du temple de Delphes ­ dont Socrate a fait son mot d’ordre : « Connais-toi toi-même et tu connaitras les Dieux et l’Univers ». En effet, il s’agit moins de comprendre les Dieux et l’Univers que la découverte que le sujet en quête de savoir peut faire se concernant. Savoir que l’on est ignorant est, en soi, un avancement par rapport à quelqu’un qui se complaît dans un savoir qu’il ne détient pas ou qu’il fait semblant de savoir comme les sophistes. C’est cette prise de conscience, cette façon que Socrate a de faire accoucher les âmes (maïeutique) qui permet bien de mieux se connaître, de se dévoiler à soi-même parce que, après avoir pris conscience de son ignorance, l’on est plus proche de la sagesse — la philosophie, savoir inventé par Socrate, étant l’amour de la sagesse. Là où la Grèce était davantage tournée vers les exploits guerriers ou tout ce qui avait trait à l’extériorité, Socrate nous pousse à être transparent vis-à-vis de nous-mêmes, à nous révéler à nous-mêmes par le biais de la conscience.
En outre, on peut considérer que la conscience nous rapproche de la connaissance de nous-mêmes dans la mesure où elle nous permet de juger nos actions et d’apporter un changement à notre être, si besoin est. Alain donne une définition assez précise de la conscience, en affirmant qu’elle « suppose réflexion et division ». L’idée est qu’un spectateur peut prendre de la distance vis-à-vis des actions de l’acteur, actions qui s’inscrivent dans le présent. Il s’agit bien ici d’un sujet qui se prend comme objet de réflexion, d’un sujet divisé. C’est précisément cette distanciation qui permet au sujet d’apprendre à mieux se connaître. Alain parle de « juger » ses souvenirs dans son ouvrage Définitions (1953), et affirme même que « le passé, ce sont des expériences que je ne ferai plus ». Prenons par exemple un jeune homme peureux. S’il prend conscience de ce défaut, il peut choisir d’être plus courageux. Cette distanciation vis-à-vis de lui-même permet de se juger et d’ouvrir l’espace de la liberté : ce n’est pas parce que j’ai été peureux aujourd’hui que je le serai demain. On comprend bien par cet exemple que la conscience est un acte qui permet non seulement de se témoigner à soi-même son existence, mais aussi de se connaître soi-même au travers de jugements qui sont lucides et de changements que l’on peut choisir de faire se concernant.
Socrate comme Alain présentent la conscience comme quelque chose qui existe en chacun de nous mais qui, assez paradoxalement, s’exprime de manière tout à fait individuelle, dans la mesure où elle ne met en scène que le sujet — bien qu’il semblerait que Socrate ait joué un rôle essentiel dans la prise de conscience des Athéniens. Pourtant, on peut se demander si notre conscience n’est pas à l’œuvre en nous en grande partie par le biais du regard que les autres portent sur nous. Qui n’a jamais pensé, alors qu’il commettait un acte répréhensible aux yeux de la société, « heureusement, personne ne m’a vu ! », tout simplement parce qu’il n’a pas été repéré. Le philosophe français Sartre décrit ce phénomène dans son ouvrage L’Être et le Néant et explique que « autrui est médiateur entre moi et moi-même ». Cela signifie en effet que, si la conscience permet de juger nos actes et par conséquent d’apprendre à nous connaître nous-mêmes, elle est également grandement influencée par autrui. Ainsi Sartre affirme-t-il : « Je reconnais que je suis comme autrui me voit ». Ce qui est important ici, c’est le regard que porte autrui sur nous est objectif. Ainsi, « par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même », c’est-à-dire que notre conscience est aiguisée, par ce regard extérieur et permet de mieux se comprendre. Ce regard d’autrui qui est objectif nous pousse à avoir conscience de nous-même de manière plus objective, comme si ce regard extérieur rendait notre conscience plus à même de nous percevoir tel que nous sommes.

Si notre conscience est absolument essentielle pour se révéler à soi-même, on peut se demander toutefois si elle est la seule facette de notre psyché qu’il faut prendre en considération. En effet, ce serait réducteur de considérer que la conscience à elle seule permet d’avoir connaissance de soi-même. Elle semble en effet être un élément nécessaire mais pas suffisant. Il convient donc de s’interroger sur la nature de ces autres éléments qui nous permettent de nous connaître nous-mêmes.
Il est tout d’abord possible de critiquer le caractère spécifiquement et éternellement humain de la conscience chez l’Homme. En effet, on peut postuler que les humains n’en ont pas toujours disposé et se demander à quel moment elle est apparue ? Il semble en effet assez compliqué d’argumenter qu’elle fut toujours un de nos facultés intellectuelles : l’Homme, comme l’a théorisé Darwin en 1859 dans L’origine des espèces, descend du singe. Il est donc difficile de concevoir que, d’un coup, le singe est devenu Homme et que cet Homme, soudainement, disposait d’une conscience. Nietzsche fait une analyse généalogique de la conscience et explique son apparition par le fait que l’Homme, vivant en communauté, ait eu besoin de communiquer avec les autres et, à force de communiquer avec les autres, se soit mis à dialoguer avec lui-même. Il pense donc que l’Homme avec la conscience « ne prendra toujours conscience que de ce qu’il y a de non-individuel chez lui ». Selon Nietzsche, la conscience permet de connaître ce qui de l’ordre du « troupeau », mais en aucun cas de soi-même. Si la conscience n’est pas l’outil de la connaissance de soi, peut-on se connaître, ne serait-ce que partiellement et, si oui, comment ? La réponse est peut-être à trouver dans l’art, thème qui occupe une large place dans son œuvre, et plus particulièrement dans la tragédie grecque. Les auteurs de tragédies grecques présentaient une forme d’esthétisation des passions, avec la notion d’hybris au centre de cet art. La connaissance de soi consiste donc peut-être à accepter notre part d’ombre qui est véhiculée par les arts, en particulier dans la tragédie grecque. Le chaos existe en chaque être humain de manière plus ou moins consciente, même si nous souhaitons l’ignorer.
Il convient donc de s’interroger sur cet adverbe « consciemment ». En effet, si l’on admet que tout n’est pas conscient, on convient par extension de l’existence d’un autre pan de notre psyché, l’inconscient. Les travaux du psychanalyste autrichien Freud sont nés de son intuition que toutes les maladies ne sont pas physiques. Il existe selon lui des maladies qui trouvent leur origine dans l’esprit, telles que les cas d’hystérie. Il affirme à cet égard que ces maladies sont en fait l’expression de pulsions, de désirs et souvenirs refoulés relevant de l’inconscient qui se manifestent à notre conscient tout en contournant une forme de censure qui pourrait être exercée par ce dernier. Cette censure est très bien représentée dans le films Freud, Passions secrètes (Huston), où la patiente Cécily, tentant de se souvenir de la mort de son père, se rappelle de protestantes alors en vérité son père est mort dans les bras d’une prostituée — notez la proximité phonétique entre ces deux mots. Cette intuition a poussé Freud à théoriser que le Moi d’une personne est tiraillé entre le Ça (lieu complètement inconscient de pulsions et de désirs sexuels qui font l’objet d’un double refoulement à la naissance puis pendant le complexe d’Œdipe) et le Surmoi (intériorisation des interdits parentaux) : « Là où le Ça est, le Moi doit advenir ». Cette théorie éclaire donc d’une nouvelle lumière le rapport qui existe entre conscience de soi et connaissance de soi. La connaissance de soi ne semble plus se résumer à une simple distanciation vis-à-vis de ses propres actions, au fait de faire basculer le présent dans le passé comme l’affirme Alain. Il semblerait en effet que Freud nous propose une interprétation du « connais-toi toi-même » bien différente de celle de Socrate : si ce dernier nous invitait à ne pas être dupe de notre propre savoir, Freud préconise de sonder son inconscient, même avec tous les souvenirs refoulés qu’il peut contenir. De manière assez paradoxale, prendre conscience de son inconscient permettrait d’avoir une connaissance bien plus approfondie de son être, de tendre vers une forme d’exhaustivité. Il semble pourtant difficile de sonder son inconscient et Freud propose pour pallier à cette difficulté la psychanalyse ou « talking cure ».
L’un des principaux composants de notre inconscient semble bien être le souvenir, comme l’a expliqué Freud. En effet, au cours de notre vie, nous amassons de manière toute à fait inconsciente une quantité immense de souvenirs. Ils n’ont pas une utilité fondamentale, dans la mesure où ce ne sont pas ces souvenirs inconscients que nous allons mobiliser lors de nos différentes manifestations. Pourtant, ces souvenirs, appelés « souvenirs inutiles » par le philosophe Bergson (XIX – XXème s.), sont bien plus nombreux que les souvenirs utiles et constituent selon de l’expression de ce qu’il appelle notre Moi profond. Ils refont surface lorsque notre conscience n’est pas en train d’agir, par exemple lorsque nous dormons et rêvons. Cette théorie nous amène vers une autre piste : la connaissance de soi consiste peut-être donc à prendre conscience et connaissance de ces souvenirs dits inutiles, dans la mesure où ils sont l’expression de notre de notre Moi profond. Il semblerait en effet impossible de se connaître soi-même en profondeur si l’on n’accepte pas cette manifestation de notre Moi profond ; cette hypothèse du philosophe Bergson nous invite donc, comme Freud, à ne pas laisser notre inconscient de côté, mais plutôt à le sonder pour, dans la mesure du possible, avoir une connaissance de soi aussi exhaustive que possible.

Si l’importance de l’inconscient dans la quête d’un sujet qui veut se connaître est indéniable, il semblerait que le problème de l’exhaustivité de cette connaissance demeure. Peut-on vraiment se connaître complètement, c’est-à-dire chaque facette de sa personnalité ? Peut-être que la vraie connaissance de soi est intrinsèquement et fondamentalement liée à notre conscience dans la mesure où elle nous renvoie à notre condition d’humain, nous permettant ainsi d’inscrire la connaissance de notre essence (ensemble des caractères constitutifs de quelque chose) dans une totalité. Les qualités qui font de nous des Hommes sont donc à la définition même de notre condition d’humain même si elles trouvent leur expression de manière individuelle et la connaissance de soi passe donc par la conscience de ces qualités.
On peut tout d’abord considérer que la conscience est l’outil de la pensée chez l’Homme. Elle le distingue en ce sens des autres êtres vivants de la nature, en particulier des animaux, dans la mesure où elle permet à l’Homme de « se penser », de réfléchir sur ses différents sentiments, pensées, états. Pourtant, un humain ne naît pas avec cette faculté d’avoir conscience de soi ; elle apparaît au fur et à mesure qu’un enfant s’approprie le pronom personnel « je » — avant cela, il parle souvent de lui-même à la troisième personne. C’est bien avec cette possession du « je » que, selon le philosophe allemand Kant, l’Homme développe cette faculté de s’accompagner à travers ses états, mettant en jeu la conscience réflexive avant tout. Lorsque qu’on dit « je désapprouve ce que tu fais », les actions dont il est question sont ramenées à soi-même par ce sujet. S’il les désapprouve, c’est parce qu’après un moment d’introspection pendant lequel il s’est interrogé, il en est arrivé à la conclusion que les actions ne sont pas quelque chose qu’il pouvait accepter. C’est cette possession même du « je » qui fait de l’humain, selon Kant, grâce à la conscience, un être responsable. Ce « je » le synthétise, l’inscrit dans une unité avec lui-même : « Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité ». La conscience nous permet donc d’inscrire notre connaissance de soi dans l’universalité de notre condition d’humain dont le fondement est à trouver dans la dignité. Il est donc possible d’appréhender par notre conscience cette dignité qui est au fondement de notre essence.
Une des principales caractéristiques de l’Homme est donc la pensée : cette faculté qui le pousse à réfléchir est, selon Descartes (XVIIème s.), au fondement même de notre être. Il affirme à ce sujet, en réponse à la question « qui je suis ? », que l’Homme est « une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser ». Cette affirmation est étroitement liée au « Cogito ergo sum » que l’on retrouve dans le Discours de la méthode (1637). Selon lui, la conscience permet d’avoir une certitude à mon égard, celle d’être. Pourtant, il semblerait que les conséquences de ces affirmations aient une bien plus grande portée. L’Homme défini en tant que substance pensante est capable, par sa conscience, de dégager dans son esprit un espace de liberté qui lui permet de se déterminer soi-même. Ce libre-arbitre est, selon Descartes, au fondement même de la définition de l’Homme : dans sa capacité à être la cause efficiente de ses actions, la conscience joue bien chez l’Homme un rôle essentiel et sans elle, il n’aurait pas de liberté à proprement parler — les animaux, dépourvus de conscience, sont comparés à des machines par Descartes parce qu’ils obéissent à leurs instincts et sont par conséquent dépourvus de toute liberté. Bien que la conscience soit parfois soumise aux passions, elle peut être dressée pour obtenir un esprit capable de se maîtriser. La conscience est donc ici instrument de liberté, la liberté étant un composant essentiel de notre essence d’humain qui trouve son expression de manière individuelle en chacun de nous.
Enfin, la conscience est au fondement de notre essence d’humain. Si l’on s’attache à notre conscience morale, elle nous permet de distinguer le bien du mal — Rousseau parle de de « juge infaillible du bien et du mal » à cet égard. Ce dernier fait dans Émile ou de l’éducation une description de la conscience morale qui apparaît comme le « un guide plus assuré dans ce dédale immense des opinions humaines » et cela mérite d’être analysé. Cela montre bien que la conscience morale joue un rôle essentiel dans la connaissance de soi. Elle s’impose aux hommes pour les mener vers ce qui est « bien » et leur permet par conséquent de sonder leur être au plus profond pour pouvoir en ressortir ce qui est fondamentalement bon. Cette idée de Rousseau n’est bien sûr pas sans faire appel à l’idée que l’homme est fondamentalement pacifique grâce à sa « pitié naturelle ». La conscience semble être l’ultime outil de connaissance de soi : parce qu’elle nous renvoie à notre condition d’humain qui, selon Rousseau, est fondamentalement bonne, elle permet de se sonder au plus profond de soi, à un stade qui dépasse l’identité propre. Pourtant, avoir connaissance de cette « pitié naturelle » est au fondement de notre essence et, si elle nous inscrit dans une totalité, elle trouve son expression de manière individuelle en chacun de nous. La conscience permet donc au sujet d’appréhender en lui l’universalité de sa condition, ce qui est le fondement même de son essence.

Nous sommes partis de la question qui nous poussait à savoir si la connaissance de soi dépendait uniquement de la conscience que l’on a de soi. Nous avons expliqué d’une part qu’elle était essentielle mais pas suffisante. En effet, si cet acte de distanciation permet au sujet de se dévoiler à lui-même, en particulier grâce au regard des autres qui permet d’objectiver le regard que l’on porte sur soi, cela n’est pas suffisant. Il y a d’autres facettes de notre psyché qu’il convient de prendre en considération si l’on souhaite se connaître soi-même, en particulier l’inconscient, qui joue un rôle essentiel dans la construction de la personne que nous sommes. Pourtant, prendre connaissance de son inconscient ne semble pas non plus être suffisant pour se connaître vraiment soi-même. Il semblerait que le meilleur moyen pour s’appréhender dans une forme de totalité est de se tourner vers ce qui nous caractérise en tant qu’Homme, ces caractéristiques étant au fondement même de notre essence même si elles s’expriment de manière individuelle et originale. La conscience de soi joue un rôle essentiel : elle est la cause de toutes ces caractéristiques et en prendre connaissance inscrit notre essence dans un tout qui en rend possible son appréhension exhaustive.

mercredi 10 octobre 2018

Texte de Schopenhauer - Travail en temps limité




1)    Qu’est-ce qu’Arthur Schopenhauer entend par « désir » exactement?
2)    Reprenez dans le texte tous les termes qu’il assimile à cette notion. Qu’en déduisez-vous ?
3)    Schopenhauer évoque quatre arguments pour réfuter l’idée selon laquelle le désir peut se satisfaire. Lesquels ?
4)    Reprenez la comparaison avec la mendicité. Que suggère-t-elle ? Que signifie « être riche » dans cette perspective ?
5)    Expliquez : « Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. »
6)    Pourquoi, selon Schopenhauer, le fait de craindre le malheur est-il la même chose que celui de chercher la jouissance ?
7)    Quel est le rôle de la conscience dans le processus du désir tel que le décrit Schopenhauer ?
8)    Décrivez le fil de la démonstration de l’auteur au terme de laquelle le sujet du vouloir ressemble à Tantale. Que suggère-t-elle ?
9)    En vous aidant de ce texte de Rousseau, formuler plusieurs arguments qui s’opposent à la thèse défendue par Schopenhauer :
« Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »
                                                Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse
10) Formulez les arguments qu’utiliserait Schopenhauer, selon vous pour répondre à ces objections.


Groupe 1: réponses aux questions 1 et 10
Groupe 2; réponses aux questions 2 et 9
Groupe 3: Réponses aux questions 3 et 8
Groupe 4: réponses aux questions 4 et 7
Groupe 5: Réponses aux questions 5 et 6

Cours sur le désir, Autrui, le Bonheur (1)


Introduction

Texte d’Arthur Schopenhauer (1788 – 1860)

"Tout vouloir procède d'un besoin, c'est-à-dire d'une privation, c'est-à-dire d'une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long et ses exigences tendent à l'infini ; la satisfaction est courte et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n'est lui-même qu'apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d'aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C'est comme l'aumône qu'on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd'hui la vie pour prolonger sa misère jusqu'à demain. - Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à la pulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu'il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n'y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c'est en réalité tout un ; l'inquiétude d'une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu'elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré".
      Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation (1818)

Nous connaissons tous les peines infligées par les Dieux à ces personnages mythologiques qui les ont offensés : Prométhée et son foie dévoré, Tantale assoiffé et les fruits qui se dérobent, Sisyphe et sa pierre qu’il lui faut rouler jusqu’au sommet de la colline, etc. Au-delà de la cruauté du châtiment, ce qui nous fait littéralement horreur dans ces punitions parce que cela nous impose un effort de représentation dont nous savons très bien qu’il ne parviendra pas à nous donner de ces souffrances une idée adéquate, c’est leur éternité. Le châtiment n’a pas de fin ou plutôt, il ne cesse que pour recommencer. Le supplice finalement, c’est la forme plus que le fond, la nature divine (puisque seuls les Dieux peuvent ainsi décréter une Eternité) davantage que la souffrance elle-même.
C’est bien ici le propos d’Arthur Schopenhauer de nous révéler que cette éternité, l’activation continue d’une ritournelle au gré de laquelle se reproduit incessamment la même chose, bref ce qui nous terrifie à la lecture des légendes et des mythes grecs se retrouve exactement dans nos vies, dés lors que nous faisons preuve de suffisamment de lucidité pour le voir :
« …l’existence que coulent la plupart des hommes : une agitation qui se traîne et se tourmente, une marche titubante et endormie, à travers les quatre âges de la vie, jusqu'à la mort, avec un cortège de pensées triviales. Ce sont des horloges qui, une fois montées, marchent sans savoir pourquoi. Chaque fois qu'un homme est conçu, l'horloge de la vie se remonte, et elle reprend sa petite ritournelle qu'elle a déjà jouée tant de fois, mesure par mesure, avec des variations insignifiantes. Chaque individu, chaque visage humain, chaque vie humaine, n'est qu'un rêve sans durée de l'esprit infini qui anime la nature, du vouloir vivre indestructible ; c'est une image fugitive de plus, qu'il esquisse en se jouant sur sa toile immense, l'espace et le temps, une image qu'il laisse subsister un instant, et qu'il efface aussitôt, pour faire place à d'autres. »
Nous vivons des évènements, ou du moins ce qui nous apparaît comme tels et nous sommes suffisamment pris dans cette attention ponctuelle à des faits que nous ne percevons pas, en-deçà de ces épisodes, l’efficience d’une structure répétitive et désespérante : « Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos : mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »
Dans ce passage, Schopenhauer nous décrit exactement ce monstre hideux qui, sous l’apparente diversité des faits qui peuplent nos vies, impose son masque récurrent, son cycle inamovible. Nous croyons vouloir « quelque chose », la vérité est que nous voulons « par nature », structurellement et pas du tout conjoncturellement. Nous sommes nés pour vouloir, notre être est tissé dans cet effort même qui en réalité n’a pas de fin, ni d’objectif réel, de telle sorte que nous ne faisons que passer de la souffrance de ne pas avoir à l’ennui de posséder, réalisant fugitivement alors que ce n’était pas cet objet que nous désirions, et ainsi de suite jusqu’à la mort.
En un sens, la difficulté que nous éprouvons à nous représenter les tourments éternels des suppliciés de la mythologie grecque tient peut-être de la simulation. Nous faisons semblant de ne pas réaliser que ce que notre pensée ne peut saisir, notre existence, dans sa nature la plus brute, le vit, l’est. C’est exactement la montée en puissance de cette lucidité au fil de laquelle nous réalisons que la déception de nos attentes est d’autant moins anecdotique qu’elle constitue l’essence même de notre être, voire l’essence même de tout ce qui vit qui tient lieu de dynamique dans ce texte et assure la liaison entre les trois parties. Dans un premier temps, l’auteur énumère quatre obstacles à la réalisation de nos désirs. Ces causes de notre insatisfaction font signe d’une frustration plus élémentaire, consubstantielle à l’élan même qu’elle contrarie. Il est de l’essence même du désir de n’être pas satisfait. C’est donc comme si derrière ces quatre raisons distinctes, évoquées au début agissait en réalité une seule et même « nature ». Nos échecs ne sont aucunement occasionnels ou dûs à certaines circonstances. Ils étaient déjà intégralement compris dans le mouvement même de vouloir, mouvement dont la force et l’amplitude échappent complètement  à l’étroitesse de nos petites vies personnelles. C’est la deuxième phase du texte. Schopenhauer ne fait ensuite que tirer les conclusions de cette mise à nu de la vraie nature du désir par rapport au bonheur. Aussi terrible et désespérante que soit l’évocation finale aux supplices éternels de la mythologie grecque, une solution est suggérée de manière implicite : celle de cesser de vouloir.
Il existe donc une donnée fondamentale de la philosophie de Schopenhauer sans laquelle nous ne pourrions pas saisir sa vision du désir, c’est que celui-ci est premier, impersonnel, traversant et unissant tous les règnes (végétal, minéral, animal). Plus que le fond d’écran de toute existence, il est l’essence même du monde. Nous avons tous déjà entendu cette expression formulée par une personne qui ne parvient pas à accomplir techniquement, manuellement, telle ou telle action : « Il n’y a rien à faire, « ça » veut pas rouler », ou « ça » veut pas fonctionner ». On invoque alors une sorte de propension des choses hostile, anonyme, récalcitrante. » C’est à un « ça veut » primitif, brut et surtout universel, tout à la fois Un et multiple que Schopenhauer ramène chacune des petites volontés individuelles des hommes qui ne sont que l’un des rhizomes de cette souche fondamentale de vouloir-vivre. L’essence du monde est un « ça veut » exclusif exhaustif, indéterminé, aveugle et sans but. Il n’a aucun horizon, aucune finalité sinon se maintenir lui-même, se nourrir de sa soif. Lorsque nous éprouvons en nous ce désir insensé de vouloir vivre ou survivre à tout prix, ce soulagement d’être passé tout prés de la mort et de l’avoir évitée, nous coïncidons avec l’essence même de ce vouloir aveugle qui ne veut rien si ce n’est se conserver lui-même.
Il nous faut donc rompre définitivement avec cette façon commune de penser qui consiste à croire qu’il y a de la volonté, du désir, de l’envie parce qu’il y a d’abord du vivant ou des vivants. C’est parce qu’il y a d’abord ce vouloir qu’il y a du vivant, et ce vouloir est « vouloir vivre » (c’est le terme utilisé par Schopenhauer). Pour percevoir la très grande pertinence de cette thèse, il suffit de s’interroger sur la question de savoir quelle force dans l’univers ne connaît ni limite ni restriction. De quelle puissance pourrions-nous dire qu’elle est à la fois ce qui explique la naissance d’un enfant ou d’un animal et la formation d’une supernova ou le déclenchement d’un ouragan ? Celle-ci et uniquement celle-ci : le vouloir vivre, le vouloir être, le vouloir croître. La seule chose qui nous empêche de voir l’efficience de cette puissance dans l’univers, de voir qu’elle est l’essence même de l’univers, c’est ce préjugé selon lequel tout acte présuppose un sujet (approfondir ce présupposé aboutit à la notion d’un Dieu – Schopenhauer est évidemment athée), alors que c’est l’inverse qui est vrai. Le désir d’être est ce fond métaphysique à partir duquel se génèrent tous les êtres et toutes les mille et une façons d’être qui font la vie.
Lorsque on connaît cette thèse qui reprend sous une toute autre forme le Conatus chez Spinoza et se retrouvera dans la volonté de puissance de Nietzsche, on est à même de comprendre la référence finale aux tourments éternels des héros mythologiques et aussi de réaliser pourquoi Schopenhauer identifie dans ce texte des termes aussi différents que volonté, désir, souhait, espérance, pulsion, etc. Le raisonnement qu’il suit dans la première partie de ce passage est simple, mais il implique que nous nous placions d’abord à hauteur d’homme. Une personne ne désire rien sans souffrir d’abord de l’absence de cette chose ou de cet être qu’elle désire. La satisfaction qu’elle éprouve lorsque le désir est satisfait est fragile, voire illusoire, de telle sorte qu’il faut bien admettre que la souffrance qui engendre le désir ne cesse pas et fait partie intégrante de ce désir. Nous nous démenons pour faire cesser la souffrance de ce manque sans nous rendre compte que ce manque est implicitement compris dans ce désir même. Ce n’est parce que nous souffrons que nous désirons faire cesser cette souffrance, c’est parce que nous désirons que nous souffrons.
Mais quels sont ces obstacles à la satisfaction que Schopenhauer énumère dans la première partie de son texte ? D’abord nous concevons tellement de désir que la satisfaction de l’un ne peut que contrarier les autres (1). Ensuite, la souffrance engendrée par le manque du désir est beaucoup plus longue que sa satisfaction qui est courte. Schopenhauer évoque ici un infini qualitatif, une durée qui s’étire à l’infini au gré de laquelle nous ne sommes jamais vraiment satisfait parce que la satisfaction n’est qualitativement jamais à la hauteur de l’attente. On peut penser à l’enfant qui attend son jouet à Noël (2). Puis Schopenhauer invoque un autre infini : quantitatif : nous passons incessamment d’un objet à un autre, en déplaçant simplement les objets de satisfaction qui du coup nous apparaissent comme des substituts d’une seule et même envie qui ne se satisfait jamais à l’obtention de l’un d’entre eux (3). Le quatrième argument démontrant l’impossibilité de la satisfaction d’un désir se rapproche de l’une des formulations les plus célèbres du philosophe : « la vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. », c’est-à-dire de la douleur de désirer à l’ennui de posséder. La déception reconnue provoque en nous l’ennui, la déception non encore reconnue engendre la souffrance, car nous nous dépensons toute notre énergie vers un but illusoire, qui ne tiendra jamais ses promesses (4).


Résumons : 1) un désir satisfait crée dix désirs insatisfaits 2) la satisfaction est brève comparée à l’attente 3) la satisfaction est finalement illusoire parce qu’un autre objet se cache derrière celui que l’on croyait désirer et ainsi de suite jusqu’à l’infini. 4) Elle est également illusoire structurellement, en elle-même, non seulement parce que l’objet se dérobe continuellement, mais aussi parce que cette recherche de satisfaction n’a jamais été conçue pour se satisfaire de quoi que ce soit. Derrière le désir, se cache le vouloir-vivre, à savoir un instinct sans sujet, une force aveugle et indéterminée, inassignable, exclusivement tournée vers elle-même, c’est-à-dire vers la nécessité de s’entretenir comme un feu qui ne se raviverait que de soi. L’essentiel de cette conception concerne probablement l’illusion d’être un sujet : nous croyons vouloir quand nous sommes portés par le vouloir-vivre, déterminés par lui à alimenter absurdement cette dépense d’énergie qui ne va nulle part et ne s’attèle qu’à demeurer, qu’à se raviver constamment, qu’à se nourrir de ses propres faims, et cela partout dans l’univers parce que l’univers lui-même n’est que ce mouvement. La vie n’est que ce dynamisme obscur et aveugle.

On sait qu’Arthur Schopenhauer a trouvé dans la philosophie hindoue (Hindouisme et Bouddhisme : il est impossible de séparer dans cette conception la philosophie de la spiritualité comme c’est le cas en occident), et notamment les Upanishads une confirmation de cette intuition selon laquelle la vie est souffrance. Que signifie cette formulation ? Pas du qu’il y ait des souffrances « dans » la vie, mais bien plutôt l’affirmation d’une souffrance consubstantielle au fait de vivre. Vivre en soi est une souffrance parce que vivre est être porté par le vouloir-vivre et que celui-ci ne va nulle part : il ne veut que vouloir. Tant que nous voudrons, tant que nous nous laisserons porté par le mouvement de tendre vers… d’avoir de l’espoir, de l’appétit, de l’attente….nous resterons sous son emprise et désirerons inutilement des choses, des évènements, des êtres qui, en réalité ne sont que des substituts, que des masques de ce visage ricanant d’un vouloir-vivre exclusivement porté vers son intérêt qui est « être », « demeurer », persévérer dans son dynamisme aveugle. Rien de plus significatif de ce point de vue que l’amour chez les êtres humains, que tous ces efforts déployés par ces êtres sophistiqués pour dissimuler la pulsion la plus insistante et la plus brute : celle du pur instinct de se reproduire, instinct qui n’est pas celui des acteurs de l’amour, mais celui du vouloir-vivre qui se réalisant au fil de leurs effusions, de leurs déclarations d’amour éternel, de leur construction d’une famille idéale, ne suit en réalité qu'une seule et même impulsion, celle de persévérer en lui-même, de lui-même.






C’est bien la perspective désignée par Schopenhauer : nous croyons construire une relation, éventuellement un couple durable, un foyer, une famille, une vie et, de fait, chacun de ces pas que nous considérons comme une action, une décision volontaire de notre part vers l’accomplissement d’une existence affective mais aussi familiale, sociale, voire sociétale (c’est-à-dire non seulement s’installer « dans » la société, mais faire ainsi évoluer « la » société) et éthique se révèle à nous comme l’enrobage, l’embellissement illusoire et tape-à-l’œil d’une puissance aveugle qui suit ironiquement son cours inexorable. Croire à l’amour, mais aussi à la famille, à la réussite sociale, au progrès, au bonheur personnel et construit, c’est exactement comme bâtir une maison fragile sur pilotis dans le cours impétueux d’un fleuve qui ne prendra jamais en compte dans ses crues et son déchaînement ces ridicules habitations. Nous sommes les sujets du vouloir (au sens de sujétion, soumission à…) et aucunement des sujets voulants, ou plus exactement, c’est précisément quand nous pensons être les seconds que nous sommes en réalité les premiers.
Or, nous adhérons à la notion de bonheur en la greffant précisément et, selon Schopenhauer : stupidement, illusoirement, sur le mouvement même de ce vouloir-vivre, mouvement de balancier « entre la souffrance et l’ennui », de telle sorte qu’en lieu et place de ce qui fait notre supplice nous engageons l’enjeu crucial de notre bonheur. Nous choisissons d’engager notre croyance dans une satisfaction durable là où précisément il est impossible qu’elle le soit. C’est bien la notion de sens, celui que l’on donne à son existence qui se voit ainsi dévoyée, trahie, ironiquement moquée puisque c’est exactement sur ce point d’ancrage qui relie nos vies à l’absurde que nous entretenons la croyance dans le sens de nos existences personnelles. Vivre n’a aucun sens parce que le vouloir-vivre ne poursuit aucune finalité. Il n’aspire qu’à perdurer au fil des actions de tous les vivants. Si nous croyons que notre existence a un sens, c’est parce que nous sommes victimes de l’illusion qui consiste à croire à « notre » vie.
Ce n’est pourtant pas faute, du point de vue du désir même, de se montrer à nous sous son vrai jour puisque dés lors que nous analysons précisément les quatre raisons qui rendent impossible la satisfaction, nous retrouvons toujours quelque chose de sa puissance exhaustive et totale. Un désir est satisfait mais il le sera sur le fond d’insatisfaction de tous ces autres que j’éprouve aussi, manifestation de tous ces possibles auquel je dois renoncer pour jouir temporairement de celui-ci. Puis vient précisément cette temporalité courte, comme une pause dans la dynamique d’un mouvement continu. Celle-ci à son tour fait signe de ce renvoi constant d’un objet rapidement délaissé à un autre qui fatalement ne sera pas davantage « retenu ». Chacun de ces objets de substitution pointe vers l’efficience d’une force non maîtrisable, incontrôlable.
Les dés sont pipés dès le départ : c’est l’énergie même alimentant la force de notre recherche et de notre implication qui en réalité rend impossible sa satisfaction. Ce n’est pas nous qui sommes responsables de ne jamais satisfaire durablement notre soif, c’est la soif qui n’a jamais été conçue pour être assouvie. C’est donc à une économie très étrange que nous sommes confrontés : quoi que nous ayons, nous ne l’avons pas, en réalité. On pourrait dire de toute économie qu’elle est structurellement de substitution, de ce point de vue et c’est bien d’ailleurs ce qu’illustre l’argent qui potentiellement nous donne accès à tout sans être par lui-même quoi que ce soit. C’est ce dont rend parfaitement compte l’expression : « avoir les moyens ». Etre aisé, c’est avoir les moyens, posséder par ce billet toutes les possibilités de jouir d’une satisfaction, mais cette satisfaction ne sera elle-même que médiate, un objet de transition vers un autre objet et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’homme riche finisse par comprendre (ou pas) qu’il possède en réalité autant de billets que de passeports vers des destinations fuyantes au fil desquelles il ne posera jamais ses valises. Ce qu’il a, c’est les moyens d’entretenir la croyance qu’il sera satisfait, contrairement au pauvre qui se voit peut-être confronté, du fait même de son indigence, à la vérité de son insatisfaction structurelle, ontologique. C’est exactement comme si le vouloir-vivre nous ramenait tous à la situation de mendiants puisque vivre c’est être biologiquement en position de quémander le minimum vital. Mais il y a les mendiants à qui l’on donne (les riches) et ceux auxquels on ne donne pas (les pauvres). Les premiers ne sont pas nécessairement les mieux lotis puisque l’aumône entretient en eux la croyance qu’ils ne sont pas ce qu’ils sont : ontologiquement manquants, insuffisants, « demandeurs ».

Arthur Schopenhauer renverse les valeurs de la société, rabaisse l’homme qui se croit socialement puissant, vers sa nature première et fondamentale de quémandeur, de mendiant. Nous sommes ainsi que le dit Rousseau, philosophe dont les thèses sont pourtant peu compatibles avec celles de l’auteur, « faits pour tout vouloir et peu obtenir ». Mais il faut nous interroger sur ce qui rend possible un tel bouleversement et la réponse est évidemment le vouloir-vivre : plus un homme se donne les moyens de satisfaire ses désirs, plus il travaille inconsciemment à se rendre totalement dépendant, esclave, d’un vouloir-vivre qui l’enfoncera toujours davantage dans la souffrance du manque en la réitérant.
C’est cette inconscience qui doit attirer notre attention, et nous devons, selon Schopenhauer, réaliser qu’elle repose sur l’idée reçue d’une fausse distinction entre la volonté et le désir. C’est sur ce point que l’auteur s’oppose aux habiles philosophes dialecticiens soucieux de poser des nuances entre les notions. Autant des philosophes comme Descartes ou Alain seraient en effet prêt à reconnaître sous les traits de cette force qui nous manipule et nous guide à notre insu le désir, ou la passion, autant ces mêmes auteurs ne pourraient aucunement adhérer à cette idée selon laquelle notre volonté suit finalement exactement la même direction. Comment soutenir en effet que l’exercice de notre volonté censée nous rendre libres puisse en réalité nous conduire à être les esclaves du vouloir vivre ?
Schopenhauer répondrait qu’il est parfaitement impossible de « vouloir » sans s’efforcer vers un projet, un but et que cette force que l’on pense à tort exercer de soi-même vers un objectif choisi est exactement la même que celle qui nous incline à désirer telle ou telle chose ou personne. Rien n’agit d’ailleurs ni autrement qu’à partir du Vouloir-Vivre qui est la seule énergie, le seul flux efficient dans l’univers : sa Vérité. Dés lors que l’on pense construire son bonheur, s’y appliquer, diriger nos efforts vers lui, nous nous trompons fatalement, non pas tant sur l’objet que sur la nature authentique de cette application, de ce mouvement vers…dont nous nous croyons les initiateurs. C’est bien là, le point crucial : qu’est-ce qui nous empêche de réaliser que le dynamisme de la volonté (actif) est exactement le même en tout point que celui du désir (passif) ? L’illusion d’être un sujet, une personne. Aussi imprégné et admirateur que soit Schopenhauer de la philosophie de Kant, il ne s’accorde aucunement avec l’affirmation par ce dernier de la séparation entre le moi empirique (les sentiments, les affects, les motifs pathologiques) et le Je transcendantal (l’autonomie de la volonté, le sujet législateur, l’impératif catégorique). « Je, moi, ego », pour Schopenhauer, c’est tout un, ou plus exactement, c’est bien cet ensemble qui, en réalité, ne consiste en rien du tout. Là où les philosophes rationalistes exercent le jeu subtil d’un esprit de nuances et d’opposition, Schopenhauer ne relève que la croyance en l’ego, croyance que la révélation du vouloir-vivre annule radicalement. 
Nous comprenons dés lors que l’auteur nous invite non pas à un jeu de distinctions de notions sur un plan horizontal (la volonté n’est pas le désir qui n’est pas le besoin) mais à un dépassement de plans, à la révélation d’une dimension « autre » se manifestant à quiconque accepte de prendre du recul à l’égard de ses propres appétences vers des objets qui ne le satisferont jamais. Il n’existe en réalité ni sujet, ni objet du désir mais juste un champ dans lequel s’exerce une force aveugle, un champ d’énergie que l’on peut communément appeler le monde ou le vouloir-vivre, mais cela ne peut apparaître qu’à une intelligence qui « prend du recul ». Si nous ne percevons pas ce changement de plan, nous pouvons croire que Schopenhauer confond tout et qu’il est un piètre philosophe (ce qui n’est vraiment pas le cas). La différence de vue et de « focales » entre les philosophes qui croient au libre-arbitre et au « sujet » (Descartes, Kant, Hegel) et Schopenhauer s’impose clairement dans le rapport que nous entretenons au bonheur, notion qui ponte à la fin du texte. Tant que vous chercherez le bonheur, dit en substance l’auteur, vous ne le trouverez pas, non pas qu’il n’existe pas mais il est hors du mouvement par lequel vous vous laissez porter en le cherchant. Le bonheur ne peut pas se vouloir parce que le vouloir, c’est se laisser prendre dans le flux d’un vouloir-vivre qui ne fait que se vouloir lui-même. On peut ainsi se faire une idée de la lecture que Schopenhauer aurait faite de cet extrait des propos d’Alain du 16 mars 1923 :
« Il est toujours difficile d'être heureux; c'est un combat contre beaucoup d'événements et contre beaucoup d'hommes; il se peut que l'on y soit vaincu; il y a sans aucun doute des événements insurmontables et des malheurs plus forts que l'apprenti stoïcien ; mais c'est le devoir le plus clair peut-être de ne point se dire vaincu avant d'avoir lutté de toutes ses forces. Et surtout, ce qui me paraît évident, c'est qu'il est impossible que l'on soit heureux si l'on ne veut pas l'être; il faut donc vouloir son bonheur et le faire. »
Ce qui paraît évident à Alain, c’est exactement ce que réfute totalement Schopenhauer pour qui il est impossible d’être heureux si on veut l’être. Ce qu’il faut, c’est ne pas vouloir son bonheur et surtout ne pas le faire, ou croire qu’on peut le faire. C’est bien là le bon « heur », le bon angle d’approche de la sérénité : ne rien vouloir, cesser de « tendre vers » et simplement contempler. C’est exactement cela que signifie cette affirmation : « tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. »
Le bonheur consiste à se tenir hors du vouloir-vivre. Mais comment est-ce possible, notamment par rapport à nos besoins les plus vitaux (puisque le vouloir-vivre regroupe indifféremment tout ce qui nous fait ressentir un manque et tout ce qui nous incite à le satisfaire) ? Il convient d’être particulièrement attentif ici au fait que le vouloir-vivre est un mouvement. Ce qui importe donc n’est pas de se priver de choses, d’eau ou de nourriture mais de ne pas les « vouloir ». On peut boire sans chercher par là à satisfaire sa soif mais simplement « boire » parce que « l’eau est là » et vivre alors dans une succession d’actes « purs » qui ne poursuivent aucune finalité. On existe alors sans raison dans une contemplation pure et absolument désintéressée de ce que c’est qu’exister. On vit sans vouloir-vivre.

La structure du texte apparaît plus clairement : nous commençons à discerner la thèse à laquelle Schopenhauer veut nous faire adhérer : que nous désirions, voulions ou ayons besoin de quelque chose ou de quelqu’un, nous ne parviendrons jamais à nous contenter, c’est-à-dire à nous rendre contents, heureux, tant que nous demeurerons dans l’illusion que cette absence dont nous souffrons peut se combler. La vérité est que le désir n’a ni objet ni sujet et que cette quête n’a pas de Graal. La comparaison avec la mendicité permet à l’auteur de faire le lien entre l’impossibilité de la satisfaction de nos « souhaits » et l’efficience d’une existence humaine structurellement « demandeuse » et malheureuse tant qu’elle ne parvient pas à de détacher radicalement de toute envie, de tout mouvement vers, de toute attente. C’est un peu comme si nous venions au monde en étant d’emblée débiteurs d’une somme dont il serait évident que nous ne pourrons jamais la rembourser. Nous sommes insolvables et notre désir de mettre nos comptes en règle n’a aucune chance de se réaliser.
Les étapes du raisonnement de Schopenhauer sont donc les suivantes : a) nous sommes fondamentalement en quête d’une satisfaction que nous n’obtiendrons pas b) la comparaison avec la mendicité fait comprendre que ce n’est pas à cause de l’objet convoité parce que la petite pièce du donateur est toute aussi incapable de nous faire sortir de la misère que l’objet du désir d’assouvir le désir (il ne fait que le relancer, au contraire). La possession est un leurre. Nous sommes des créatures absurdes qui misons tout sur le désir « d’avoir » plutôt que de nous en tenir à la seule vraie réalité « d’être », réalité qui bien que dérisoire en tant qu’elle est elle-même prise et décrétée par le déchaînement insensé du vouloir-vivre, rend possible le pas de côté de la contemplation c) Quels que soient les mouvements de la créature que nous sommes, ils restent pris dans l’illusion d’être une personne. Que nous craignions ou que nous désirions, nous le faisons toujours pour nous, parce que nous n’avons pas compris qu’il n’y a pas de « nous ». La réalité du vouloir-vivre, c’est aussi et surtout le dynamisme d’un mouvement qui ne distingue plus les êtres et au regard duquel rien n’existe individuellement. La contemplation permet de percevoir ce flux et de s’en extraire, non pas physiquement mais intellectuellement (ceci n’est pas présent dans le texte, ce sont des ajouts qui nous permettent de l’éclairer de l’extérieur). Nous resterons sujets du vouloir tant que nous nous prendrons pour un sujet (c’est le voile de l’illusion : Maya)  d) Le bonheur consiste donc à ne plus tendre vers rien, à juste vivre sans vouloir. Sans cela ce que nous vivons s’apparente précisément aux supplices des damnés du Tartare et des Enfers de la mythologie Grecque. Vouloir, c’est donner absurdement son aval à la perspective de vivre incessamment les affres de la répétition d’une existence toujours demandeuse, toujours souffrante et surtout toujours ignorante.
L’intérêt de mener en contrepoint de cette explication du texte de Schopenhauer l’analyse de celui-ci de Rousseau (1712 – 1778) vient de ce qu’ils ne se contredisent pas quant à la nature structurellement insatisfaisante du désir mais là où le philosophe allemand conclue à la souffrance éternelle, Rousseau perçoit au contraire le seul bonheur possible, soit la perspective d’être heureux. C’est précisément parce que l’objet du désir fait incessamment défection que le bonheur reste intact dans tout ce qu’il ne nous fait que « miroiter », car le bonheur est bel et bien un fantasme, mais un fantasme créateur et mobilisateur de toute l’énergie de l’individu,  et à ce titre, son efficience se justifie pleinement :
            Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.
                                  Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse
En effet, une fois comprise et réalisée l’essence du désir, quelle attitude adopter ? Où situer et comment accomplir le mouvement d’une authentique adéquation de soi à soi dans ce rapport que nous entretenons au désir ? Dans sa plus radicale négation ou au contraire dans son acceptation ? Que la possession de l’objet soit un leurre doit-il nous inciter à cesser d’y aspirer ou au contraire à s’installer dans le flux de cette aspiration bien comprise, à s’y complaire pour jouir de ce qu’elle nous offre : une consolation. Désirer revient bien en effet à accepter d’évoluer dans le néant des choses humaines, mais ce néant est celui-là même au sein duquel se conquiert une sorte de territoire, de pays des chimères dans lequel Dom Quichotte combat ses moulins. Aussi dérisoire et ridicule que soit cette aspiration, elle n’en est pas moins mobilisatrice, voire créatrice.

Julie évoque ici la capacité de l’homme à cristalliser autour de cet idéal qu’il ne pourra jamais obtenir une image, une fiction, un fantasme qui lui tient lieu de substitution et autour duquel il pourra concevoir une multitude de perfections illusoires. Par le rêve et l’imagination, l’homme se donne ce qu’il ne peut avoir. Là où Schopenhauer ne voit que le vide d’une quête incessante et vaine, Rousseau perçoit le plein d’une activité créatrice et finalement providentielle, nourricière. Dans cette inadéquation entre ce que l’on veut et ce dont on peut jouir, ce n’est pas l’écrasement de l’être humain broyé par la libération d’un vouloir vivre absurde et chaotique qui s’effectue selon lui, mais au contraire le lieu de réalisation d’une essence humaine, capable de créer des fictions, des œuvres, de la beauté à partir de rien et de jouir de cette beauté qui n’a été engendrée qu’à l’occasion d’un rêve. Ce que l’homme a reçu du ciel, c’est la capacité de fantasmer et c’est comme ce mouvement d’électrisation, ce champ de polarisation que le désir installe entre un sujet et un objet inaccessible, loin de caractériser la spirale dont il faut nous extraire (Schopenhauer) devenait la dynamique à laquelle il importe que nous adhérions entièrement car il n’existe pas d’autre territoire à même de nous faire jouir du bonheur. Julie a fait son deuil d’un bonheur réel, elle mise tout sur l’aptitude humaine à se satisfaire du bonheur factice d’engendrer des substituts, des représentations, des images, des œuvres d’art.


Mais Rousseau souhaite aller jusqu’au bout du paradoxe : ce n’est pas seulement que la jouissance de l’objet désiré soit impossible c’est qu’elle est précisément indésirable. Ce n’est pas avoir que l’on veut, c’est désirer que l’on désire. L’objet désiré est paradoxalement indésirable parce qu’une fois acquis, tout le travail de construction fantasmatique de son substitut s’effondre. Ici encore l’analyse de Rousseau sur la structure dynamique du désir est finalement la même mais iles deux auteurs s’opposent sur ce qu’il convient d’en déduire. Le désir ne fonctionne qu’en circuit fermé et c’est bien pour Schopenhauer ce qui justifie la référence à l’éternité des tourments infernaux, alors que cette fermeture décrit pour Rousseau la terre de prédilection de l’efficacité humaine : l’homme est fait par Dieu pour ne rien obtenir mais cela fait aussi de lui un « constructeur né », un artiste, un être heureux parce qu’il a trouvé son « lieu » : une dimension fantasmée dans laquelle la jouissance gagne à n’être jamais effective d’être toujours reconduite et productive.
Nous partirons de cette opposition entre les deux philosophes pour nous interroger 1) sur le rôle du désir dans la jouissance du bonheur et de la vérité : faut-il s’en défaire ou au contraire adhérer à sa dynamique ? 2) sur la place qu’il convient d’accorder à Autrui et au désir que nous éprouvons pour lui dans le cadre du sentiment amoureux pour la jouissance d’un bonheur authentique.

1)    La dimension philosophique du désir
a) Eros vagabond (paradoxe du désir)
Lorsque Schopenhauer fait référence à l’antiquité grecque, c’est pour rapprocher le désir ou plutôt le vouloir-vivre des tourments infernaux infligés par les Dieux. Mais il est d’autres références mythologiques que celle des Enfers concernant le désir et nous trouvons dans Le Banquet de Platon d’autres récits fictifs et légendaires visant à rendre compte de l’existence du désir. Lorsque c’est au tour de Socrate de donner sa vision de l’amour, puisque tel est le sujet abordé dans ce dialogue, il reprend les paroles de Diotime, prêtresse de Mantinée, et c’est sous ce parrainage que Socrate, au fil du mythe, décrit le rôle fondamental et incontournable du désir dans la pratique philosophique. Non seulement le désir n’est pas cette machine absurde manipulant les hommes et les faisant errer de la souffrance à l’ennui, mais il est, au contraire cela même qui aiguillonne leur âme, les rend curieux et leur insuffle cet appétit de connaissances sans lequel la philosophie n’aurait pas lieu d’être.
« Diotime : C’est une assez longue histoire. Je vais pourtant te la raconter. Il faut savoir que le jour où naquit Aphrodite, les dieux festoyaient ; parmi eux se trouvait le fils de Métis[1], Poros[2]. Or, quand le banquet fut terminé, arriva Pénia [3] qui était venue mendier comme cela est naturel un jour de fête, et elle se tenait sur le pas de la porte. Or Poros, qui s’était enivré de nectar[4], car le vin n’existait pas encore à cette époque, se traîna dans le jardin de Zeus [5] et, appesanti par l’ivresse s’y endormit. Alors, Pénia, dans sa pénurie, eut le projet de se faire faire un enfant par Poros ; elle s’étendit près de lui et devint grosse d’Eros. Si Eros est devenu le suivant d’Aphrodite et son servant, c’est bien parce qu’il a été engendré lors des fêtes données en l’honneur de la naissance de la déesse ; et si en même temps il est par nature amoureux du beau, c’est parce que Aphrodite est belle.
Puis donc qu’il est le fils de Poros et de Pénia, Eros se trouve dans la condition que voici. D’abord, il est toujours pauvre, et il s’en faut de beaucoup qu’il soit délicat et beau, comme le croient la plupart des gens. Au contraire, il est rude, malpropre, va-nu-pieds et il n’a pas de gîte, couchant toujours par terre et à la dure, dormant à la belle étoile sur le pas des portes et le bord des chemins, car puisqu’il tient de sa mère, c’est l’indigence qu’il a en partage. A l’exemple de son père en revanche, il est à l’affût de ce qui est beau et de ce qui est bon, il est viril, résolu, ardent, c’est un chasseur redoutable ; il ne cesse de tramer des ruses, il est passionné de savoir et fertile en expédients, il passe tout son temps à philosopher, c’est un sorcier redoutable, un magicien et un expert. Il faut ajouter que par nature il n’est ni immortel, ni mortel [6]. En l’espace d’une même journée, tantôt il est fleur plein de vie, tantôt il est mourant ; puis il revient à la vie quand ses expédients réussissent en vertu de la nature qu’il tient de son père ; mais ce que lui procurent ces expédients sans cesse lui échappe ; aussi Eros n’est-il jamais ni dans l’indigence, ni dans l’opulence.
Par ailleurs, il se trouve à mi-chemin entre le savoir et l’ignorance. Voici en effet ce qui en est. Aucun dieu ne tend vers le savoir ni ne désire devenir savant, car il l’est ; or, si l’on est savant, on n’a pas besoin de tendre vers le savoir. Les ignorants ne tendent pas davantage vers le savoir ni ne désirent devenir savants. Mais c’est justement ce qu’il y a de fâcheux dans l’ignorance : alors que l’on n’est ni beau, ni bon, ni savant, on croit l’être suffisamment. Non, celui qui ne s’imagine pas en être dépourvu ne désire pas ce dont il ne croit pas devoir être pourvu.


Socrate : Qui donc, Diotime, sont ceux qui tendent vers le savoir, si ce ne sont ni les savants, ni les ignorants ?

Diotime : D’ores et déjà, il est parfaitement clair, même pour un enfant, que ce sont ceux qui se trouvent entre les deux, et qu’Eros doit être du nombre. Il va de soi en effet, que le savoir compte parmi les choses qui sont les plus belles ; or Eros est amour du beau. Par suite, Eros doit nécessairement tendre vers le savoir [7] et, puisqu’il tend vers le savoir, il doit tenir le milieu entre celui qui sait et l’ignorant. Et ce qui en lui explique ces traits, c’est son origine : car il est né d’un père doté de savoir et plein de ressources, et d’une mère dépourvue de savoir et de ressources. Telle est bien mon cher Socrate, la nature de ce daïmon. »
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[1] Métis est la première épouse de Zeus. Elle incarne l’intelligence, la ruse.
[2] Poros est le dieu de l’abondance (poros signifie « plein de ressources en grec)
[3] Pénia est une personnification de la pauvreté.
[4] La boisson d’immortalité des dieux.
[5] le souverain des dieux dans la mythologie grecque
[6] Eros est un daïmon, un être intermédiaire entre les dieux et les hommes
[7] Celui qui tend (désire) le savoir est un philosophe.

De toutes les circonstances au fil desquelles Eros a été conçu, la plus importante est évidemment l’union de ces parents : Pénia a profité du sommeil de Poros pour engendrer un fils. Il ne s’agit de rien de moins que de rendre compte du paradoxe du désir, lequel est à la fois manque de ce qu’il désire (Pénia) et idée de ce dont il manque (Poros). Tout désir est à la fois pauvre et riche de l’objet de sa quête puisque il en a l’idée sans en avoir la jouissance. Il n’est pas un Dieu, c’est un « daïmon ». Au fil de la description du mythe, nous faisons le rapport non seulement avec l’apparence physique et le mode de vie de Socrate (qui sans être un vagabond passe son temps à errer dans la cité pour interpeller les athéniens) mais aussi avec sa pratique philosophique : la maïeutique, car c’est bien de cela dont il s’agit : Socrate décrivant Eros justifie et légitime sa démarche comme pour l’assigner véritablement  à son démon tutélaire : Eros. Car toujours Socrate avoue son ignorance à la fin de l’entretien. Il met son interlocuteur en situation de désirer ce qu’il n’a pas mais qu’il croyait avoir et la maïeutique n’a pas d’autre but que de le laisser ainsi tout à la fois lucide sur sa pauvreté (Pénia) et ambitieux quant à sa quête de savoir (Poros). La métaphore de l’aiguillon, du taon, de la torpille revient trop souvent chez Platon quand il s’agit de désigner Socrate pour ne pas se retrouver ici come ressourcée, ramenée à son origine, à sa source démonique.
 
Il importe de bien comprendre d’abord la fonction du mythe et d’autre part la place occupée par ce discours dans l’œuvre de Platon. La mythologie rend compte du réel mais de façon magique, légendaire, irrationnelle notamment par le recours aux Dieux et aux déesses. Mais la filiation d’Eros rend compte de ce que le désir est réellement, à savoir ambigu, double et surtout intermédiaire.  Fruit de l’union de deux entités divines et contraires, Eros est forcément un démon « trouble », un maître en confusion, parce que né dans la confusion : il est ce qu’il n’a pas, c’est-à-dire qu’il est à l’affût de tout ce qu’il n’est pas : beau, parfait, comblé par la nature de tous les dons, et il n’a pas ce qu’il est puisqu’il porte en lui les germes, les idées de ce qui alimente sa recherche de la beauté, de la justice, de la vérité.
Il s’agit bien de ce mythe de personnaliser Eros, puisque c’est un mythe mais en même temps, on perçoit que Diotime évoque un mouvement plus qu’un être à proprement parler. Jusque là, au Banquet se sont succédées des apologies (discours à la gloire…) du désir et une farce racontée par Aristophane, mais Socrate en reprenant les paroles de Diotime manifeste en s’appuyant sur ce mythe la volonté de situer véritablement une force dont la naissance contradictoire rend compte d’une existence que l’on pourrait toujours définir comme « à mi-chemin ». Si Eros ressemble autant à Socrate c’est qu’il est aussi insituable que lui, aussi « atopique » ; Il est « à mi chemin entre le savoir et l’ignorance. »
On perçoit alors que le but de ce mythe est de justifier la pratique et l’étymologie de la philosophie, ou plus exactement d’expliquer la première par la compréhension de la seconde, puisque la philosophie est « amour de la sagesse ». Que désigne exactement cette référence à l’amour ? Est-elle anecdotique, supplétive, métaphorique  ou essentielle ?
La fin de ce passage est entièrement consacrée à la réponse à cette question : Eros ne désigne pas seulement cette puissance, cette énergie qui, née du manque de beauté est en quête de beauté, ou née dans la pauvreté est à la recherche de la richesse ou bien encore celle qui, imparfaite, a soif de perfection. Le désir lie entre elles des dimensions contraires comme le terrestre et l’idéal, le corps et l’âme, le physique et l’intellectuel. 
Cette intuition d’une conduite fondée sur le paradoxe de se savoir ignorant ne peut s’entendre autrement qu’à partir du désir car il n’existe aucune autre faculté qui puisse à la fois rendre compte de la conscience de ne rien savoir et de l’ignorance de cette perfection dont on possède néanmoins comme la prescience ou le pressentiment, le germe. Aucun homme en effet ne partirait en quête d’une chose dont il ignore si elle est ou si elle n’est pas. Le philosophe, selon Platon ne doute pas que la vérité, la beauté, le Bien existent mais il n’éprouve en lui que le manque, le négatif, le creux (peut-être le souvenir) de ces perfections. L’expression la plus pure du paradoxe dont le désir est à la fois la marque et l’œuvre incessante de conciliation est la capacité au gré de laquelle un être fini : l’homme, porte en lui la certitude de l’être infini d’Idées qui le dépassent mais en référence auxquelles il doit ordonner son attitude. Le philosophe ne sait pas ce qui est vrai mais il porte en lui la conviction qu’il convient de chercher la vérité et c’est la même chose pour le Beau, le Juste, le Bien. Seul le désir est à même de relever cette contradiction d’être n’ayant jamais fait l’expérience terrestre de perfections auxquelles il consacre pourtant sans la moindre hésitation leur vie entière.
Nous nous rappelons que Nietzsche perçoit dans l’histoire de la philosophie, Socrate et donc Platon comme un « problème », non seulement à cause de la moralisation qu’ils ont imposé à la pratique mais aussi à une orientation idéaliste, voire religieuse de notre rapport aux concepts. De fait, dans cette définition du désir et du philosophe amoureux de la sagesse, nous retrouvons quelque chose de l’adresse de Dieu au fidèle dans les pensées de Pascal : « Console-toi ! Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » Le philosophe également ne chercherait pas le Beau, le Bien, le Vrai s’il n’en avait ne serait-ce que confusément, imparfaitement une trace en lui, un germe. Et c’est bien ce qu’exprime Diotime en situant la philosophie amoureuse de la sagesse entre le savoir et l’ignorance. Le philosophe, comme Eros est pauvre parce que contrairement aux Dieux il n’est pas omniscient, mais il est riche parce que contrairement aux ignorants, il sait qu’il ne sait pas.