vendredi 25 février 2022

HLP Terminale: Violence, humanité et histoire (3)


 3-  La violence expérimentale (Jean-Henri Fabre et Jacob Von Uexküll)

Mais d’où vient que nous apprenions à parler? Pourquoi l’homme semble-t-il être le seul à avoir à apprendre ce qui, pour les animaux, va de soi, à savoir cette sémiotique naturelle au sein de laquelle tout est toujours codé ou codant, et dans lequel le décodage ne pose aucun problème d’interprétation? Pour répondre à cette question, nous pourrions essayer de situer la sémiotique et la sémantique par rapport à l’observation d’un chercheur: Jean-Henri Fabre qui dans souvenirs entomologiques (1879) raconte l’expérience suivante qu’il a menée sur des abeilles faisant partie de l’espèce chalicodome des murailles:

« Quand elle arrive avec sa récolte, l'Abeille fait double opération d'emmagasinement. D'abord elle plonge, la tête première, dans la cellule pour y dégorger le contenu du jabot ; puis elle sort et rentre tout aussitôt à reculons pour s'y brosser l'abdomen et en faire tomber la charge pollinique. Au moment où l'insecte va s'introduire dans la cellule, le ventre premier, je l'écarte doucement avec une paille. Le second acte est ainsi empêché. L'Abeille recommence le tout, c'est-à-dire plonge encore, la tête première au fond de la cellule, bien qu'elle n'ait plus rien à dégorger, le jabot venant d'être vidé. Cela fait, c'est le tour d'introduire le ventre. A l'instant, je l'écarte de nouveau. Reprise de la manoeuvre de l'insecte, toujours la tête en premier lieu ; reprise aussi de mon coup de paille. Et cela se répète ainsi tant que le veut l'observateur. Ecarté au moment où il va introduire le ventre dans la cellule, l'Hyménoptère vient à l'orifice et persiste à descendre chez lui d'abord la tête la première. Tantôt la descente est complète, tantôt l'Abeille se borne à descendre à demi, tantôt encore il y a simple simulacre de descente, c'est-à-dire flexion de la tête dans l'embouchure ; mais complet ou non, cet acte qui n'a plus de raison d'être, le dégorgement du miel étant fini, précède invariablement l'entrée à reculons pour le dépôt du pollen. C'est ici presque mouvement de machine, dont un rouage ne marche que lorsque a commencé de tourner la roue qui le commande. »

Fabre décrit donc la dépose du pollen dans la cellule de la ruche qui se fait en deux temps: 1) l’abeille arrive tête la première pour dégorger la partie antérieure de son estomac puis elle se retire pour  2) aborder la cellule en marche arrière afin de déposer le pollen par l’extrémité postérieure de son jabot.  Le savant laisse l’abeille accomplir la première partie de sa tâche, mais bloque la deuxième en fermant l’accès à la cellule par une paille. L’abeille s’éloigne un peu pour revenir mais en marche avant, alors même qu’elle n’a pas plus de pollen à décharger de ce côté là de son estomac. 

Ce qui est fascinant ici, c’est de mettre en perspective ce qui de cette deuxième entrée en marche avant de l’abeille « ne veut rien dire » aux yeux du savant et finalement veut probablement tout dire, ou du moins signifie quelque chose du point de vue de l’abeille, sans quoi cette action ne se ferait pas.  L’image utilisée par Fabre à la fin du texte est assez claire sur ce dont il pense être le spectateur: un mouvement de rouage dans l’enchaînement aveugle d’une routine instinctive. Cet acte lui semble ne recéler aucune raison d’être mais il se pourrait bien qu’en en cherchant quand même une, nous touchions du doigt quelque chose de très profond sur la distinction entre  l’Homme et l’Animal, entre la sémiotique et la sémantique, entre la nature et l’Histoire. Et cela nous indiquera peut-être également l’origine même de cette violence dont nous venons de voir qu’elle avait rapport à l’enfance humaine. 

Cela signifie donc qu’aussi bizarre que cela puisse sembler, il faut bien qu’il y ait une forme de maturité animale dans cette seconde entrée en marche avant. Mais quelle pourrait-elle être? Quoi de plus stupide que d’aborder une plate forme de décharge de telle sorte qu’il n’y ait plus rien à décharger?

Comment expliquer que la paille qui lui interdit de rentrer dans sa cellule par derrière soit interprétée par elle comme le signal lui commandant l’attitude d’aborder à nouveau par devant sa cellule? Ce qu’il faut bien noter c’est que ce signal n’est pas naturel, qu’il est même la rupture imposée par Fabre à un processus de stimulation et de réponse qui définit exactement ce que l’on entend par sémiotique naturelle. A partir de cette rupture, l’abeille reconfigure son attitude et semble la répéter, la reprendre « inutilement » si du moins on se fie à cette finalité fonctionnelle, du point de vue humain, qu’est la dépose du pollen.  

Mais déjà dans cette remarque s’amorce quantité de problèmes d’interprétation: si l’abeille refait le geste, c’est qu’elle ne perçoit pas cette inutilité, ou du moins qu’elle ne le vit pas comme telle. Mais nous pouvons tout aussi bien quitter le point de vue de l’abeille en affirmant que si cet acte s’effectue en lui-même, c’est bien que quelque chose d’une raison d’être s’y manifeste qui échappe à l’homme, sans aucun doute, à l’abeille peut-être, mais pas à la nature, ne serait-ce que parce que, de fait, cela s’effectue bel et bien sous les yeux de l’entomologiste. 


Un autre ethologue allemand: Jacob Von Uexküll développe une thèse qui éclaire considérablement non seulement cette seconde entrée en marche avant de l’abeille mais également sa raison d’être: « Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu'un sujet d'un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui nous relient aux choses de notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s'emboîteraient tous les êtres vivants. »

Jacob Von Uexküll dissocie ici le milieu animal avec le monde humain. Fabre pense barrer l’accès de la cellule avec une paille dans le monde, mais en réalité il rompt la structure de renvoi de plusieurs signaux dans la construction d’un milieu par l’abeille ou plutôt dans lequel l’abeille a sa place, son rôle à jouer. Dans cette paille, quelque chose d’un choc, d’un ébranlement, d’un bouleversement sans commune mesure se joue devant des yeux incapables d’en soupçonner  l’incommensurable puissance d’impact. L’abeille est prise dans un milieu (Umwelt), c’est-à-dire dans un champ de perception à l’intérieur duquel sa sensibilité ne détecte que ce qui est propre à ce milieu. Tout le « reste » n’existe pas, mais aux yeux de qui y-a-t-il ici un « reste »? la réponse est: d’autres espèces animales qui ont d’autres milieux dans lesquels se dessinent pour elles des champs de perception tout aussi propres et exclusifs A elles. Ainsi s’explique que ce qui nous apparaît à nous comme survenant dans « un même monde »: une paille sur la cellule d’une ruche soit en réalité pour l’abeille un « non évènement », un pur RIEN.  Elle ne répète donc pas son geste, elle le fait dans un milieu au sein duquel la paille est occultée, la fermeture de la cellule est comme un bug, Comme il n’y a là rien à percevoir qui puisse être saisi dans son milieu, elle entre tête la première parce qu’elle le fait pour la première fois et que rien ne s’est inscrit dans son habitus comme souvenir, ou comme rappel, puisque, de fait, cela n’a jamais eu lieu (pour elle). Ce n'est pas une répétition.

Nous sommes ainsi de plain-pied avec de la sémiotique pure au sein de laquelle tout est signifiant dans une logique de stimulation et de réponse sans pause, ni faille, ni interstice, ni raté. Le ventre plein stimule la dépose de pollen mais cela ne veut pas dire que la dépose soit la « finalité », ou « le sens » du ventre plein (l’abeille n’a pas récolté en vue de déposer). C’en est seulement le « signal » et dans cette signalétique tout fait signe de…La cellule, sa forme, la marche avant et la marche arrière, la descente et la remontée, le pollen, etc. Aucune de ses données n’est à proprement parler un « objet » pour l’abeille, mais seulement des signaux dans les renvois desquels s’active le champ d’un milieu.  Cette sémiotique là ne semble pas apprise. Elle est effective tout de suite et maintenant. Elle est cela même qui fait le « maintenant » de la seconde entrée (qui n’est pas du tout seconde en fait du point de vue de l’abeille). Ce à quoi assiste Fabre sans s’en rendre compte en fait c’est à la sémiotique d’une nature immanente qui se donne les moyens de se faire naître, et seulement les moyens. L’abeille rentre en marche avant pour rentrer en marche avant parce que cela participe de l’effectuation de son milieu, avec plusieurs autres données. C’est tout!

Ce qui n’a aucun sens pour Fabre revêt en réalité celui d’une praxis animale dont il n’a pas la moindre idée, mais s’agit-il bien d’un sens? Non c’est plutôt ici d’une actualité pure, de la donne instante d’un milieu, d’un champ sémiotique effectif dont il s’agit. Il existe donc bien des correspondances dans l’installation donnée de ce milieu animal. Il n’y a même que ça, mais il n’y a pas de sens. L’abeille est un peu comme ce mari qui rentrerait chez lui en disant: « je suis rentré chérie! » Mais qui ne voudrait pas dire que lui, s’appelant tel ou tel, est arrivé dans l’appartement de cette femme avec laquelle il s’est marié, en ce jour, en ce lieu, etc. » Imaginons un mari qui ne parlerait que dans la pure correspondance du signifiant Je à la première personne du singulier, du « suis » à la seule conjugaison du verbe être, etc. Et nous aurons une idée de la constitution du milieu animal, un champ de perception sans déictique, sans référent, sans sens. L’abeille ne fait pas référence à une situation, elle fait corps avec un milieu qui prend corps. Elle est murée dans cette sémiotique là. Elle ne vit pas d’histoire, ne s’inscrit pas dans l’histoire et ajoutons le en insistant, puisque c’est le sujet même de ce cours: « NE FAIT PAS D’HISTOIRES! »  

  

                On pourrait ici distinguer trois modalités  d'effectuation: 1) celle du milieu: "il était tout d'une fois (instantanéité)" 2) celle de la mythologie et des histoires: il était une fois 3) et enfin celle de l'Histoire humaine: il était cette fois là.


                   Fabre ne peut pas voir ce qui se passe autrement qu’en tant que situation d’un monde dans lequel une paille interdit l’entrée en marche arrière de l’abeille parce qu’il existe dans un régime de référence au sein duquel il se passe des évènements désignés (ceci, cela, cet homme, ce cheval, etc.) alors que ce qui se passe en réalité c’est la rupture de signalisation sémiotique d’un milieu par l’annulation d’un signe: la seconde entrée en marche arrière de l’abeille. Ce qu’il interprète comme immaturité de l’abeille ou inadaptation à une nouvelle donnée du monde est en réalité maturité précoce et finalement instante, continue, infaillible de l’abeille à s’inscrire dans la sémiotique innée de renvois de signaux parfaitement huilés, dans laquelle ne prend corps qu’une modalité naturelle de production, en ce sens que le milieu est ce qui « se produit ». Il est même ce que c’est que « se produire ». Pour le dire autrement, l’abeille répète le mouvement de la marche avant parce qu’elle n’a pas perçu le sens d’une situation nouvelle qu’elle ne pouvait pas percevoir en tant que "situation du monde" et Fabre ne comprend pas le sens de cette seconde entrée  parce qu’il ne comprend pas la sémiotique à l’oeuvre dans tout ce qui fait que le milieu de l’abeille s’est constitué à l’écart de l’annulation de ce signal qu’était la cellule prête pour la seconde entrée en marche arrière. Fabre ne peut pas trouver le sens sémantique d’un acte qui n’en contient pas la moindre nuance et l’abeille ne peut percevoir la défaillance sémiotique d’un milieu qui circonscrit le cadre de tout ce qui peut se percevoir pour elle.

 
                
Mais alors qu’en est-il de la violence et de l’enfance de l’être humain? Nous pouvons déjà répondre en pointant la violence incommensurable et parfaitement inconsciente (ce point n’est pas complètement acquis cependant!)  du geste obturateur de Fabre.  Comme il a été dit, il ne se contente pas d’interrompre un milieu, de le rendre impossible, il insinue la chronologie d’un protocole expérimental qui croit observer le monde de la nature dans l’effectuation sémiotique d’un milieu, effectuation pure, nature naturante, en train de se donner naissance. On ne voit pas bien comment qualifier cet acte autrement que par celui de « profanation ».


Tout s’éclaire à présent, et ce grâce à la simple analyse d’une observation d’entomologiste, laquelle se situe à des années lumière de ce qu’elle accomplit sans le savoir. La capacité à faire référence à des situations données (sémantique) par des énoncés linguistiques pourvus d’une signification sémiotique s’apprend et est réservée à l’être humain. Seul l’homme peut donner du sens à des situations précises, là, en faire signe, les désigner par des déictiques, mais en même temps, cette aptitude le rend incapable de les faire advenir, de participer à leur manifestation, au processus de leur réification, de leur matérialisation. Cette « machine là » que l’on peut appeler avec Spinoza la nature naturante (sive Deus) l’animal, lui, au contraire, y participe en prenant corps et place dans la sémiotique de son milieu. Autant l’animal se tait dans la fabrique de son milieu, autant l’homme bavarde dans le dérangement du monde et par ce terme il faut entendre le dérangement que le monde cause au milieu, ce qu’il y provoque comme ébranlement: de la paille sur la cellule aux gaz à effet de serre sur le climat. 

 

                
La violence du 3e Reich ici trouve aussi sa place, notamment dans le rapprochement possible entre la théorie nazie de l’espace vital et du milieu. Ce qu’il faut bien comprendre dans les thèses de Jacob Von Uexküll, c’est que l’homme n’a pas de milieu et qu’il ne peut en avoir un.  Heidegger, philosophe qui est allé le plus loin dans la spécification de l’être humain comme « être là », Da Sein, c’est-à-dire jeté dans le monde et pas du tout dans un milieu a été un lecteur assidu de Von Uexküll. Les thèses nazies et notamment l’idée selon laquelle des races seraient originellement dotées d’une sorte de « biotope », d’espace vital (lebensraum) qui lui donnerait toute légitimité à se répandre sombrent donc dans l’illusion de pouvoir atteindre la systématicité de la sémiotique naturelle sans se rendre compte 1) que cette sémiotique pure est hors d’atteinte aux hommes, 2) que, pour les animaux, la machine de cette sémiotique est celle-là même par quoi la nature est naturante et se donne à elle-même son lieu d’être en l’exécutant dans une pure praxis 3) qu’en se refusant au sémantique (monde) et sans pouvoir s’effectuer dans la sémiotique de la nature (milieu), elles créent des zones de non sens absolu où elles s’épuisent à fabriquer des créatures privées de voix (phoné) et de sens (logos): "le musulman" (pour reprendre le terme utilisé par les kapos pour désigner ces prisonniers réduits à la condition absurde de la vie nue).



                    Il ne semble pas du tout incohérent en effet, de rapprocher la doctrine nazie du Lebensraum (espace vital) avec celle de l'Umwelt (milieu) de Jacob Von Uexkhüll, et un rapide coup d'oeil à la législation, à la mythologie et au fond doctrinal de cette idéologie confirmera rapidement la place qui y est dévouée au droit du sang, à l'essor de la race, à la pureté génétique, ainsi qu'à la notion de biotope. Mais précisément, l'homme n'est pas plus une abeille, qu'une tique, ou une araignée. La profanation inconsciente de Fabre (la paille sur la cellule) prouve assez manifestement qu'il est dans le monde, jeté en lui et mis en demeure de lui trouver ainsi que de lui donner du sens par des déictiques, lesquelles se réfèrent à des situations, et pas du tout à un milieu. Le nazi est donc coincé entre une sémiotique naturelle qui ne s'apprend pas dans laquelle des flux de signalisation constante alimente l'effectuation de milieux animaux et une sémantique humaine qui s'apprend (enfance) et qui fait droit à des situations singulières. Or, il n'a pas accès à la première et refuse obstinément la seconde au nom d'un corps de doctrine qui croit pouvoir puiser sa force dans la vie (biopolitique). Le fantasme d'une souveraineté politique intervenant directement et immédiatement sur le vie nue parcourt de part en part le 3e Reich et pas seulement lui (nous avons assez insisté sur le désastre que représente la continuation de la biopolitique après l'exhibition de ses ressorts à vif dans les camps de la mort - Cette continuation, c'est celle de ressources humaines dans le travail, de la gestion algorithmique des populations dans les "politiques de santé", de la réduction des oeuvres à des produits de consommation dans le marché de l'art). 
                Mais ce que nous avons rajouté aujourd'hui est, probablement à bien des égards l'explication la plus fiable de cette violence inhérente à l'histoire humaine, à ceci que l'homme a une histoire là où l'animal n'a finalement pas le temps d'en avoir une,  absorbé qu'il est  dans le travail sémiotique et instantané d'effectuation de son milieu. Là où l'entrée en marche avant  de l'abeille est "seconde" pour Fabre, elle est, en réalité, plus que première: "principielle" pour l'abeille qui peut donc la recommencer sans fin. Là où l'entomologiste ne cible qu'une piteuse répétition parfaitement abrutie s'effectue en réalité le miracle du commencement de la nature naturante (sive Deus). 
                L'histoire est donc exactement  comme la paille sur la cellule, d'une inopportunité ontologique complète, "profanatrice". L'histoire, c'est la profanation du temple naturel des correspondances baudelairiennes. Ce que le nazisme rajoute à cette violence structurelle de l'être historique de l'être humain, c'est de ne pas l'assumer, de croire possible une sorte de retour au milieu (lebensraum). Coincé entre la signalisation naturelle des animaux et le sens humain de l'histoire, le nazisme est l'effectuation pure du non sens dans les camps. Il est le refus obstiné d'un adulte qui s'interdit absurdement de passer par l'apprentissage de l'enfance Humaine.


Conclusion

Il nous reste, maintenant que l’histoire et sa violence se manifestent à nous sous un jour moins obscur, à la situer par rapport à la citation de Shakespeare et à essayer de répondre à la question dont elle avait matérialisé le contexte. Ce qui doit retenir alors notre attention c’est l’identité entre ce que Fabre croit déceler chez l’abeille qui réitère le mouvement de rentrer dans la cellule « en marche avant » alors qu’elle n’a rien à déposer de ce côté et l’accumulation des demains qui glissent de jour en jour sur la dernière syllabe du registre des temps. Il n’y a plus de sens à vouloir déposer « du rien » une seconde fois dans une cellule qu’à suivre pas à pas cette cohorte de demains qui ne mène qu’à la dernière syllabe. Mais quittons le regard de Fabre puisque finalement ce qu’il indique comme une boussole déboussolée c’est forcément la fausse direction. 

Si nous adoptons plutôt le regard de Jacob Von Uexküll, alors cette seconde entrée loin d’être une répétition marque plutôt le plain-pied avec cette sémiotique du milieu, ou si l’on veut, avec ce patient filage d’un milieu au sein duquel tout est déjà en correspondance avec tout, tout est déjà tressé dans les fils advenant d’une routine matérialisatrice, instante: l’acte. Si l’abeille ne rentre pas « la seconde fois » en marche arrière, c’est justement parce qu’elle participe à l’évènement, qu’elle est prise dans l’événement « au sein de son milieu », milieu dans lequel il n’y a pas de situation, de « ceci », de « cette heure là ». Il ne peut donc pas y avoir dans un milieu de reprise ou de répétition d’un geste parce qu’il n’y a « ce » geste que dans le milieu mais le milieu d’être « un » geste ou encore pur geste par quoi « se fait » le milieu. Il y a des évènements dans l’histoire  parce qu’il y a de la sémantique dans la capacité de l’homme de les faire advenir (les acteurs de l’Histoire: César, Napoléon, Hitler) de les vivre  (les hommes dans l’histoire) et de les raconter (les historiens). Mais il n’y a rien de tel dans le milieu qui plus ou moins qu’un évènement est l’évènementiel, c’est-à-dire non pas ce qui arrive «  dans » mais ce que c’est qu’arriver tout court.

Si routine « il y a » en effet dans le comportement de l’abeille, ce n’est pas du tout celle de l’automaticité instinctive qui lui fait aveuglément refaire son entrée en marche avant, mais celle de la sémiotique pure, brute par laquelle le milieu se tisse et s’installe comme ayant toujours été là.  L’installation du milieu n’a pas de première ou seconde fois, de même qu’elle ne s’effectue pas comme ce que l’abeille installe mais ce qui s’installe pour que l’abeille dans cette sémiotique  toujours déjà  instante et « là » « soit ».  Ce que Fabre perçoit comme abrutissement est en réalité « réserve », « mise en retrait », « retenue ». L’abeille aborde une seconde fois « en marche avant » parce qu’il ne lui vient pas une seconde à l’esprit que quoi que ce soit pourrait se faire grâce à elle,  que ce serait de par son initiative que s’effectuerait le milieu. En d’autres termes, elle est dotée de cette sagesse infinie de ne pas laisser prise un seul instant à ce fantasme qu’elle pourrait faire advenir d’un coup de baguette magique le « milieu », et encore moins le monde (Mesurons ici tout le fossé qui se creuse avec la croyance humaine qu’un « Dieu à tête d’homme » ferait advenir le monde). 

 


C’est dans l’exacte mesure où elle ne vit pas cette croyance (au contraire de l’être humain) qu’elle jouit de ce que l’on pourrait appeler à tous égards une forme « d’absolution » qui  consiste à être prise obscurément, donc, sans le savoir, dans l’apparition du milieu. Il n’existe pas davantage ici de dernière syllabe que de première et ce qui glisse à petits pas n’est pas de la chronologie, de la succession, de la redite mais de l’évènementialité, de la circularité de signe à signe, de la réponse toujours déjà stimulée et de la stimulation toujours déjà satisfaite, de l’exhaussement en ce sens que tous les voeux y sont exhaussés, que tout s’y trouve absous. C’est là ce que le philosophe Heidegger appelle « l’Ereignis »: « l’occurence ». 

La violence de Macbeth prouve assez qu’il n’a pas et ne trouvera jamais cette absolution, de même que l’intervention expérimentale de Fabre et son interprétation de la supposée répétition de l’abeille  manifestent pareillement au plus profond la nature de ce que l’on peut appeler rupture ou encore « profanation».

Mais alors comment comprendre à partir de ce nouveau schéma la formulation finale de Macbeth à l’adresse de la vie: « qui ne signifie rien »? Il nous faut vraiment réaliser à quel point cette affirmation de Macbeth contient tout ce qui explique et génère la violence de l’humain dans l’histoire et en même temps ce qui fait de cette violence une erreur de perspective, ce qui la disqualifie, ce par quoi elle n’a pas lieu d’être, ce qui fait qu’elle est fausse. Que la vie signifie quelque chose, c’est ce que ni Fabre ni Macbeth ne réalisent parce qu’ils ne saisissent pas que la deuxième entrée de l’abeille en marche avant est un rite et pas du tout une soumission à l’instinct. Pour Macbeth (qui n’est pas du tout entomologiste) cette méprise d’interprétation est celle qui le conduit à penser que la vie est une scène où se joue une pièce insignifiante. Exactement comme Fabre qui n’est pas sensible à la tonalité ritualisante de la seconde entrée de l’abeille , Macbeth passe complètement à côté de la dimension ritualisante de la vie, c’est-à-dire du fait que justement le pauvre comédien qui se pavane et s’agite ne fait pas que cela, mais qu’il est au contraire ce par quoi l’Histoire a un sens, ne serait-ce finalement que parce que ce comédien, c’est lui-même, et qu’en disant cette réplique, il ne dit pas « rien ».

 

Que l’homme soit un être historique, c’est exactement ce qui explique que Fabre n’est pas sur la même longueur d’onde que l’abeille, que l’homme ne se situe pas du tout dans la nature de plain pied avec la nature, qu’il ne voit pas le sens de cette seconde entrée et la catalogue comme ignorance, instinct, brutalité. Fabre voit historiquement, chronologiquement, successivement ce qui en réalité s’effectue principiellement, comme un « sacre », inauguralement. (Imaginez un européen pas trop cultivé et un peu obtus qui voit la cérémonie du thé au japon et peut-être aurez-vous une certaine idée du décalage de Fabre à l’égard de cette seconde entrée de l’abeille). Fabre interprète une inauguration comme une réitération, une cérémonie comme une marque de déficience et d’oubli, un manque d’attention.

Mais cette attention décalée, inversée  par le biais de laquelle les hommes voient comme second temps ce qui en fait est toujours le premier et premier ce qui en fait est second est-elle structurellement vouée à se tromper, à se méprendre, à faire de l’homme l’incompris tout autant que le non-comprenant de la nature, de la vie, de l’animal? Non, ce combat là n’est pas perdu parce qu’aussi mauvaise que soit son interprétation Fabre voit la seconde entrée en marche avant de l’abeille, et même s’il la voit comme seconde, il ne la perçoit pas moins, de la même façon que Macbeth réalise bien que la vie est une scène et qu’il s’y passe quelque chose. L’humain est bien une attention décalée par rapport à la cérémonie du vivant, mais il n’en est pas moins le décalage d’une attention, laquelle peut parfaitement accéder à cette authenticité de se savoir décalage, de l’accepter, de l’assumer, voire de s’y absoudre, ce que Macbeth ne fait pas, comme tout homme violent, comme tout homme de pouvoir. 

On peut dire ça autrement: la violence de l’homme c’est la paille de l’entomologiste qui, de fait, empêche la cérémonie de la dépose de pollen (laquelle justement n’est pas que cela), c’’est aussi la violence de Macbeth qui pense devoir arriver au pouvoir par tous les moyens possibles (parce que cela lui a été prédit par les trois sorcières), c’est finalement la croyance que l’on agit qu’en « forçant » (et quelque chose d’humain se dit à travers ça), mais cette violence n’empêche pas Fabre de voir se (re)produire la marche avant de l’abeille dans la cellule, pas plus qu’elle n’empêche Macbeth de voir que l’histoire pleine de violence et de fracas s’écrit, se fait dans une forme de narration et se joue. Aussi maladroit et inculte qu’il soit, Fabre n’en est pas moins invité à la cérémonie animale de même qu’aussi violent que soit Macbeth, il n’en saisit pas moins que ce qui se fait à l’insu de cette violence, en deçà d’elle dans une dimension aussi irrévocable que fondamentale, c’est le jeu, c’est le fait que cette heure du comédien qu’est la vie « est » et finalement qu’elle est tout le temps. La vie est une scène, la vie est l’effectuation scénique du temps et le flambeau ne s’éteindra pas. Et d’ailleurs Macbeth joue, il ne peut pas s’extraire de la scène. Tout ce qu’il peut faire, c’est dire que la pièce de la vie n’a pas de sens, mais il le fait dans le cadre d’une pièce qui en a un. A leur insu, Fabre et Macbeth sont tous deux les acteurs involontaires d’une cérémonie, d’un sacre dont il se sont faits une sorte de profession de foi un peu absurde de ne pas la comprendre, d’y jouer leur part sans le savoir. C’est tout à la fois un drame, une forme de profanation et éminemment rattrapable par cette forme efficiente d’absolution dont on peut dire que tout, mais vraiment tout s’y «  joue ».






jeudi 24 février 2022

Qu'est-ce que la liberté? Hannah Arendt (5)

 


                         La vitesse de pensée et d’écriture de Hannah Arendt atteint à ce moment de l’article un niveau vertigineux et il n’est pas du tout facile de la suivre à la trace. C’est pourtant ce que nous allons essayer de faire en reprenant son itinéraire de réflexion depuis le début de cette partie 2 (selon son découpage à elle). Elle avait différencié deux personnages de Shakespeare : Richard III et Brutus pour finalement suggérer que jamais nous ne sommes plus déterminés que quand nous croyons agir volontairement. C’est la volonté qu’elle veut disqualifier et Richard III sans s’en rendre compte dit à quel point il est motivé par sa laideur, donc pas libre, pour agir comme un scélérat. Mais à cette affirmation purement monstrative et littéraire, il convenait de donner une assise philosophique forte, d’où la référence à Duns Scot et à la délimitation de l’action comme espace « autre », voire hors d’atteinte par rapport à la volonté et au jugement. Pour ce dernier cependant, le jugement de la raison influence la volonté de telle sorte que celle-ci commande à l’action de se déclencher. Mais comment le jugement qui est affaire de réflexion, de bon sens, pourrait-il influencer la volonté qui est affaire de fermeté afin que l’action s’effectue, puisque cette effectuation, elle revêt quelque chose de pur, de commençant? 

Comment l’action pourrait-elle prendre place dans une espèce de hiérarchie, de passage de relais entre plusieurs facultés si c’est par elle et en elle que commencer s’accomplit? Arendt utilise alors la notion de principe chez Montesquieu, notion qu’il s’agit d’entendre comme « passion à l’œuvre dans… ». Les couples Vertu/Démocratie, Modération/ Aristocratie, Honneur / Monarchie, Crainte/ Despotisme sont alors « pointés », mais pas cités. Et pour cause: ce qui intéresse Hannah Arendt n’est pas du tout le contenu de ses associations mais leur forme, c’est-à-dire ce qui amène Montesquieu à poser une réciprocité performative entre chaque élément du couple à l’égard de l’autre. Pour qu’il y ait vertu il faut qu’il y ait démocratie et pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait vertu.

Principe vient du latin « princeps » qui signifie « commencement ». Il n’y a ici aucun usage moral de cette notion. Il ne s’agit pas d’avoir des principes, mais de « principier » l’acte et c’est ça la politique, donner une réalité mondaine à des passions qui, dés lors, « sont ». Dans le fait accompli du politique, s’exprime aussi et surtout en même temps le fait accompli de la passion, de l’affect de masse ou de groupe. 


                    Le rapprochement avec les thèses défendues par Machiavel s’impose tant il est vrai que le conseiller Florentin conseille au Prince de jouer des passions pour maintenir le pouvoir en faisant preuve d’habileté. Nous en arrivons ainsi à la notion même de Virtù, c’est-à-dire à l’étymologie de vertu qui se trouve être la force, l’habileté, la ruse. Cette puissance, Hannah Arendt  en suit le sillon étymologique jusqu’à la virtuosité que l’on peut rapprocher d’une sorte de funambulisme. Le Prince, pris qu’il est dans la Fortuna (hasard, aléas)  et les affaires humaines impulsées par les passions, doit trouver dans l’exercice de sa fonction une sorte de praxis: « age quod agis ».

Nous sommes alors invités à revenir à la référence favorite et finalement constante de l’auteure: celle d’Aristote et de sa conception de la polis. Or Hannah Arendt distingue alors les arts de fabrication (avec un produit fini) et les arts d’exécution (les musiciens, danseurs, acteurs, médecins, navigateurs) en insistant sur le rapport entre la politique et ces derniers. Au coeur de cette assimilation très justifiée se situe « la scène », non pas du tout au sens d’espace de simulation dans lequel des acteurs feindraient des personnages mais, au contraire, d’espace de vérité où le jeu est vrai parce que « là maintenant » et devant tous.  

P 200: « Employer le mot « politique » au sens de la polis grecque n’est ni arbitraire ni forcé. » Ce n’est pas du tout une question d’érudition ou d’étymologie s’il faut constamment rappeler le mot politique à la Polis, et, de fait, comme nous n’avons cessé de le dire, ce rappel est d’une efficacité foudroyante pour quiconque est frappé par l’absence de la politique de notre expérience moderne de la politique. Il n’est rien aujourd’hui de ce qui est appelé « politique » qui le soit vraiment. C’est plutôt un mélange de Mythos et d’Oïkos. 

« Pour la seule raison que les hommes n’ont jamais, ni avant, ni après, pensé si hautement l’activité politique et attribué tant de dignité à son domaine. » Nous devrions lire et incessamment relire cette phrase tant elle résonne d’un écho profond et tout simplement « vrai », mais d’une vérité « crue », indigeste pour des estomacs plutôt habitués à toutes les théories politiques exclusivement centrées sur la question de la souveraineté, sur les contrats conclus, voués à rendre la cohabitation et la survie possible entre des hommes réduits à l’état de loups (état de nature Hobbesien), sur le commerce entre les peuples, sur la sécurité individuelle, sur les droits de l’homme, bref autant de questions extérieures au politique et à la liberté.


                Quantité de théories politiques rencontrent notre adhésion parce qu’elles partent de cette base qui nous semble indiscutable et fondée: les hommes vivent d’abord et ils agissent politiquement ensuite, une fois la sécurité de leur vie assurée. Mais c’est faux, les hommes,  en tant qu’hommes « existent » (Bios). La vie ou la survie (Zoé) n’est pas leur affaire. « Mais, il faut bien qu’ils vivent pour exister, pour jouir d’un mode d’existence politique » objectera-t-on, mais, ici encore c’est faux, car on ne voit pas bien à quoi pourrait correspondre cet « avant » de l’existence que serait une sorte de « vie organique pure ». Existant, l’être humain ne fait qu’exister, et toute sa vie de zoôn (animal vivant) est impliquée, prise dans, ce qui veut dire aussi dépassée par son existence politique. Elle l’est uniment, viscéralement si, par ce terme, on veut bien entendre un lien politique et non organique. Cela signifie finalement que nous n’avons pas ou plus idée de ce qu’un zôon politikon « peut », dés lors qu’il a inclus, intériorisé son existence, et c’est précisément ce qui donne tant de poids à la mort de Socrate dans l’oeuvre de Platon. C’est en tant qu’existence politique que Socrate a été exécuté par la Polis d’ Athènes. Lorsque le philosophe refuse l’exil, il sait parfaitement ce qu’il fait, à savoir qu’il choisit  la liberté d’exister dans les seules conditions politiques données par Athènes plutôt que de se réduire à une vie biologique ou privée, errante ailleurs, c’est-à-dire dans un lieu dépourvu de scènes, que ce soit celle de l'agora, du théâtre ou l’Héliée (tribunal).

 


                Il faudrait en fait comparer deux questions fondamentales: 1) de quoi ai-je besoin (pour vivre ou bien vivre)? 2) qu’est-ce que je peux (en tant qu’existant)?. Ces deux questions ne sont pas superposables, parce que si on les considère comme telles, et c’est bien malheureusement ce que nous avons fait, la première contamine l’autre, l’empoisonne et la corrompt, faisant de tous les thèmes de campagne « politique » des espèces de fantômes dont personne ne remarque même plus l’absence. Ces fantômes ont besoin pour s’incarner à nouveau d’une scène publique, ouverte, et non de ces vases d’humeurs liquides, pathétiques et médiatiques au cours desquelles des prétendants font assaut de punchlines et d’effets d’annonce tonitruantes afin de rassurer les électeurs quant à la teneur non politique des débats est des mesures qu’ils prendront en cas d’élection (pouvoir d’achat, sécurité, identité nationale (dans « nation » il y a étymologiquement naissance, c’est-à-dire vie, donc protection maternelle, mais quoi de plus maternel et faussement matriarcal  que l’idée même de nation ?))



Hannah Arendt évoque alors pour la première fois une thèse qui ne se contente pas de référence au passé de la cité antique. Pour qu’il y ait Polis, il faut crée un espace public au sien duquel la virtuosité puisse se faire corps et là nous avons bien affaire à la copie corrigée de l’élève Montesquieu. Le principe à l’oeuvre dans la politique est la virtuosité, la maîtrise de l’exécution pure, sur le modèle du joueur de flûte qui trouve le bon rythme, de l’acteur qui dit la bonne réplique au bon moment avec le bon jeu de scène, du navigateur qui fait à l’instant juste le geste qui sauve le navire du naufrage. La virtuosité, c’est le sens et le timing du geste. François Mitterand saisissant la main de  Helmut Kohl devant l’ossuaire de Douaumont le 22 septembre 1984 est un exemple de virtuosité politique accomplie et d’ailleurs non programmée (ce moment a été appelé "le geste de Verdun", une poignée de main qui tourne définitivement la page historique de l’hostilité ô combien mortelle entre deux peuples).




P200: « Si, donc, nous comprenons le politique au sens de la polis, sa fin ou sa raison d’être serait d’établir et de conserver dans l’existence un espace où la liberté comme virtuosité puisse apparaître. » Il n’est pas facile de réaliser vraiment l’amplitude de l’onde de choc créée par Hannah Arendt et par cet article, mais à ce moment (fin de la page 200 et début de la page 201), nous pouvons pourtant nous faire une idée d’ensemble du schéma qu’elle vient de développer, même si justement ce que nous avons à faire nous c’est de saisir à quel point une conception du politique s’y trouve enveloppée, et à quel point peut-être cette conception est tout simplement VRAIE (et j’avoue que c’est bel et bien ce que je pense). Dés que l’on nous parle de politique, la première chose à laquelle nous pensons, c’est finalement au pouvoir, celui qui s’exerce sur les citoyens à partir des lois, des institutions et des gouvernants. Du coup logiquement la liberté apparaît comme un problème: comment moi, individu vais-je m’accommoder du fait d’être dirigé, orienté voire contraint par le pouvoir? On part ainsi du principe que la liberté est antérieure à la politique puisque on ne voit pas comment une faculté pourrait être éventuellement gênée, voire empêchée par une institution sans exister avant elle. 

Mais c’est cet « Avant » que la thèse de fond  de Hannah Arendt: « La raison d’être de la politique est la liberté et son champ d’expérimentation est l’action » détruit totalement et peut-être réalisons nous mieux maintenant  tout ce que la deuxième partie de la phrase recèle de véritablement nouveau même et finalement à cause de cette façon dont s’y voit traité, pointé l’ancien, c’est-à-dire la cité, la polis grecque de l’antiquité. La liberté n’est pas antérieure à la politique, elle est cela même qui se fait dans et par la politique. « Agir », c’est-à-dire l’idée même et exclusive que l’on puisse agir est quelque chose qui est apparu et qui a été pratiqué politiquement d’abord, et politiquement seulement.

Évidemment nous sommes immédiatement enclins à objecter que c’est faux et qu’il y a une multitude d’actions que nous faisons chez nous, dans notre maison, dans notre foyer (Oïkos). Nous avons même envie d’affirmer que c’est plutôt là que nous agissons. Par exemple, je suis chez moi, je bois un verre d’eau, c’est bien une action et elle est privée, solitaire, personnelle. Elle ne regarde personne. Hannah Arendt a tort. Point! La vérité est que c’est nous qui avons tort, parce que boire un verre d’eau chez moi n’est pas du tout une action, mais la satisfaction d’un besoin vital par l’assouvissement duquel je n’agis pas du tout, je ne concrétise rien. Rien ici ne s'effectue. Et l’on comprend alors le sens du mot « monde », et la distinction fondamentale que fait Aristote entre Oïkos et Polis, entre économie et politique, entre libération (se libérer des besoins du corps) et liberté (agir en tant qu’humain sur le monde).


                Dans ma maison, je ne suis pas libre, on pourrait dire que je me « contente », dans le sens étymologique de ce terme, je me « satisfais », c’est-à-dire (satis: assez) j’en fais suffisamment pour que ma ligne de vie se situe au-dessus du besoin, je travaille à n’être pas DANS le besoin: je bois, je mange, je dors et je peux même m’efforcer de manger beaucoup, de boire beaucoup, si j’ai envie de jouir de la vie mais précisément ça reste dans « la vie », autrement dit, ce n’est pas le monde. Le monde n’est pas le milieu de l’oïkos, c’est la vie. Je me contente donc en ce sens que je me contente du peu nécessaire à satisfaire ma vie mais (puisque nous ne nous situons pas forcément ici dans le cadre d’une morale Épicurienne),  on peut tout aussi bien dire que l’on se contente, on se "rend content", on jouit du plaisir d’être un corps vivant se satisfaisant de peu ou au contraire, se vautrant dans les plaisirs de la consommation. Peu importe, en fait, du moment que l’on comprend que c’est de vie, et seulement de vie dont il est question. 

On n’agit pas, par conséquent. Aucune action n’est entreprise dans l’oïkos. Supposons maintenant que nous soyons dans la demeure d’un athlète, ou d’un joueur de flûte, d’un acteur, ou encore de Sophocle, d’Aristophane ou bien de Thémistocle. Sophocle se retire dans un lieu privé au sein même de ce lieu privé qu’est sa maison et il écrit la tragédie: « Antigone ». Quelque chose alors se produit dans l’enclos de cette maisonnée, quelque chose qui tient d’un décalage, comme si dans un espace voué à l’écoute et la réplétion du vivant, un vivant (Sophocle) faisait un pas de côté et « accomplissait » un geste « autre » différent, presque improbable, hallucinant, une ouverture dans un espace clos. C’est cette ouverture qu’il est possible de qualifier de « politique » même si cette « orbe », ce pas de côté ne sera bel et bien définitivement politique que quand la pièce écrite sera « jouée » et, de fait, être jouée, signifie être « produite » sur un théâtre devant d’autres personnes liées entre elles par la convergence de leur regard sur une scène commune dans laquelle sera réalisée une pièce commune, faite et conçue pour les concitoyens de Sophocle, lesquels sont liés par une Philia (amitié) Citoyenne. C’est ça: agir et l’on comprend alors a fortiori à quel point l’athlète faisant des pompes chez lui  pour s’entrainer à l’épreuve de lutte des jeux olympiques fait tout autant que Sophocle un acte politique dans un espace qui ne l’est pas mais qui, du coup, le devient. Il agit en ce sens que « faire des pompes » n’est pas une action qu’il fait pour sa vie, ni pour la vie. Il ne le fait pas en tant qu’être vivant mais en tant qu’athlète qui va devoir se produire devant les autres, se mesurer aux autres athlètes dans une enceinte publique.

Evidemment, si l’on veut aller plus loin, « l’acteur » de théâtre apprenant son texte ou préparant ses scènes est encore plus un « agissant » (donc un politique) que Sophocle parce que tout dans son métier, dans sa pratique est exécution pure. C’est du « mondain », du « se faire monde » et pas du tout du vivant. Quelque chose d’Humain et de seulement humain s’effectue et ne fait que s’effectuer. Nous commençons de réaliser ce qu’est le politique ainsi que la raison pour laquelle cette partie 2 de l’article de Hannah Arendt qui avait commencé avec le passage de relais de l’entendement à la volonté et à l’action, puis s’était poursuivi avec les principes de Montesquieu, se termine avec la distinction des arts de création et des arts d’exécution. 


                    La pensée de Hannah Arendt est toute entière comme un fil qui relie deux auteurs: Aristote et Heidegger. Tout en elle se tient dans ce fil, « à » ce fil et c’est ce qui contribue à la rendre finalement si claire une fois que l’on a vraiment discerné cette direction, cette ligne de crêtes. Or Aristote a dit « l’homme est par nature un animal politique »: le fil de cette phrase est absolument inépuisable dans l’effet d’emboîtement des dimensions qu’elle ouvre entre le politique et l’Humain. Concrètement cela veut dire que l’humain qui dans sa maisonnée passerait son temps à boire, à manger dormir, à veiller à ce que sa famille ne manque de rien et à ce que tout se passe dans son foyer de telle sorte que personne ne soit dans le besoin: un tel homme accaparé par cette tâche, par ce TRAVAIL, n’est pas humain. Un économe, un Oïkos Nomos ne décrit en aucune manière une loi, un Ethos dans la ligne directrice duquel quoi que ce soit d’humain puisse advenir, voir le jour. C’est dire à quel point l’humanité aujourd’hui en France est mal en point, en perte de vitesse. Mais alors qu’est-il ce gardien strict de la maisonnée ? Un zôon, un papa-Poule, un animal vivant, mais pas un humain, lequel se définit et s’ouvre dans l’ouverture de cet espace privé à l’espace public. Il n’est pas affaire ici de le juger, mais de le cataloguer par rapport à la profondeur réellement insoupçonnée de la phrase d’Aristote, phrase dont Hannah Arendt est l’une des rares philosophes à avoir saisi, grâce à Heidegger peut-être, la profondeur (et la justesse) inouïe.

Rien ne se fait dans un espace privé. Par conséquent la liberté ne peut s’entendre que dans le cadre d’une réciprocité performative au sens propre dans la structure réflexive et auto-fondatrice de laquelle l’action fait advenir la liberté et la liberté l’action. C’est comme si un être vivant devenait soudainement indétectable aux radars de la vie: Sophocle écrit, Cézanne peint, Péricles prépare son discours, Zidane s’entraîne, Denis Podalydés prépare son rôle: tous ces humains par des pratiques diverses « agissent », c’est-à-dire quittent la vie, ne se rendent plus disponibles, ni préoccupés, ni accaparés à quoi que ce soit qui ait rapport à la vie organique. Ils agissent en oeuvrant à devenir ce qu’ils sont, c’est-à-dire un type d’animal très particulier, spécifique, un zôon politikon, naturellement politikon c’est-à-dire tout occupé à se faire naître et consister politiquement dans un mode d’être à tous égard irréductible à aucun autre.



                    « Un être humain qui n’est pas que vivant »: c’est exactement « cela » qui apparaît et qui, dans cet acte d’apparaître fait apparaître l’espace public du politique dans l’Oïkos, dans la maisonnée, en l’écartant comme Moïse fait s’écarter la mer pour permettre la fuite de la tribu d’israël.

Cet espace est celui dans lequel quelque chose comme une virtuosité s’active, un art de l’exécution, du geste juste. Suit alors une longue phrase dans laquelle Hannah Arendt utilise des termes appartenant au registre lexical de la trace, de l’effectuation, de la matérialisation: « tangible en paroles qu’on entend, en actes qu’on peut voir, en évènements dont on parle, « dont on se souvient et que l’on transforme en histoires avant de les « incorporer »  dans le grand livre de l’historie humaine. » Un fil ici se déploie qui parti d’actions concrètes, plus que cela: matérialisantes, physiques, sensibles et toujours rapportées à des sens (entendre, voir toucher) acquiert progressivement une dimension historique, narrative. C’est exactement comme si nous assistions à  cette métamorphose par le biais de laquelle des actions très ponctuelles se réalisant dans un ici et maintenant se transformait pour devenir des épisodes, des « moments » de l’histoire racontés par des témoins, des chroniqueurs, puis des historiens. Comment ça se fabrique concrètement un évènement historique susceptible de donner à une cité toute à la fois la confirmation et la réalisation de sa dimension politique? Nous voyons bien autour de quoi tourne ici Hannah Arendt, à savoir de ces évènements qui vont se révéler porteur d’un sens, d’une portée fédératrice.


Cela signifie que tout « accomplissement » ou tout mouvement effectué par un homme qui ne serait que vivant (c’est-à-dire pas vraiment humain, pas spécifiquement humain (naturellement) n’est pas un acte en ce sens là, mais la satisfaction ou l’observation ou l’exacerbation du « vital ». En d’autres termes, nous pouvons bel et bien voir un homme bouger, faire quelque chose, la seule question qui vaille est celle de savoir s’il est train de mettre en oeuvre une virtuosité ou bien un « intéressement », une sorte de remplissage, de contentement, de « satisfaction » (et en fait cela nous permet de réaliser à quel point la question du plaisir n’est pas une question politique), de prescription, mais aussi de programmation.

Tout ce que nous faisons dans l’orbe de la vie s’effectue dans l’écho d’une résonance avec un « organisme » , même pour l’excéder (gourmandise, luxure, ivresse, etc.) et donc ne « surprend » rien en fait, ne franchit pas le seuil du vivant, du naturel, du processus. De quelque biais donc, c’était prévisible, programmable, nécessaire. Nous pouvons repenser ici à la distinction évoquée au début de l’article entre les lois de la nature et les lois civiles.  Les deux sont nécessaires mais pas de la même façon ni pour les mêmes raisons. Les lois de la nature expriment une nécessité naturelle, radicale, contraignante, d’une efficience qui est toujours déjà à l’oeuvre. Les lois de la cité établissent une nécessité légale, muable, dynamique, susceptible d’évoluer et d’une efficience dont il s’agit toujours de mettre en oeuvre l’application. Cela signifie qu’autant un geste, un mouvement que l’homme accomplit dans le cadre des premières est de quelque biais soumis à une nécessité étrangère, celle de la nature, d’une organisation qui n’est aucunement la sienne, autant un geste qu’il accomplit dans la deuxième est un ACTE que rien ne laissait présager, prévoir. C’est un ce sens du pur improgrammable.


Cela peut sembler paradoxal car jamais nous ne ressentons davantage le sentiment d’être programmés que lorsque nous observons les lois civiles, que lorsque nous agissons dans leur cadre, mais qu’on y réfléchisse un peu et nous réaliserons que c’est parce qu’une fois de plus, nous ne parvenons pas à nous représenter notre liberté autrement qu’individuelle. Une action faite par des hommes dans le cadre des lois est une action que la nature ne pouvait pas prévoir, ni programmer, ni organiser. Ce n’est pas du tout le contraire de la nature comme le croit Thomas Hobbes pour qui l’état civil ne consiste que dans la pacification et la neutralisation de l’état de nature (l’homme est un loup pour l’homme). L’organisation de la cité et tout ce qui se passe en son sein n’est en aucune façon reliable, référençable à une organisation naturelle parce que si tel était le cas, l’homme ne serait pas un zôon naturellement politikon (c’est-à-dire « pas que vivant ») mais un zôon qui, entre autres spécificités, aurait celle, d’être politique et qui donc n’inscrirait pas ces actions dans un cadre totalement autre, nouveau, imprédictible.  Pour le dire autrement, si l’homme agissant dans le cadre des lois suivait encore un déterminisme ou un organisme naturel et vivant, on ne voit pas ce qui pourrait expliquer que ses actions s’inscrivent dans le monde et pas dans un milieu comme c’est le cas pour l’animal. Les actions de l’homme sont visibles, et d’une visibilité qui n’est pas réservée à sa condition. Les animaux ne peuvent pas éluder les constructions que nous bâtissons. Elles sont « pour eux »,  même si elles ne sont pas pour eux ce qu’elles sont pour nous. 

Peut-être saisissons nous mieux tout ce qui se cache derrière ce terme de « monde ». Il y a le monde où l’homme agit, le milieu qui est finalement ce qui se construit pour et avec l’animal (en quelques mots forcément insuffisants, on pourrait dire que le milieu, c’est ce qui fait qu’un animal dans un environnement va seulement percevoir des signaux, et pas d’autres - C’est seulement dans l’espace dessiné par les renvois de ces signaux là qu’il vit et le reste il ne le perçoit pas) et il y a la vie qui traverse les deux notions précédentes, en ce sens que l’homme est bien un animal vivant mais cet animal qui en tant que politique, c’est-à-dire « pas que vivant » se fait « un destin » de non-vivant, un destin mondain. L’homme est l’exploration par quoi une partie du vivant fait sécession à l’égard du vivant et explore une façon non vivante d’être. C’est en ce sens que Heidegger dit de l’humain qu’il est un Da sein, c’est-à-dire un « être là », un être pour lequel il est dans son être question de son être.

Il est absolument impossible de comprendre ce que Hannah Arendt veut signifier quand elle parle de la politique sans le référer au Da sein de Heidegger. Que l’homme contrairement à l’animal soit ce qui « est-là », c’est-à-dire celui qui vit sa présence non pas comme comme une implication, comme une affaire entendue et allant de soi mais au contraire  comme « là », se posant un peu « là », comme celui qui se retrouve dans une fête en ayant le sentiment que tout le monde était invité sauf lui, rend compte et situe la politique comme découlant de cette modalité de présence étrange, en ce sens que l’on s’y sent « étranger ».

« L’Homme est un animal, par nature, politique »: Aristote exprime donc ici une définition qui se trouve également être une « feuille de route » humaine à la lumière de laquelle une nature naît avec l’homme de se constituer comme spécifiquement non-vivante, non-zôon. Il s’agit donc exactement avec d’autres termes de la même définition heideggerienne de l’être humain comme Da-Sein, comme être là, être qui se retrouve comme projeté dans cette entièreté  de l’être sans y participer vraiment. Cette expérience d’être,  le Da-Sein la met en question de la même façon que l’humain va, dans la cité, mettre en question le fait d’être un animal vivant et donc ne pas le vivre pleinement. Zôon est en un sens le Xenos (l’étranger) par rapport auquel l’homme fait advenir la Polis, et c’est une seule et même chose que de dire de l’être humain qu’il est le Da Sein pour lequel il est dans son être question de son être, ou, en d’autres termes, pour lequel vivre n’est pas une expérience que l’être humain, en tant qu’il est humain, ne vivrait que du point de vue vital. Et c’est ça la Polis.


« Les hommes n’ont jamais, ni avant ni après, pensé si hautement l’activité politique et attribué tant de dignité à son domaine. » Relier cette phrase à ce que l’on sait de la forte et un peu mystérieuse influence de la philosophie de Heidegger sur celle qui fut son étudiante: Hannah Arendt est très, très éclairant (très!) Si, de fait, il est possible de relier la définition aristotélicienne de l’humain et de la Polis avec le Da-Sein Heideggerien, alors nous comprenons que la cité grecque (8e siècle avant JC) n’est ni plus ni moins que l’incarnation historique d’un concept métaphysique, ontologique d’une incroyable puissance et donc que comme l’a dit Hannah Arendt, les concepts ne naissent pas dans les livres, pas davantage que dans l’esprit des grands philosophes mais dans l’histoire.  L’idée n’est pas venue aux hommes de créer des cités autrement que dans l’action d’en créer historiquement. L’histoire est la matrice même de la philosophie, tout simplement parce que la philosophie ne serait jamais née sans cité, et qu’il y a dans son exercice l’efficience collective d’un « Nous » absolument inconcevable sans Polis. 

La nature profondément politique de la liberté n’est donc pas vraiment à argumenter. Ce n’est pas une démonstration qui nous permettra de la saisir mais une attention historienne, une « réalisation » en ce sens qu’il s’agit simplement de réaliser à quel point la liberté à l’oeuvre dans la Cité, n’est ni plus ni moins que la cité elle-même née librement dans une sorte de « Fiat Lux » de « Que la cité soit » et « la cité fût ».  Que la cité soit libre, c’est ce qui ne peut se concevoir et se comprendre qu’à la condition que la liberté soit citoyenne effectivement . Dire que la cité est née n’est pas une thèse historique osée, ni contestable. Or cela suffit à fonder les thèses de Hannah Arendt. Comprendre la politique, c’est se rendre attentif à la réalisation mondaine à l’incarnation historique de la cité, à sa concrétisation. Peut-être le politique ne s’est-il jamais accompli que là dans une période assez courte et alors nous ne faisons depuis qu’assister impuissant à la lente et délétère désagrégation du politique, comme nous avons vraiment sujet à le penser.

Peut-on faire valoir face au pessimisme extrêmement réaliste et objectif d’un tel constat, un argument? Oui: celui de la quasi causalité Deleuzienne, lointain survivant de cette tradition si honnie par Hannah Arendt du stoïcisme. La cité c’est la quasi-causalité du besoin vital, de l’oïkos consumériste, de ce qui nous semble pourtant imbattable, invulnérable, invincible et qui pourtant point à chaque action collective qui n’est pas guidée et parasitée, noyautée, corrompue par le sacro-saint message des esclaves du travail: « il faut bien gagner sa vie ».

La seule vie vraiment gagnée est celle qui point dans cette quasi-causalité opposée avec virtuosité à la pression vitale du zôon. Peut-être est-ce une vie « sauve » plutôt, une vie sauvée au sens d’absoute, rédimée, rachetée, miraculée, sanctifiée. Mais qu’est-ce que ça veut dire exactement?  Que de la même façon que Django Reinhardt a inventé le jazz manouche comme quasi-causalité de l’incendie de sa roulotte, l’être humain a constitué la Polis comme la quasi-causalité de son ancrage à une condition d’absolue dépendance au vivant. Que l’humanité ne semble donc pas du tout à la hauteur de cette quasi causalité qui fut finalement la cause de la cité ne peut pas nous conduire à désespérer d’une forme de "salut » accessible. Le miracle de la quasi-causalité politique. « Il faut croire au miracle »: eh bien OUI! Ne serait-ce que parce que l’homme d’aujourd’hui, aussi aveuglé et abruti soit-il par le recouvrement de la politique par l’économie, de la polis par l’Oïkos sait bien tout ce qu’il doit à cette naissance. Comment pourrait-lien être autrement puisque il vit finalement de cet héritage et puisque de fait en ce moment, nous faisons bel et bien de la Philosophie. Or il n’est pas de philosophe authentique qui n’installe comme son lieu toujours corrélé la polis qui l’a rendue possible, l’ami comme vis-à-vis de cette philosophie bien réelle, de cet acte de philosopher qui dans le présent de mon écriture et de votre lecture actuelle (quelle que soit cette actualité) EST (et ce n'est pas un miracle...A moins que...)



            Avec les cités grecques de la toute première antiquité, nous sommes donc finalement en prise directe avec une « expérience » communautaire qui a ciblé, pratiqué et pensé la politique avec une sorte de pureté archaïque parfaite, exactement comme un écrivain qui juge le premier jet de son écriture comme le meilleur et finalement le seul.  Etrangement le temps n’a pas profité à l’excellence de la politique. « Il y a une raison supplémentaire, nous dit Hannah Arendt, seules les anciennes communautés politiques étaient fondées dans le but exprès de servir les hommes libres - ceux qui n’étaient ni esclaves soumis à la contrainte par autrui, ni travailleurs, conduits et pressés par les nécessités de la vie. »  

Nous butons une nouvelle fois sur la question épineuse de l’égalité des Humains parce que nous ne pouvons pas nous empêcher de disqualifier le message de Hannah Arendt par tout ce qu’ici, une fois encore, il laisse pointer de ce fond d’Aristocratie, d’inégalité (il y a les hommes libres et les esclaves), de monopole de « droit » octroyé aux grecs, mâles, nobles, et pas travailleurs par rapports aux autres, aux femmes, aux esclaves, aux étrangers et aux artisans ou paysans de la cité, sans lesquels personne ne pourrait se nourrir. 

                    


                    I
l n’est pas du tout hors de propos ici de savoir que juste avant sa mort, Aristote a libéré ses esclaves. Dans la cité grecque, tous les êtres humains n’ont pas droit à la liberté et cela pour la raison simple que la liberté n’est pas du tout un Droit, ce que cet article ne cesse d’affirmer. Mais alors qu’est-ce que la liberté? L’exercice d’une habileté dans le geste, d’une virtuosité dans l’exécution de ce qui ne s’inscrit ni dans la nature, ni dans la vie, ni dans un déterminisme purement animal. La politique désigne la formation de l’espace public dans lequel cette virtuosité en tant qu’elle est d’exécution fait advenir cette action humaine. 

L’acte par lequel Aristote a affranchi ses esclaves consiste dont à les libérer de cette tutelle qui les a enfermé dans son Oïkos, dans sa maisonnée. Ainsi libérés, ses anciens esclaves peuvent devenir citoyens, ce qui signifie qu’à aucun moment Aristote n’a douté qu’ils pouvaient le devenir. Ce point est important, notamment pour nous faire comprendre cet aplomb du politique, ce « commencement ». La liberté est la virtuosité de « faire advenir » et rien d’autre.

Or il est absolument impossible d’attendre des esclaves, des femmes à cette époque, des étrangers (qui ne disposent pas de la langue) qu’ils puissent, dépourvus qu’ils sont de l’apprentissage de la Skholé, concourir à l’installation de cet espace public. La question de savoir si c’est juste ou pas n’a pas vraiment lieu d’être ici parce que, pourrait-on dire « la justice n’’existe pas encore ». Pour qu’elle s’effectue, il faut qu’il y ait AVANT la politique, les lois.

Puisque la liberté est une virtuosité et pas un droit, il semble assez évident que nous ne sommes pas tous égaux devant la capacité à faire usage de cette virtuosité là. C’est exactement pour qu’un acte comme « affranchir ses esclaves » soit possible qu’il faut que cette liberté virtuose soit pratiquée par certains et qu’elle ne le soit pas celles et ceux qui n’en ont pas l’habileté. 

 


                    
Réfléchissons plus avant: nos yeux sont un peu horrifiés par ce que Hannah Arendt affirme sans ciller: la liberté est réservée à celles et ceux qui savent l’effectuer étant entendu qu’elle requiert une justesse, une virtuosité qui n’est pas à la portée de tout le monde. Mais d’où vient vraiment notre indignation? De la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans laquelle il nous est dit que « tous les hommes naissent libres et égaux en droit ». Comment ne pas voir une indéniable conquête de cette affirmation?  Peut-être en prêtant attention à notre réalité sociale. Comment ne pas être sidéré par la contradiction entre ce principe et cette réalité? Comment une constitution partie d’un si bon pied a-t-elle pu donner « ça » (est-il vraiment besoin que je décrive les inégalités actuelles de richesse et de traitement à partir desquelles nous nous offusquons de la définition Arendtienne de la liberté?) Ce « bon pied » ne serait-il pas en fin de compte un « mauvais pas », voire un « faux pas », faux par rapport au vrai qui est la définition aristotélicienne de la politique?

Que tous les hommes naissent égaux est faux parce qu’ils naissent dans des conditions «  données », arbitraires, et même naturellement ils ne sont pas égaux. Leur ADN ne leur donne pas les mêmes possibilités, ni la même résistance, ni la même capacité de retarder leur mort physique.  Aucun être humain ne naît en droit mais « physiquement », dans une maison, dans un oïkos  et il semble assez difficile de demander à ce nouveau né de manifester la virtuosité de cette liberté là.  La déclaration des droits de l’homme ET du citoyen ratifie une assimilation qui, en réalité pose énormément de problèmes et de questions: celle d’un Humain auquel finalement on ne prête aucune autre attention ni dimension qu’immédiatement citoyenne. Le peu de répondant de nos démocraties occidentales face aux drames des migrants trouve ici son origine, parce que le migrant est l’incarnation du vide politique dans lequel plonge une constitution qui n’envisage pas que l’on puisse être l’un sans être l’autre. Que faire d’un humain qui n’a plus de citoyenneté?

A la question de savoir quoi faire d’un humain qui n’en pas pas encore, Aristote répond: « L’Humain est un animal par nature politique », mais cet animal là, il est toujours temps de le faire advenir, et c’est là l’actualité toujours actuelle de la politique parce que toujours actualisante. C’est comme si la révolution française avait cru pouvoir boucler ce qu’il est toujours question de mettre en oeuvre, en chantier, en action. Qu’il existe un devenir citoyen de tous les humains, cela ne fait aucun doute pour Aristote, comme le prouve l’affranchissement de ses esclaves, mais cela implique que les hommes virtuoses en liberté (et tous ne le peuvent pas) fassent surgir cet espace public dans lequel ce devenir pourra s’incarner, s’effectuer vraiment. Pour que les boeufs fassent avancer la charrue, il faut les mettre devant elle. Les révolutionnaires français ont mis la charrue avant les boeufs et ont labouré très inégalement un champ qu’il croyait pourtant plein de promesses.

Cela ne sert à rien de dénoncer l’esclavage si l’on ne travaille pas avant la condition à laquelle les esclaves vont accéder quand on les aura affranchis, et, de fait, Aristote éduquait ses esclaves.



                    C’est presque à une révolution culturelle que nous invite Hannah Arendt. Il n’est pas question pour elle évidemment de défendre l’esclavage mais de prêter d’abord attention aux conditions historiques et effectives dans lesquelles l’idée de la liberté est apparue aux hommes. Or cette idée n’est pas vraiment apparue comme telle puisque c’est plutôt une condition de citoyenneté qui caractérise la liberté dans la cité grecque du 8e au 5e siècle avant JC. Si nous nous rebellons contre cette évidence, si nous refusons de lui accorder un intérêt sous prétexte que l’esclavage aujourd’hui nous apparaît, à très juste titre, comme indéfendable, nous passons à côté de l’essentiel, à savoir le rapport entre liberté et praxis. Les hommes libres sont dotés de ce statut grâce auquel une action peut voir le jour en ne visant aucune autre finalité que d’être, que de s’effectuer. Si nous martelons sans cesse que cette liberté était inconcevable sans esclaves pour nourrir les hommes libres, nous avons à la fois historiquement raison mais tort si c’est pour en déduire que la praxis ne peut s’effectuer qu’avec des esclaves. Il y a un certain type de rapport à l’action qui implique la praxis et la liberté et les grecs ont tout de suite perçu cela et ils y ont répondu par la division de la société en hommes libres et en esclaves. Le souci d’égalité aujourd’hui a fait de notre société une sorte de centrale, de gigantesque usine de travailleurs (donc d'esclaves). Mais en fait l’idée que tout homme soit en même temps travailleur et libre, c’est-à-dire que tout homme soit capable de toujours faire la part en lui de la quantité de travail qu’il doit faire pour rester en vie et de la part de praxis qu’il doit à cette feuille de route humaine qu’est la Polis n’a jamais donné lieu à une organisation sociale pour laquelle Oïkos et Polis pourraient cohabiter (mais malheureusement l’Oïkos toujours au service de la polis).


                    
Finalement le schéma qu’il faut retenir est simple: la liberté est née dans une inégalité de statut entre les humains: esclaves et hommes libres. Le souci de l’égalité plus la révolution industrielle a fait de nous tous des esclaves qui avons perdu le sens de la liberté (et nous a installé dans une dépendance vitale au travail). Mais que nous puissions adresser à chaque homme le message qu’Aristote délivre à l’endroit de l’humain en tant que tel ne semble pas avoir fait l’objet d’une réelle attention. Si tout homme est un zôon Politikon, alors peut s’instaurer au sein de chacun d’entre eux, ce champs de tension entre ce zôon (animal vivant) dont l’humain dépend et ce politikon dans lequel plus que toute autre chose il consiste. En d’autres termes que l’homme vive tout en sachant que c’est pas en tant que vivant qu’il est humain , et donc, qu’en ce sens ce n’est pas en tant que vivant qu’il vit n’est pas insurmontable, c’est même le secret de son Ethos. 

C’est exactement cela qu’est l’animal Humain: celui dont on peut dire à la fois que ce n’est pas en tant que vivant qu’il vit et évidemment qu’il ne peut pas ne pas être aussi vivant pendant qu’il est être humain. Ne serait-ce pas d’ailleurs dans cette tension continue que l’humanité s’effectue tout autant qu’elle se conquiert, dans une effectivité sans fin. Qu’est-ce qu’agir politiquement donc? Situer son agir hors de cette zone vitale dont on sent nécessairement la pression mais à laquelle on a tendance à se soumettre, à se contenter, à se satisfaire et bien évidemment on a tort. 

En ce sens parler de bio-éthique, terme ô combien piègeux dont il importe au plus haut point de se méfier voire de s’en interdire l’usage, devrait signifier s’exclure continuellement de ce vivant dont on sait bien qu’on l’est aussi mais que l’on doit se retenir sans cesse d’être seulement. Mon ethos c’est de ne jamais me satisfaire ni me contenter ni me restreindre à être bios, ou plutôt zôon.  

 


                        
Peut-on envisager de vivre ce défi dans lequel nous consistons entre zôon et Politikon sans instaurer de domination, de contrainte, de l’un sur l’autre? Apparemment la réponse est non: la domination du zôon sur le politikon donne le travailleur et la société que nous subissons aujourd’hui. La domination du politikon sur le zôon est à l’origine du totalitarisme et de la terreur génocidaire: jusqu’où peut-on aller dans la gestion prétendument politique des ressources humaines? Quelque chose fait défaut à ces deux égarements: l’idée qu’une solidarité de condition voire de tension puisse naître dans l’expérience que chacune et chacun de ces animaux fait en lui de cette incessante dérobade au vivant et que finalement c’est même dans cette tension que s’ouvre l’espace d’une ipséïté citoyenne: la philia.

Il se crée ici une égalité de condition dans cette mise sous tension du rapport entre le zôon et le politikon, mais en même temps, cette égalité se rapporte à l’efficience d’une liberté en acte. C’est une égalité qui s’institue de fait entre des citoyens susceptibles de donner naissance à la chose publique, laquelle ne peut en aucune manière, avoir rapport à la petite affaire privée de chacune et de chacun. En d’autres termes cette égalité de condition est plutôt une fraternité de combat, une solidarité née de l’épreuve, dans l’épreuve. C’est celle de frères d’armes qui vivent correctement, à savoir « comme un combat » cette alliance tendue, forcément et heureusement tendue en nous entre zôon et politikon. Il convient également de la vivre anti-génétiquement comme d’ailleurs le nom même d’Antigone (anti génération) ne devrait jamais cesser de nous le rappeler.

 

Ce qu’il convient de saisir par ce terme: « anti-génétiquement » est assez simple à comprendre, même si apparemment ce n’est pas facile de s’y tenir (puisque le terme même de bio-éthique » en est la contradiction même (ce terme est dangereux).  Dés que nous sommes enclins à penser d’une réalité humaine qu’elle est génétique, nous fléchissons, nous renonçons, nous ne sommes pas à la hauteur de l’éthique véritable qui nous incombe. Ce la ne signifie nullement qu’il n’y ait pas en nous de caractères ni de pulsions ni de comportements inscrits dans nos gènes. Qui pourrait scientifiquement dire le contraire? Cela signifie simplement que l’humanité ne s’y trouve pas, ne s’y accomplit pas.Toute notre existence humaine consiste dans le refus de notre détermination génétique et finalement c’est ça un acte, et c’est ça: être libre. Le génie de notre espèce est d’instaurer la discorde avec notre ancrage génétique, de brouiller ce code là par un autre code humain et improgrammable génétiquement. Rien ne brouille plus efficacement le code du génome que l’oeuvre d’art dans ce qu’elle recèle de proprement politique.


                
Les pistes philosophiques s’ouvrant à partir des thèses de Hannah Arendt sont d’une fécondité inouïe. P 201: « Toute tentative pour dériver le concept de liberté d’expériences du domaine politique semble étrange et saisissante parce que toutes nos théories en ces matières sont dominées par l’idée que la liberté est un attribut de la volonté et de la pensée plutôt que de l’action. »  Hannah Arendt revient ici sur le début de la deuxième partie de son article, le passage consacré à Duns Scot, mais plus largement à toute cette tradition philosophique qui, en confisquant ce dossier de la liberté l’a théorisée. Finalement la philosophie a transformé en concept de la pensée ce qui est le commencement même de l’existence humaine, espèce dotée de cette capacité de ne vivre que des commencements, c’est-à-dire de contrarier le déterminisme génétique. Un tel ouvrage fait peur probablement et c’est sûrement la raison pour laquelle être libre, est finalement ce que nous avons spontanément envie de prolonger par « dans sa tête », dans sa pensée. « Au moins là, je suis libre »: la citadelle intérieure de Marc-Aurèle se définit ici précisément. 

                    Quelque chose des thèses défendues par Hannah Arendt est fondamentalement anti-cartésien, principalement dans cette perspective du commencement. Le « je pense donc je suis » de Descartes est une thèse métaphysique et son commencement est la pensée. La thèse de Hannah Arendt est politique et son commencement ou du moins sa conception du commencement est l’action. Je peux bien penser que je ne suis rien, encore faut-il que je sois quelque chose pour penser que je ne suis rien: tel est, en substance, le fond de l’argumentation de Descartes, celle qui lui permet de poser une efficience pensive à la base même de son existence, est tant que certitude. Mais comme Nietzsche le relèvera par la suite, cette pensée que Descartes présente comme une activité qui lui est propre est toute entière faite, tissée de conventions, de règles, de présupposés arbitraires inhérents à la langue. D’ailleurs, comment en avons nous connaissance si ce n’est que Descartes a publié ses méditations les révélant par là même à un public?  Cela signifie que dans le développement de cette pensée elle-même tout autant que dans la connaissance que nous en avons, ce n’est pas tant à un je que nous sommes ici confrontés qu’à un « nous », ce que d’ailleurs Descartes ne peut nier tout à fait puisque c’est bien d’un sujet universel de pensée dont il est ici question et pas du tout de la vie personnelle de René Descartes.


            On sait que lorsque Aristote affirme que « l’homme est un animal naturellement politique », il appuie par la suite son argumentation notamment dans la distinction de l’être humain par rapport à l’animal sur la voix articulée, sur la phoné, telle qu’elle est articulée par le logos.  Les humains comme les animaux sont sensibles à la douleur comme au plaisir mais seules les hommes par le langage accèdent aux idées générales comme le bien public. En ce sens penser est un acte politique dans et dés son effectuation, politique en ce sens que l’homme est un être qui n’est pas « que vivant ».  Un homme sans polis aurait-il pu « parler », accéder au langage? Et sans langage aurait-il pu penser? Peut-on vraiment un seul instant envisager que des pensées métaphysiques puissent voir le jour dans la pensée d’un homme sans qu’il ait été préalablement en contact avec ses semblables dans la cité et par elle?

La vérité est que la liberté s’est vue faussement assignée à la pensée plutôt qu’à l’action parce que la pensée a toujours été perçue comme moins dangereuse que l’action. Qu’un homme puisse agir en tout liberté a toujours semblé plus inquiétant que la possibilité qu’il puisse penser librement. C’est la raison pour laquelle la liberté de pensée et d’expression est un fondement de nos démocraties libérales. On garantit la liberté de pensée et d’expression au citoyen, mais finalement c’est pour mieux créer la confusion en alimentant cette illusion selon laquelle la liberté serait une affaire privée qui regarde l’oïkos. 

La cible de Hannah Arendt, la dernière, est l’utilitarisme de Stuart Mill et de Jérémy Bentham, philosophie défendant l’idée selon laquelle le critère du bien et du juste devait être remplacé par celui de l’utile, c’est-à-dire du bonheur individuel. L’utilitarisme peut être défini comme la philosophie même de la pensée libérale et du capitalisme consumériste, celle donc qui achève de ramener la politique à l’économie.


                        
On mesure ainsi  tout ce qui tient d’une forme de déni dans ce mouvement progressif de dénaturation de la liberté et plus encore de refus obstiné des humains de voir l’évidence. «  La liberté est la raison d’être de la politique et son champ d’expérimentation est l’action »: accepter cette évidence, ce serait avoir à convenir que cette arène qu’est le monde et dans laquelle l’être humain, et seulement lui, est « jeté » dans une sorte de projection pure et sidérée (l’étonnement dont nous parle Aristote) a quelque chose à voir avec cette sphère publique sur laquelle Hannah Arendt ne cesse de revenir. Le fait d’être ne nous est pas familier. Cela signifie que nous ne nous sentons pas d’emblée requis, appelés par le fait d’être de la même façon que l’animal qui, au contraire, semble jouer dés l’abord une sorte de partition naturelle. Nous sommes ainsi sur la scène du monde sans rôle écrit à jouer. Et c’est bel et bien à ce niveau là qu’il faut situer l’action et la polis. C’est cela que veut dire Aristote quand il affirme que nous sommes des animaux certes mais politiques. Cette cité répond à l’étonnement que tout homme éprouve confronté qu’il est à l’effet de sidération de son existence. S’exposer ainsi par la parole et par l’action à l’épreuve de cette visibilité toute citoyenne répond comme en miroir à une situation structurelle où l’humain en tant qu’animal politique apparaît .
                 Si nous voulons situer et expliquer cette dénégation dont Hannah Arendt a décrit le processus tout au long de cet article, il s’agit de comprendre ce qui s’y joue réellement. Or cela n’est rien de moins que cette épreuve pure de ce que c’est qu’exister. Par cette épreuve, nous vivons l’impossibilité radicale de nous enfermer dans notre petite affaire privée car c’est bel et bien en tant qu’existants d’un certain type que nous la vivons , mais de quel genre exactement? Du genre « désoeuvrés », sidérés et angoissés. Exister n’est pas ce que nous abordons naturellement et c’est en cela que nous sommes des humains et c’est pour cela que nous faisons advenir dans le monde des actions en tous points « nouvelles », inédites, improgrammables et imprévisibles. Tel est le mode d’être politique tel qu’il nous est échu et auquel nous nous dérobons dés que dans nos préoccupations la vie l’emporte sur le monde, la consommation sur la liberté, l’économie sur la politique, le travailleur sur le zôon politikon.

« Tu peux penser ce que tu veux mais pas agir librement » tel est, en substance, le mot d’ordre de toute république dans tout ce qu’il suppose de falsification de notre feuille de route humaine. Agir librement, c’est finalement ce qu’il est impossible que nous ne fassions pas. L’homme est voué à l’action par son désoeuvrement existentiel profond. Toute idéologie du bonheur, de la recherche du bien-être individuel, sous cet angle nous apparaît tel qu’il est, à savoir une stratégie d’évitement, une dénégation profonde de l’humanité, de son ethos le plus avéré et le moins contestable. 


                        
Il existe donc une sorte de situation donnée, pure, effective, à la lumière de laquelle l’être humain est « désoeuvré » au sens fort du terme. Il est projeté dans le fait d’être sans que cette condition lui soit naturelle ou spontanée. Agir est le premier pas de cette créature désoeuvrée, le seul qu’il puisse faire et en même temps celui qui fait advenir la polis comme le seul lieu propre à cette « action ».  Mais cette tâche est à bien des égards insoutenable ou pour le moins, improbable puisque il s’agit en même temps de faire exister le lieu propre de l’action: le monde et la polis comme lieu de construction des humains susceptibles d’habiter le monde. 
                 
       
Ce mot d’ordre et de ralliement de nos démocraties libérales pourrait finalement dans une perspective Arendtienne se concevoir ainsi: « tant que tu restes au seuil de la politique, ça va! » et l’on mesure ainsi l’amplitude de l’écart né finalement d’une vision fausse et dénaturée de la liberté. Si nous pensons vraiment l’acte, nous réalisons à quel point précisément la pensée et le passage à l’acte sont étroitement liés, voire confondus. Peut-être convient-il de revenir à la préface de l’ouvrage et à l’interprétation magistrale que Hannah Arendt fait de la parabole Kafkaïenne. Penser est comme un axe que l’on peut tracer dans le temps historique, c’e’st-à-dire dans un temps politique. La liberté n’est pas ce qui doit motiver ou guider nos actions mais ce que c’est qu’ « agir » dés lors que cet acte intervient dans un espace public, et pensé en même temps qu’agi pour satisfaire les exigences de ce qu’un espace public est. Il y entre donc une part d’intuition pour que l’action ait lieu quand il le faut politiquement (Machiavel) mais aussi évidemment de pensée symbolique pour que cette action revête une forme de résonance avec le lieu public dans lequel elle s’effectue. En excluant la liberté politique de l’acte, c’est-à-dire en maintenant la distance entre penser et agir, nos démocraties libérales ratent la seule dimension dans laquelle la liberté peut s’effectuer.


                
Ici encore la compréhension de cette assimilation de la pensée et de l’acte suppose comprise la phrase d’Aristote sur le zôon politikon. Agir et pensée ne sont pas des actions qui seraient assignables au zôon qui en tant qu’animal simplement vivant, juste vivant, n’agit pas hors de la sphère purement organique de la conservation de la vie, donc finalement n’agit pas. Il est assez parlant de ce point de vue que toute personne disant « je suis en démocratie j’ai le droit de penser ce que je veux » croit tenir une proposition politique quand en réalité il reste totalement dans la sphère privée de l’oïkos. « Oui, tu peux penser ce que tu veux, mais cela ne constitue en rien «  une pensée » parce que penser est un acte politique et que cela suppose que tu sortes de « ta maisonnée », c’est-à-dire que tu sortes de l’indigence de l’opinion. Qu’il y ait dans cette apparente liberté une forme de totalitarisme larvé dans lequel nous sommes d’ailleurs maintenus sans même nous en rendre compte est une évidence dans l’esprit de Hannah Arendt.

C’est exactement  ce qui d’ailleurs nous permet de saisir pourquoi en se déplaçant aujourd’hui sur une scène médiatique étrangement et inexplicablement « privée » puisque la plupart des chaînes de télévision appartiennent à des groupes tenus par des actionnaires décidant de la ligne « éditoriale » des services dits « d’information », nous acceptons que la politique ne soit plus au rendez vous de la politique. Nous ne sommes plus choqués que le terme d’ « influenceurs » soit reconnu, voire valorisé, ce qui est un non-sens absolu, nous acceptons que des femmes et des hommes politiques nous parlent de leur oïkos alors que nous ne devrions nous en désintéresser totalement. Nous allons jusqu’à trouver dignes d’intérêt que des chroniqueuses ou des chroniqueurs dépourvus de toute formation de toute compétence expriment des « avis » dans des arènes que nous pensons faussement « politiques ». Il nous faut simplement mais résolument aborder les propos tenus par ces chaînes dites d’information sous l’angle proposé par Hannah Arendt de la distinction espace privé / espace public. A partir du moment où ce qui est dit ici est finalement validé par le groupe  et les intérêts privés auxquels la chaîne appartient, rien de ce qui est dit ne concerne la politique et tout ce qui nous y est présenté est purement et simplement une influence privée s’immisçant dans nos espaces privés. 

               


  La société du spectacle dont Guy Debord avait anticipé la venue et décrit les déviations dessine finalement les contours d’une société de la mise en spectacle située à des années lumière de la polis grecque mais surtout de la «  pensée effective », partie prenante de l’action, du passage à l’acte décrit ici par Hannah Arendt, et tous les acteurs de cette détérioration de l’espace public au profit d’un espace de médiatisation privé dans lequel ne sont «  produites » que des opinions, que des préjugés idéologiques exclusivement voués à servir des intérêts économiques sont responsables de la crise de la culture qui donne son titre à l’ouvrage de Hannah Arendt. Dans cette arène toutes les opinions ont droit de cité parce qu’en réalité il n’est strictement plus rien de la cité qui s’y jouent.

La désaffection de ces lieux au sein desquels c’est l’esprit même de la Res publica qui se voit totalement anéanti constitue probablement l’un des gestes les plus « justes », les plus opportuns de la nouvelle politique à venir, c’est-à-dire celle d’une génération suffisamment lucide et avertie pour reprendre le fil de la politique là où nous l’avons laissé (et dans ce « nous », des philosophes aussi réputés que Hobbes, Rousseau et tous les théoriciens du contrat, c’est-à-dire de la liberté marchandée ont leur place), là où ce « fil » nous attend, à savoir celui de la polis grecque. 

  


Quelque chose de cette scène médiatique attend de nous d’être décryptée d’abord et abandonnée ensuite (très vite, en fait) parce que le malaise qui s’en dégage est finalement partagée par de nombreux téléspectateurs, lesquels toutefois ne parviennent pas à analyser ce mal-être. Mais cette analyse ne pourrait-elle partir de la simplicité du cri de Greta Thunberg: « comment osez-vous? », « Où allez vous trouvez les ressources de mépris de soi, de honte qui nécessairement sont corrélées à une telle dépréciation de la chose publique? » Et nous téléspectateurs, où allons nous chercher l’endurance, méprisable à tous égards, à dépasser ce malaise pour participer à cette parodie? Nulle part ailleurs que dans le souci de la vie, dans la capacité dont le zôon fait preuve pour étouffer totalement en nous le Politikon, bref dans notre inaptitude à maintenir notre ethos dans le fil de la feuille de route définie par Aristote.  

« Et même ici (les affaires étrangères) la tendance qui prévaut est de considérer  les problèmes et rivalités de puissance internationaux comme procédant en dernier ressort des facteurs et intérêts économiques. » Derrière l’apparence pacifique voire « bonasse », tolérante de nos démocraties libérales se cache le totalitarisme de l’oïkos, c’est-à-dite l’écrasement de la politique par l’économie. Même dans les affaires étrangères qui pouvaient apparaître comme l’un des derniers domaines où quelque chose de la politique pourrait encore pointer, la question de la puissance économique l’emporte et finalement réduit ou rend caduque la chose politique. Tout ceci repose donc en fait sur une seule cause: les hommes du 20e siècle se comportent comme s’ils étaient vivants avant d’être humains, de telle sorte qu’ils finissent par lâcher petit à petit la seule instance qui garantit leur humanité: la Polis. Nous sommes totalement apeurés par cette tâche qui finalement consiste à devenir ce que nous sommes, de telle sorte que nous agissons comme des lâches, en n’ayant pour seule préoccupation notre oïkos plutôt que de prendre avec courage la voie politique, laquelle se réalise par l’acte libre de sortir de chez soi ou de son foyer. Le zôon politikon, c’est l’être vivant qui ose sortir des jupes de sa mère: la vie, et toute cité, dés lors, consacre cette sortie, cet art subtil et à tous égard « noble » de faire advenir de l’improgrammable, du miraculeux, bref de l’humain.

 


C’est dans cette perspective là qu’il faut évoquer « le courage », même si ce terme désuet peine à vraiment couvrir le sens incroyablement fort que Hannah Arendt essaie de donner à ce terme. Cette sortie de l’oïkos vers la Polis réclame du courage pour cette raison simple qu’il n’est pas évident pour un zôon de franchir le seuil de la zoé pour aller vers Bios, vers polis, vers un mode de vie qui ne soumet pas tout aux exigences d’être vivant.  Pour autant l’homme ne peut pas négliger ni évacuer qu’il est aussi vivant et qu’il lui fait se nourrir. L’analyse très juste que fait Hannah Arendt de la distinction conceptuelle entre courage et témérité est ici éclairante et simple. On est téméraire quand on ignore le danger, quand on ne le voit pas. Il serait téméraire pour l’homme d’ignorer le vivant et finalement suicidaire à long terme. Le zôon politikon doit être courageux parce qu’il sait bien qu’il est vivant et aussi qu’il n’est pas que cela. Conscient de ses besoins, de la nécessité de les satisfaire dans une certaine mesure, il lui importe néanmoins de les dépasser, de consister dans ce dépassement même et cela implique que ce seuil incessamment « demeure ». « la témérité n’est pas moins en rapport avec la vie que la lâcheté » L’inconscience du téméraire est plus que suspecte puisque finalement il s’agit encore de se sentir dans la vie en voulant la perdre ou en faisait semblant de ne pas en soucier. Ce qu’il faut accomplir, aussi difficile que cela puisse paraître, c’est d’oeuvrer, vivant, contre la vie, dans une sorte de capacité d’innovation pure et insoupçonnable à tous égards. Et cela requiert une conscience des limites et des seuils qu’on ne peut baptiser d’aucun autre terme que celui de courage, voire honneur.

 


C’est l’expression la plus juste et finalement la plus humble (humus: sol) de notre dignité qui ici se fait jour et qui prend corps. Pour en donner une illustration, mais plus que cela en fait, nous pourrions à très juste titre, évoquer le sentiment extrêmement puissant d’entraînement qui, dans un film épique de guerre, s’impose à nous dans les scènes décrivant la charge de cavalerie (on peut ici penser aux seigneurs des anneaux, notamment mais pas seulement, peut-être d’ailleurs ces scènes sont-elles encore plus puissantes dans les charges de cavalerie vouées à la défaite, à la mort). Des hommes à cheval  se laissent alors porter par une sorte de mouvement dernier, nécessairement « final », exactement comme au gré d’une pente dont se voit exclu tout souci d’en revenir vivant. Seule prévaut la nécessité de « tenir la ligne », de se fracasser contre les lignes ennemies d’un seul front. Bien sûr, suivant le talent des réalisateurs, ces scènes peuvent être plus ou moins fortes mais toutes s’appuient sur ce qui pourrait bien constituer, en fait, le fond profondément et irréductiblement humain de toute conduite, de tout ethos, celui là même du zôon politikon: un désintéressement profond de la vie au bénéfice d’un collectif humain, d’un front humain agissant de concert dans un élan politique pour que de l’humain soit, et seulement cela. Tolkien a, sans aucun doute,  parfaitement saisi cela, et les personnage de Gandalf, de Frodon et d’Aragorn ne tiennent pas d’une autre origine leurs incroyables pouvoirs, même si chacun d’eux incarnent des biais différents de ce courage là (respectivement sagesse, humilité et force).



                Il est néanmoins strictement nécessaire de porter sur ce qu’il faut bien appeler héroïsme un regard plus philosophique accordant une importance fondamentale à l’enseignement de Heidegger. En tant que Da Sein, l’humain est « là », ce qui se voit juste « là », jeté dans la nature comme dans un milieu étranger est hostile. Cette expérience de l’abandon est à tous égards fondamentale. Une expression désigne bien cet abandon: « être jeté en pâture », ce que Tyler Durden dans Fight club décrit  de la façon suivante: « enfant non désiré de Dieu ». Nous sommes nés mais « sans parents ». Le propre de l’humain est d’être né sous X, contrairement à l’animal.  Ce qui s’effectue dans « cette charge », ou plus humblement dans toute action collective où quelque chose de parfaitement détaché de la nécessité individuelle de demeurer vivant s’exprime purement, c’est la puissance d’être jeté en pâture à des forces inconnues, d’être exposé au risque d’exister sans raison, ni explication, ni sens. Et ce risque s’annule dans la charge elle-même qui fait sens par l’acte d’être, de déferler gratuitement, pleinement, « Humainement ». Le tragique d’être né sous X, dans l’effectivité d’un pur non sens se conjure et s’exorcise dans un éclair de vie insensé, ce qui ne saurait se formuler mieux qu’en tant que charge. Dans la charge de ces animaux politiques que nous sommes, c’est le Da Sein qui conjure et s’accomplit dans la décharge de son efficience la plus pure, la moins contestable et de ce fait, la plus traumatique, mais c’est un trauma de reconnaissance et aucunement de perte de connaissance.
S'il est courage et non témérité,  c'est justement en référence à cette conscience au gré de laquelle c'est en pleine conscience que nous "chargeons" en pure"perte", en un sens, sauf que cette charge nous sauve, non pas au sens où elle nous assure la victoire (notre présent semble plutôt nous indiquer à quel point cette victoire est difficile, peut-être impossible) mais au sens de salut. C'est exactement le sens de la célèbre phrase du poète allemand Holderlin: "Dans le péril croît aussi ce qui sauve." Ce qui sauve, ce en quoi consiste notre salut d'êtres humains, c'est-à-dire que "zôon politikon", cela peut-être de finir en beauté.....Mais peut-être pas, à condition de redonner à ce signifiant vide qu'est devenue la politique son sens véritable qui a bel et bien à voir avec la beauté, avec la grâce et avec le salut de L'Humain.




L’humain en tant que Zôon Politikon a été conçu pour déferler sur le monde, sachant qu’il est la seule créature par laquelle le monde (et pas le milieu animal ou la maisonnée économique)  « est ». Peu de moments de littérature pourraient aussi bien donner idée de ce déferlement que celui de la charge des amazones dans la pièce de Kleist: « Penthésilée ». Au beau milieu des combats entres grecs et troyens, voilà qu’une horde de cavalières déchaînées surgissent et enfoncent indifféremment les lignes de combattants sans se soucier le moins du monde d’alliances ou de pactes. Ce qu’elles veulent, c’est en découdre, et le duel amoureux entre Penthésilée et Achille, « le guerrier absolu » sera à la hauteur de cet enjeu dans lequel c’est finalement l’Humanité qui, avec les amazones, s’invite au cœur même d’une guerre dont la cause est absurde.


FIN