mardi 18 octobre 2022

Epreuve du baccalauréat de spécialité HLP - Texte de Françoise Le Corre


 « Tout le monde parle, entre autres par le biais d’Internet, qui peut aussi bien servir la maîtrise, l’organisation ou la communication des connaissances qu’offrir un terrain de prédilection à tous les défoulements individuels, irrationnels et chaotiques. Perplexes et même inquiets, les observateurs signalent une montée d’agressivité, d’irrespect, voire de haine sur la toile. Ces échanges (mais le mot est-il adéquat ?) évoquent un ping-pong géant, à cela près qu’il n’y a nulle sanction si la balle est mal lancée ; on n’y perd rien, le jeu continue, s’alimentant de lui-même et pour lui-même, sans autre enjeu que le « lancer », on serait tenté de dire trivialement : « la jactance ». Malheureusement, le fait de lancer sa propre parole, fût-ce sans violence et simplement pour donner son avis, échoue à être une suffisante catharsis, ce bouillonnement-défoulement ne requérant pas la présence de l’autre, comme s’il suffisait d’une présence « absente », une présence fantôme, au mieux une présence « profilée » qui se contente de prendre acte, et encore ! Nous vivons davantage sur des postulats de présence que sur des présences réelles, attentives, données. Rien ne prouve que quiconque soit présent à ce que vous dites. Commentaires et réactions ne sont souvent que des effusions de solitaires qui s’envolent comme des ballons gonflés à l’hélium, destinés seulement à être distraitement suivis du regard, s’envolant vers nulle part. Pas de réelles suscitations de présence, quel que soit le nombre de contacts dont on peut se prévaloir, mais des messages jetés, tels des bouteilles à la mer livrées au hasard des flux, alimentant des rêves vagues alors que cet autre, là, à côté de vous, à côté de moi, bien là, est absent du champ de conscience. Le fait de donner son avis aura primé sur le vis-à-vis, lequel trouvait davantage son compte dans ce qu’on appelait, il y a peu encore, la correspondance. Mot signifiant entre tous : il y fallait le temps de se mettre en présence de celui auquel on écrivait. L’activité prenait du temps, choisissait ses formules, déployait des nuances. Qu’il y ait là un continent oublié n’en fait pas un continent perdu. »

                                                                                                                                    Françoise Le Corre, « Se sentir vivre »

1 terrain de prédilection: un lieu privilégié, idéal, « tout trouvé pour ça »

2 jactance: parler, à tort et à travers, de tout et de rien, n’importe comment

3 catharsis: purgation, purification, c’est l’acte de s’exprimer pour se défouler ou pour exorciser quelque chose

4 postulats: c’est un point de départ, une supposition qui n’est pas fondée en elle-même mais dont on a besoin pour affirmer quelque chose

5 suscitations: ici, cela veut dire « signes de présence », stimulations attestant qu’une personne est bien « là »

6 Signifiant entre tous: ici Françoise Le Corre nous invite à considérer le terme de correspondance comme fondamental: correspondre, cela ne veut pas seulement dire échanger avec quelqu’un, mais aussi être en adéquation avec…




Essai philosophique: Peut-on échanger  avec nos semblables autre chose que des banalités? 



Introduction

La place  occupée par internet dans nos démarches et nos relations avec les autres a pris une telle ampleur qu’une partie appréciable de nos contemporains échange davantage par cet intermédiaire qu’au fil des rencontres physiques avec nos semblables. Il est vrai que la limitation de la proximité spatiale ne joue plus et que nous pouvons entretenir des relations avec quiconque se connecte avec nous en même temps sur la même plate-forme de réseau social, sur le même forum ou si la même boîte à commentaires.  Mais cette extension considérable du nombre de nos correspondants va-t-elle de pair avec la compréhension authentique des personnes contactées, avec un réel partage d’expériences? Nous pourrions penser que oui tant il est vrai que s’active continuellement dans nos échanges quotidiens avec les personnes que nous fréquentons quotidiennement une dimension d’usage, de politesse certes nécessaire mais sans surprise. Pour créer du « lien social » il faut se parler quoi qu’on dise, voire précisément parler pour ne rien dire tant il est vrai que ce seront sur des sujets communs abordés très superficiellement que nous avons des chances de nous entendre le mieux. Mais alors peut-on échanger avec nos semblables autre chose que des banalités? Est-ce que le parasitage, voire la « colonisation » par le net de la rencontre et des échanges humains rend possible le partage des expériences que nous vivons?

1) Le « no man’s land » de la toile


La position exprimée par François Le Corre est ici sans ambiguïtés. Le problème ne vient pas tant du fait que la réponse soit clairement « non », comme le terme de « jactance » l’illustre assez clairement mais qu’en réalité, même ces banalités ne sont pas réellement échangées mais plutôt « lancées » dans une sorte de « no man’s land », au sens littéral du terme: c’est-à-dire de terre que ne peuple « aucun homme », aucun « vis-à-vis », dans une sorte d’écoute désertée de la présence d’autrui. Nous parlons bien « de tout et de rien », mais plus grave que tout, nous n’en parlons à personne, comme si la toile n’était plus qu’un océan dans lequel les messages flottent au gré des caprices du flux et du reflux des vagues. 

Françoise Le Corre insiste, en tout premier lieu, sur le partage de connaissances dont la toile est aussi le cadre privilégié et qui d‘ailleurs historiquement est l’origine (l’idée même de Web a été lancée et organisée par des scientifiques européens souhaitant partager rapidement leurs articles et travailler ensemble sur des sujets communs - C’est par l’influence des EU que  l’idée même de cette plate forme a connu des élargissements et des applications plus étendues).  Comme toutes les innovations technologiques humaines, internet est ce que le grecs appelaient un « pharmakon », c’est-à-dire le poison, le remède, et le bouc émissaire. Par ce terme, il ne s’agit pas seulement d’étendre un moyen qui peut être utilisé pour des finalité bonnes et mauvaises mais surtout un instrument dont seul l’usage curatif , thérapeutique, pourra soigner les dommages. Mais joue-t-il son rôle de bouc émissaire puisque le terme a également cette signification pour les grecs de l’antiquité?

C’est justement tout l’apport de la réflexion de l’auteure de répondre « non » à cette question car les réseaux sociaux échouent à servir d’exutoire, même quand pourtant la violence des insultes verbales échangées éclatent au vu et au su de toute le monde dans cette nouvelle agora. Mais pourquoi?


                Tout simplement parce qu’autrui n’est pas là, parce que finalement cette violence ne s’adresse à personne. Elle est simplement exprimée comme l’expression la plus pure de la détresse de l’envoyeur sauf qu’il n’y a pas de destinataire. C’est comme si une personne hurlait sa peur, son angoisse, voire sa terreur dans une cellule en étant sûre d’être regardée, écoutée par toute une assemblée de spectateurs et de spectatrices, mais à tort car en réalité personne ne prend vraiment conscience de ce qui est ici exprimé, personne ne s’y intéresse « vraiment ». On se « connecte » mais pas du tout pour partager un fond d’expériences réel, donné, commun. Pour reprendre les termes de Max Scheler dans son livre « nature et formes de la sympathie », ce n’est que de la fausse sympathie qui circule dans cette modalité réticulaire (en réseau) de rapports entre les hommes. Personne ne « prend sa part » du ressenti de son prochain. Personne ne s‘éprouve animé d’une seule et même fibre sensible au fil de laquelle nous deviendrions ensemble quelque chose ou quelqu’un. 

Quelque chose ici vaut la peine d’être soulignée, en adéquation parfaite avec la pensée de l’auteure, c’est la relation entre cette désertification de la présence d’Autrui sur la toile avec la faillite même de sens du mot « démocratie » ou « liberté d’expression ». Il est ici question de tous ces moments au cours desquels des intervenants au sein d’un « débat » légitime leur prie de parole, voire la violence de thèses absurdes lancées sans la moindre justification argumentée par un « droit d’expression en démocratie » comme si le droit du peuple de se gouverner lui-même dans ce régime démocratique allait de pair avec une sorte de droit à dire n’importe quoi n’importe où à n’importe qui. On parle ainsi à tout le monde sans manifester réellement le souci d’être écouté par qui que ce soit. La parole devient exactement « la jactance » et, à un moment  historique durant lequel les femmes Iraniennes sont réellement privées de la liberté de s’exprimer, nous l’utilisons, nous, pour évoquer le salaire de Killian Mbappé ou la dernière émission de Christophe Dechavanne, et nous sommes « pour » ou « contre » et nous exprimons pêle-mêle des «  avis » qui « n’engagent que nous », qui expriment « ce que nous pensons », parce que « chacun a le droit de donner son point de vue » fût-ce sur les sujets les plus dépourvus de sens et d’importance humaine réelle.


                Alors même que la démocratie est née de la capacité d’une cité (en l’occurrence grecque) à constituer vraiment un peuple dans une démarche publique, au sein d’un espace public (le théâtre ou l’agora), elle devient le prétexte à l’exhibition la plus consternante et la plus veule de nos petites affaires privées. En fait ce que la toile rend possible, c’est que nous nous contactions sans sortir de nos foyers, c’est-à-dire de nos espaces privés respectifs, de ce que les grecs appelaient « l’oikos »: la maisonnée. L’idée même de constituer, au-delà de nos intérêts particuliers,  liés à la bonne tenue de notre maisonnée, un « peuple » a totalement disparu au profit du droit de chacun  de s’exprimer sur dans un lieu virtuel, non situable, évanescent, dépourvu de présence.

L’économie, en un sens étymologique (économie signifie les règles de la maisonnée), a totalement broyé la politique, au sens également étymologique du terme: cité.  Ce qu’internet rend possible, c’est une cité déserte dans laquelle chacun « donne son avis » sur des sujets divers, dans la totale illusion de croire que son avis compte, puisque il l’a donné, que les autres s’en soucient, puisque on ne cesse de nous demander de commenter ceci ou cela (on se dit peut-être que cela est lu quelque part), etc. Ce n’est donc pas tant que nous ne puissions échanger que des banalités, c’est plutôt que nous avons largement développé la « face poison » du pharmakon de la toile en exploitant davantage tout ce qui de lui rend possible la satisfaction exclusive de nos intérêts personnels, de la mise en valeur de notre « moi », de notre individualité au détriment de ce que Gilbert Simondon appelle notre individuation, c’est-à-dire de la formation biologique, psychologique et sociale de notre individualité sachant qu’elle est nécessairement et fondamentalement inachevée (ce que je suis c’est ce que j’ai à être: l’éthique est une démarche constante qui ne peut jamais se concevoir comme achevée). Notre «  Je » besoin d’un « nous »: c’est finalement cela l’individuation. Or internet est plus utilisé pour satisfaire note individualisme que concourir à notre individuation.

Il n’est pas indifférent ici de citer les travaux Jacob Von Uexkhüll qui dans son livre: « Milieu animal, milieu humain »  insiste sur l’une des différences essentielles entre l’être humain et l’animal. L’animal est toujours partie prenante de la nature en ce sens qu’il est appelé à y constituer un milieu génétiquement prédéterminé. De toutes façons, les animaux ne perçoivent la nature qu’en fonction de ce milieu qu’ils sont voués à habiter. L’homme n’a pas de milieu et par conséquent son être ne peut se constituer dans une résonance déjà achevée, déjà comprise. Par conséquent son individualité est toujours à la fois critique et indéterminée. C’est ce qui rend la présence de l’humain sur terre aussi problématique. Mais c’est justement ce travail qui demande instamment à être entrepris, nourri constamment, notamment par la constitution d’un « nous », d’un espace public, d’une cité sans laquelle aucun « je » ne pourra se mettre sur la voie effective d’en devenir un. 

Cette distinction conceptuelle fondamentale entre l’individuation qui est un processus (c’est-à-dire que ça ne s’achève pas) et l’individualisme, qui est le fondement même de l’économie capitaliste mondialisée éclaire complètement toutes les observations de Françoise Le Corre. La toile est utilisée pour proposer un substitut à l’espace public de la cité de telle sorte que les citoyens restent dans leur oïkos, dominé par les intérêts personnels de cet Oïkos sans le moindre du monde se préoccuper de continuer le « nous » grâce auquel il aurait pu se mettre en quête de leur « je ».  Ce n’est pas du tout un abus de langage que d’évoquer l’image du « no man’s land » pour rendre compte de cette désertification de la présence humaine pour désigner ls échanges internet. Il ne s’agit pas du tout de partager l’expérience mais purement et simplement de s’éloigner d’elle, de ne plus expérimenter quoi que soit en restant « chez soi », mais aucun « je » ne peut naître ni exister dans ce chez soi, qui finalement se trouve être le lieu de personne comme l’illustre l’extrême pauvreté des ressentis échangés.




2) De la mère perdue à la matrice linguistique 


La question qui se pose alors est de savoir si ce jeu de dupes (sur le je) que constitue malheureusement la toile définit un trouble qui lui est propre, qui est caractéristique de nos modes de vies modernes ou bien si, en fait, cette déréliction de la présence d’autrui et cette impossibilité qu’un partage d’expériences s’effectue en effet grâce à ce réseau ne viendrait pas d’un trouble plus fondamental, plus radical dont elle ne serait que l’aggravation ou la simple manifestation actuelle?

La fin du texte de Françoise Le Corre est très intéressante dans cette perspective dans la mesure où elle joue du double sens du terme de « correspondance ». Correspondre avec quelqu’un signifie lui « écrire » et Françoise le Corre met en regard cet échange de lettres avec le fait de correspondre « à » quelqu’un. En effet prendre le temps de rédiger sur une feuille un message à l’attention d’une personne de notre connaissance implique un effort de « reconfiguration ». On compose une lettre en pensant à cette personne, en lui adressant des mots qui correspondent à un certain type de rapport. « On porte à son attention notre attention » à bien choisir nos mots en fonction de ce que nous voulons lui adresser. En d’autres termes, on se met en présence d’une présence « autre » qui bien que non effective à l’instant de la rédaction est pourtant évoquée. Nous pouvons en effet nous interroger sur la perte qu’aurait impliqué l’existence du net entre Flaubert et Louise Collet sa maîtresse, ou bien entre Madame De Sévigné et sa fille. Nous pouvons même penser ici à la fameuse lettre de Franz Kafka à son père, lettre qui ne fût jamais envoyée ni même portée à la connaissance de son destinataire et qui néanmoins contient sans conteste quelque chose de la profondeur la plus édifiante du rapport de l’écrivain à la littérature (Franz Kafka écrit dans une forme de clandestinité qui finalement repose sur l’impossibilité d’être vraiment reconnu par son père - Mais n’est-ce pas toujours un complexe, une frustration, la souffrance d’un manque qui nourrissent l’écriture littéraire? Est-ce que l’oeuvre de Kafka ne tiendrait pas toute entière dans ce qu’il n’a pas dit à son père mais dans qu’il lui a écrit, sans avoir jamais osé le lui donner ?).

Ecrire à quelqu’un, c’est lancer une passerelle d’une solitude à l’autre, c’est jouir d’un temps « autre » au sein duquel on peut réfléchir aux tournures et mesurer vraiment le choix des termes. On correspond « avec », mais c’est à l’occasion de cet échange avec autrui que l’on oeuvre en vue de correspondre avec soi, c’est-à-dire d’envoyer la lettre dont les mots correspondent à notre intention, à notre sentiment et finalement plus profondément à notre style d’existence. Ce n’est donc pas tant, en soi, l’envoi de messages qui crée cette « bouillie » de commentaires et de « jactance » qui envahit l’écrasante majorité des échanges du Net que l’imposition d’une vitesse de réaction courte vient à rompre un silence embarrassant , comme si la mise en présence continuelle des humains sur la toile devait impérativement se remplir de bruit, bourdonner d’un bruissement sans réflexion ni pause, en constante agitation. « Qu’il y ait là un continent oublié n’en fait pas un continent perdu »: cette affirmation pleine de sous-entendus ravive l’espoir d’éclairer à nouveau le pharmakon de l’internet de cette perspective curative ou favorable qui et nécessairement aussi la sienne puisque tout poison est à lui-même son seul et unique remède. La toile ne cause que les dommages qu’elle seule peut réparer. Rien n’est irrémédiable dans tout ce qui est décrit ici et cela d’autant plus que de la correspondance aux échanges par le net, s’étend finalement une seule et même modalité d’échanges qui est l’écriture, « des mots! ». Mais comment faire pour que l’on passe d’un usage et surtout d’une vitesse d’échanges voués à seulement « parler pour parler » à celle par le biais de laquelle nous pourrions dire, se dire et nous dire autre chose que des banalités. Mais quoi alors? La vérité…Pourquoi pas? Nous passerions ainsi de l’ère de la communication dans laquelle nous nous sommes englués à celle de la correspondance, d’une nouvelle correspondance qui pourrait parfaitement circuler par le Web mais « autrement ».

« - C’est juste des mots!

- Des mots? Entre nous? Ne me dis pas que nous avons eu des mots.

- Non pas comme ça….pas des mots dont on dit qu’on les a eus…Justement! »

Cet échange de la pièce de Nathalie Sarraute permet de comprendre précisément ce décrochage par le biais duquel des « mots » se voient soudainement investis d’une autre dimension que celle de la communication.

« - Personne ne comprendrait du reste » dit l‘ami offensé de la pièce s’efforçant de faire comprendre à son ancien camarade qu’il ne peut pas dire tout à trac l’origine de son éloignement et sa volonté de rompre. Les mots que l’on échange ne sont pas exclusivement voués « à créer du lien social » mais peut-être plutôt à mettre à nu la vérité pure d’un rapport quitte à constater son usure ou sa faiblesse.


Préférons-nous nous entendre sur des versions consensuelles mais fausses de la réalité plutôt que d’affûter nos mots pour qu’ils nous la fassent percevoir, accepter, ressentir quelque soit sa laideur? C’est bien là non seulement l’enjeu de tout échanges de formulations entre des humains mais aussi celui très subtilement illustré de l’oeuvre de Nathalie Sarraute. « Personne ne comprendrait du reste »: c’est juste avant qu’il ne dise finalement l’origine de sa brouille et dans une autre pièce de Jean-Luc Lagarce « juste la fin du monde », le héros, au contraire ne dit pas pourquoi il est venu revoir sa famille, à savoir qu’il va prochainement mourir parce qu’il est atteint du sida. Dans ces deux pièces et même si elles choisissent des voies opposées (l’un dit et l’autre pas) c’est la même « fibre » affective des mots qui est visée, la même aptitude des mots à « dire » plutôt qu’à communiquer, la même contradiction propre à la langue quant à la possibilité d’un partage efficient. 

Finalement la solution, en l’occurrence la possibilité d’une réponse pleinement positive à la question posée impliqué deux chose:

  1. que l’on puisse dire la vérité par des mots (autre chose que des banalités: c’est finalement la vérité)
  2. Que l’on prenne au sens littéral le terme de « signes » si fondamental en linguistique. Toute langue est un sytème de signes, mais cela signifie aussi que l’on ne demande pas plus aux mots que de « faire signe » de la réalité ou d’en faire advenir une nouvelle par leur puissance évocatrice, thaumaturgique, sans jamais tomber dans  le piège de la fermeture de leur structure systématique au sein d’une langue. Toute langue est comme une serrure qu’on peut forcer et qui finalement ne demande qu’à l’être.

Grâce à Freud, nous savons comment nous passons d’un monde physique réel au sein duquel nous vivons des frustrations à un monde symbolique au sein duquel nous sommes investis d’un pouvoir (pouvoir dont nous serons à la fois les maîtres et les esclaves). L’enfant joue avec la bobine comme avec un substitut à la mère et de cette absence dont il souffre il fait une absence qu’il met en scène, qu’il nie pour la rejouer et la renier, et ainsi de suite. Dans la multiplicité fluide des évènements qui arrivent il va créer cette petite boucle temporelle dont il est à la fois l’orchestrateur, le sujet et l’objet. Mais une présence maternelle n’est pas une bobine pas plus qu’elle n’est un « da », ni ne présente le moindre rapport direct avec les phonèmes « M/E/R/E » ou « M/A/M/AN ».


Quoi qu’on puisse dire de ce jeu, de son inventivité, de sa nécessité afin d’entrer dans un monde humain, dans une société, dans une famille, il n’en reste pas moins évident et irréfutable que dans cette bobine, c’est aussi le passage d’une mère réelle à une mère virtuelle qui s’opère et que cette virtualité gagne encore en puissance dans les 4 phonèmes de « m/a/m/an ». La virtualité du net est donc finalement à mettre en perspective avec cette boucle temporelle au gré de laquelle un enfant choisit de jouer avec une bobine plutôt que d’attendre désespérément une mère réelle qui ne vient pas. 

Plus encore qu’au virtuel, le substitut de la bobine et des phonèmes ouvre le champ de la banalité et de la communication « commune ».  Du drame affectif de cette mère réelle perdue   on passe à la modalité opératoire d’une fonction maternelle retrouvée mais banalisée. Que cette « chose » puisse « valoir pour » la mère est à la fois rigoureusement impossible et monstrueusement possible, mais il ne convient pas de donner un sens péjoratif à ce « monstrueusement », simplement de saisir la portée de cet incroyable champs des possibles qui s’ouvre alors à l’enfant humain. Il n’est peut-être pas excessif de penser que tout ce que nous avons coutume de nommer « une vie humaine » ici prend corps dans le glissement de l’enfant au coeur de cette brèche par le bais de laquelle faible, impuissant , et privé de tout, il se dotera par les mots de tous les substituts aux choses.

Comment ne pas voir dans la répétition même du jeu tout le travail de banalisation de la souffrance et du manque ? Toi qui m’a quitté cette fois, je vais jouer la scène de ton absence toutes les fois et de ta réapparition, « à volonté ». Toi qui ne m’abandonnes qu’à des instants donnés, je vais mettre en scène ton abandon « généralisé dans un jeu de symboles , de signifiants qui sera détaché d’une temporalité où ne pointent que des instants donnés pour ouvrir la dimension d’une temporalité systématique au sein de laquelle ne s’activent non pas des situations mais des fonctions, des règles, des usages, des normes.

L’effet de bulle de l’internet est finalement déjà à l’oeuvre dans l’effet de bulle de toute symbolisation grâce auquel on joue de ce par quoi nous nous sentions joués mais rentrons par là même dans la soumission à une structure systématique de symboles. En effet, il n’y a pas de lien direct entre le signe et ce qu’il signifie. Ferdinand de Saussure insiste sur cette structure double de tout signe linguistique qui dissocie en lui le signifiant m/a/m/an et le signifié qui n’est pas du tout la mère réelle mais l’idée de la mère. De la mère réelle, en chair en os, ou peut dire qu’elle est « le référent » du signe mais elle ne fait aucunement partie intégrante de ce qu’il est. Le signe est donc dans sa nature même purement « mental », il est ce que l’on pourrait appeler « une vue de l’esprit ». 


3) De la littérature comme bégaiement (la fonction conjonctive contre la fonction prédicative) - Alice au pays des merveilles 


Mais qu’est-ce que cela signifie? Que les rapports entre l’enfant et la mère seront dés lors pris dans la dictature d’un système au sein duquel tous les signifiants sont reliés entre eux et n’ont plus le moindre rapport avec la vie. Ce qui les associent les uns aux autres est tout un ensemble de relations édictées entre des fonctions, des genres, des règles de grammaire, de syntaxe au gré desquels on ne vit « bien » que pour autant qu’on vit conformément à la seule loi qui prévale: celle de la langue. Rien ne peut s’échanger, se partager dés lors que conformément à cet usage qui est celui de la langue maternelle. De la mère perdue, on passe alors à la matrice dévorante et fasciste, et ce n’est nulle part ailleurs que naissent cet usage et ces échanges de banalités.

Quoi qu’on dise et surtout quelque expérience que l’on vive par le filtre de la langue, elle est potentiellement déjà dite, déjà prononcée dans ce tout prononçable qu’est une langue. En effet la systématique de la langue désigne ce que l’on appelle une combinatoire. Toute langue se compose de phonèmes, c’est-à-dire de la plus petite unité de son et de monème qui signifie la plus petite unité de sens. Avec 36 phonèmes, peut se constituer une multiplicité de monèmes dans une infinité de phrases. C’est ainsi que nos mots ont un sens mais qu’en même temps ce sens est potentiellement déjà contenu dans la systématique de la langue. Quoi qu’on dise, c’est finalement déjà dit, en tout cas si l’on suit les règles de la langue. Peut-être comprenons mieux le sens radical de l’affirmation e Roland Barthes selon laquelle « il n’y a pas de hors langage ».  Il n’est pas possible de parler sans répéter ce que de toute façon toute langue, en un sens, a déjà dit. Nous n’échangeons que sous la dictée de cette puissance combinatoire des mots qui certes est immense mais demeure dans sa structure même conventionnelle et normative. A cette aune rien e peut s’échanger que des banalités.

 


Finalement toute la question est de savoir si l’enfant à la bobine doit se satisfaire de ce substitut que lui offre la langue maternelle et si, parvenu grâce à ce système à l’expression de ses manques affectifs, à leur prise en compte dans un milieu social familial et professionnel humain, il a résolument perdu tout contact avec sa détresse initiale, physique, pure? Dans un système répétitif systématique et banalisé peut-on faire encore signe de la vérité première de la mère qu’on a toutes et tous perdue, de la réalité quittée, de la fibre affective authentique ? 

Si la superficialité et la désertification de la présence réelle de l’autre dont internet est aujourd’hui le théâtre ont leur origine dans cette banalisation par  l’enfant de son abandon par la mise en scène symbolique , alors c’est bien à lui qu’il nous faut revenir pour pour la question d’un retour possible à cette réalité pure que l’on a quitté. Peut-il la nier, la réfuter, s’en émanciper? Non, mais il peut exacerber la puissance ludique de ce jeu qui se prolonge dans le fascisme de la combinatoire linguistique. Il n’est ni plus ni moins question dé lors que de forcer ce qui nous force, de briser le joug de ce qui nous aliène en le jouant à notre tour, en le détournant de ses usages et en brisant ses règles. 

Cela n’est ni plus ni moins qu’un retour à l’enfance que nous propose finalement toute littérature. Dans l’émergence d’un style, c’est-à-dire d’une utilisation d’une langue qui ne vise aucunement à communiquer, à rendre commune une expérience mais bien au contraire à la singulariser, à l’exprimer dans toute l’étrangeté de son vécu, quelque chose de l’opacité de la vie prend corps dans la langue et génialement la désavoue, la désarme, la nie en son propre sein. « Bégayer la langue », pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, c’est revenir du désir de pouvoir de l’enfant à la bobine, renoncer à s’imposer à la situation pour au contraire la célébrer en tant que telle, dans toute sa justesse et son originalité.  On peut ainsi revenir de la banalisation des  noms et ds lieux communs en faisant l’idiot, l’innocent, en remontant à contre-courant la tentative du petit fils de Freud de noyer sa détresse dans la répétions du jeu jusqu’à revenir à sa source mais par les mots eux-mêmes. Bégayer la langue signifie la soumettre au bégaiement des situations qui justement ne se répètent pas identiquement. Il y a ceci et puis cela et puis cela. 

On peut tordre la langue de telle sorte qu’à la fonction prédicative du « est »  (qui suppose un jugement: ceci est blanc, ceci est mal, etc.) se substitue la fonction conjonctive du « Et », exactement comme dans le livre de Lewis Carroll Alice finit peu à peu à le comprendre. Il n’y a rien à juger, à banaliser, à transformer en maximes de ce qu’elle vit mais juste à le vivre dans le bégaiement d‘évènements qui se succèdent sans moralisations ni leçons à en tirer, ni jugements à émettre. C’est cette même fonction conjonctive du ET que les slashs de la poésie de Gherasim Luca. Ce qu s’échange dés lors est bien autre chose que des lieux communs, c’est un seul et même lieu de vie que nécessairement nous partageons parce qu’il n’en existe pas d’autre et cette vie est exactement ce qui constitue la trame d’ Alice au pays des merveilles, à savoir un pur flux d’affects, de devenirs au gré desquels Alice finit par renoncer à être Alice pour accepter le processus nécessairement inachevé de son individuation.


Conclusion


Nous sommes partis de l’analyse de Françoise Le Corre et notamment de la désaffection de toute présence d’Autrui dans un lieu désolé au sein duquel ne s’échangent que des lieux communs. Ce constat , comme le souligne l’auteure n’est pas du tout irréversible car internet est un pharmakon qui ne peut qu’être le remède à ce poison qu’il est aussi. Mais comment favoriser cette mutation, ce dosage? En remontant d’abord à son origine qui se situe dans la langue elle-même et en particulier dans son acquisition comme l’atteste l’observation par Freud de l’enfant à la bobine.  Emprunter la voie des signes et des symboles, c’est banaliser une souffrance pour l’atténuer. Délaissant le monde physique au profit d’un système linguistique, on se met en situation de ne pouvoir jamais dire autre chose que du dicible ou du déjà dit. Mais alors comment faire primer la vérité d’un fond d’expériences communs si l’échange est condamné à le dénaturer au profit de signifiants épurements mentaux et virtuels? Par le bégaiement et le retour à la véritable enfance en quoi toute littérature finalement consiste.




lundi 10 octobre 2022

Terminales 3/5/7: Est-ce inconsciemment que nous disons la vérité? (1)


 

1) Réaliser le problème posé par le sujet

Le 5 septembre 2015, le Président de la république Nicolas Sarkozy déclare à la Baule: « Dans cette identité à laquelle je crois, il y a quelque chose que je suis très attaché, c’est que la France de toute éternité a toujours été du côté des opprimés et toujours été du côté des dictateurs, toujours été du côté de celui jeté en prison qui croyait en ses idées. »





Il y a deux erreurs dans cette phrase. La première est de pure syntaxe: on ne dit pas: « quelque chose que je suis très attaché » mais « une chose à laquelle je suis très attaché. ». La deuxième est ce que l’on appelle un « lapsus », un dérapage qui fait surgir à la surface même de notre parole un sens qui n’était pas du tout celui que l’on voulait donner à notre propos. Ce ratage a été particulièrement commenté parce qu’il ne fait aucun doute par exemple, en Centrafrique, au Cameroun, au Tchad, au Gabon, au Congo, dans la plupart des anciennes colonies de la France que « cette identité nationale évoquée par le président était, en effet, bel et bien du côté des dictatures.  »  C’est exactement comme si la vérité était « sortie de son puits »  pour surgir dans un éclair très fugace au coeur même d’un discours dont l’intention était plutôt en l’occurrence de ne pas dire la vérité.


Il n’est pas toujours facile pour un orateur de maîtriser parfaitement son discours mais la langue est un instrument d’une finesse et d’une subtilité telle qu’une omission, qu’un simple télescopage ou remplacement de termes, se révèle porteur d’un sens qui échappe au locuteur. De plus le président a ici continué son discours comme si de rien n’était, de telle sorte qu’en apparence, c’est de la vérité pure qui est sortie de sa bouche « à son insu ». En tant que puissance coloniale et en tant que pays développé qui exploite à son profit des ressources énergétiques dans de nombreux pays en voie de développement , oui c’est vrai: la France a plutôt été du côté des dictateurs que des peuples opprimés. Ce n’est pas vraiment là une affirmation contestable par quiconque possède un minimum de connaissances politiques, historiques et géographiques. 

                D’autres types de lapsus existent dans l’émergence desquels notre pensée semble avoir été comme devancée, presque court-circuitée par une parole qui est bel et bien la notre physiquement mais pas intentionnellement. Force est de constater que ce qui est dit est vrai, mais justement ce n’est pas ce que nous voulions dire: cela peut être par exemple un tutoiement à l’endroit d’ une personne qui pourtant n’est pas assez proche de nous pour que ce type d’adresse soit autorisée par les convenances sociales. Mais le tutoiement marque bien un désir de rapprochement ou une familiarité que quelque chose en nous « souhaiterait » mais que les usages réprouvent. Nous avons alors exprimé la vérité d’un désir précisément parce que nous n’avons pas dit ce que nous voulions dire. Et nous nous excusons alors….Mais de quoi? D’avoir dit la vérité? Nous pouvons alors dire: « ça m’a échappé! » Et c’est bien cela: la vérité d’un sentiment s’est échappée d’un processus d’auto-censure qui, en moi, oeuvre et veille constamment en vue de contrôler sans cesse les paroles émises.

Dans cette perspective, c’est justement parce que je suis conscient, parce que je sais ce que je dis et que je suis attentif à maîtriser mes paroles que justement je ne dis pas la vérité, que je maintiens les usages en règle, fût-ce pour contenir la plupart des mes interventions parlées à des formules vides, très générales, banales, ultra-communes, usées. Je parle alors pour ne rien dire ou très peu de telle sorte que la vigilance de ma conscience me permet d’évoluer au milieu de mes pairs, caché à leurs regards, abrité par une armure de mots qui ne dit rien du fond de mes pensées de mes sentiments, de mes émotions et nous garde toutes et tous en « bonne relation ». On pourrait dire alors qu’on s’entend d’autant mieux qu’on n‘a rien à se dire et qu’on ne s’entend pas se dire vraiment réellement quoi que ce soit. On s’entend bien pour ne rien échanger, pour se rater mutuellement d’un commun accord sur le fait que jamais une seule vérité ne sera dite de l’un à l’autre, à moins que miraculeusement un lapsus ne surgisse et ne fasse éclater le scandale d’une vérité pure « dite » entre nous.

Mais jusqu’à quel point pouvons nous adhérer à cette conception d’une vérité qui tout à la fois vient de nous et nous échappe, « fuit » au travers de notre parole sans que nous le sachions, et précisément à cause de cette ignorance même? Faut-il attendre les lapsus, les rêves et les actes manqués pour que la vérité soit dite? Si tel était bien le cas, alors il faudrait convenir que tout effort conscient visant à dire la vérité serait voué à l’échec, que notre usage de la langue devrait trouver une forme d’autonomie, de fonctionnement interne et propre susceptible de s’activer à notre insu et, clandestinement, à notre corps défendant, de dire une vérité pure, brute, indépendante de la conscience de celle ou de celui qui la cherche et qui parle.

Or une telle possibilité nous semble d’abord totalement inepte et contraire à l’évidence car enfin comment pourrais-je dire la vérité si ce n’est de mon propre mouvement, parce que je l’ai voulu et parce que j’accompagne cet aveu, ou cette révélation de la conscience de la communiquer, de la « dire »? D’ailleurs, n’est-ce pas justement tout ce qui fait la valeur de cette démarche? N’est-ce pas justement parce que je l’accomplis « en conscience » qu’elle est fiable, susceptible d’être accueillie avec un indiscutable crédit? Comment une vérité énoncée dans un état d’inconscience pourrait-elle convaincre qui que ce soit de son statut de « vérité »? Comment ce que je dis pourrait-il être accueilli comme étant vrai si je ne suis pas moi-même partie prenante, voulante et consciente de ce discours que je tiens? Quelle cour de justice accepterait le témoignage d’une personne ivre ou hypnotisée? 




Bien sûr « dire la vérité » est une expression plurivoque (plusieurs sens), et nous pressentons qu’il existe différents registres de vérité dont certains nous apparaissent comme rigoureusement incompatibles avec l’ignorance ou l’inconscience. La recherche de la vérité notamment dans le domaine scientifique ne semble pas compatible avec la moindre forme d’inconscience. Elle implique au contraire un effort d’une totale transparence méthodologique et rationnelle grâce à laquelle la chercheuse ou le chercheur sait ce qu’il cherche, ce qu’il expérimente ou étudie et ce à quoi elle ou il aspire.

Mais les scientifiques disent-ils la vérité? Ne pratiquent-ils pas, au contraire, l’activité qui, plus et mieux que tout autre, oeuvre à constamment remettre en cause leurs résultats, à les expérimenter, à les ouvrir à des perspectives nouvelles susceptibles de contrarier leurs plus récentes conclusions? Aucune théorie scientifique n’est jamais vérifiée, mais elles se doivent tout d’être vérifiables. C’est bien le point sur lequel  l’épistémologue Karl Popper a insisté: la falsifiabilité plus que la vérité. Ce que la science « dit », c’est justement ce que l’on peut vérifier mais aussi ce qui une fois validé par autant d’expériences que l’on veut ne pourra jamais pour autant se dire « vrai ». Il existe des thèses dont le niveau de probabilité est extrêmement haut, comme le big bang, l’héliocentrisme ou l’évolution naturelle des espèces mais ce niveau de probabilité ne peut néanmoins pas revendiquer le terme de vérité ultime. Même l’héliocentrisme qui pourtant énonce une vérité indiscutable mais dans un cadre limité au système solaire. Au regard de ce système, oui la rotation de la terre autour du soleil ne faut aucune doute mais ce système lui-même ne se conçoit que comme l’une des galaxies de l’univers. L’héliocentrisme exprime dont une vérité relative, pas absolue.


            D’autre part, si par « vérité »,  nous entendons vérité sur soi, aveu ou sincérité, il n’est pas incohérent d’envisager la possibilité que ces révélations soient « innocemment » proférées, qu’elles se manifestent en effet à notre insu, au détour d’un dérapage ou d’un moment d’absence de votre conscience. On insiste souvent sur la « nudité » de la vérité. Mais alors de quel vêtement se serait-elle dépouillée? Serait-ce du voile de la conscience que la vérité se défait pour se donner à voir et à réaliser dans une forme d’évidence brute, soudaine et  aussi fulgurante que « pure »? 


2) Travail de définition des concepts effectifs dans le sujet ( Conscience/ Incoonscient / Dire la vérité ) 


(Dans tout ce qui va suivre, il convient de maintenir la différence entre un cours et une dissertation. Au sein d’un exercice dont le temps limité est de 4h, il serait absolument impossible de mener à bien une telle analyse de termes.  Nous allons profiter du temps dont nous disposons nous dans les séances de cours pour aller assez loin dans ces analyses mais le jour du bac, même si une analyse de termes pourra se révéler très utile, elle ne pourra en aucune manière être autant développé. Ce serait méthodologiquement absurde. Une dissertation ne peut se réduire à une tentative de définition des termes)


a) la conscience 


Que nous disions la vérité sans le savoir et donc sans le vouloir laisse également planer la possibilité d’un déni quasi-continuel qui précisément ne serait interrompu que par ces moments d’égarement, d’absence de notre conscience, comme si celle-ci finalement ne servait qu’à endormir en nous tout instinct de vérité, toute soif d’exactitude et d’authenticité.

Or c’est justement le contraire qui s’impose à toute personne s’efforçant de définir la conscience, puisque celle-ci ne semble pas pouvoir se comprendre autrement que comme un travail de lucidité, de transparence de soi à soi-même.

Conscience, en effet, vient du latin « cum scientia » qui signifie « avec savoir » c’est-à-dire « en le sachant ». Nous sommes conscients quand nous nous rendons compte de ce que nous vivons, ressentons, pensons.  Ce que je vis se trouve être en même temps restitué, réalisé par moi de telle sorte que je suis à la fois acteur de ma vie et spectateur.  La conscience est donc comme une vitre qui sépare en moi deux instances: le sujet qui est dans la vie et celui qui se voit vivre. C’est grâce à cette distanciation que je peux revendiquer mes actes, mes sentiments, mes pensées.

Il suffit pour s’en rendre compte de penser à l’importance de la conscience dans les déclarations et les procédures pénales, judiciaires ou juridiques.  Lors d’un procès pour meurtre par exemple, la question de la conscience de l’accusé au moment des faits est cruciale et elle est proportionnelle à la peine qui lui sera infligée. Plus cette conscience sera prouvée, plus il sera avéré que c’est librement que l’accusé présumé a choisi de tuer. Si, au contraire, il est démontré que l’accusé n’était pas « lui-même » au moment des faits parce qu’il a agi sous l’emprise d’une substance ou d’une situation qui lui a clairement faite perdre la conscience de lui-même, alors la peine pourra être allégée, ou du moins atténuée par cette inconscience passagère. 

Cela nous permet de constituer comme une chaîne d’implications conceptuelles à partir de la conscience. Celle-ci se définit donc par la capacité de savoir ce que l’on ressent, ce que l’on vit, ce que l’on pense. Par conséquent, rien de ce que nous vivons consciemment n’échappe à une forme de contrôle, de vis-à-vis. L’acteur agit toujours dans une zone de visibilité ouverte au spectateur, lequel, de ce fait, devient un "superviseur". Cela suppose qu’une action consciente est une action contrôlée, maîtrisée par son auteur, qui est donc accrédité précisément comme auteur de l’acte ou de la pensée. Il est libre d’agir ou de se retenir d’agir. Cette visibilité de l’action consciente et le pouvoir de contrôle qui en découle, tout comme la liberté, qui en est à la fois la manifestation et la résultante, dessine quelque chose que l’on peut appeler la « responsabilité » du sujet conscient. Responsabilité vient du latin « responsa ». Un être humain conscient peut et doit répondre de ce qu’il a fait consciemment parce qu’il l’a fait librement.


Il est un terme qui finalement imprègne de bout en bout cette chaîne d’implication conceptuelle, c’est la volonté. Si je suis conscient, je sais ce que je vis et ce que je fais, donc je peux sciemment vouloir puisque cette visibilité me donne le contrôle de mes actions, et cette volonté me rend responsable de mes actes. 

Nous réalisons ainsi par ce début d’analyse que l’une des dimensions essentielles du sujet consiste à poser le problème de savoir si nous voulons dire la vérité. Se pourrait-il que notre conscience soit finalement une puissance de falsification qui nous enjoint finalement de dire le faux plutôt que le vrai? N’est-elle pas plutôt au contraire, cela même qui nous permet de mener à bien notre effort volontaire de révélation du vrai? Comment pourrais-je dire la vérité sans le vouloir? Faudrait-il aller jusqu’à envisager la possibilité d’une vérité parfaitement indépendante des sujets qui la cherchent et qui aléatoirement déciderait d’apparaître, de se donner à voir dans toute sa nudité, ici plutôt que là? Serions nous condamnés à ne valoir qu’à titre de porte parole de vérités qui nous échapperaient? 

Disons nous la vérité quand "nous parlons sans savoir" ou bien au contraire quand nous savons parfaitement ce que nous disons? (C’est ça le sujet).

En philosophie, on a coutume de dissocier trois types de conscience:

  1. la conscience spontanée - Nous savons ce que nous ressentons: j’ai chaud et je sais qu’il fait chaud. Je prends conscience du monde
  2. La consciente réfléchie, je me situe moi-même par rapport à ce que j’éprouve. Je ne ressens pas seulement qu’il fait chaud, je me vois moi-même comme ayant chaud. Je prends conscience de moi dans et éventuellement face au monde.
  3. La conscience morale - je m’interroge sur la valeur morale de mes actions ou de actions des autres. Est-ce bien ou mal? 

Il est particulièrement intéressant de situer ici la troisième acception de la conscience par rapport au sujet. Est-ce parce que nous jugeons moralement nos actions ou celles des autres que nous exprimons la vérité à leur sujet? Ou bien est-ce justement parce que nous les jugeons que finalement nous renonçons à en saisir la vérité pure? Il y a ce moment où la pensée juge et ce moment finalement correspond aussi à celui par lequel la pensée abandonne, se saborde, se défait et préfère renoncer plutôt que de continuer à être elle-même et à chercher la vérité. Peu d’exemples illustrent parfaitement cette évidence mieux que celui du génocide juif et tzigane pendant le 3e Reich car les jugements aussi bien moraux que légaux nous ont finalement largement éloignés de la quête de vérité, notamment celle de la continuation aujourd’hui même dans nos modes de fonctionnement sociaux, économiques et  politiques de principes développés au temps du nazisme (au premier rang desquels il faut situer le management, voir sur ce sujet les travaux de Yohann Chapoutot sur Reinhardt  Hoehn dans « libres d’obéir »). Il peut exister dans la conscience morale l’œuvre d’une efficience déformatrice, manipulatrice. 

           


 Qu’est-ce qu’être conscient finalement? C’est la capacité d’une personne à instaurer de soi à soi une clarté, une transparence, une sorte de « vitre » de part et d’autre de laquelle elle se situe, se sait, se voit agir, penser, être. Vous nous dédoublons grâce à notre conscience en voyant et en vu, en sujet et objet, en maître et en agent exécutant finalement les ordres de ce maître que l’on est pour soi-même. Cette « vitre » est donc la cause de deux déterminations  humaines qui font partie intégrante de la considération sociale de l’être humain: la responsabilité et la réflexion (au sens de radicale « non-spontanéïté »). Puisque la personne consciente sait qu’elle agit, pense, vit elle est maître et responsable de ses actes, pensées et de son existence. Mais pour la même raison, rien de ce qui est vécu par elle ne l’est « entièrement », immédiatement.

Nous retrouvons exactement ces deux caractéristiques propres à l’être humain dans la distinction de Friedrich Hegel entre le pour soi et l’en soi:

 

            « Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme, parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe d'une part au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. » 

Les choses de la nature, les plantes, les animaux vivent inconsciemment. Elles sont donc exclusivement impliquées dans des actions ou des ressentis « bruts », immédiats, sans recul ni effet de distanciation possible. Elles "sont", mais sans savoir qu’elles sont.  Elles sont donc « en soi », c’est-à-dire prises dans une modalité de vie spontanée à l’égard de laquelle elles sont privées de la moindre capacité d’initiative et de mise à distance. L’animal, selon Hegel ressent bel et bien la douleur mais sans distinguer « ce qu’il est » de la douleur qu’il éprouve. Ayant mal, il est cette douleur même, englué en elle. Il ne fait qu’un avec elle. L’être humain, parce qu’il est conscient, sait qu’il a mal, se rend compte qu’il a mal, dissocie donc, dans cette douleur, « lui en tant que sujet » et cette douleur en tant que sensation l’affectant à tel moment, en tel lieu. C’est ce que Hegel appelle le « pour soi ». Ce que l’on est, à savoir par exemple, un être souffrant, c’est ce que l’on est « pour soi », c’est-à-dire à ses propres yeux, à sa propre conscience. L’être humain existe donc à la fois « en soi », en ce sens qu’il a un corps, qu’il revêt une certaine opacité organique, brute, physique, en soi-même et « pour soi » puisque qu’il se sait vivre, puisque il a une conscience au travers de laquelle il est spectateur (et maître, et juge)  de lui. On pourrait dire qu’il n’est pas seulement une présence brute au monde (en soi) mais aussi une présence réfléchie (ou plutôt réflexive) à soi dans le monde (pour soi).

Mais alors quand un être conscient dit-il la vérité? Quand il sait ce qu’il dit, c’est-à-dire quand c’est un effort volontaire qui l’anime et l’oriente vers un travail, ou un processus (expérimentation) visant à tenir un propos « vrai » parce que prouvé, vérifié (pour soi), ou bien au contraire quand sa parole lui échappe et qu’étrangement une vérité pure, valant « en soi » s’échappe involontairement de sa bouche dans une sorte de délire ou de transe dont il ne se sait pas «  atteint », dont il ne perçoit même pas qu’il en est l’objet?

iI est une figure centrale et à tous égards « originelle » de la philosophie dont on peut considérer qu’elle est au cœur, pour ne pas dire « le » cœur de cette question. C’est Socrate. Nous savons, en effet, comme cela nous est dit dans « l’apologie de Socrate » de Platon qu’il a fait sienne la maxime du fronton du temple de Delphes: « connais toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux. » Cela fait sens dans notre lecture comme un appel à une forme de prise de conscience (même s’il faut prendre en compte que le terme de conscience est d’origine latine et qu’il n’a pas vraiment d’équivalent en grec: avoir la connaissance de soi n’est pas exactement la même chose que la prise de conscience mais c’est bien vers soi qu’il faut tourner notre soif de savoir, si nous voulons l’orienter ensuite vers les Dieux et l’univers).


            De plus, nous savons bien, comme c’est dit dans ce dialogue, que Socrate passait son temps à faire accoucher les athéniens d’eux mêmes au gré d’un processus de dialogue qu’il appelait lui-même la maïeutique (l’art d’accoucher les âmes). Si je sais que je ne sais pas, j’en sais plus qu ’une autre personne qui croit qu’elle sait ou qui fait tout pour en donner l’impression mais qu,i en réalité, l’ignore. Contre les sophistes qui à son époque diffusaient aux jeunes athéniens l’art de projeter aux autres l’impression que l’on sait par des techniques de rhétorique, Socrate défendait l’authenticité d’un rapport à soi plus pur, la nécessité absolue de ne pas s’illusionner sur soi comme commencement de la sagesse. Une âme accouchant d’elle même dés lors, c’est une âme qui n’est plus sa propre dupe, qui ne s’est pas laissé prendre au piège de l’apparence et de la renommée et qui sait qu’elle sait ou éventuellement qu’elle ignore, et plus souvent qu’elle ignore en fait.


C’est donc comme si Socrate, ou Platon, nous disait que toute vérité commence par un effort visant à ne pas être inconscient, ou à ne pas dire inconsciemment ce que l’on pense être une vérité. Mais l’origine même de cette sagesse si proche de ce que d‘aucuns considèrent comme la philosophie même (mais c’est faux et Nietzsche le fait remarquer: la philosophie existait avant Socrate grâce à des penseurs comme Héraclite, Parménide, Empédocle, Thalès, etc.) est pour le moins troublante, puisque il s’agit d’un oracle, c’est-dire d’une personne possédée qui ne sait pas ce qu’elle dit, une porte-parole d’Apollon, en l’occurrence qui, sous l’effet de substances diverses, émet des paroles obscures traduites par les interprètes de ce temple. C’est en effet la pythie (oracle) du temple de Delphes qui, à la question posée par Chéréphon, un ami du philosophe, consistant à demander s’il existait en Grèce un homme qui soit plus sage que Socrate aurait répondu: « non ». Cela signifie donc que l’origine même de toute la démarche Socratique dont la finalité est d’être conscient afin de dire la vérité et de ne pas se tromper sur soi vient de la parole même qui par excellence ne sait pas ce qu’elle dit.

Lors de son procès, Socrate insistera beaucoup sur le fait que cette parole de l’oracle lui est apparue comme difficile à admettre et conséquemment comme cela même qui aurait motivé ses premiers entretiens: vérifier les paroles de la pythie. On appelle « glossolalie » le type de discours échappant totalement à la personne même qui le tient. Lorsque nous répétons des mots dans une langue étrangère sans avoir la moindre idée de ce qu’elles signifient , nous pratiquons ce type de parole, tout comme l’oracle qui porte la parole des dieux sans en être d’aucune façon l’auteure, ou encore un certaine conception de la poésie pour laquelle on évoque les muses, c’est-à-dire les déesses qui vont inspirer au poète des mots et des tournures dont finalement il n’est que le vecteur inconscient, le réceptacle hasardeux et contingent. Se pourrait-il que la méthode Socratique elle-même, celle qui a prise dans la philosophie une place éminente sous le terme de dialectique (le dialogue) ait en réalité comme origine la glossolalie?

(En marge de cette analyse philosophique des termes, il faut mobiliser et orienter notre réflexion vers le problème qui nous est posé. Or, on peut d’emblée remarquer: 

  1. la conscience est l’instance qui nous permet de prendre le contrôle et d’assumer la responsabilité de nos actes. Comment dire la vérité si je ne souhaite pas la dire? Mais cette vérité vers laquelle je tendrais de tous les forces de ma volonté et la maîtrise de soi dont je suis capable, ne courrait-elle pas le risque d’être précisément trop « voulue » , trop «  attendue », trop souhaitée? Que je dise la vérité parce que le je veux ne serait-ce pas du coup dire la vérité que je veux, en tant qu’être conscient?  Comme Kant le définira grâce à sa définition du je transcendantal qui s’oppose au moi empirique, il ne s’agit pas ici d’affirmer que la vérité de ma conscience serait celle de mon désir, de mes pulsions, de mes motifs pathologiques, sensibles, particuliers, personnels, mais plutôt que cette vérité dite, voulue, travaillée, par un sujet rationnel rigoureux et soucieux de définir objectivement une vérité contiendrait quelque chose de trop humainement voulu pour être objectivement valide, et par objectivement, ce qu’il s’agit d’entendre ici est désanthropocentré, « non-humain ». On perçoit alors tout ce que cette perspective a de riche pour notre question: la pureté desanthropocentrée de la notion de vérité « pure » ne supposerait-elle pas une forme de mystification ou de décharge de la notion de sujet conscient? Ne serait-il pas nécessaire pour que la vérité soit dite qu’elle ne le soit pas par un humain conscient mais par une voix qui la porte, un porte parole au sens littéral qui se trouve exactement dans la même position que certains métaux conducteur d’un courant dont ils ne sont aucunement la source mais seulement le relais?
  2. Tout être conscient, à cause de cette conscience accuse un retard (même infime) à l’égard de ce qu’il vit éprouve, et même fait, accomplit, tout simplement parce que cette transparence, cette réalisation de ce qui nous arrive ou de ce que nous effectuons présuppose un temps d’assimilation. C’est exactement la même chose que ce que nous avons déjà souligné en parlant de la vitesse de la lumière ou de celle des neuro-transmetteurs (notre cerveau a besoin de 100 ms pour réagir à un bruit comme un coup de klaxon)  pour le sujet « avons-nous le temps? ». Tout ce dont nous prenons conscience est forcément du passé, même très proche. Mais alors, est-ce qu’un lapsus, par exemple, ne serait pas, justement à cause même de son « ratage », c’est-à-dire de sa capacité fulgurante à devancer ma conscience,  une parole instantanée qui contrairement à toutes mes autres paroles, dirait la vérité de cet instant?)


b) L’inconscient


La notion d’inconscient peut revêtir plusieurs sens:

1) Lorsque Hegel définit la conscience par le « pour soi, » cela implique que l’« en soi » est inconscient. On peut donc entendre, en ce sens le terme d’inconscient par les notions d’immédiateté, de spontanéité, de physique, de naturel, d’organique. Il existe un certain mode d’être au monde qui correspond à l’en-soi, mais dans l’esprit de la philosophie de Hegel, cette façon brute d’être au monde ne peut en aucune façon nous permettre de « dire » la vérité. Elle revêt peut-être une certaine vérité mais c’est celle de la matière. Être en soi, c’est « être là », en tant que corps, en tant que pulsion ignorante d’en être une. C’est être une présence qui ne se sait pas exister. Le souci de dire ou de chercher la vérité ne peut donc absolument pas se manifester à un être dont le mode d’être est « l’en soi ». 

La prise de position de Hegel n’est pas la seule qui puisse être retenue, même par rapport à l’en soi. Que nous disions physiquement, corporellement une vérité qui nous échappe est finalement une thèse que nous retrouvons parfaitement dans le langage corporel (body language), mais que l’on peut prolonger, approfondir. N’existent-ils pas des signaux tangibles, qui dans des attitudes qui la plupart du temps de notre vie sociale sont maîtrisés, voire empêchés, parviennent néanmoins à tromper une vigilance impossible à tenir en continuité et au travers desquels quelque chose de l’en soi filtre, s’évade du « pour soi »?

2) Le terme même d’inconscient renvoie à la psychanalyse chez Freud (1856 - 1939). Mais cette pratique qui en un sens consiste à faire jaillir à la surface de la parole d’un sujet la vérité dite, évidement  sans le savoir, par l’inconscient a une histoire. Le jeune Freud se démarque en effet très tôt des autres neurologues qui ont à cette époque à vienne une approche très organique de certains maladies comme la paranoïa, l’hystérie. Grâce au professeur Charcot, il découvre que l’hypnose permet de faire cesser certains symptômes, pendant l’hypnose elle-même. Mais si cet état d’auto-suggestion hypnotique permet de faire cesser les signes hystériques comme la cécité (être aveugle) ou la paralysie, alors cela prouve bien que ce n’est pas le corps qui est atteint mais la pensée, la psyché. En d’autres termes, quelque chose de la pensée de la patiente ou du patient utilise simplement le corps pour signaler un dysfonctionnement psychique, c’est-à-dire une donnée faisant partie intégrante de la vie de la personne mais que quelque chose de cette personne rejette, nie, refuse de prendre en compte et d’admettre. Avec Freud la notion d‘inconscient gagne un sens et une portée qu’aucun autre auteur n’avait vraiment suspecté avant lui, du moins pas sous une forme aussi « scientifique » (même si ce terme pose question, il traduit néanmoins parfaitement l’esprit de Sigmund Freud).


            L’inconscient n’est pas une partie innée de notre psychisme. Ce n’est pas quelque chose avec quoi nous naissons. Mais en même temps aucun être humain socialisé ne peut éviter d’en posséder un, parce qu’il est le produit d’un mécanisme psychique qui s’appelle le refoulement et auquel aucune, aucun d’entre nous n’échappe. Pourquoi?

Parce que nous ne pouvons pas échapper à deux données absolument incontournables de toute vie humaine en ce monde: a) la sexualité b) la socialisation. Ces deux données inhérentes à notre existence même étant contradictoires, il en résultera en nous la formation d’une partie de notre psychisme qui se dérobera à cette transparence de soi à soi que l’on appelle la conscience.

Tout être humain est en effet d’abord un être vivant, sujet comme tous les autres de pulsions sexuelles. C’est ce que Freud appelle le « ça ». Ce pulsions qui contrairement à ce que l’on pensait à l’époque sont effectives chez l’être humain dés la naissance sont actives dans toute recherche de satisfaction, y compris celles qui nous semblent les plus innocentes comme la nutrition, les satisfactions buccales, la tétée du nourrisson, etc.

        Mais au fil de son éducation par ses parents, l’enfant va assimiler l’autorité, la tutelle à laquelle nécessairement il sera soumis. Il « l’assimile » au sens propre, à savoir qu’une autre instance va se constituer dans son psychisme à partir de ce pouvoir parental qui le contraint pendant toute l’enfance? Cette instance,  Freud la baptise « le sur-moi », c’est-à-dire l’intériorisation par l’enfant d’une « voix », d’un appareil répressif et intimidant (qui le juge continuellement) qui lui interdit certains actes, certains désirs, certains plaisirs. Au fil de cette opposition constante entre le ça et le sur-moi, une troisième instance, la plus fragile, va faire son chemin dans le tracé  sinueux d’une tentative de négociation permanente entre le ça et le sur-moi, c’est le moi.

            Ce qui fait de Freud l’un des trois philosophes fondateurs d’une authentique modernité philosophique (avec Marx et Nietzsche), c’est précisément cette historicité du « moi », à savoir cette idée selon laquelle notre psyché se constitue dans le choc même de ces deux entités contradictoires que sont la nature (sexualité) et la culture (socialisation). Notre profil psychique se construit dans le fil ténu, fragile de cette opposition que recouvrent le sur-moi (société, famille) et le ça (pulsions et libido). Dés lors que peut bien signifier le travail visant à se connaître soi-même, à se faire une idée même floue de celle ou celui que l’on est?

Dans un premier temps, il faut reconnaître en nous l’existence de notre inconscient, c’est-à-dire renoncer à cette illusion selon laquelle nous saurions tout de notre pensée sous prétexte qu’elle est « nôtre ». C’est la troisième blessure narcissique.  Mais il faut bien comprendre ce terme car ce n’est même pas que notre amour propre soit posé par les thèses freudiennes comme ayant à subir telle ou telle vexation, c’est plutôt qu’il a à réaliser à quel point son existence même en tant qu’« amour du moi » pour le moi lui-même est mis à mal par tout ce que les travaux de Sigmund Freud mettent en lumière. On n’est pas soi-même naturellement. On consiste dans le chemin que va se tracer laborieusement « une » sexualité dans l’expérience qu’elle va réaliser des interdits, au premier rang desquels l’inceste prend la plus grande part. L’effort qui nous est demandé pour saisir cette intuition freudienne à partir de laquelle toutes ses théories s’articulent  s’assimile moins à celui d’une forme de désanthropocentrisme que de dépersonnalisation  du sujet (par ce terme, il faut entendre, une sorte de remise à plat, on est "quelqu'un" avant d'être telle ou telle personne - "on existe" anonymement avant d'avoir ce" vécu là" à partir de "ce nom propre là".

Aucun de nous n’a le sentiment d’éprouver une inclination pour ses parents. L’idée même de relations incestueuses nous fait plutôt horreur. Mais quiconque réfléchit un tant soit peu à cette question réalise que l’idée même d’amour dans ce qu’elle présuppose de « catégories »:  amour filial, fraternel, sororal, parental, familial, érotique, etc, relève de tout un jeu de distinctions assez précises que nous apprenons inconscient petit à petit  jusqu’à ce qu’il aille de soi qu’on n’aime pas ses parents comme on aime notre partenaire amoureux. Mais le nourrisson et l’enfant de moins de deux ans ne peuvent pas connaître instinctivement ce jeu de classification et de codes sociaux.  Et d’ailleurs cela ne nous ferait-il pas horreur précisément parce que finalement c’est l’idée même de famille et de société qui finalement s’y joue ? 


L’idée même de vérité ne serait-elle pas nécessairement reliée à des processus de cette sorte: désanthropocentrisme, dépersonnalisation, de destruction de tout ce qui tendrait à nous accorder à nous-même une sorte de primat ou de privilège. La vérité pourrait être ce que finalement, au sens propre, nous n’osons même pas imaginer parce que notre civilisation s’est construite à partir de sa négation? Revenir de la croyance en notre « élection », en notre prédilection, dans la finalisation d’un univers qui aurait été conçu pour l’homme, ou d’une vocation, d’un avenir humain là où en réalité ne s’effectuerait que le processus d’un devenir: ne serait-ce pas exactement et exclusivement l’ouvrage même de toute vérité? Si tel était le cas, dire la vérité reviendrait à dissiper « des illusions arrangeantes », à désamorcer une à une toutes les croyances édifiées par les hommes pour entretenir la fiction d’un « avoir à être », tout ce qui, au sens propre, est trop beau pour être vrai? Se pourrait-il que l’humain soit un être dont le développement entier repose sur une œuvre de dénégation du réel?  Qu’il y ait quelque chose de fondamentalement mensonger dans notre évolution, dans notre rapport à la vie, au monde, voire à nous-mêmes? Dire la vérité, ce serait alors dire l’inavoué qui se situe à la base, aux origines mêmes de notre psyché, là où règne l’interdit aussi fondamental que fondateur de notre existence, de notre sexualité, de nos penchants premiers.

Mais comment avons-nous réalisé ce « pli là » ? Comment pourrions nous être à la fois les dissimulateurs et les chercheurs? Comment concevoir que nous puissions partir en quête de la vérité dont nous serions aussi les fossoyeurs ? Et quelle serait exactement la nature de cette vérité inavouable dont nous nous constituerions comme une personnalité, un profil psychologique, de la dissimuler, de la contenir, de la travestir ? Ce serait alors comme si un lourd et commun secret nous reliait toutes et tous par une commune façon de ne pas la dire, de la taire ou de la travestir, comme si finalement les hommes socialisés, au-delà de la communauté de leur espèce étaient fondamentalement reliés les uns aux autres par la dissimulation d'un secret de famille. Mais quel serait ce secret?

Répondre à cette question impose que chacune et chacun de nous emprunte une voie qui engage ce que nous pourrions appeler une triple modalité de recherche du vrai à la fois en soi-même, en l’humanité dans tout ce que son évolution doit à la notion de civilisation, et dans la mythologie, dans le sens que peuvent revêtir les tout premiers récits des humains, à savoir qu’il y a nécessairement quelque chose des cosmogonies (récits fondateurs) ou des récits anciens qui porteraient en eux quelque chose de cette vérité dont notre statut d’êtres humains consisteraient à la voiler.

Or, parmi les récits les plus anciens de la Grèce antique (430 avant JC), Oedipe roi de Sophocle occupe une place particulière parce que l’esprit du tragique grec s’y exprime à plein, avec une exacerbation des deux passions principales de la tragédie: à savoir la terreur et la pitié. Mais, plus encore que cela, il y a dans l’histoire d’Oedipe quelque chose qui, sans aucun doute, constitue comme une feuille de route à l’Ethos même de la condition humaine.  Certes, Oedipe est bien victime de la malédiction des Labdacides  mais rien ne contribue plus et mieux à la réalisation de cette malédiction que la conscience du héros, que la volonté d’Œdipe de voir clair dans ce qui le frappe jusqu’à la révélation finale à laquelle il ne survivra qu’en décidant de se priver de la vue.

Ce qui a attiré l’attention de Freud dans ce récit, c’est qu’il y a retrouvé exactement ce fond de violence chaotique, pure, a-civilisationnelle, c’est-à-dire « tabou » au sens le plus fort de ce terme. C’est exactement comme si ce récit décrivait avec précision les crimes les plus susceptibles de situer un homme au seuil franchi de l’humanité de l’humanité. Ce qui constitue une famille, c’est-à-dire finalement la forme la plus originelle d’institution, c’est la frustration de nos tout premiers désirs, lesquels se portent vers l’un des deux parents suscitant du même coup notre hostilité foncière à l’égard de celle ou de celui « qui occupe déjà la place ». 

La famille est la première institution. Tout ce que Freud découvre en fait, c’est la puissance insoupçonnable de toutes ces pulsions sur la répression desquelles s’instaure cette institution, exactement comme une mer contre laquelle les installations d’une ville bâtissent un barrage. Ce n’est pas un hasard si Freud utilise cette image pour évoquer le travail par le biais duquel le « je » doit l’emporter sur le « ça »: « C’est un travail de civilisation tel que l’assèchement du Zuiderzee », laquelle désigne une mer intérieure polderisée par la Hollande pour gagner des terres cultivables. 

Freud a été assez marqué par la lecture de Schopenhauer et par son affirmation d’une force naturelle fondamentale et inconditionnée qui est à l’origine de toutes les manifestations du monde. Rien de ce qui existe naturellement ne se soumet à une autre puissance que celle-ci, à savoir le désir de vivre de tout ce qui vit, désir pur, sans considération de quelque limite que ce soit.  « C’est la seule expression vraie de l’essence intime du monde » dit Schopenhauer.  L’être humain est comme un travailleur acharné qui tente de contenir l’incontenable, d’imposer à la puissance irrationnelle d’une vie démente le barrage d’une vie « décente », ordonnée, transparente. Oedipe réalise à la fois ce qui est le plus haï, le plus détesté par tout homme soucieux de s’intégrer à l’humanité et en même temps ce que chacune et chacun désire le plus au monde, ou plutôt désire « d’abord », ou du moins dés les premières émotions affectives de son existence. 

A bien des titres, aussi répugnant que nous apparaisse ce désir incestueux (et pourrions-nous dire, « à cause de »  cette répugnance qui marque assez clairement tout ce que le travail de socialisation crée en nous en termes de répulsion conditionnée)  il est, selon Freud, la base même de toute une éducation, de tout un dressage à partir duquel aimer, désirer, être attiré(e) repose fondamentalement chez l’être humain sur un mouvement de frustration essentiel. Aimer sera toujours d’abord renoncer à celle ou celui que l’on a aimé d’abord, comme si le rapport à la loi s’imposait également ici dans l’efficience de la plus initiale et de la plus déterminante de toutes les frustrations (laquelle sert également de base fondamentale à l’exogamie (aller chercher son épouse ailleurs)). 

On ne comprend vraiment la force de l’inconscient que lorsque l’on mesure la puissance de ce non-dit, de cette inavouable inclination. Il n’est pas possible à l’être humain d’exister sans inconscient parce qu’il n’est pas envisageable que nous puissions vivre dans l’acceptation de ce que nous sommes, à savoir oedipe. Nous sommes des oedipes voyants parce que nous existons comme des miroirs inversés par rapport au héros grec, à savoir que ce qu’il fait (l’inceste et le parricide) c’est ce dont il ne sait pas qu’il le fait alors que nous, ce que nous ne faisons pas (la même chose) , c’est justement ce que nous refusons de nous avouer à nous-mêmes que nous le désirons. Nous nous constituons sur le fond d’une frustration là même où Oedipe lui passe outre sans le savoir. En d’autres termes, ce qu’Oedipe fait sans savoir qu’il le fait, c’est exactement ce dont nous nous constituons comme une profession de foi, une ligne de conduite fixe et infrangible de toujours contrarier. A la lumière de l’oeuvre de Freud, nous sommes toutes et tous des désirs incestueux contrariés lors même que Oedipe lui est un incestueux réel qui s’ignore. 



Dans la pièce de Sophocle, Oedipe-roi, un passage correspond précisément à la question posée par le sujet. La peste sévit sur Thèbes et Oedipe demande à Tiresias, le voyant aveugle, pourquoi les Dieux s’en prennent ainsi à la cité. Tiresias et le devin qui avait prédit à Laïos et Jocaste, parents d’oedipe que leur fils accomplirait l’inceste et le parricide. Il sait tout et avertit Oedipe contre une enquête dont finalement il serait à la fois le sujet et l’objet, celui qui la décide et celui qui est recherché. La cause du malheur de Thèbes c’est lui-même de telle sorte qu’il entame sans le savoir une démarche de vérité dont il est à la fois l’initiateur et le secret. La vérité qu’il recherche est en lui, non pas parce qu’il la recherche mais parce qu’il est la cause des troubles qu’il veut élucider. Oedipe, le déchiffreur d’énigmes, qui fut si habile à saisir la solution du problème proposé par la sphinge, se lance ici dans une quête destructrice, et Tiresias refuse de lui livrer cette vérité. Poussé par le roi qui, hors de lui, le somme de révéler tout ce qu’il sait, Tiresias finit par dire la vérité à un Oedipe incrédule qui prend pour une insulte ce qui n’est que la description fidèle des faits: « tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens ». « En moi vit la force du vrai » dit alors Tiresias. Et quand Oedipe lui demande d’où viendrait cette force puisque « ce ne serait pas son art  de la divination », Tiresias répond: c’est toi puisque « tu m’as poussé à parler malgré moi ». Oedipe vit sans le savoir dans la vérité qu’il recherche, dans l’origine même des malheurs qui accablent la cité.


Or si nous remontons le fil des 25 siècles qui séparent Sophocle et Freud, si nous suivons le lien qui relie l’écriture de cette pièce à l’invention de la psychanalyse et notamment la place fondamentale que le complexe d’Oedipe occupe dans les thèses de l’analyste, nous réalisons que finalement tout ce qui se passe mal dans la pièce de Sophocle au cours de ce dialogue, à savoir cet échange d’insultes, c’est finalement exactement ce qui doit se passer bien dans une analyse « normale », à savoir que l’analysé(e) est censé dire sans vraiment le savoir tous les secrets qu’elle s’est inconsciemment dissimulés à elle-même. C’est inconsciemment que nous disons la vérité de notre inconscient mais c’est aussi la tâche de l’analyste que de faire sortir par la technique dite de la talking cure (se soigner en parlant) les secrets qui nous font souffrir:



TIRÉSIAS Je n’en dirai pas plus. Après quoi, à ta guise ! laisse ton dépit déployer sa fureur la plus farouche.

ŒDIPE Eh bien soit ! Dans la fureur où je suis je ne cèlerai rien de ce que j’entrevois. Sache donc qu’à mes yeux c’est toi qui as tramé le crime, c’est toi qui l’as commis — à cela près seulement que ton bras n’a pas frappé. Mais, si tu avais des yeux, je dirais que même cela, c’est toi, c’est toi seul qui l’as fait.

TIRÉSIAS Vraiment ? Eh bien, je te somme, moi, de t’en tenir à l’ordre que tu as proclamé toi-même, et donc de ne plus parler de ce jour à qui que ce soit, ni à moi, ni à ces gens ; car, sache-le, c’est toi, c’est toi, le criminel qui souille ce pays !

ŒDIPE Quoi ? tu as l’impudence de lâcher pareil mot ! Mais comment crois-tu donc te dérober ensuite ?

TIRÉSIAS Je demeure hors de tes atteintes : en moi vit la force du vrai.

ŒDIPE Et qui t’aurait appris le vrai ? Ce n’est certes pas ton art.

TIRÉSIAS C’est toi, puisque tu m’as poussé à parler malgré moi.

ŒDIPE Et à dire quoi ? répète, que je sache mieux.

TIRÉSIAS N’as-tu donc pas compris ? Ou bien me tâtes-tu pour me faire parler ?

ŒDIPE Pas assez pour dire que j’ai bien saisi. Va, répète encore.

TIRÉSIAS Je dis que c’est toi l’assassin cherché.

ŒDIPE Ah ! tu ne répéteras pas telles horreurs impunément !

TIRÉSIAS Et dois-je encore, pour accroître ta fureur. ..

ŒDIPE Dis ce que tu voudras : tu parleras pour rien.

TIRÉSIAS Eh bien donc, je le dis. Sans le savoir, tu vis dans un commerce infâme avec les plus proches des tiens, et sans te rendre compte du degré de misère où tu es parvenu.

ŒDIPE Et tu t’imagines pouvoir en dire plus sans qu’il t’en coûte rien ?

TIRÉSIAS Oui, si la vérité garde quelque pouvoir.

ŒDIPE Ailleurs, mais pas chez toi ! Non, pas chez un aveugle, dont l’âme et les oreilles sont aussi fermées que les yeux !

TIRÉSIAS Mais toi aussi, tu n’es qu’un malheureux, quand tu me lances des outrages que tous ces gens bientôt te lanceront aussi.