vendredi 31 mai 2013

Le corps utopique de Michel Foucault - Explication (5)


Dans la première partie de sa conférence, Michel Foucault décrivait le corps comme un « boulet », comme une malédiction qui nous condamnerait à nous incarner matériellement dans un morceau d’espace figé et quasi inerte. L’âme était alors définie comme « l’anticorps » du corps, la réaction presque immunitaire de notre être à l’égard de cet ancrage au lieu. Nous étions donc, en tant que corps, contraints à la visibilité et limités dans l’espace. Notre corps, dans le miroir, a des contours. Mais dans cette deuxième partie qui prend totalement le contre-pied de la précédente, Michel Foucault, interrogeant la perception, constate que les choses ne sont pas aussi simples notamment parce que nous ne pouvons pas faire l’expérience d’une réalité sans que s’effectuent des interactions très complexes entre l’extérieur et l’intérieur. Comment le soleil peut-il en même temps pénétrer à l’intérieur de mon corps en m’éblouissant tout en étant à l’extérieur de moi ? Y-a-t-il quoi que ce soit des sensations que j’éprouve qui soit correctement rendu dans la simplicité d’un rapport de corps à corps avec les éléments, les choses ou les personnes ? Je ne fais pas l’expérience du soleil en tant que corps rencontrant « le corps » du soleil. Celui-ci est chaleur, lumière, onde et je ne pourrai pas éprouver sa présence si celle-ci ne se manifestait pas d’abord (et peut-être seulement) en tant que source d’énergie émettrice dont je capte le rayonnement. Je ne suis donc pas limité par mon corps, j’entre, grâce à lui, avec le soleil dans ce que l’on pourrait appeler littéralement un rapport de forces plutôt que dans la mise en présence de chose à chose. Mais ce rapport de forces désigne moins une opposition qu’une composition, comme si la rencontre dessinait le périmètre indécis d’une zone ou d’un champ et non le face à face entre deux plasticités distinctes et délimitées. Le soleil ne se manifesterait pas à moi comme cet élément extérieur si sa puissance d’éblouissement via mes nerfs optiques ne fulgurait pas dans ma tête. Je ne reconnais le dehors qu’au fil de l’affect qu’il produit dans le dedans. Dés lors que nous comprenons, en entrant dans une pièce, qu’un feu de bois consiste aussi dans sa chaleur, nous saisissons aussi qu’il n’est pas seulement dans la cheminée. Ce qui fait l’intérêt d’un poêle à bois, c’est justement que le feu, en un sens, se trouve moins « dans » le poêle qu’en dehors de lui, diffusé dans la totalité de la pièce par le potentiel d’accumulation thermique de sa masse. Visuellement situé, le feu n’est pas thermiquement localisable. Où est-il ?
C’est principalement sur le paradoxe du visible et de l’invisible que Michel Foucault fonde la puissance utopique du corps car nous sommes aussi visuellement « chosifiables » que fuyant au gré d’un jeu de perspectives par le biais duquel mon corps senti se différencie et se dérobe à l’inscription spatiale de mon corps vu. Cette plasticité physique si évidente, si offerte au regard de l’autre, cette impossibilité dans laquelle je me trouve d’échapper à la vision extérieure de quelqu’un, voilà qu’elle trouve sa limite dans le rapport intime que chacun de nous entretient avec son propre corps car il existe de nombreuses parties de mon corps que je ne peux voir qu’au prix de nombreux subterfuges voire de suppositions. Il est extrêmement étrange que nous nous fassions de notre corps une image principalement visuelle quand nous pensons au fait que le temps que nous passons à nous voir (même si nous sommes suffisamment narcissiques pour passer du temps devant notre miroir) est extrêmement court proportionnellement à la durée pendant laquelle nous nous sentons « être » notre corps. Essayons de nous représenter un monde sans miroir, sans reflet, sans « effet retour » entre ce qui voit et ce qui est vu, un monde sans réflexion. Il ne nous viendrait même pas à l’esprit de nous demander de quoi « nous avons l’air ». Notre seule préoccupation serait probablement de nous installer dans le corps senti comme dans une habitation dont l’extériorité serait inexistante, non efficiente. Loin d’être impossible, la vie sociale y gagnerait probablement en terme de bien-être (ce n’est pas du tout ce qui intéresse Foucault ici).
Mais c’est comme si les codes de notre vie socialisée avaient choisi exactement la voie contraire et nous n’allons jamais chez le coiffeur sans attendre qu’il nous montre dans « le reflet du reflet » cette partie de notre nuque que nous ne pourrions jamais apercevoir sans lui. Nous qui ne sommes vus qu’en tant que corps ne voyons jamais notre corps car même au moyen de ses ruses, ce n’est jamais qu’à des perspectives fixes et partielles et inversées que j’ai affaire. Nous n’avons aucune représentation juste du phénomène visuel dans lequel nous consistons. Nous ne savons pas comment nous nous incarnons dans une plasticité optique dans le monde.

Il existe un manga : « le livre du vent » du dessinateur japonais Jiro Tanigushi dans lequel un samouraï utilise une technique consistant à se placer toujours par rapport à son adversaire dans un angle tel que ce dernier ne peut jamais l’atteindre au cours du combat mais il se trouve confronté un jour à un opposant suffisamment intelligent et « décidé » pour trouver la seule parade à ce jeu de perspectives : elle consiste simplement à atteindre l’ennemi au ventre en enfonçant préalablement sa lame dans le sien : se tuer pour tuer, toucher le corps de l’autre en traversant l’espace habité par le sien en poussant à l’extrême un jeu de glissement des postures qui réduit tout à la perspective, comme si notre corps était une direction, un vecteur de translation dont notre sabre ne fait que suivre le sens avant d’être « notre corps ». Le samouraï se servait précisément de la visibilité du corps de l’autre pour se rendre invisible à ses yeux et invulnérable à ses coups mais son opposant a déjoué ses plans en frappant sans voir, sans le moindre égard pour le corps visible de son adversaire ni pour le corps senti qui est le sien. C’est comme si le combat transcendait le corps à corps, comme si seuls comptaient les vecteurs de mouvement et les lignes de perspective. C’est d’ailleurs l’âme même de l’art du sabre au Japon dans lequel tout dans les mouvements du corps du combattant se met au service de la ligne et de la vitesse de sa lame.
On pourrait dire que cet exemple est une illustration extrême et particulièrement efficace de la phrase de Michel Foucault : « il se laisse traverser sans résistance par toutes mes intentions ». L’adversaire utilise précisément mon corps « topique » mais il ne réalise pas la puissance utopique par le biais de laquelle il se met au service de mon vouloir. Mais nous aurions tort ici d’interpréter ce mouvement comme sacrifice du corps à l’âme, au « mental » car une telle vision présuppose la distinction des deux. Ce que Michel Foucault explore, au contraire, dans cette deuxième partie de sa conférence, c’est précisément l’utopie du corps, c’est-à-dire sa capacité à n’être plus situable mais le repère autour duquel tout se situe. Autrement dit le corps devient le point insituable à partir duquel tout est situé, jusqu’à la fixité des corps morts mettant fin au combat.
Ce point est vraiment crucial pour saisir exactement ce que signifie le corps utopique. Le combattant du corps topique ne se contente pas de réduire le corps de l’autre à sa localisation, il a également conscience de ce que l’on pourrait appeler le rayon d’action, le périmètre de nuisance du corps de l’adversaire, le degré de rotation de ses épaules, de ses hanches, la capacité de déplacement de ses jambes, etc. Cela signifie que cette localisation du corps topique va de pair avec une vision organique de ce qu’il « peut ». Organe vient du grec organon qui signifie « instrument ». Lorsque nous assimilons un corps à l’assemblage de ses organes, nous réduisons chaque organe à une fonction : ceci sert à cela, etc. Etymologiquement, organon est de la même famille que « ergon » : travail et energeia : force en action. Or, dérivant de cette même origine, nous trouvons le terme « orgia » qui désigne l’orgie, le corps « orgiaque » c’est-à-dire « le corps exultant », le corps pris dans la transe du culte voué à Dyonisios. Il importe ici de bien comprendre à quel point c’est à cause d’un mouvement de « péjoration antipaïenne » que ce corps est immédiatement assimilé aux excès de la luxure.
Le corps orgiaque, après tout, c’est, au contraire, le corps vécu, senti en deçà de son découpage fonctionnel, de son appréhension diagnostique, et c’est ce qui produit dans toutes les civilisations le corps dansant, des rites dionysiaques aux transes chamaniques en passant par les derviches tourneurs. Si nous essayons de dénouer ce nœud de filiations étymologiques, nous trouvons donc d’abord les termes ergon,  energeia : travail, force en action qui se divisent en deux directions dont chacune décrit deux conceptions du corps : le corps organique et ce que l’on pourrait appeler le corps orgiaque, à condition de le débarrasser de tout ce que cette expression revêt dans notre civilisation judéo-chrétienne, de référence à des excès de jouissance. Finalement le corps organique est un corps topique, situable, divisible et fonctionnel, le corps orgiaque est utopique, invisible, indivisible et gratuit. Mais il convient de réaliser à quel point ces deux conceptions sont absolument inconciliables : notre corps n’est pas organique et orgiaque car il va de soi, même pour une personne qui adhère à la conception orgiaque du corps que son cœur assure la fonction de pompe sanguine dans son corps, simplement il ne se réduit pas à cela « en dernière instance », tout simplement parce qu’il est indissociable de tous les autres organes lesquels, en fin de compte, sont toujours animés par un courant d’énergie vitale (qui suit des hausses et des baisses de régime). La vérité du corps orgiaque consiste à libérer toute la puissance vitale dont il est capable, sachant qu’il n’existe pas de seuil vraiment déterminable à l’émission de cette puissance. « On ne sait pas ce que peut un corps », dit Spinoza. Le corps organique, au contraire, ne vise qu’à « survivre », à assurer le bon fonctionnement d’un corps en « bonne santé », étant entendu que tel organe sert à ceci, tel autre sert à cela, etc.
On comprend ainsi que le samouraï qui s’enfonce sa propre lame dans le ventre pour atteindre son adversaire ne sacrifie pas son corps à son intention (l’âme), mais réalise au contraire le fait que son corps s’effectue, se réalise dans l’intention, et encore convient-il de dépasser cette notion d’intention vers celle d’énergie, d’ « ergon ». Aller au bout de ce qu’est un combat le conduit à aller au bout de ce que c’est qu’un corps : une force en action, une adhésion inconditionnelle à la situation : le duel. On peut bien sûr interpréter ce geste comme une réaction d’amour-propre : gagner le duel, vaincre à tout prix, donner à son ego une dimension héroïque mais on en restera alors à une conception dualiste du corps transcendé par une âme (on se venge de la faiblesse d’être un corps en le châtiant par le dévouement à la cause qui est « tuer »). On passera alors complètement à côté de l’indépassable puissance du geste, de sa « sobriété, de l’exactitude du « corps orgiaque », laquelle consiste à adopter le point de vue le plus littéral, le plus plat, le plus indiscutablement « présent » de la scène.

Dans le film de Zack Snyder « 300 », on voit ainsi un spartiate s’enfoncer volontairement dans le ventre la lance qu’un soldat perse vient de lui ficher dans le ventre, pour l’atteindre et le tuer à son tour. L’esprit du film est sans discussion possible la célébration de l’action héroïque de la bataille des Thermopyles, mais on peut faire de cette scène une toute autre lecture : en minorant ce que la tonalité du film ne fait que majorer. Le spartiate, loin de commettre une action légendaire, fait « ce qu’il peut ». Etant entendu que la règle du combat à mort est celle de la situation présente, il s’agit de combattre, c’est-à-dire de s’incarner dans la vérité pure de l’instant qui consiste dans l’effectuation littérale d’un simple infinitif : lutter. Tout n’est plus affaire que de mouvements, de rythmes, de lignes, de vecteurs et de vitesses. Que « peut » le combattant touché par la lance de son ennemi ? L’atteindre et le tuer à son tour. Le corps organique blessé à mort par le javelot est tué si l’organe touché est vital, mais on pourrait rajouter « en principe », car nous entrons alors dans le jeu infiniment subtil des différences intensives par le biais duquel tel corps de telle personne va s’écrouler et pas tel autre, jeu qui ne peut plus prendre en compte le corps organique. Et pourtant rien n’est plus réel, observable, efficient que ce jeu là. Mais le seul corps qui s’y impose comme présent est le corps orgiaque, précisément parce qu’il est toujours et seulement « le corps présent ». Il est certains médecins qui ne prennent en compte dans leur approche diagnostique du patient que le corps topique (organique) sans se rendre compte que c’est alors précisément un corps absent qu’il traite. Evidemment, prendre en charge le corps orgiaque du patient réclamerait probablement des « compétences » qui sortirait de leur formation (s’agit-il vraiment de compétences d’ailleurs et pas plutôt d’empathie ?).
Il est suggéré, dans le film, que c’est la vengeance qui anime le geste du spartiate mais peut-être convient-il justement de s’extraire de cette vision personnelle. C’est beaucoup plus simple que cela : au cœur même du réel, nous ne sommes plus mis en présence que de variations intensives de durée. Quoi qu’il arrive, c’est toujours une texture évènementielle qui suit son cours au fil des « situations ». On peut isoler une situation d’un point de vue topologique en évoquant les corps en présence, les enjeux, les causes, etc. Mais aussi loin que l’on aille dans cette perspective, on ne saisira jamais la réalité stricte, exacte de l’événement. Nous n’avons pas affaire à la plasticité distante de corps séparés mais à l’efficience continue d’une seule et même donne existentielle qui s’effectue au gré de forces de contraction variables. Nos corps ne font jamais que se donner dans l’instant la consistance requise par des actions impersonnelles, tout simplement parce que ces actes ne sont eux-mêmes que les variables de contraction d’un seul verbe dont infinitif est celui de notre éternel présent : « Etre ».

La vengeance de ce spartiate n’est après tout que la seule possibilité requise par l’absolue nécessité de donner de la consistance au verbe « être » maintenant, étant entendu que rien jamais ne peut être autre chose que cela mais toujours au gré de variables de consistance différentes. Tout ce que nous jugeons « grand » mémorable et assignable à des personnes dont nous faisons des héros est en réalité « infime », fuyant, dynamique et anonyme. Pour que cet instant « prenne corps », il fallait que le corps orgiaque du spartiate se sublime dans le combat, mais en réalité il s’est moins sublimé que laissé porter par ce qu’induisait la pure logique des évènements pour s’incarner dans la plasticité d’un instant. Il se peut qu’abandonnant tout désir personnel, toute volonté désignée, tout intérêt, nous sentions poindre en nous la nécessité la plus neutre, brute et la plus irrépressible d’un instant de vie à s’incarner dans la chair d’une texture visuelle, on pourrait dire « d’une fibre optique », mais en un sens très particulier. L’évidence d’un corps animé, orgiaque, c’est-à-dire consistant exclusivement dans l’émission d’une énergie vitale fait corps avec la venue au monde d’un univers dont il faut bien convenir qu’il est moins une « chose » qu’un acte, qu’un infinitif. Cela signifie que si nous descendons au plus profond de la motivation du samouraï de Tanigushi, nous trouvons, dans son plus simple appareil, la nécessité pour l’être « de se faire chair », ou, en d’autres termes, l’évidence de cet « agir » aussi irrécusable qu’incompréhensible par le biais duquel « il y a » le monde. « Le monde est tout ce qui a lieu » - Wittgenstein. Il n’y a que de l’incarnation, et « il y a » : c’est encore de l’incarnation, c’est-à-dire du corps.
Il n’est absolument rien d’existant, rien de possible qui puisse s’effectuer autrement qu’en s’incarnant dans un « ici », mais en même temps cet « ici » travaille indistinctement tous les « ailleurs ». Il n’est d’ « ailleurs » que relativement à un « ici », mais cet ailleurs est évidemment lui aussi un autre ici à partir duquel se redéfinissent d’autres ailleurs et l’on peut en dire autant de tout ce qui se produit dans ce monde. Nous commençons ainsi de saisir toute la dynamique paradoxale qui traverse cette conférence. On peut faire mine de croire, dans un premier temps, que la topie du corps suscite contre elle l’utopie de l’âme, on commence à réaliser maintenant que ce n’est aucunement une affaire d’espace cherchant dans un ailleurs les moyens de se dérober au fait d’être un espace. C’est une seule et même chose de dire que tout est espace et que rien ne l’est parce qu’il n’est rien du monde qui ne soit traversé d’un autre mouvement que celui de « devenir espace ». Il n’y a pas d’espace, il y a de la durée mais cette durée est toujours celle de la trame de l’avoir lieu, de « l’il y a », c’est-à-dire de l’espace. Nous ne faisons que passer dans les variables de consistance d’une seule et même évènementialité qui est celle de « l’il y a ».

Le geste du Samouraï est, dans tous les sens du terme, « imparable », mais il ne l’est que parce qu’il se situe dans cette aperception imparable de l’existence qui, loin de nier le corps, le vit dans l’événement pur et inassignable de sa plasticité. En tant qu’espace, il s’offre à « la traversée », à l’exploration, par la lame, de sa consistance. Il n’est pas nié au bénéfice d’une dimension idéale, spirituelle, supérieure et transcendante. Il est ramené à sa littéralité immanente : il désigne un certain coefficient de densité et de résistance au mouvement dans la totalité d’un univers de densités et de résistance au mouvement.
C’est très progressivement, voire allusivement, que Foucault interroge ici le corps orgiaque (précisons que jamais Foucault n’a utilisé cette expression). Dans cette conférence, son propos n’est pas réellement de le mettre en avant mais d’en faire signe ou, du moins, de montrer tout ce que le fait d’avoir un corps sous-tend de complexité, d’histoire, de processus. L’invisibilité est un fantasme dont nous aurions tendance à penser qu’il a été conçu contre la visibilité contrainte de notre corps (dans le seigneur des anneaux, cette invisibilité semble aller de pair avec le pouvoir), mais si nous comprenons bien tout ce qu’implique la réalité du corps orgiaque, l’invisibilité constitue la qualité première, brute de tout corps puisque il est fondamentalement et exclusivement « energeia », force en action. C’est dans l’angle mort, le point aveugle de « son propre corps » que le samouraï atteint le corps de son adversaire. La perspective duelle d’une opposition de deux corps distincts s’annule au profit de la nécessité « monolithique », d’un seul tenant, plastique, d’incarner l’acte, l’effectuation de la juste prise, du geste opportun, exact, vertical et gratuit.
Ce qui fascine Foucault à ce moment de la conférence est le jeu des contraires, l’effet de contraste entre ce corps insituable, tout en énergie (orgiaque) et ce corps situé, tout en matière (organique) : « opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose ». On se souvient qu’évoquant, dans la première partie, les réactions de l’utopie en tant qu’ « anticorps » dirigés contre cette maladie d’avoir un corps, Michel Foucault avait invoqué une trilogie comprenant  les contes, les rites funéraires (momies et masques) et l’âme. Il construit son texte comme une architecture symétrique dans laquelle les positions se répondent les unes aux autres « trait pour trait ». C’est pourquoi trois faits culturels sont cités en réponse aux trois précédents : la mythologie des géants, les masques, tatouages et maquillages en second lieu et enfin le corps exultant, transi, sublimé dans la danse. Nous sommes ici au plus près du corps orgiaque. A l’âme comme réaction défensive de l’être contre le corps, nous substituons maintenant le corps en transe comme assomption par l’être d’être corps. Le corps fantasmé, ce n’est pas l’âme, c’est le corps réalisé. Lorsque nous voyons les peintures de Jérôme Bosch, nous ne regardons pas les figures imaginaires sorties de l’esprit du peintre mais les figures contorsionnées, torturées, hybrides, nées de ce fait d’avoir un corps. Ce qu’un artiste « stylise » dans ses œuvres, ce n’est pas sa pensée, c’est le fait irréductible d’être ce corps.
La dialectique entre le visible et l’invisible, la matière et l’énergie, l’opacité et la transparence est-elle assignable au fait que je sois une âme, une pensée ? Non, répond Foucault, elle l’est au fait que je suis un corps, et c’est ce dont on se rend compte quand on est ramené autoritairement de ce corps transcendé par mes intentions à ce corps alourdi, piégé, embourbé, plombé par ma douleur.

Pour bien saisir à quel point les trois traits énoncés à ce moment de la conférence s’opposent terme à terme aux précédents, il importe de faire précisément valoir leurs distinctions. Autant les contes étaient cités pour faire signe d’un mouvement de réaction de l’être humain contre le corps, autant la référence aux géants désigne, à l’inverse, le mouvement positif d’une expansion. Les utopies sont dans le prolongement du corps et non dans sa négation. Tout ce que l’on imagine est un délire sur la plasticité corporelle. Ainsi une femme qui se maquille ne cherche pas seulement à enjoliver son visage, à enrôler les personnes qu’elle entreprend de séduire, elle rend plus complexe le phénomène de son visage. On pourrait dire qu’elle le chiffre. Le rimmel donne à son regard plus de profondeur, moins d’évidence. C’est comme si ces yeux en s’entourant d’un liseré noir étaient à la fois là devant nos yeux et faisaient en même temps signe d’un échappement, d’une insaisissabilité, d’une dérobade : ils ne sont pas « que là ». Ils émettent une intensité, une expression indéchiffrable. Nous comprenons alors que l’on peut crypter, chiffrer la présence, faire signe dans son corps et par lui d’une puissance d’expression qui nous projette dans l’utopie, c’est-à-dire dans « du possible » par opposition au « réel ».
De fait, tout visage maquillé, tout tatouage est un peu comme une « invitation au voyage », comme l’avertissement envoyé par le corps dessiné au destinataire qu’on en restera pas là. Le corps transfiguré est comme une passerelle entre deux dimensions : une présente et une autre virtuelle, sacrée. Le tatouage et le maquillage ne sont dès lors que des invocations, des « totemisations », des façons pour la personne d’en appeler à des puissances magiques pour que le « charme » opère, pour qu’un phénomène de nature plus magnétique que délimitable ou assignable à des sujets puisse se produire. Pour prendre un exemple connu, on pourrait faire référence au Hakka de l’équipe de Nouvelle Zélande avant les matchs de rugby. On perçoit bien que c’est une façon pour ces rugbymen de déplacer le lieu de la confrontation, de faire naître ici et maintenant l’utopie d’un autre terrain d’opposition qui n’est pas sans manifester certaines zones d’influence sur celui-ci mais de façon dérivée. Avant de soumettre leur corps au jeu de postures imposées par les règles du sport qu’ils vont pratiquer, ils font une danse et arborent des mimiques dont la fin avouée est de terrifier l’adversaire. C’est exactement comme si le corps organique, identifiable, assignable au nom du joueur se laissait ici déborder par la justesse du corps orgiaque, c’est-à-dire par la seule vraie question : « quelle énergie suis-je disposé à libérer sur le terrain réel pour gagner l’affrontement? La réponse est celle du possible, mais au sens du potentiel (« on ne sait pas ce que peut un corps »). Or le lieu dans lequel ce potentiel du corps orgiaque sera le plus visible (il faudrait plutôt dire le moins invisible) est un lieu décalé à l’égard de celui, topique, du périmètre du terrain, lieu qui ne naîtra que des postures, lieu cérémonial, trouble et fascinant dans lequel il n’est pas question de se confronter aux corps des hommes de l’équipe adverse mais de paralyser leur courage, d’intimider leur force, de déborder leur puissance, d’ébranler leurs convictions. Ce n’est plus l’espace dans lequel les joueurs bougent qui se trouve ainsi invoqué mais celui qu’ils produisent par le codage gestuel de leur danse et de leurs expressions. Ils créent de toute pièce le monde de la menace et de l’angoisse dans le périmètre du jeu. Ils expriment la possibilité d’un monde haineux, infernal, fou, terrible, dément. Il suffit de regarder la tension de leur rictus, de leurs yeux exorbités, la force contenue de leur ancrage au sol et des battements de la paume de leurs mains sur leurs cuisses pour comprendre qu’ils expriment clairement ce changement de contexte par le biais duquel ce qui va se passer maintenant n’est pas seulement du sport. La puissance utopique du corps, c’est exactement ce que met en scène le hakka.
« Alors le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. » Foucault en arrive ainsi au dernier fait culturel de sa trilogie : le corps fantasmé, c’est le corps incarné, c’est le corps fait chair. Que le christianisme soit une religion du corps incarné, c’est ce que l’Eucharistie, c’est-à-dire le rite d’assimilation de l’hostie au corps du Christ et du vin à son sang illustre manifestement. Evidemment de l’intérieur de cette religion, on évoquerait, au contraire, l’esprit saint incarné, mais ce qui importe ici dans la perspective de Foucault, c’est au contraire cette puissance inhérente au corps de fantasmer le fait d’avoir un corps. Il ne suffit pas que je comprenne, respecte et applique les préceptes issus de la parole du Christ, encore faut-il que je le mange et que je le boive, que je l’intègre physiquement à mon corps, autrement dit, que quelque chose dans la continuité vitale, pour moi, d’être un corps par la nécessité de la nutrition soit marqué, imprimé, effectué dans la chair du Christ. Le rituel de l’Eucharistie donne à l’action physique de se nourrir le sens religieux de la célébration du Christ « en tant que corps ». De même la croix comme axe du corps du Christ supplicié dessine symboliquement sur le corps du chrétien qui se signe l’espace sacré de son corps religieux. Nul besoin de sortir de son corps pour exprimer son engagement spirituel, lequel n’est, en réalité, qu’un fantasme du corps par le corps.

Il existe bien sûr, dans tous les offices de toutes les religions, des accessoires de cette mise en espace du corps sacré : le vêtement, les ornements, le calice et les suspensoirs, etc. Mais, même privé de ce decorum, le pratiquant n’est jamais à court dans l’installation de l’espace utopique de sa foi. On pourrait parler d’une sorte d’ « ergonomie du fidèle » dont la gestuelle fait signe de la nature même de sa croyance : on ne s’agenouille pas devant Dieu sans faire signe de l’écrasement de sa puissance et sans installer ainsi dans la seule plasticité de sa posture l’espace de la transcendance.
« Le corps, dira Michel Foucault, un peu plus loin, est le point zéro du monde ». On peut rétroactivement utiliser cette formulation pour rendre compte de cette annulation de l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur car dès lors que l’on comprend que le corps loin d’être dans l’espace ne cesse d’en créer à chaque instant de nouveaux, on saisit aussi pourquoi la dissociation entre le dedans et le dehors n’a plus cours. Ce n’est pas que le fidèle, par exemple, en s’agenouillant, exprime à l’extérieur de lui, la dimension de sa foi intérieure, c’est plutôt qu’on n’existe plus en tant que corps sans donner corps à ce dont notre corps fait signe, étant entendu que c’est ça un corps : un incessant « faire signe de », un « vouloir dire ». Signifier n’est pas une fonction que nous rajoutons à notre corps, c’est tout ce en quoi le fait d’être un corps consiste. Si la danse est un spectacle aussi fascinant c’est précisément parce que nous assistons au gré des attitudes du danseur à une incessante redistribution des repères autour desquels se structurent inlassablement de nouveaux espaces. De même le magicien n’accomplit jamais son tour sans faire des passes magnétiques qui vise moins évidemment à nous faire croire que c’est le geste qui crée la disparition du lapin (nous ne sommes pas totalement crétins) mais à faire signe de la possibilité d’un espace autre dans lequel on pourrait faire disparaître les lapins (nous sommes moins crétins que crédules, au sens de « sujets de croyance », corps « fantasmant fantasmés »).
Il est un film dans lequel certains plans sont particulièrement à même d’illustrer cette annulation de l’extérieur et de l’intérieur dans l’actualité d’une posture du corps ou d’une mimique du visage, c’est « Shining » de Stanley Kubrick (mais on peut aussi penser à quelques gros plans de visage dans certaines œuvres d’Eisenstein « Ivan le terrible » notamment). Deux des personnages principaux de ce film ont rapidement des « visions » au détour des couloirs de cet hôtel isolé et désert. Mais aussi terrifiantes que soient certaines de ces projections, elles n’atteignent jamais le potentiel angoissant du visage plein cadre de Jack Nicholson sculptant sur ses traits la démence. Un espace de l’horreur pure se décline davantage dans une configuration faciale que dans le déchainement d’une action « gore », tout simplement parce que c’est dans une texture structurellement signifiante que la possibilité d’un monde sensé se délite, se fissure et laisse entrevoir sur le corps l’éventualité d’une folie incarnée, d’un corps désuni, d’une réalité insensée.
Le propre du corps, du fait de sa nature fondamentalement signifiante, c’est de déplacer des lieux, d’opérer toujours des décalages par le biais desquels ici nous ne sommes jamais seulement ici (pensons au Hakka). Le corps crée dans le monde des interstices de mondes qui sont des mondes. Il n’est rien d’un monde qui soit finalement autre chose que ce qui dans un monde se laisse entrevoir d’un autre. Il ne faut pas reculer devant cette vision fascinante et kaléidoscopique de dimensions qui s’intercalent les unes dans les autres au gré d’un jeu de défilement de perspectives proprement incessant. Mais, en même temps, c’est peut-être davantage d’hétérotopies que d’utopies au sens fort dont il est ici question. Peut-être pourrait-on, pour être plus précis, distinguer dans le terme utopie ce qui tient de la fiction (imaginaire), de l’ailleurs (le possible) et du néant (l’impossible).

jeudi 23 mai 2013

Le corps utopique de Michel Foucault - Explication (4)


La conférence commence par une référence aux premières pages de l’œuvre de Marcel Proust : « A la recherche du temps perdu » :
« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que, vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après diner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et, au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fut plus profond et détendit entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pas pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposait peu à peu les traits originaux de mon moi. »
Ce que décrit Marcel Proust dans ce passage, c’est la complexité, la précision et la portée incroyablement plus puissante que nous le soupçonnons, de tous ces processus de réappropriation par le biais desquels nous reprenons pied, après un sommeil plus lourd ou plus inopiné que d’habitude, dans le lieu, dans le temps et finalement dans le « moi » que nous occupions avant de nous endormir. La raison pour laquelle Michel Foucault évoque d’emblée cet extrait, c’est qu’il décrit exactement l’expérience à partir de laquelle toute sa réflexion prend sens, à savoir que le rapport que nous entretenons avec notre corps n’est ni évident, ni donné, ni « immuable »[1].  Tous les hommes ont et auront un corps mais, en même temps, ce qu’est qu’avoir un corps change en fonction des époques et des systèmes de pensée. Ce qu’évoque Proust n’est pas la dimension historique de ce rapport au corps mais ce qui, en un sens, la rend possible, en fait un objet d’étude puisque le sommeil crée ce moment de suspension de tous les moments, de tous les lieux, de tous les corps. Au sortir d’un assoupissement profond, nous vivons, ne serait-ce que pendant quelques secondes, l’expérience fascinante de pouvoir être n’importe où, n’importe quand, n’importe qui. Ce « sentiment de l’existence tel qu’il peut frémir au fond d’un animal » pointe vers l’efficience d’une désolidarisation. Être son corps est une réalité qu’il convient d’occuper, d’affermir, d’accomplir « progressivement comme s’il y avait des vitesses d’ancrage dans son corps, comme si l’on s’y glissait « plus ou moins ». Dés lors un champ d’investigation apparaît, celui de tous les modes de subjectivation par le biais desquels nous allons « nous faire à l’idée » que nous sommes bel et bien ce corps et pas un autre.
En fait, cet extrait correspond davantage au deuxième moment de la conférence de Foucault (le corps comme foyer de toutes les utopies) mais il permet ici de rendre possible un problème, et la première thèse explorée par Foucault consistera d’abord à prendre le contre pied de l’expérience décrite par Proust, mais quel est exactement le problème que l’auteur de la recherche a révélé ?

Peut-on dire du corps qu’il est ce point d’ancrage irréductible à un espace d’où je ne peux jamais sortir ? Je peux changer l’espace dans lequel mon corps est mais je ne peux changer l’espace qu’il est. Nous pouvons bien évoquer tous ces efforts que nous faisons, notamment dans nos rapports avec les autres pour nous faire reconnaître d’eux comme autre chose que ce corps, cette matière, ce simple assemblage d’organes, nous sommes bien forcés de convenir qu’il est un biais par lequel ils seront toujours vains ne serait-ce qu’en percevant tel regard, tel jugement, tel commentaire qui manifesteront, indépendamment même de la teneur du « verdict », la satisfaction de l’autre de réduire le fait de ma présence à mon physique. Nos pensées, nos paroles, nos expressions manifestent bien l’existence en nous d’une conscience, voire d’une dimension spirituelle : l’âme. Lorsque nous mourrons, nous attendons bien de nos semblables qu’ils célèbrent par le rituel de nos funérailles la certitude de notre échappement du corps, pas nécessairement dans la croyance que quelque chose de nous y survivra mais plutôt dans le sentiment de cette évidence selon laquelle tout le temps de notre vie, nous n’avons cessé de nous dérober, de nous défausser de la possibilité de réduction de notre être à notre chair.
Mais cette possibilité cesse-t-elle jamais de faire peser sa menace sur notre existence ? Tout le propos de l’auteur, dans la première partie de sa conférence (jusqu’à « éblouissant et perpétuel » p 2), consiste à répondre par la négative à cette question. Le corps c’est le point de « non fuite » absolu de l’être humain, c’est l’impossibilité de pouvoir consister en autre chose qu’un « ici », non pas le lieu environnant dans lequel nous sommes, mais celui par lequel nous emmenons perpétuellement avec nous la contrainte d’être ici parce que cet ici est « nous ». En d’autres termes, c’est l’épreuve que nous faisons à chaque instant de ne pas pouvoir échapper au « fait d’être situé », et forcément situable ; c’est l’impossible évasion.
Descartes, dans les méditations métaphysiques, conclue que la certitude d’exister est une certitude de pensée : « Je pense donc je suis ». Je peux fort bien croire que je suis quelque chose alors que je ne suis rien, encore faut-il « être quelque chose » pour penser qu’on est rien. Je suis donc « une chose qui pense ». Cette thèse de Descartes place donc le corps au second plan. Ce n’est pas parce que j’ai un corps que je suis, mais parce que je pense en avoir un. Je peux croire que je me promène alors que je suis en train de rêver que je me promène, mais cette possibilité du rêve ne ruine pas la certitude puisque il faut bien que je sois quelque chose pour rêver que je me promène. On réalise ainsi à quel point, selon Descartes, on est pensée avant d’être corps.
Mais précisément, Foucault, qui est tout le contraire d’un cartésien, ne voit dans cette pensée de Descartes que le désir utopique et vain d’échapper à son corps. La métaphysique[2], c’est l’utopie d’une philosophie qui entretient l’illusion de l’évasion du corps. Le style d’écriture de Foucault est, pour cette conférence « parlée » étrangement existentiel et intime. On perçoit bien qu’il évoque « son » corps : « plus de cheveux, vraiment pas beau ». Cela impose un climat qui se situe donc aux antipodes de la métaphysique, laquelle se situe d’emblée à un niveau d’assertion tout à la fois universel, objectif et doctrinal. L’auteur nous dit qu’il sait ce que c’est qu’être enfermé dans la laideur d’un corps qui se situe très en-deçà des critères de la beauté plastique. Il est troublant, de ce point de vue, de réaliser que l’on entend souvent, dans la bouche de modèles, de mannequins ou de stars de cinéma qu’il y a toujours quelque chose qui ne leur plaît dans leur physique comme si la question rituelle des deux chirurgiens esthétiques de Nip Tuck pouvait finalement être adressée à tout le monde : « Qu’est-ce que vous n’aimez pas chez vous ? », étant entendu que ce « vous » précisément désigne le corps, sa fatalité, sa prison, la réduction de notre être à son inéquitable plasticité. Aussi loin que l’on puisse aller dans la recherche d’adéquation aux canons de la beauté fixés par une époque, quelque chose dans cette quête est voué à l’échec comme si de toute façon le fait d’être corps ne pouvait d’aucune façon se satisfaire de soi-même parce qu’avoir un corps, c’est « n’être jamais assez » (le corps est la marque de notre finitude, de notre imperfection structurelle).
Tout le propos de Michel Foucault consiste finalement à suggérer que le corps, en tant qu’impossibilité d’échapper au fait de sa plasticité, constitue la notion même « d’ancrage au lieu », c’est-à-dire de « topos », en grec : lieu, espace marqué, endroit délimité. Il n’est pas indifférent de remarquer que le topos désigne aussi, dans une acception plus figurée « un lieu commun ». L’utopie pourrait dés lors se concevoir comme cette tentative désespérée d’échapper par tous les moyens à cet ancrage, d’entretenir le rêve d’une évasion possible : « L’utopie, c’est un lieu hors de tous les lieux, mais c’est un lieu où j’aurai un corps sans corps. » En d’autres termes, le corps c’est la perpétuité d’une condition humaine qui ne peut vivre le fait de son incarnation dans une plastique qu’en tant que condamnation. Dans les rites du christianisme, il convient de ne pas négliger l’eucharistie : nous mangeons le corps du Christ (l’hostie) pour lui rendre grâce du sacrifice qu’il a fait pour nous en acceptant de s’incarner dans la chair d’un corps supplicié. L’hostie et la croix sont les symboles d’une religion dans laquelle le corps est marqué indissociablement de ce double sceau de la faute et de la rédemption : le chrétien vit mal le fait d’être un corps en rendant grâce à Jésus de s’être matérialisé dans cette chair.
L’auteur va citer trois exemples d’utopies qui illustrent bien cette définition réactive, comme si l’utopie n’était qu’une défense immunitaire contre l’agression de notre enracinement plastique. En fait, l’utopie, c’est l’« anticorps », dans tous les sens de ce terme. Cette référence à la physiologie et à la médecine vaut d’être explicitée et suivie. Quand nous sommes atteint d’une forte fièvre, la hausse de température de notre corps ne constitue en rien une maladie, elle désigne au contraire l’effort que produit notre corps pour s’activer contre la maladie mais nous pouvons nous faire une idée juste de la nocivité de cette dernière à la hauteur de la vigueur réactive de nos défenses. Nous pouvons appliquer exactement la même grille de lecture à la méthode suivie par Foucault pour justifier cette affirmation selon laquelle les utopies sont des « contre-pouvoirs » à l’inéluctabilité du corps. L’auteur suit en cela un certain mode de fondation d’une proposition typiquement emprunté à Nietzsche : c’est à l’aune du pouvoir de réaction exercé contre une notion que l’on peut évaluer sa puissance affirmative. Il faut que le corps soit profondément ancré dans notre efficience d’être vivant pour susciter des réactions aussi profondément ancrées dans nos civilisations, aussi historiquement viables, aussi omniprésentes dans nos traditions et nos systèmes de représentation.
Mais quelles sont ces réactions ? Foucault en énonce trois : le conte, le rite funéraire du corps figuré, embaumé ou figé dans la pierre et l’âme. Ce sont là trois mises en fiction du corps dans lesquels apparaît clairement selon l’auteur le fait que la fonction utopique consiste essentiellement dans un mouvement de « renfrognement », d’énergie « rentrée », réactive contre la fatalité de l’incarnation.

Les contes et légendes manifestent la force de contradiction de l’esprit à l’encontre d’un corps fatal par le biais de la magie, du dépassement des contraintes physiques liées à la visibilité, à la vulnérabilité, au mouvement. Dans la réalité d’une existence au sein de laquelle c’est le corps qui nous dicte nos vitesses et nos rythmes organiques, nous inventons la fiction d’un temps zéro. C’est contre le corps que nous avons inventé la figure du mage, de Merlin qui peut se métamorphoser dans toutes les formes d’animaux possibles. Toutes ces mythologies sont des fantasmes de corporéité déçue, frustrée, non assumée (il serait très intéressant de mettre en regard ces fantasmagories avec celles de films comme « Matrix » ou « Avatar » - la projection de son corps réel dans son image numérique résiduelle ou dans un hologramme robotisé n’y est plus désigné comme le fruit de la magie mais comme ce miracle que la science rend réel. Finalement, sur quoi repose le succès de tous ces jeux vidéo qui sont des jeux de rôles si ce n’est la possibilité de me défaire, le temps d’une récréation, de ce corps là : le mien qu’il me faudra reprendre, réhabiter après toutes les effusions nées de situations artificielles et fictives ?)
On peut également mesurer l’ampleur de l’intensité réactive contre le corps à la lumière du traitement appliqué à la dépouille dans les rites funéraires. Contre la fatalité du corps mort qui se putréfie, les égyptiens ont conçu la technique de l’embaumement, soit l’invention du corps imputrescible, comme si l’immortalité de l’âme pouvait s’incarner dans la plasticité d’un corps immuable. Le masque mortuaire fige l’expression du visage du défunt dans l’or, comme chez les mycéniens ou l’argile comme c’est parfois le cas dans notre civilisation. De nos jours, nous honorons toujours nos morts en matérialisant leur présence dans le marbre des tombes, la pierre des urnes ou le nom gravé dans la silice. Nous réalisons ainsi que ce qui nous terrifie dans le corps n’est pas seulement le fait qu’il nous faille faire le deuil de toute autre plasticité que celle qui nous est imposée mais aussi et surtout l’évidence incontournable de sa nature corruptible et de sa temporalité limitée. Cette inscription dans la pierre que l’on accorde à nos défunts, c’est la compensation d’un désir que toute existence humaine ne peut, de son vivant, éprouver que dans la frustration : « demeurer ».
La proposition la plus téméraire, la plus provoquante de Foucault dans le premier mouvement de sa conférence consiste à réduire l’âme à ce statut d’utopie réactive contre le corps car après tout en quoi consiste-t-elle réellement si ce n’est à me renvoyer de moi-même tout ce que mon corps n’est pas ? Elle est aussi volatile que mon corps est « embourbé », aussi immatérielle que mon corps est plastique, aussi évanescente et douée d’ubiquité que mon corps est charnel et condamné à n’être qu’ici. Bref il est aussi beau d’être une âme qu’il est structurellement laid d’avoir un corps. Evidemment, l’audace de cette hypothèse tient dans le fait qu’elle réduit toutes les religions, les philosophies, les théologies qui font de l’âme l’essence même de tout individu à une énergie purement réactive, à un épiphénomène comme si le développement spirituel et philosophique de l’occident avait institué cette mythologie d’une âme habitant notre corps pour dissimuler le scandale d’une nature exclusivement physique.
En fait, Michel Foucault décrit ici exactement le mouvement contraire de la philosophie de Platon pour qui « le corps est le tombeau de l’âme », ainsi que celui de toutes les religions de la transmigration des âmes. Ce n’est pas l’âme qui s’incarne dans un corps, c’est le corps qui se « transfigure » par l’âme, qui se dématérialise jusqu’à n’être plus qu’une bulle de savon, qu’un corps délié, aérien, invisible et subtil. Où l’homme, en effet, aurait-il pu trouvé l’idée d’une notion aussi volatile, désincarnée, insituable si ce n’est dans la négation de son inscription dans le topos ? Comment aurait-il pu s’inventer la fiction d’une liberté, d’une évasion pensive, d’une quête de la vérité et de la justice si ce n’est dans cet engoncement brut et non négociable dans la tourbe de la chair ? L’âme, c’est le corps optimisé jusqu’à sa totale négation. Si le corps est le topos de tous les topoï, alors l’âme, en tant que négation du corps est la source de toutes les utopies.
C’est à cet instant du texte (« Mais mon corps, à vrai dire, il ne se laisse pas réduire si facilement ») que Michel Foucault assez brutalement inverse la perspective. Les utopies de la magie, des rites funéraires et de la croyance en l’âme ne sont aucunement des « réactions » de l’être contre le corps, mais les produits de ce que c’est qu’être corps. C’est par rapport à la notion de « visibilité » que ce renversement s’active en tout premier lieu. La possibilité de passer d’une situation de visibilité à son contraire ne vient pas de notre désir de nous échapper de cette visibilité contrainte à laquelle notre corps, en tant que topie, nous limite. Elle décrit exactement la réalité de ce que c’est qu’être corps.

Nous « voyons » mais si nous réfléchissons, nous réalisons que les processus à l’œuvre dans le fait que nous voyons sont paradoxaux, étranges, « obscurs ». Dans le miroir, je vois mes deux yeux. Pourtant si je me fiais exclusivement à « ce que je vois », je ne percevrai pas cette binocularité. On pourrait objecter que je peux fermer un œil mais encore faudrait savoir, pour cela, que j’ai deux yeux. Peut-on percevoir le fait que l’on a deux yeux sans miroir ? Il convient de dissocier notre corps vu, c’est-à-dire reflété et notre corps senti. Si je me fie au corps senti, voir constitue une ouverture par le biais de laquelle je suis en face d’une scène, d’un motif unique. Pourtant le corps vu me prouve que je vois par deux ouvertures. Deux canaux d’information distincts se croisent à un moment donné pour converger vers une perception unifiée. Les deux rétines de l’œil droit et de l’œil gauche captent des stimulations lumineuses qui circulent via deux nerfs optiques jusqu’au cortex visuel. C’est dans ce que l’on appelle le « chiasma visuel » qu’intervient le processus de réduction à l’un par le biais duquel nous voyons « un » objet, ou « une » scène. En un sens, la question de savoir ce qu’il y a vraiment à l’extérieur de moi se pose toujours puisque la perception d’un objet est le résultat d’une procédure qui mêle des mécanismes neuronaux avec des stimuli extérieurs.



[1] Immuable : ce qui ne peut être changé

[2] métaphysique : ce terme désigne toute cette partie de la philosophie qui concerne des principes, des notions qui se situent au-delà des choses tangibles, sensibles. Descartes a intitulé son œuvre : « Médiations métaphysiques » parce qu’il n’y est question que de l’existence de l’âme, de Dieu, du monde.