jeudi 30 mars 2023

Terminale HLP: Préparer l'épreuve du grand oral (où il sera question du sémantique, de Hanouna et même de croquettes!)

                                                             Mélissande, à sa plume rapide, à son attention multiverselle


Comment se préparer à l'épreuve du grand oral?

Préambule: Déjà en réalisant qu’il n’est pas si « grand » que ça et qu’en fait c’est précisément toute sa difficulté: 5 minutes de parole pour susciter de la part du jury des questions, ce n’est pas du tout une donnée d’examen facile à gérer. Enormément de critères d’évaluation vont se décider là, parce que votre jury vous interrogera à partir 1) de ce que vous aurez dit dans ces 5 minutes 2) pour l’enseignant concerné par votre spé, par ses compétences et sa volonté de sonder la profondeur argumentative d’affirmations posées dés votre entrée en matière 3) pour l’enseignant « candide » qui ne dispose pas d’un plain pied, d‘un accès direct à votre propos, de sa « naïveté » (plus ou moins simulée) et peut-être d’évaluer moins la pertinence de contenu d’un discours dont il n’est pas spécialiste que sa forme et l’intensité d’implication de la candidate ou du candidat à son discours.



Nous rappelons rapidement les modalités: vous présentez au jury vos deux questions qui porteront:

  • soit sur deux questions transversales 
  • Soit sur une question transversale et une question propre à une seule spé
  • Soit sur deux questions dont chacune sera propre à une spé (aucune question transversale)


Vous disposez de 5 minutes pour problématiser la question et présenter la ou les réponses auxquelles vous êtes parvenues. 

La candidate ou le candidat échange ensuite avec le jury pendant 10  minutes. L’occasion vous est alors donnée d’approfondir votre propos initial en suivant la direction des questions posées et en manifestant clairement la maîtrise dont vous disposez à l’égard de votre sujet.

Enfin vous décrivez votre projet d’orientation et vous établissez le rapport éventuel (il y en forcément un. On vous demande de le situer d’une façon qui ne soit pas surfaite. Il n’est pas attendu que ce rapport soit évident. Vous avez toute liberté à cet égard. C’est un moment qu’il convient d’aborder de la façon suivante: des enseignants de terminale essaient finalement de mesurer l’impact de vos études secondaires sur vous en tant que personne et que candidate sur parcoursup, dans votre poursuite d’études ou dans votre futur travail. Evidemment, vous avez quand même intérêt à positiver cet impact).


Remarque liminaire: il y a une caractéristique de cette épreuve qu’il est vraiment essentiel de prendre en compte, c’est qu’elle marque une sorte d’entretien « limite » en ce sens qu’il s’agit d’établir avec vous un contact qui soit à la fois scolaire et « humain ». Vous serez évalué(e) en tant qu’élève de terminale sur vos enseignements de spécialité ET vous serez également invitée en tant que personne à faire une sorte de « bilan » de ce que cela a été pour vous que d’être élève du secondaire. Cela ne signifie pas que les autres épreuves aient fait l’objet d’une évaluation « inhumaine », mais il est clair qu’ici, même si des acquis seront attendus et évalués (ô combien!) Le jury est quand même curieux d’interroger en vous l’adolescente. Ou l’adolescent qui envisage la vie active, qui l’aperçoit de façon plus ou moins claire, plus ou moins assumée. C’est important parce qu’une enseignante ou un enseignant sont alors en position de percevoir d’un peu plus prés ce que cela peut engendrer comme vocation, comme orientation que d’avoir été en lycée. 

Cela nous amène à l’interrogation suivante:


 Entracte

(Qu’est-ce que vous diriez 

d’une parenthèse humoristique

 dans ce monde de brutes?)




Qu’est-ce qu’un prof? (Bon! Là, je vais un peu me laisser aller! Mais tout n’est pas qu’incontrôlé dans ce « dérapage »)

Intéressons nous quelques instants à cet animal étrange, porteur d’un profil singulier et facilement reconnaissable en société par ses attitudes délicieusement décalées (euh ou pas!). Soyons quelques instants l’éthologue attitré(e) du « magister animalis », espèce toute à la fois nombreuse et menacée, rendue paranoïaque par une hostilité marquée de la part de la population, pas forcément convaincue par ce passage obligé avec l’école. 

A ce propos, nous publions les résultats d’un micro-trottoir réalisé très récemment auprès d’un échantillon représentatif de la population:-

- Bonjour échantillon représentatif de la population, que pensez vous du métier d’enseignant?

- Tous des feignantes et des feignants à faire la grève sans arrêt entre deux périodes de vacances…Ah ça pour faire la leçon ils sont là, mais dés qu’il faut bosser, Y’a plus personne..Et puis des incapables en plus, y’a qu’à voir les Jeunes d’aujourd’hui…..En plus ils servent à rien, un vrai métier ça s’apprend sur le tas…

- Euh quoi?

- Sur le tas

- Le tas de quoi?

- Ben le tas quoi! C’est pas compliqué! Vous êtes sourdingue? Et puis vous commencez à m’emmerder avec vos questions à la con!

- Euh! Nous interrompons notre micro-trottoir….Nous essaierons de trouver un autre échantillon représentatif de la population…euh à vous les studios!

- Ah ben c’est ça les journalistes…Payés avec nos impôts sur les chaînes publiques…Bravo hein!  Merci bien! J’t’en foutrai moi de l’échantillon représentatif! File moi ton micro d’abord! J’ai le droit! C’et moi qui paye! Et puis j’ai un message à faire passer à mon ex femme. C’est à propos de la pension que je dois lui verser…tu peux te la…

- Merci beaucoup! Nous interrompons notre progr…..

Oups!




Reprenons le fond de notre étude sur le magister animalis. De l’élément porté à notre connaissance en provenance de l’échantillon représentatif de la population, nous pouvons retenir une chose…Enfin juste une chose en fait, c’est qu’en effet, le magister animalis jouit comparativement aux autres espèces de travailleurs d’un temps de présence au lieu de travail moins contraignant. Du coup les magister animalis se rassemblent souvent le soir venu dans les lieux dits de culture. Cachons-nous dans la savane broussailleuse des espaces consacrés par le loisir studieux afin d’approcher sans nous faire repérer les rites de passage et d’échange qui ont cours au coeur de cette espèce fascinante:


- Salut Fred!

- Bonjour Josette!

- J’ai tout lu Lacan!

- Ah? Et  ça fait quoi ? 

- Entre plein d’autres effets, j’ai considérablement évolué concernant mon appréhension de la mimique illuminative du Aha-Erlebnis en vertu de laquelle l’aperception situationnelle de la libido se dissocie à l’occasion de la rupture entre les deux « je »  vers une errance spéculaire proprement fantomatique…. À la suite de quoi finalement nous nageons en pleine déconfiture  ontologique …..Euh et toi?

- Moi non!




Les magister animalis sont donc des animaux fascinants, touchants, à fleur de peau, rendus limite paranoïaques par  cette hostilité radicale d’une bonne part de la population à leur endroit et par le sentiment d’être un peu comme l’avant garde sacrifiée du gros d’une armée institutionnelle de plus en plus fantasmée. C’est comme le désert des tartares de Buzzati sauf qu’en fait, certains magister animalis, ne croient plus du tout au mythe des tartares, (et plus trop non plus à l’armée institutionnelle). Donc ils réfléchissent sur ce qu’ils sont censés « guetter ». Et parfois naît dans l’esprit de certaines et de certains d’entre eux l’idée farfelue qu’ils font un métier formidable parce qu’après tout, être prof, à l’exception des vacances, de la paresse, de la garantie de l’emploi, de tous les avantages de la fonction publique, de la joie de recevoir cet énorme salaire à la fin de chaque mois, c’est non pas garantir à la population un certain niveau d’instruction mais plutôt  réveiller de leurs élèves humains une curiosité naturelle, propre aux êtres humains, et pour garantir à cette curiosité native, humaine, un lieu…euh Humain, un espace sauvegardé de l’influence des cons. Cela suppose qu’être prof c’est être au cœur d’un rapport HUMAIN et c’est génial!

Évidemment cela a deux conséquences immédiates:

  1. l’élève est un être humain
  2. Le magister animalis est un être humain aussi 


Mais est-ce bien le cas?

  1. Oui, j’ai même  vu récemment deux élèves cesser de regarder leur portable à la récréation. Sur l’échelle de l’humanité définie par Jane Goodall, l’indice d’humanité correspondant à ce symptôme est de 10 sur une graduation qui comporte 10 degrés. Donc c’est tout du bénef Joseph! Et c’est de la bonne Yvonne!
  2. Le prof est-il humain?  Faisons un test: approchons de lui une photo de Cyril H… , de Jean Michel Blanquer et le texte d’une chanson de Florent Pagny. Pour les deux premières il réagit…C’est la preuve qu’il est humain…pour la troisième… pas de réaction…Ah Si!…le magister animalis se gratte la tête et semble perplexe…il s’interroge…. « Qu’est-ce que c’est que ce truc? ». Devant le vide intersidéral des espaces infinis il s’étonne d’exister, il s’étonne que Florent Pagny soit…C’est donc un Da sein….euh..donc un être humain CQFD..Dédé!


Tiens! Mais j’aperçois là-bas un nouvel échantillon représentatif de la population:




- Bonjour échantillon représentatif de la…

- Pis en plus , ils sont idéologiquement orientés…

- Qui ça?

- Ben les profs évidemment..Faut voir comment ils nous reviennent les gamins…Avec toutes ces idées à la con qui leur mettent dans la tête….Pas plus tard qu’hier, ma fille elle m’a demandé ce que je comptais faire au sujet de la socialisation primaire marquée par le ….totalti totatat…totalitarisme  patri….patriarcal de l’éducation  néandoti, néandata néandertalienne du mâle blanc autoritaire….Voilà j’ai tout noté…

- Et vous avez réagi comment?

- Deux baffes et au lit…C’est pas les profs qui vont faire la loi chez moi moi j’vous l’dis….Vous non plus d’ailleurs…. Et puis filez moi le micro faut que j’dise à Maryse d’aller chercher Dylan à la crèche parce que….

- Merci je rends l’antenne….


Oups!

Fin du dérapage pas très contrôlé


(Ça fait du bien des fois!)




S’il fallait retenir trois points de cette atomisation en vrille du propos (le grand oral), nous pourrions en retenir 3:

  1. Le jury sera composé d’être humains: là vous pensez que je continue à délirer, mais non: il y a cette dimension à prendre en compte subtilement dans l’épreuve (qui reste néanmoins une épreuve) mais les 5 dernières minutes consacrées à votre orientation sont à prendre aussi sous cet angle. 
  2. Une enseignante ou un enseignant, cela reste quelqu’un qui a consacré une bonne partie de sa vie à sa matière et qui, par conséquent, sera à l’affût de tous les hameçons que vous disposerez dans les 5 premières minutes pour trouver quelque chose qui réponde à son engagement, à son enseignement. Cela vaut pour l’enseignante ou l’enseignant spécialiste. Il faut espérer que l’autre, le « candide »,  a également embrassé cette profession dans un esprit de curiosité. Ses questions seront sûrement déstabilisantes si vous jouez trop le jeu du savoir ésotérique, réservé aux initiés (du style: rentrons dans les arcanes du tarot cosmique avec la page Philo de l’épreuve de HLP… Frères Bogdanoff! Qui, avant nous, vivez, n’ayez les lèvres de trop de Botox endurcies, car si pitié de nous, d’où que vous soyez, avez, Dieu en aura sûrement de vous rapidement plus qu’assez! …..Oui j’arrête après celle-là!) 
  3. Une prof ou un prof, quoi qu’on en dise, c’est quand même quelqu’un qui après avoir approché de plus ou moins prés, « le monde » a choisi de revenir au collège ou au lycée ou à la fac. Cela veut dire quelque chose: elle ou il est passé simplement d’un côté du bureau à l’autre. On peut analyser cela sous l’angle de la peur (et ça peut tomber juste comme analyse) mais cela peut aussi s’interpréter comme un certain désir de « pureté », voire de « radicalité » (pas au sens religieux évidemment). Il y a dans la « situation » créée par le rapport Prof/Elève quelque chose qui lui semble de nature à favoriser un désir intellectuel, une soif  de connaissance, une curiosité simple, authentique, éventuellement passionnée. Les profs sont souvent de grandes  et de grands romantiques (attention: romantique ne veut pas dire romance). Il ne serait pas complètement stupide d’aborder cette épreuve comme le travail de maîtrise d’un engouement, d’une envie, voire d’une passion. Si vous éprouvez quelque chose de cette puissance d’implication, c’est vraiment un gage de réussite à condition de le maîtriser le jour J. Toute démesure à cet égard serait dommageable, du point de vue de la note (et là je suis sérieux!)



La prise de parole: l’homme est un être de langage, ce qui signifie qu’il dispose d’une faculté qui a deux faces: la langue et la parole. La langue s’impose à lui dés sa naissance (et même avant, en fait) pour lui imposer des cadres de pensée toujours préexistants, arbitraires, précieux parce qu’organisés, organisant MAIS imposés et en ce sens « totalitaires » (la langue est fasciste). La parole c’est le contraire: elle est libre, contingente, ouverte vers l’extérieur. Rien ne peut nous faire échapper du totalitarisme de la langue à l’exception de la liberté de toute prise de parole. Si vous avez envie d’objecter que cette épreuve vous est imposée, que vous n’en aimez ni les modalités ni l’effet de contrainte, réalisez qu’elle ne fait finalement que marquer l’un des multiples avatars d’une efficience de la notion même de contrainte dont il n’est pas exclu qu’elle soit née de la langue, laquelle finalement désigne quelque chose d’un pouvoir premier. Si puissance il y a (par opposition au pouvoir),  elle est dans la parole.

Dans la distinction à tous égards FONDAMENTALE que fait Émile Benveniste entre le sémiotique et le sémantique, il apparaît que la parole est la modalité d’expression par laquelle l’être humain est en position de poser une situation humaine.

On comprend la distinction entre le sémiotique et le sémantique quand on réalise qu’à chaque fois qu’on produit un énoncé linguistique, une phrase, on mobilise deux intentions: celle de dire quelque chose (sémiotique) , et celle de faire quelque chose en parlant (sémantique). En d’autres termes, il faut que je fasse à la fois attention à la logique des signes dans ma langue (sémiotique) et à l’effet que va avoir ma phrase chez le récepteur (sémantique). Qu'un époux rentre chez lui et crie à sa femme qui est dans une autre pièce:

- «  c’est moi »

Quel est le sens mobilisé? Forcément c’est le vouloir-dire sémantique parce que le vouloir-dire sémiotique est pléonastique: qui pourrait dire en se présentant de la sorte: « c’est pas moi! ». Le but n’est pas de dire que c’est lui mais d’installer la situation de son retour à la maison. Si on y réfléchit on réalise que c’est probablement la manifestation la plus authentique d’une liberté humaine qui se manifeste dans la puissance de la parole de poser une situation.

Seuls les hommes sont dotés de cette puissance. Les animaux sont aussi des êtres de signe mais davantage de signalisation naturelle comme Jacob Von Uexküll l’affirme avec sa réflexion sur les milieux animaux. La tique est sensible à trois signes à partir desquels elle crée son milieu et se crée elle-même dans cette adéquation avec son milieu. L’homme privé qu’il est de biotope est cette créature étrange, troublante, miraculeuse et terrifiante qui doit se donner à elle-même les signes à partir desquels elle pourra donner naissance à son lieu: la polis, la cité.  C’est cela que fait la parole et c’est ce qui explique qu’après avoir écrit que « l’humain est un animal naturellement politique » Aristote évoque l’articulation de la phoné et du logos comme étant le propre de l‘être humain.

Pourquoi c’est important tout ça? Parce que nous vivons une époque qui perd le lien profond avec cette donnée essentielle. La parole n’est plus investie de cette puissance sémantique et sacrée de poser des situations humaines. Elle est galvaudée dans une logorrhée pseudo-démocratique consternante où toute le monde a le droit d’exprimer son opinion, où tout est matière à débat et où n’importe quel décérébré cortical médiatique peut hurler à l’antenne l’amour du maître qui tient fermement sa laisse et lui donne des croquettes premier choix 



Petit intermède publicitaire

-  Moi! Mon Hanouna, je lui donne des barres vitaminées de connerie biologique pure certifiée par les éleveurs de cons. Regardez-le courir sur le plateau et remplir le caleçon de Mathieu Delormeau  de nouilles froides. Il est vraiment con!  Pas vrai? Parfois pour l’entraîner je le fais jouer avec des mannequins en caoutchouc à l’effigie de députés de la France insoumise. Il faut le voir se faire les dents, mon Hanouna! Avec quelle énergie il défend mon territoire médiatique! Faites comme moi, Vincent Bolloré, et nourrissez votre Hanouna avec des croquettes de connerie certifiée. Un Hanouna en forme, c’est un Hanouna qui joue, et qui n’arrête jamais d’être con à toute occasion, pour tout TPMP! Si comme beaucoup de téléspectateurs, vous vous demandez comment il parvient à rester à ce niveau de connerie rarement égalée à chaque émission, ne cherchez plus et achetez les croquettes BIGARD, certifiées biologiques et condensées de connerie pure et vulgaire sans additifs de finesse  ni pesticides de complexité philosophique!

Avec les croquettes BIGARD,

mon Hanouna,

 c'est un vrai CONNARD

Si, toi aussi, Tu cherches un vrai con

de compétition!

Achète les croquettes 

BIGARD




Désolé, j’ai pas pu me retenir! Surtout qu’il y a derrière tout cela une idée assez fondamentale. Il ne faut pas galvauder l’art de la prise de parole, parce que ce qui s’y joue c’est cette aptitude sémantique à créer des situations humaines, politiques dans le monde, aptitude qui fait de nous des humains. A notre petite échelle d’humains pas médiatiques (Dieu soit loué!) Et dans le cadre de cet examen ORAL, il y a quelque chose à travailler de cette perspective essentielle. Mais quoi concrètement? 

il faut travailler ce versant sémantique grâce auquel toute parole est investie de la puissance de poser une situation. Cela signifie qu’il importe de vous convaincre tout autant que d’en convaincre le jury de la portée politique d’une prestation orale comme celle-ci et évidemment par « politique » il ne s’agit pas du tout d’exprimer vos options idéologiques (mais vraiment pas du tout), mais de saisir le sens du zôon politikon chez Aristote. Quand on parle, on instaure un climat, on rend possible un certain type d’échange exclusivement humain, on fait se profiler ici et maintenant un monde (c’est-à-dire « pas un milieu »). Quel sorte d’animal humain êtes vous? Quel style de da sein est le votre? Comment allez vous sculpter cet étonnement dans lequel, en tant que Da Sein, vous consistez? Au plus profond de cette épreuve, il n’est pas indifférent de situer l’échange à ce niveau (il n’est pas bien sûr que l’on puisse creuser plus profond).




Les Cinq premières minutes: Le « je » est ici autorisé, plus que cela, il est vraiment requis, attendu. Vous pouvez exprimer ce qui vous a interpellé, intéressé et dire pourquoi. Mais attention c’est dans ce pourquoi que se situe le piège dans lequel il ne faut pas tomber. Même si telle ou telle formulation peut vous laisser penser que votre engouement ou que votre passion suffit, ce ‘est pas du tout le cas. Du moins faut-il ici s’entendre sur le terme de passion qui étymologie signifie souffrir, subir. C’est crucial, ce n’est pas une question de plaisir ou de divertissement. Il ne s’agit pas du tout d’exprimer ici ce qui vous « a plu ». Il est affaire ici de ce qui aurait pu vous capturer, de ce qui ne serait-ce que l’espace d’un cours, ou de la référence à un auteur, ou à un chapitre, vous a « embarqué » de telle sorte que non seulement le temps du cours est passé très vite mais vous avez de votre propre mouvement poursuivi les recherches. C’est plutôt une question de « je ne peux autrement » (c’est la réponse que fit Luther questionné sur sa foi). 

Sur tel ou tel moment de votre enseignement de spé, vous est-il arrivé d’éprouver le sentiment que c’est pour tel ou tel cours, ou notion ou texte que vous l’avez choisi? Si la réponse est positive, vous disposez de votre sujet et probablement aussi de certains éléments de problématisation.

Ce niveau d’implication fort, il est précisément nécessaire de ne pas se contenter de l’exprimer: ça m’a beaucoup plus de….j’ai toujours été intéressé par, etc. Ici la référence biographique est lourde et indigeste si l’on s’en contente. Votre sensibilité personnelle liée à votre vécu intime, « pseudo légitimée »  par une situation exceptionnelle, cela, à la fin des fins, doit absolument être dépassé, pour les raisons qui ont déjà été développées: ce n’est pas votre nom propre qui est ici sollicité mais votre condition d’être humain posant par sa parole une situation humaine politique. Les références à votre vécu doivent absolument être utilisées avec un esprit de nuance de finesse, de tact (parce que nous ne mangeons pas les croquettes d’Hanouna et que personne ne nous tient en laisse).

Il faut absolument que l’enseignant de spécialité et vous puissiez vous rencontrer dans un lieu: celui que pose votre parole. Et c’est la raison pour laquelle votre parole doit absolument inclure la ou les matières de spécialité: tout se jouera ici).

Très concrètement cela veut dire qu’en 5 minutes, il vous faut condenser votre problématique, l’articulation des moments essentiels qui ont rythmé le traitement de la question et la ou les réponses auxquelles vous êtes parvenues. Il convient donc de rédiger d’abord dans les semaines à venir les pages dans lesquels sera développé le traitement, un peu comme une dissertation, puis dans une deuxième phase, de reprendre votre « dissertation » en soulignant les « tournants », en pointant les passages où il vous apparaît que vous apportez quelque chose de nouveau, soit  une nouvelle référence soit un approfondissement notable, un autre concept philosophique. Quatre ou cinq pages pourront ainsi être résumées en une seule. Toutefois, jamais il ne vous faudra perdre de vue les quatre cinq ou six premières, parce qu’il y a de grandes chances qu’elles oient sollicitées dans l’entretien.



Les dix minutes d’échange: il faut bien saisir que finalement ces dix minutes seront pour l’enseignant de spé l’occasion de tester jusqu’à quel point la situation qu’implante votre parole est aussi la sienne, si c’est le même domaine. Ici c’est une intelligence du recoupement, du bon repère, de la référence maîtrisée et par dessus tout commune qu’il faut activer. Ce que vous avez fait naître comme piste dans vos 5 premières minutes a-t-il été hasardeux ou nécessaire? Est- ce que cela traduit vraiment une assimilation, une réflexion une argumentation rigoureuse? On mesure bien à quel point ici, tout recours au je de votre nom propre est à utiliser avec précaution. Il ne suffit pas que ce soit vous qui pensiez ça pour que cela justifie que vous le pensiez ou disiez. Il est impossible de tricher à cet instant. Votre examinateur se dira nécessairement la chose suivante: ce n’est pas le tout de m’avoir attiré ici, avons nous quelque chose à partager? Est-ce que je me retrouve en tant qu’enseignant humain dans ce territoire humain que votre question délimite? Est-ce que vous ne seriez pas en train de m’attirer avec des croquettes? (Je plaisante mais pas vraiment en fait: est-ce que votre implication tient davantage de cette profanation de la parole qu’est la logorrhée TPMP que de l’installation politique d’un territoire problématique Humain?

Il ne fait pas trop de doute que le membre du jury de votre spé vous posera plus de questions que l’autre. Mais comment accueillir les questions de la ou du candide? Dans l’esprit de curiosité qui caractérise cette référence à la situation humaine instaurée par une prise de parole assumée.  Si cette personne est là, c’est qu’elle a fait un choix, entre une laisse de diamants à plusieurs carats avec beaucoup de croquettes et une rencontre humaine, elle a choisi, et elle est de bonne composition. Elle ne demande qu’à être intégrée à la situation délimitée par votre questionnement. Faites droit à sa remarque, à sa question, à son objection. Vous avez suffisamment travaillé votre développement pour disposer d’une cohérence, d’une droiture qui vous permettra non seulement de ne pas être déstabilisée mais aussi d’éclairer l’intervention, aussi éventuellement maladroit ou étrangère soit-elle à votre propos. 




Les 5 dernières minutes: ne pas se relâcher. Même si l’atmosphère peut sembler plus détendue (et si elle l’est, en effet), un jury reste un jury, un enseignant reste un enseignant. Ce n’est pas aux candidats d’installer un climat  de confidence. A bien des titres, ce climat est malvenu. Il m’est arrivé d’insister sur le fait qu’un enseignant est un parfait inconnu pour vous et qu’il DOIT le rester. Que de l’inconnu à partir duquel il se tient et se maintient, des passerelles puissent être jetées entre vous et lui ou elle, c’est cela qui fait de l’enseignement une relation si porteuse. Ces passerelles évidemment ont tout à voir avec cet espace politique public dont il est question dans cet article depuis la référence au sémantique et à la situation humaine.

Il importe que le jury perçoive un cohérence est une authenticité, en philosophie, on pourrait dire une résonance « parhésiastique » (le parler vrai de l’oratrice ou de l’orateur qui parle sincèrement).  Soyez « vrai(e) » (une vérité assertorique et plus apodictique)! Il importe bien de penser qu’en un sens, les membres du jury voudraient finalement se faire une idée de ce que cela vous a apporté d’avoir passé trois années dans un lycée. 

Il m’est arrivé dans ce contexte d’examen d’entendre à ce moment une candidate évoquer le mal-être dont elle avait été victime aussi bien en collège qu’en lycée. Sa parole était « juste » parce qu’elle avait bien conscience qu’au-là de son cas personnel elle avait tout au long de sa prestation produit un effort d’objectivité (remarquable en l’occurrence!) Et qu’elle n’avait rien d’une pleurnicharde racontant ses petits malheurs mais tout d’un être humain pointant avec autant de puissance ressentie que d’intelligence théorique les défauts éventuels d’une institution qui fait tourner ses rouages à vide comme cela arrive parfois à l’éducation nationale. Ce jour là ma partenaire de jury et moi-même avons appris de l’élève autant que ses enseignantes et enseignants lui avaient appris à elle à structurer ses affects, à ne pas en rester à la plainte victimaire. C’était une prestation parfaite attestant d’une compréhension et d’une maîtrise totales  de ce qu’une prise de parole dans une épreuve scolaire a à être. Le lycée tout en la faisant souffrir s’était aussi révélé capable de lui donner les moyens de saisir, de structurer et d’exprimer ce mal être, de le mettre en perspective avec des problématiques sociales, économiques et politiques. En ce sens il y a bien quelque chose de l’héritage de la skholé qui se perpétue dans le lycée d’aujourd’hui, aussi imparfait soit-il.

Pour finir cet article qui ne ressemble à aucun autre de ce blog je ne dirai qu’une chose: pour mener à bien cette épreuve il faut cultiver une certaine faim, mais pas celle de croquettes.




mardi 28 mars 2023

Terminales 3/5/7: la distinction entre le sémiotique et le sémantique (Emile Benveniste)

« Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue, le sémantique résulte d'une activité du locuteur qui met en action la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d'applications particulières ; la phrase, expression du sémantique, n'est que particulière. Avec le signe, on atteint la réalité intrinsèque de la langue ; avec la phrase, on est relié aux choses hors de la langue; et tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et à l'attitude du locuteur »

Emile Benveniste établit ici une distinction entre le sémiotique et le sémantique. C’est comme s’il rajoutait la perspective d’une autre articulation (sémiotique/sémantique) à un outil qui réside déjà dans une double articulation (monème/phonème). Il distingue nettement ce qui a trait au signe (le sémiotique) et ce qui a rapport à la phrase (sémantique). Le paradoxe est entier: c’est comme si les êtres humains au sein de chacune de leur langue respective utilisait l’instrument le plus fermé, le plus hermétique, le plus contraint, le plus global et le plus général pour s’entretenir étrangement de ce qui est le plus singulier.

Le sémiotique, c’est la mort. Le sémantique, c’est la vie. Est-ce que ces deux propositions font sens? Est-ce qu’elles ne sont pas trop théâtrales et trop solennelles pour revêtir la plus infime parcelle de vérité? Qu’y-a-t-il de morbide, de mortifère, dans le sémiotique? Je vois une rose ici, maintenant, et je l’exprime par un son qui est attaché à une idée générale, de telle sorte que j’évolue dans un système abstrait, formel, au sein duquel si cette rose ici, aujourd’hui, sent bon, je n’en restituerai le parfum qu’en des termes tout aussi propices à rendre compte de la bonne odeur de cette rose qu’à désigner la propriété algébrique de tel ou tel élément x.  Que cette rose « vit », je le restitue par des éléments symboliques reliés entre eux par des opérateurs de sens au sein d’une systématique qui ne vit pas et dans laquelle rien ne vit.  Je rends compte de la bonne odeur de la rose par des mots inodores dans le cadre totalitaire d’un système aseptique. Ce dont je dis qu’il est comme ceci ou comme cela, c’est par le biais d’un outil d’expression symbolique formel qui ne recèle absolument rien de physique. Nous ne restituons le physique qu’avec du métaphysique, au sens littéral (au-delà du physique). Quoi qu’on dise, c’est dans les « nuées », dans l’atmosphère irrespirable de concepts au sein de laquelle  rien ne vit, rien ne bat qu’on le dit.  Ce que je qualifie est momifié, figé, embaumé dans un concept. 

Nommer, c’est donc bel et bien en effet tuer ce que l’on nomme en le nommant, tuer au sens de momifier, de dessécher, de désincarner, retirer la chair sensible pour n’en conserver que l’écorce conceptuelle et ne plus évoluer que dans un musée aseptisé au sein duquel tout est protégé derrière des vitrines, dans une contemplation pure, idéale d’un « réel » dévitalisé, comme des papillons épinglés dans l’étal d’un collectionneur.  Nous restituons l’incroyable nouveauté d’une vie au sein de laquelle chaque présent est nouveau, fruit d’une nouvelle combinaison de variables physiques par des concepts métaphysiques figés à la lumière desquels tout ne s’effectue que « comme toujours ». Ce qui est différence, nous le traduisons et le trahissons par de la répétition.


C’est bien ce qu’il faut saisir en un sens par la référence de Benveniste à un intérieur de la langue: « le signe sémiotique existe en soi…on atteint la réalité intrinsèque de la langue…le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent. » La langue est comme une maison qui n’a pas d’extérieur, à l’intérieur de laquelle on serait comme toujours déjà inséré, institué. Le vouloir dire qui ici s’effectue est figé, décidé arbitrairement. C’est le signe qui « veut dire quelque chose » et quoi que je dise avec des signes, en tant que signes, je ne dirai jamais autre chose que ce qu’ils veulent dire, pour eux-mêmes, en eux-mêmes, dans cette maison fermée de l’intérieur de la langue.

Seulement voilà, nous ne faisons pas que dire ou écrire des mots, nous produisons des phrases, et il faut bien que nous les réalisions dans un contexte. Je parle ou j’écris ici et maintenant, parce que quelque chose s’effectue maintenant par et dans cette prise de parole: « le petit chat est mort ». Le sens de cette phrase ne réside pas  exclusivement dans le fait que petit signifie « pas grand », ni dans le fait qu’un chat n’est pas un chien, ou  que le qualificatif de mort s’applique au sujet de la phrase: chat. Le sens de cette phrase est de me tenir au courant d’une « nouvelle » qui, hier encore, n’était pas encore actuelle, pas encore vraie, puisque le chat était encore vivant. Elle se tient par ce sens à l’extérieur de la maison sans extérieur de la langue.

Mais c’est miraculeux: comment en est-elle sortie? Comment, en articulant ces mots, qui, en tant que mots, s’inscrivent bel et bien dans un vouloir dire sémiotique, propre à une langue, cette phrase a-t-elle pu sortir de la logique sémiotique intrinsèque et m’informer de la réalité physique, bien réelle de la mort de ce chat là, ici, à tel moment? 

« Il n’y a pas de hors langage » dit Roland Barthes, et pourtant la dimension sémantique de cet énoncé s’effectue bel et bien sur un chat réel qui est physiquement mort. Son décès ne s’accomplit pas comme le pur produit d’opérateurs syntaxiques abstraits. De plus, il est clair que la phrase caricature, globalise, généralise une mort qui ne peut pas être identique à une autre mort. Il faut bien reconnaître que très paradoxalement, c’est parce que s’active dans cet énoncé une dynamique interne, intrinsèque au sytème des signes que cela, malgré tout, imparfaitement fait signe de la mort effective du chat.

Que ce petit chat soit physiquement mort, je vais en faire le propos, l’occasion, l’enjeu d’un « jeu ». Comment rendre compte d’une singularité réelle, par un calcul de fonctions générales linguistiques? Il n’y a aucun rapport entre  le ressenti de la mort du chat par le chat ou par moi et la phrase: « le petit chat est mort », mais vraiment aucun. Je ne fais que « jouer sur les mots », que pinailler. Les êtres humains sont comme des dieux étranges qui jouent à formuler des énoncés de langue totalement abstraits, conceptuels, idéaux, « purs », globaux, valant en tout lieu et en tout temps, universels, à l’occasion de ce qui est absolument le contraire: singulier, matériel, physique. Imaginez des êtres diaphanes, incorruptibles, éternels, qui, dans une dimension complètement irréelle, échangent des propositions quasi mathématiques: soit x un chat appartenant à l’ensemble des animaux morts. Et l’autre répond: « c’est triste! ». 

C’est un jeu de langage purement approximatif au sein duquel chacun des deux joueurs sait parfaitement que le but n’est pas vraiment de restituer l’évènement de la mort du chat. Il s’agit d’émettre des propositions universelles à l’occasion ‘un évènement singulier. Nous survolons la réalité comme des oiseaux et tout pour nous est matière à jouer, c’est-à-dire à structurer des énoncés dont la dimension sémiotique intrinsèque est l’occasion de faire jouer des rouages, des règles, des opérations qui s’apprêtent à des figures rhétoriques: les métaphores, les métonymies,  etc. 

- Le petit chat est mort

- C’est triste


A partir de là, c’est-à-dire une fois opérée la traduction conceptuelle et universelle de cette mort singulière, les jeux de langage peuvent se déchaîner dans une dimension virtuelle, abstraite, à tous égards "surréalistes", au sein de laquelle les humains jouent sans fin avec leurs cubes, croyant en délivrer le « fin mot », ce qui n’est pas faux, mais justement ce n’est qu’un mot. Cette notion de « jeu de langage » c’est exactement ce que nous retrouvons sous la plume de Ludwig Wittgenstein.

Et pourtant quelque chose cloche dans cet étrange tableau, c’est que cette dimension qui finalement a beaucoup à voir avec le monde des Idées chez Platon, est fausse.  Il y a un ancrage de l’énoncé: « le petit chat est mort » qui, comme le lest d’une montgolfière, l’empêche de s’élever vers un ciel de concepts universels et atemporels, qui au contraire est dans le même réel que la mort physique, singulière, matérielle de ce chat là, aujourd’hui. Mais quoi? 

L’énonciation et comme dit Giorgio Agamben, le fait qu’il y a dans la plupart des énoncés ce qu’on appelle des embrayeurs, des shifters, c’est-à-dire des mots qui font signe d’une situation particulière, d’une nécessité: ici, aujourd’hui, je, etc. Ce sont des mots qui dans l’énoncé, dans le sémiotique porte en eux la sortie vers l’énonciation, vers le sémantique. Tel mari rentre chez lui et dit:

- « c’est moi » 

à son épouse qui n’est pas dans la pièce

D’un point de vue sémiotique, ça marche, sauf que tout le monde est lui-même, c’est donc un pléonasme. Cela veut dire que le sens de la phrase (son information) est d'ordre sémantique. Mais alors cela signifie qu’il aurait pu dire n’importe quoi d’autre puisque le but est de signaler sa présence, de faire entendre sa voix. Nous retrouvons  la notion de « jeu » et nous pourrions dire que la situation est ubuesque, surréaliste.

         Jusqu’où peut-on aller dans la perspective que l’on sent poindre ici? Se pourrait-il que tout dans les échanges linguistiques, dans les échanges de parole se résolve dans le jeu étrange d’une pure manifestation de présence, dans des « cris » finalement, comme si ce que l‘on disait n’avait aucun sens mais valait simplement la peine d’été émis parce que ça fait signe de présence. Cela signifierait au contraire, que la seule chose qui ne soit pas un jeu dans ce que nous disons ou écrivons, c’est qu’on le dise au sens de l’énonciation, mais pas du tout ce que l’on dit. Dés que nous prêtons attention à ce que nous nous disons, nous sommes dans le jeu, et ces jeux sont vraiment pris au sérieux: notre aptitude à savoir ce que l’on dit, à approfondir des sujets, à faire signe de notre milieu social par notre utilisation des mots, etc, occupe une place déterminante, fondamental dans notre ascension sociale, mais bon, c’est juste un jeu.

L’importance du jeu réside dans un processus de retour à l’envoyeur, de rebrousse-poil du discours tenu jusqu’à l’énonciation de l’émetteur dont il est parfaitement indifférent qu’il ait dit ceci ou cela mais dont il faut mesurer la puissance d’impact à l’effectuation de la parole.

Plus rien dés lors n’est vraiment surprenant dans l’énoncé de Paul Eluard:

« La terre est bleue comme une orange. Jamais une erreur, les mots ne mentent pas. »


Qu’une orange ne soit pas bleue ne constitue un rien un démenti à cette phrase parce qu’il est parfaitement indifférent qu’elle dise la vérité. Ce n’est pas que sa vérité soit indifférente, c’est qu’elle ne réside par dans son adéquation sémiotique à une réalité, pour la bonne raison que cette adéquation est parfaitement impossible que la terre n’est pas exactement bleue. La vérité d’une parole poétique c’est qu’elle soit, et c’est tout, c’est qu’elle soit émise. Nous retrouvons exactement la définition de l’œuvre d’art chez Maurice Blanchot: « une oeuvre n’est jamais achevée ni inachevée, elle est. Ce qu’elle dit, c’est qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose ne dit rien. »

Dans le même ouvrage: « l’espace littéraire », Maurice Blanchot poursuit:

« Y aurait-il, cachée dans l’intimité de la parole, une force amie et ennemie, une arme faite pour construire et pour détruire, qui agirait derrière la signification et non sur la signification ? Faut-il supposer un sens du sens des mots qui, tout en le déterminant, envelopperait cette détermination d’une indétermination ambiguë en instance entre le oui et le non ? »

C’est bel et bien du sémantique qu’il parle ici, ou de l’énonciation. Derrière le sens de ce qu’on dit, il y a le sens, ou le signe de ce que l’on a fait en le disant, d’avoir fait acte de présence par une parole. Et à tous égards, cet acte de présence est la vérité de cette parole, vérité assertorique et non apodictique. Ce qui compte dans l’énoncé: « le petit chat est mort », ce n’est pas qu’il soit mort mais qu’on me l’ait dit. Nous sortons ainsi du jeu de langage institué pour rentrer dans une autre sphère, celle de la prise de parole "se constituant", et c’est cette parole là qui en tant que « s’effectuant » suspend la question de la conformité de l’énoncé avec un réel supposé. 


Mais alors en quoi consiste la parole ou l’écriture littéraire, artistique? Peut-elle consister dans un pur n’importe quoi du sémiotique? Si ce qui compte c’est qu’on parle indépendamment de ce qu’on dit, voire si c’est dans cette vérité pure, gratuite de l’énonciation que réside la dimension esthétique, artistique d’un énoncé, pourquoi se fatiguer à chercher un effet de cohérence sémiotique?

De fait, il ne fait aucun doute que toute littérature se caractérise, comme le dit Roland Barthes par une tricherie, une outrance, un viol du sémiotique. C’est aussi exactement le sens de ce que dit Marcel Proust quand il affirme que "tout chef d’oeuvre est écrit dans une langue étrangère." Les poèmes de Mallarmé sont obscurs, opaques, limite incompréhensibles du point de vue du sémiotique. Mais ils ne sont pas n’importe quoi. Les poètes explorent quelque chose qui les guide, qui les incite à choisir tel mot plutôt que tel autre. On a vraiment l’impression qu’il s’efforce de conduire la langue à une certaine limite, de la pousser à bout, de la maintenir dans la  verticalité de son énonciation, dans l'ouverture d'une parole brute, nouvelle, inédite et imprévisible.

        Jusqu’à quel point peut-on aller dans l’acte d’assumer la dimension pure, énonciative, performative de la parole, de l’écriture? Je sais bien que ce qui compte n’est pas ce que je dis mais l’évènementialité agissante dans l’acte de le dire. Il n’est alors affaire que de créer une « résonance », une onde de choc, un trouble dont la réalisation suppose que l’auteur soit parfaitement au fait de cette vérité là, de ce "suspens" dont parle Maurice Blanchot. 

La littérature et l’art consistent dans des modes d’expression qui se concentrent entièrement sur l’acte d’expression, sur ce que fait la parole, et non sur ce qu’elle dit. L’énoncé est un pur prétexte à l’énonciation, mais en même temps, cette focalisation fait naître un certain énoncé qui n’est pas dément, mais au contraire extrêmement « tenu », sobre, fulgurant. La littérature, c’est sortir du jeu de langage décrit par Wittgenstein, et nous permet d’ailleurs de le contredire: « ce qu’on ne peut pas dire il faut le taire », dit le philosophe autrichien, mais c’est le contraire qui est vrai: ce qu’on ne peut pas dire, il faut faire effort pour le dire, parce qu’au final, jamais une oeuvre littéraire n’a existé pour nous dire quelque chose. Elle n’existe que pour exister, et c’est tout.

Grâce à Merleau-Ponty, nous saisissons bien le fond de cette opposition radicale à Wittgenstein: « Notre vue sur l’homme restera superficielle tant que nous ne remonterons pas à cette origine tant que nous ne retrouverons pas, sous le bruit des paroles, le silence primordial, tant que nous ne décrirons pas le geste qui rompt ce silence. La parole est un geste et sa signification un monde. »


Il suffit pour bien comprendre cette phrase d’opposer le silence du sémiotique et le silence du sémantique. Le premier comme le dit Maurice Merleau-Ponty est « bruissant de mots ». Le second est d’une toute autre nature. On pourrait dire que lui, seul est silence puisque le premier est plutôt murmure, n’est pas complet. Prendre la parole, c’est ne plus tenir la résistance d’un certain silence et cette résistance est une puissance. En d’autres termes, quiconque parle ou écrit rompt avec une forme de tentation de positivité du silence. Mais de quel silence? De celui des animaux qui manipulent bien des signes de communication mais dans un cadre naturel très rigoureux qui finalement est celui de leur biotope. Les animaux ne cesse de répondre et d’envoyer des signes mais toujours dans le cadre de ce que la nature leur prescrit comme limites à la constitution de leur biotope, de leur milieu. La tique répond à trois signaux à partir desquels elle libère la puissance d’être tique dans la triangulation de ce périmètre là.

Le propre de l’homme c’est de ne pas avoir de biotope. Mais qu’est-ce qui joue pour l’homme le même rôle que les signaux de la tique? Les signes linguistiques qu’il se crée lui-même et à partir desquels il naît dans le monde. L’animal est pauvre en monde parce qu’il est maintenu par les signaux naturels dans son milieu. L’homme est l’inverse, il n’a pas de milieu mais il est riche en monde, comme dit Heidegger. Cette ouverture suppose les oeuvres d’art. Nous créons des oeuvres parce que nous n’avons pas de stimulateurs biologiques. Nous sommes désoeuvrés mais ce désœuvrement nous ouvre un monde à condition que nous créons des objets sacrés et des oeuvres gratuites. C’est cette même gratuité dont nous parlait Blanchot à propos des oeuvres d ‘art. Elle « est » et rien de plus. Ainsi l’homme peut se tenir à l’égard du monde e dans le même étonnement que celui qui le caractérise face à son existence. Il s’étonne d’exister, il s’étonne que le monde soit monde mais pour cela il faut réaliser l’oeuvre dans l’émergence de laquelle l’oeuvre n’est que l’oeuvre. Elle est « là » et elle ne peut naître d’une autre créature que le da sein à savoir « l’être là ».




lundi 27 mars 2023

Terminales 3 / 5 / 7: Est-il dans la nature de l'être humain de travailler?

 


Introduction: la croyance erronée de l’étymologie du  travail (tripalium)

        Le nombre de cours de philosophie qui commence en affirmant que travail vient du latin tripalium (qui signifie chevalet de torture ou instrument de ferrage pour les chevaux) est impressionnant. Pourtant comme le soutient le linguiste André Eskénazy dans une étude de 2008, cette étymologie est complètement fausse: « l’étymon tripalium est une chimère ». En lui-même, le succès de cette origine pourrait constituer le sujet de ce cours. Pourquoi l’opinion et une bonne part des enseignants de philosophie conçoivent-ils cette étymologie comme meilleure que les autres, alors qu’elle ne résiste pas à l’analyse sérieuse des linguistes? Parce que cela résonne évidemment avec plusieurs données: la présence du travail dans la liste de malédictions adressées à Adam et Eve dans la Genèse, mais aussi à la façon dont le travail, en tant qu’emploi, est perçu aujourd’hui par l’écrasante majorité des travailleurs. 

        Il convient de réfléchir aux raisons pour lesquelles la doxa et l’opinion se sont précipitées vers cette étymologie. Si le travail est une torture, alors il est « forcé ». Nous reconnaissons qu’une personne a d’autant plus de mérite à accomplir une tâche qu’il force quelque chose de lui-même en la faisant. S’il est posé que le travail contraint l’homme à s’arracher à lui-même, à se nier lui-même dans sa nature, alors 1) en tant que victime, une société lui est d’autant plus redevable de travailler, et cela de façon comptable. 2) Il devient logique de maintenir le travail dans cette extériorité là de telle sorte qu’il n’est pas choquant de traiter le travail comme une somme d’efforts que l’on va convertir en somme d’argent. Le caractère non naturel du travail pourrait ainsi se prolonger dans un principe purement rationnel et comptable de rétribution, de quantification. Tu mérites d’être rétribué pour le comptant d’efforts que tu as fourni. Sachant que tu as forcé ta nature de tant, nous te rétribuons de tant: l’effort libéré au travail n’est justement pas du tout « libéré ». Il est forcé, et rien ne s’oppose dés lors à ce qu’il soit extorqué, à ce qu’il devienne l’objet d’une tractation.


            Qu’au contraire nous libérions au travail une énergie qui nous est propre, qui nous prolonge humainement et par le biais de laquelle nous nous réalisons individuellement, c’est ce qui nécessairement se révèle plus difficile à gérer par ce mode de gestion ou d’effectuation plus protocolaire, formel, contractuel qui est à l’oeuvre dans tout processus de régulation d’une population humaine. Plus que toute autre activité communautaire, le travail pointe la question fondamentale de la distinction conceptuelle entre le pouvoir et la puissance. On exerce un pouvoir alors qu’on libère une puissance. Celle-ci recèle, par conséquent, quelque chose de naturel alors que le pouvoir est exclusivement décrété ou forcé. Le pouvoir manifeste une rupture dans l’ordre naturel des choses et des forces naturelles. Il est une force « forcée », le contraire même du conatus chez Spinoza. « L’effort de toute chose pour persévérer dans son être n’est rien d’autre que l’essence de cette chose »: c’est une parfaite définition de la puissance. On pourrait presque terme à terme la contrarier et définir par opposition le pouvoir: l’effort d’une chose pour persévérer ailleurs que dans son être propre, n’est rien d’autre que l’aliénation de cette chose, ou de cet être par un pouvoir. » 



            Dés que l’on évoque un pouvoir, on désigne la pression d’une force extérieure, humaine, qui peut être légale ou pas, légitime ou pas, sous l’effet de laquelle une ou plusieurs personnes, un groupe, une communauté sont maintenus sous l’autorité d’une instance supérieure, transcendante. Tout pouvoir impose un schéma vertical au sein duquel un « haut » exerce son pouvoir sur un « bas ». La puissance, à l’inverse, est dans sa nature même immanente, ce qui veut dire qu’elle vient du bas, du réel, de la nature. 

            Quand par exemple, un philosophe affirme qu’il ne croit pas à une justice immanente, cela signifie, dans son acception la plus simple, voire simpliste, qu’il ne croit pas que les méchants soient punis par la réalité, par le Karma comme dit la philosophie orientale, et qu’il faut donc qu’une justice soit construite artificiellement par les hommes pour légiférer et construire un ordre avec des lois qui lui soient propres et une application effective. Dans cette perspective, il est évident que l’exercice de cette justice suppose un pouvoir. Si, par contre, on envisage la possibilité d’une justice immanente, cela suppose qu’une mauvaise action est d’abord l’action d’une puissance qui ne se comprend pas, qui ne s’accomplit pas, qui ne se libère pas. Jusqu’où pouvons nous aller dans l’admission de cette idée selon laquelle un méchant, un très méchant se fait du mal à lui-même en faisant du mal à autrui? Adhérer à cette idée de puissance, croire que nous existons pour libérer la puissance propre aux hommes, et peut-être aussi propre à nous, en tant qu’être, cela revient à accepter ce qui « est », en tant qu’il « est » plutôt que se soumettre à ce qui, d’une autorité humaine s’impose en tant que « force », contrainte. La puissance induit que l’on accepte la libération des forces naturelles, que l’on s’intègre soi-même dans l’effectuation de ces forces plutôt que l’on se soumettre à l’exercice forcé (je rajoute à dessein ce terme, ce n’est pas une répétition involontaire) d’un pouvoir de coercition humain, contractuel. 



        Par conséquent, c’est finalement cela qu’il nous faut interroger: ce ralliement de la plupart des humains à la certitude qu’il faut bien à un moment donné forcer la nature des hommes, c’est-à-dire l’aliéner pour qu’ils respectent la loi, pour qu’ils travaillent, pour qu’ils puissent vivre en communauté, parce qu’il leur semble évident que sans cela nous ne travaillerions pas et nous laisserions guider par la paresse ou l’oisiveté. 

            Si l’on réfléchit sur cette certitude on s’aperçoit qu’elle repose entièrement sur un préjugé qui est déjà celui du pouvoir. Ce n’est pas parce qu’il y a de la paresse naturelle (ou du vice) chez l’homme qu’il faut que lui réponde un pouvoir, c’est parce que l’on n’envisage pas du tout le travail autrement que comme « travaux forcés » que naît artificiellement l’idée d’un loisir paresseux naturel, d’une inclination naturelle à la paresse, inclination que toute observation un tant soit peu objective des jeux de l’enfant réfute avec évidence. Que l’homme préfère ne rien faire plutôt que le travail forcé, cela semble assez évident et pointe assez bien que la perspective d’un travail libérateur et « naturel », elle, n’a pas été prise en compte. Bref, ce n’est pas parce qu’il y a de la paresse qu’il faut que le rapport au travail soit forcé, c’est parce que l’on part du principe que le travail ne peut être que forcé que l’on crée, comme son effet, le présupposé absurde d’une paresse naturelle. 

            A partir de ce présupposé faux, toute une mécanique s’enchaîne: si l’on croit que la paresse est notre pli naturel, alors il est logique que le travail fasse l’objet d’une logique contractuelle sociétale. Le travail nous est extérieur. Il s’exclue de notre nature et repose sur un ordre de nécessité spécifiquement « autre ». Travailler, c’est s’arracher à soi, c’est s’aliéner de soi. Que le fruit de notre travail soit totalement déconnecté de « nous », converti en prix, insinué dans une logique de distribution, de mise en valeur du produit, de rentabilité au profit de celles et ceux qui possèdent les moyens de produire et qui, du coup, réinvestissent l’argent de la mise en vente au profit du moyen de production, n’a rien de choquant. Que l’on voit le fruit de l’effort que nous avons fourni converti en comptant, en monnaie et qu’au terme de cette conversion, nous soyons rétribués à hauteur de notre « mérite » à avoir ainsi forcé notre nature, à nous être aliéné(e) dans un travail forcé nous semble aller de soi. Mais à la source de cette considération de ce que le travail salarié est ou doit être, il y a un présupposé: c’est qu’il n’est pas naturel à l’être humain de travailler

        S’il s’avérait au contraire que quelque chose d’une existence naturelle humaine se libère dans le travail et que par conséquent c’est notre puissance qui s’y effectue, alors la notion de pouvoir n’y trouverait plus sa place et nous serions tenus d’envisager la possibilité qu’il n’existe aucune raison que le travail soit pratiqué dans un rapport de subordination, de « forçage » (y compris pour celles et ceux qui nous apparaissent comme les bénéficiaires de ce rapport , parce qu’en réalité tout rapport de pouvoir soumet y compris celles et ceux qui l’exercent). Il est donc impossible de prendre à bras le corps cette question sans l’investir d’une dimension anthropologique: est-il dans la nature de l’être humain de travailler? 



        Tel sera l’objet de ce cours. Mais il nous reste néanmoins à revenir sur l’erreur de cette adhésion aveugle extrêmement parlante à l’étymologie du tripalium et à la corriger. Nous nous appuierons sur un article publié par Michel Forestier dans son blog: 

    « Dans une étude de 1984 sur les mots espagnols médiévaux «trabajo » (travail) et « trabajar » (travailler), Marie-France Delport indique qu’ils signifient une tension ou une dynamique portée par un agent, orientée vers un but, et qui rencontre une résistance, un obstacle. Elle y propose de rapprocher le préfixe –tra du latin trans- qui exprime l’idée de passage d’un état à un autre. Enfin, il semble que le mot anglais «travel » (voyager) provienne du vieux français. Si tel est bien le cas, il y aurait une source commune à chercher entre travailler et travel, avec une bifurcation conduisant d’un côté vers le travail et de l’autre vers le voyage, peut-être autour de l’idée d’un but et d’un effort pour l’atteindre ? » 

        Le mot travail, dans cette perspective, a plus à voir avec les notions de transformation ou de translation. Travailler c’est transformer un matériau ou une situation donnée et se transformer dans cette mutation. La référence au préfixe « trans » est très éclairante, notamment parce qu’elle permet vraiment de couvrir tous les sens les plus dissociés du mot comme le travail de l’accouchement, le travail du bois dans un meuble qui « travaille », ou encore celui de l’idée ou du remords qui me « travaille ». Dans tous ces cas de figure, aussi différents soient-ils, il est affaire de mutation, d’évolution plutôt insensible dans les derniers exemples évoqués au fil desquelles une chose, un être, une situation changent, se transforment. L’idée même de « travail » en son sens le plus large et le plus irrécusable, traduit finalement l’idée de mouvement, l’affirmation qu’une réalité ou qu’un être ne reste pas dans l’état qui était le sien au départ. Le travail désigne donc l’action de ce qui « transmue », de ce qui devient. 

        Ce qui se joue donc dans cette bataille étymologique entre une origine très plausible et une autre complètement inventée, c’est vraiment cette interrogation sur la nature, sur l’idée selon laquelle la puissance du travailleur se libérerait dans son travail ou au contraire serait contrainte, soumise et torturée par un pouvoir dans cet exercice même.


  1. Le désoeuvrement de l’être humain dans la nature (Marx - Heidegger)

Travailler: est-ce pour l’homme un acte qui a rapport à l’exercice du pouvoir (le sien ou celui qu’il subit: cela revient au même) ou à la libération d’une puissance? C’est LA seule vrai question de la place du travail dans l’existence humaine. C’est la raison pour laquelle il convient d’abord de s’interroger sur l’anthropologie, sur la place qu’occupe, ou pas, le travail dans le fait que l’humain soit humain. Croire que l’origine du travail soit tripalium, c’est forcément légitimer l’idée que le travail ne nous soit pas naturel, ce qui dont justifie que nous nous y forcions (tripalium). Par contre, réaliser qu’il vient du verbe anglais « to travel », c’est l’inscrire du côté du devenir, de ce que l’être humain a à devenir, voire de ceci que le propre de l’être humain réside dans cette puissance de devenir.

Or nous trouvons dans le livre de Karl Marx un passage dans lequel il situe précisément la spécificité du rapport de l’humain au travail par opposition aux animaux et c’est dans cette « éthologie » du travail que nous poserons le départ de notre réflexion. ‘Est un texte très connu, mais auquel nous opposerons les perspectives développées en 1927 par Heidegger dans l’un de ses cours les plus important portant sur « le monde, la solitude de l’homme et la finitude »:


"Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis à vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont son corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie. En même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent. Nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif. Notre point de départ c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »

MARX, Le Capital (1867), I, 3, 7

Avant d’expliquer ce texte, il est une précision important à faire sur la distinction de deux sens du mot « nature »: 

  1. Il y a la nature comme lieu « donné », lieu pur et brut dans lequel s’exercent des forces naturelles (de croissance dans la terre, mais pas seulement, c’est la nature brute comme lieu d’intervention pure de toutes les puissances naturelles).
  2. La nature comme qualification pure d’un être, d’une chose ou d’une situation. Ici naturel veut dire:  « propre à »


D’où vient que nous travaillions? Comment l’action de travailler s’est-elle manifestée à l’être humain? La réponse de Karl Marx est très claire: « naturellement » dans un premier temps. « Assimiler des matières en leur donnant une forme utile à sa vie »: qu’est-ce que ça veut dire? Que l’être humain a un corps et trouve dans la nature des matières premières qu’il va transformer par son « travail » afin d’en retirer un bénéfice dans ces conditions d’existence. Nous travaillons le bois pour en faire des abris, des armes, pour le brûler et nous chauffer, etc. Nous utilisons la nature pour pouvoir y survivre. Il existe en l’homme une force naturelle qui lui vient de la capacité de mettre en mouvement son corps pour transformer des matières premières en matières secondes: du bois en outils, de la pierre en abri, etc. On pourrait dire qu’en agissant ainsi l’humain s’entoure d’un « milieu » qui lui convient mieux que celui de la nature brute, laquelle lui est hostile. Entre nous et le temps (weather), les animaux, la vie, la terre, nous intercalons des outils, des protections, des inventions (comme le feu), des subterfuges, des artefacts qui rendent possible une perpétuation, une assise, une forme de sécurité au sein d’une réalité qui à l’état brut nous place dans une situation de menace constante. Finalement nous dit Marx, c’est d’abord ça le « travail », une sorte de réaction de sauvegarde visant à assurer à l’homme une sorte de lieu de préservation au sein duquel un être aussi dépourvu de défenses naturelles comme nous le sommes peut se « maintenir » . 

Mais sommes nous sûrs que tout ceci soit « naturel » puisque nous voyons bien qu’il y a dans cette construction d’artefacts la mise en oeuvre d’actions qui contrarient le flux naturel de la vie? Nous coupons les arbres, pour en faire quelque chose d’autre, nous brûlons les branches, nous creusons la terre, éventuellement nous détournons des cours d’eau, etc., bref nous mettons en oeuvre des procédés dans lesquels s’annonce même très timidement de la technique. Ce que décrit Marx ici, c’est ce que Henri Bergson appelle l’Homo Faber, l’homme artisan:

« Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l'histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l'homme et de l'intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber . En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d'en varier indéfiniment la fabrication.




« L’homme modifie sa propre nature et développe les facultés qui y sommeille »: cette affirmation de Karl Marx n’est pas du tout évidente: est-ce qu’en devenant ainsi cet Homo Faber est un être naturel? Nous serions tentés de dire peut-être « non » puisque nous faisons de la nature autre chose que ce qu’elle est, mais en fait si! Parce que c’est cela que nous consistons. En d’autres termes, nous mesurons toute l’opportunité d’invoquer les deux sens de « nature », c’est notre nature que de transformer notre nature, parce que quelque chose comme un devenir humain s’y effectue, y trouve son lieu de prédilection, à savoir le champs propre au sein duquel un «  devenir soi » s’active comme un dynamisme. L’être humain trouve au sein de la nature où il lui est donné de s’y effectuer pour ce qu’il est et pour ce qu’il est naturellement, soit justement un devenir plus qu’un animal pur.

Nous percevons bien que Karl Marx qui, en fait, dans ce texte, reprend tout ce qu’il a retiré de la lecture de Hegel, saisit quelque chose de « limite » conceptuellement  quand il dit « nous ne nous arrêterons pas à cet état primordial du travail où il n’a pas encore dépouillé son mode purement instinctif ». C’est un seuil critique: le travail de l’homme est naturel sans l’être tout en l’étant.
Mais qu’est-ce que tout cela veut dire clairement ? Qu’il y a quelque chose que Karl Marx, tout comme Friedrich Hegel (qu’il ne fait là que reprendre) essaie d’éluder, d’éviter plus ou moins inconsciemment, c’est qu’il est vraiment très difficile de décrire ce « moment » ou ce « seuil » pourtant évident dont le franchissement caractérise l’être humain comme un être dont la nature s’effectue par un décalage avec la nature. Hegel et Marx perçoivent bien tous les deux qu’il y a quelque chose dans le travail par quoi l’homme effectue une liberté fondamentale et cela dans une forme d’opposition frontale à la nature, nature qu’on utilise, qu’on transforme et donc que l’on « viole » tout de même. 

Le terme d’instinct utilisé par Marx est très problématique. Nous ne serions pas entièrement dépouillés de notre instinct, et, par conséquent, suggère Marx, nous ne serions pas totalement nous-mêmes; à savoir cet être spécifique qui va manifester dans sa façon de travailler quelque chose qui lui est particulier, sa conscience, particularité dont l’animal est dépourvu. En fait ici, quelque chose de l’homme serait encore commun avec l’animal, quoi? La survie, la soumission à quelque chose de biologique dans le travail, alors que justement, pour Hegel et pour Marx, c’est  là où l’homme libère sa puissance propre d’humain contre le biologique. 

Pour être parfaitement clair, la question est celle-ci: est-ce que cette distinction entre l’homme et l’animal dans leur rapport différent avec la nature est ce qui donne matière à la nécessité de donner à cette notion de nature une importance vraiment cruciale et fondamentale ou au contraire à pointer qu’elle désigne en fait un signifiant vide, un concept qui n’a aucune réalité philosophique ni finalement physique (comme finalement l’ethnologue Philippe Descola le soutient dans tous ses travaux)?

Mais l’opposition de perspectives sera encore plus évidente si nous comparons ce texte de Marx avec les thèses de Martin Heidegger et surtout Jacob Von Uexküll concernant l’opposition entre le milieu et le monde et la notion de désœuvrement. Dans le texte, Marx, une fois débarrassé (trop rapidement) de cet état primordial, insiste sur le fait que l’être humain se fait une représentation mentale de son travail avant de le réaliser. Lorsque l’architecte construit les plans d’une maison, il «  pense », il dispose d’un projet et il va inscrire ce projet dans la nature, il va le faire passer de l’état mental à l'état réel, preuve que le propre du travail humain est de s’effectuer dans l’extériorité du réel. Le propre de l’homme ce n’est pas d’oeuvrer au sein de la nature.

En 1921 (Marx en 1883), Jacob Von Uexküll publie un petit livre maladroitement traduit en français: «  mondes animaux et monde humain » dans lequel il avance une thèse qui aurait dû révolutionner l’éthologie (c’est seulement maintenant que l’on en perçoit toute la richesse)  et surtout qui va être considérablement reprise par le philosophe Martin Heidegger et son intuition fondamentale de Da Sein (l’être-là).

Par rapport à la question qui nous occupe, le point le plus important consiste à totalement inverser la perspective de Marx et Hegel: l’humain n’est pas le seul animal à s’activer dans une nature où les animaux ne feraient que suivre leur instinct. C’est plutôt le contraire qui est vrai. L’humain est fondamentalement désœuvré parce que son rapport à la nature est dépourvu de tout « avoir à être ». Il n’est pas de « vocation », d’incitation à être (et pas à survivre) qui s’effectue dans la nature pour l’être humain, alors que les animaux, du fait de leur sensibilité à certains affects pré-définis, sont voués à 1) à ne percevoir que certaines variables sensitives extrêmement précises et 2) à constituer à partir de ces signaux stimulateurs un « milieu » qui leur est propre et dans lequel il leur est donné d’être ce qu’ils sont. 

Pour Marx et Hegel, il y a un être propre qu’il est donné aux hommes et aux hommes seulement d’effectuer dans la nature. C’est comme cela que la maison de l’architecte prend corps dans la réalité, que l‘usine va s’incarner dans la ville, que la technologie et le travail définissent un destin humain, une activité là où l’animal ne fait rien, ne réalise rien et finalement se contente de survivre ou de suivre un « instinct ». Pour Heidegger, l’humain, c’est justement celui qui n’a pas d’être propre, qui n’est pas pourvu de ce que Heidegger appelle une sensibilité à des « désinhibiteurs ». De quoi s’agit-il? De ses signaux qui vont libérer chez les animaux leur être propre. 

La tique perçoit 3 choses: 1) la sueur des mammifères 2) la chaleur de leur sang 3) l’endroit de leur corps le moins riche en poils. Elle ne perçoit que cela et ne construit son milieu que là. Dans ce "milieu", elle est. Quand elle en est privée, elle demeure dans une sorte d’état léthargique qu’elle peut faire durer très longtemps (Dix huit ans pour une tique dans laboratoire à Rostok). L’homme est un « moins » là où Marx d’emblée le considère comme un « plus ». Evidemment on peut s’interroger ici sur la résonance entre le philosophe et le zoologie: elle tient dans un seul terme: celui d’ennui ou d’angoisse et de Da sein. L’homme est un « Da sein »: cela signifie que le fait d’être, il le vit comme « être là », sans rien avoir à faire. L’humain c’est l’animal qui se pose là, sans raisons d’être ou d’agir, sans but, sans devoir, sans horizon. L’être humain est désoeuvré parce qu’il fit sa présence comme désoeuvrement comme Zazie dans le roman de Raymond Queneau: « Qu’est-ce que je peux faire? Je n’sais pas quoi faire? » C’est ça un Da Sein, c’est le vide d’un plein, mais quel plein? Celui d’une nature où tous les animaux ont un milieu, un biotope à constituer dans une synergie totale avec leur être propre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de sens à être araignée sans toile, abeille sans cellule octogonale, tique sans acide butyrique.

Ici il nous faut revenir très précisément aux termes de Marx: «  Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »


Marx décrit une sorte de "coup d’avance", comme dans une partie d’échec, que l’humain aurait par rapport à l’araignée. Celle-ci fait ce qu’elle fait sans projet et donc ne se réalise pas dans la nature puisque il n’est rien d’elle qui s’effectue dans la toile. Elle fait la toile, c’est tout. Alors que l’architecte donne naissance à une maison qui est son invention et qui préexistait à sa réalisation dans son esprit. Pour Heidegger et pour Uexküll, c’est tout le contraire, l’humain a un temps de retard sur l’animal et la synchronie entre la toile et l’araignée est précisément l’indice d’un accaparement, d’une adéquation parfaite qui est celle de l’animal à son biotope. L’animal a un travail et ce travail est de suivre l’appel des désinhibiteurs à exister maintenant. L’homme, lui, n’a aucune invitation à exister maintenant. 

Il n’est pas du tout faux donc d’avancer que l’araignée n’a pas conscience de ce qu’elle fait, mais justement, c’est parce que la conscience est la marque de notre imperfection, d’une espèce « d’être moindre », de désoeuvrement. Nous avons le temps d’être conscient parce qu'un vide en nous est laissé en lieu et place de l’accaparement des animaux à construire leur biotope. Les animaux sont impliqués dans le travail d’être et cela s’appelle un biotope. Le hommes pointent d’abord au chômage de l’être et cela s’appelle « un monde ». Nous sommes les chômeurs ontologiques de la création.

C’est cela que Heidegger appelle le « désoeuvrement » et c’est fondamental, parce que précisément le travail va se constituer sur le fond de ce désoeuvrement en tous points premier, « ontologique ». Par ce dernier terme d’ontologie, il faut entendre que le rapport de l’homme à ce que c’est qu’être, au fait d’exister n’est pas « donné », qu’il est plutôt « vide », qu’il laisse prise à l’étonnement puis au doute, à l’angoisse. Le fait « d’être là », c’est ce qui se manifeste A l’être humain. Il est en quelque sorte devant le fait d’exister comme devant une porte, comme devant un seuil. Il n’en va pas de même pour l’araignée, pour l’abeille pour les animaux dont on pourrait dire qu’ils agissent comme s’ils se situaient déjà de l’autre côté de ce seuil. Ils ne sont pas devant le fait d’être, ils ne sont qu’à partir de lui


Dire de l’être humain qu’il est un Da Sein, c’est affirmer que le fait d’être humain ne nous installe pas du tout dans la spontanéité de constituer immédiatement un milieu correspondant à ce que nous sommes, ce que l’on appelle en biologie un Biotope. Une perspective fondamentale s’ouvre alors à nous: ce que nous étions tentés de concevoir comme une supériorité par rapport à la tique, à savoir le fait que nous sommes sensibles à une quantité d’affects beaucoup plus importante qu’elle, est aussi ce qui explique notre désoeuvrement puisque ces affects n’agissent pas du tout comme des signaux déclencheurs. Oui, nous voyons la forêt dans son ensemble,  là où la tique ne sent que la sueur des mammifères, ne ressent qu’un degré de chaleur de 37 degrés, n’est sensible tactilement qu’à un espace de peau entre les poils. En même temps, la forêt est devant nous comme un signifiant vide, comme un lieu rempli d’arbres dont nous allons exploiter le bois, déraciner les troncs, concevoir la présence comme celle d’une ressource. Nous n’avons de travail que pour combler une faille ontologique originelle, un vide, une absence (il n’est VRAIMENT pas indifférent ici de noter à quel point c’est probablement le développement même de la pandémie de Covid qui ici trouve une explication: privés de biotope, nous n’avons pas la sensibilité aux biotopes animaux et végétaux de telle sorte que nous démantelons sans même nous en rendre compte, l’entrecroisement parfait des biotopes grâce auxquels la nature s’effectue, ce qui crée des souches virales contagieuses et violentes dont nous subissons les effets, effets boomerang).


2) Le Da sein est « Border Line » 


Il convient d’éclairer le texte de Marx de la perspective de Jacob Von Uexküll et de ce qu’en fait Heidegger en insistant sur l’impossibilité dans laquelle il (Marx) se trouvait de jouir de cette réflexion sur le milieu animal. Toutefois on réalise à quel point, du coup, son point de départ est faussé, alors même qu’il se porte sur un point essentiel, à savoir sur la place qu’occupe le travail dans le devenir anthropique de l’espèce. Il est tout à fait exact que l’être humain se caractérise par une façon de travailler qui n’a rien à voir avec celle de l’animal, mais il est tout à fait faux, par contre, que le travail humain marque une réalisation de soi plus accomplie, plus libre, bref meilleure que celle de l’animal. C’est exactement le contraire qui est vrai. Le «  travail » de la tique par le biais duquel elle effectue son biotope est exactement dans la dynamique pure de ce que c’est que d’être tique, et c’est la même chose pour l’araignée et pour l’abeille.

Le travail humain par opposition ne s’effectue en aucune façon à partir de ce que c’est qu’être humain naturellement, tout simplement parce qu’il n’y a pas de biotope humain à partir duquel « un avoir à être humain » pourrait naturellement se décliner. Ce n’est pas « donné », c’est à construire (dans une cité, dans une polis). Nous pourrions même affirmer que ça se travaille justement. Le Da Sein c’est l’être pour lequel être, en soi, est un « chantier », avec tout ce qu’un chantier implique de contingence, de danger, de fragilité par rapport aux aléas des circonstances, de précarité, de vertige, bref de difficulté. C’est comme un chantier sans maître d’oeuvre, sans feuille de route préalable, sans plan. Certes l’architecte a le plan de la maison en tête avant que la maison se construise bel et bien, conformément à son plan dans la nature, sauf que cette maison n’est pas à l’homme ce que la toile est à l’araignée, ne serait-ce que parce qu’elle ne s’intègre pas à d’autres biotopes animaux avec lesquels l’oeuvre de la nature croît, s’engendre, se donne naissance (natura: ce qui en train de naître).

Là où Marx, à n‘en pas douter souligne une forme de supériorité du travail humain sur le travail animal (« Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche ») ne s’effectue en réalité qu’une déficience, un non lieu, une perte, qu’une tentative de compensation à un manque originel. Ce n’est pas parce qu’il sait quoi faire qu’il construit une maison d’abord planifiée par ses soins, mais c’est justement parce qu’il ne sait pas quoi faire, parce qu’il est désoeuvré ontologiquement. Là où Marx semble penser que l’homme réalise pleinement et surtout librement son être, il ne fait que pallier, autant qu’il peut l’absence d’être, l’absence de biotope, le désoeuvrement ontologique qui le caractérise. 


Tout ceci finalement vient de ce que Marx a lu et adopté de nombreuses thèses de Hegel, au premier rang desquelles nous pouvons situer la différence entre le pour soi et l’en soi, c’est-à-dire que l’homme a ceci de plus que l’animal qu’il ne fait pas qu’exister « en soi », c’est-à-dire en tant qu’organisme vivant, mais qu’il existe aussi pour soi, c’est-à-dire qu’il a conscience d’exister. Cette conscience, c’est vraiment ce qui nous définit en propre, et cela est parfaitement exact sauf que, selon Heidegger, cela  fait partie intégrante du Da Sein parce que, de fait, exister n’est pas une condition que nous habitons « de l’intérieur », mais "de l’extérieur". Un Da sein, c’est un être qui existe de l’extérieur de ce que c’est qu’exister. L’animal au contraire n’existe que de l’intérieur de ce qu’exister « est ». Il est une plénitude qui nous est ontologiquement refusée à nous, en tant qu’humains, c’est celle de nous situer de plain pied avec ce que c’est qu’être, et c’est justement pour cette raison que nous oeuvrons pour qu’un extérieur soit. 

Que nous n’ayons pas d’autre choix que de créer cet extérieur, c’est-à-dire ces ustensiles, ces outils, ces maisons, ces infrastructures au fil desquelles tout un monde humain se constitue est donc indiscutable, mais il ne s’ensuit pas que quelque chose de notre essence humaine s’y reconnaisse, alors que c’est exactement ce qui définit le fond des thèses hégéliennes et marxistes. Bien au contraire, ce que traduisent tous ces objets, tout cet environnement humain que l’homme produit, c’est justement que l’être humain n’a pas d’essence, pas d’être, pas de biotope. Il n’accomplit rien, il expérimente dans tous les sens du terme, dans tout ce qu’une expérimentation a d’innovant de potentiellement « génial » mais aussi de très risqué, de dangereux. Le Da sein, c’est la créature la plus « border line » de tout le règne animal (ce terme est VRAIMENT juste)

Ce qui est fascinant dans le texte de Marx, c’est qu’il a bien noté la différence essentielle ente l’humain et l’animal mais qu’il l’a abordée sous un angle biaisé, qu’il a perçu une supériorité là où ne se marque en réalité qu’une défaillance. Il n’est pas du tout acquis que cela falsifie les conclusions qu’il va en retirer. Toutefois, on ne peut que pointer l’évidence d’une vérité qui transparaît dans ce passage sans que Marx ne s’y attarde vraiment. Il insiste en effet sur le décalage entre l’idée d’avance et la réalisation d’après en y situant toute la maîtrise d’une liberté qui sait ce qu’elle fait, qui ne produit que ce qu’elle a projetée de produire. Cela signifie qu'a contrario, l’araignée ne dispose pas de ce plan d’avance, et c’est parfaitement exact, mais, dans la perspective de Von Uexküll, ce n’est pas du tout parce qu’elle est « limitée », ou parce qu’elle serait privée d’initiative, de liberté, de capacité d’expression de soi, c’est au contraire parce qu’elle libère totalement ce qu’elle est dans son ouvrage, ouvrage qu’elle ne distingue en rien de son être d’araignée.  Ce qui est donné à l’araignée par sa sensibilité aux désinhibiteurs, c’est-à-dire aux signaux déclencheurs qui limitent sa perception à tout ce qui est exclusivement requis par sa tâche, c’est la libération totale de ce qu’elle est, c’est la réalisation de son être, c'est l'effort qu'elle libère pour persévérer dans son être, c'est son conatus.


L’observation éthologique démontrant que la toile de l’araignée intégrait les paramètres du vol de la mouche manifeste clairement cet entrecroisement des biotopes animaux. Il n’est rien que l’araignée accomplisse de moins que l’homme, c’est exactement le contraire: elle réalise ce qu’il est « attendu » qu’elle réalise étant entendu qu’elle est ce qu’elle est dans une nature au sein de laquelle les biotopes de toutes les espèces se croisent de telle sorte que la mouche libère son être de mouche en se faisant prendre dans la toile de l’araignée.  En d’autres termes qu’il y ait une instantanéité pour l’abeille entre la toile et le « devoir être » de la toile, c’est bien ce qui marque la perfection, non seulement de son biotope mais de l’adéquation de son biotope par rapport à tous les biotopes des autres animaux. Elle accomplit exactement ce qu’il convient d’accomplir dans une harmonie hallucinante au gré de laquelle le concert de la nature joue sa partition. Il faut vraiment filer philosophiquement cette métaphore du concert musical parce qu’elle est très riche.


Représentons-nous un concert un peu étrange dont les instrumentistes jouent d’autant mieux que chacun et chacun ne joue que sa propre partition, n’oeuvre que dans l’accomplissement de SON biotope, mais sans conscience, aveuglément et produit ainsi (mais sans le savoir) une musique miraculeusement « juste », parfaite, adéquate. C’est ça: la nature (au sens spinoziste du terme). Mais voilà que dans ce concert, bizarrement un instrumentiste fait tâche 1) parce qu’il n’a pas de partition, 2) parce qu’il est conscient qu’il n’en a pas. 

Mais alors qu’est-ce qu’il fait? Il va jouer sa musique, il va improviser son morceau au milieu des autres concertistes, ce qui immanquablement ne pourra provoquer autre chose que de la cacophonie. Évidemment chacune et chacun voit bien ce qu’il s’agit d’entendre par cacophonie: Déforestation, 6e extinction massive d’espèces de la faune et de la flore, réchauffement climatique, anthropocène, etc. Ici encore, nous percevons bien pourquoi, compte tenu de son époque, ces problématiques là ne sont pas apparues à Karl Marx (surtout quand on pense que cela a encore du mal à franchir le seuil de résistance de certains esprits aujourd’hui même, mais bon! On avait dit qu’on ne parlerait pas de Pascal Praud)


3) La dialectique du maître et de l’esclave - Hegel

Est-il dans la nature de l’être humain, c’est-à-dire du Da Sein, de travailler? Si, par « nature », nous entendons ce qui est donné, dans une sorte d’état brut, « tel que », c’est-à-dire la nature comme réalité pure non transformée par une transformation humaine, non artificiel, il apparaît clairement qu’aussi bien pour Heidegger que pour Marx, la réponse est « non ». La différence entre l’effort fourni par l’animal pour être lui-même dans son biotope et l’effort de l’être humain pour créer autour de lui un environnement qui soit à son image est radicale. Pour Marx, ce n’est pas naturellement que l’architecte conçoit d’abord puis construit la maison. Pour Heidegger, le da sein fait l’expérience de l’absence de signaux déclencheurs de son milieu. Il se retrouve dans « le monde », c’est-à-dire dans un lieu qu’il voit mieux que l’animal, en un sens, puisque il n’est pas limité par les désinhibiteurs, mais en même temps qui ne stimule naturellement aucune action.  Donc naturellement (dans ce sens là du mot nature), pour les deux philosophes, la réponse à la question est « non ».

Par contre, si, par « nature » nous entendons: « ce qui est propre à », ce qui constitue une singularité assignable à un type d’être, tout change, et les deux philosophes répondraient « oui » à la question. L’architecte est conscient de l’effort qu’il produit. Il ne l’accomplit pas aveuglément, dans une sorte de spontanéité pure et pulsionnelle.  C’est justement à cause de cette conscience qu’il a d’abord une idée, un plan, et qu’ensuite, il fait concrètement surgir la maison dans la réalité. 

C’est exactement ici encore la distinction entre l’en soi et le pour soi telle que nous le trouvons chez Hegel qui explique cette dualité. L’être humain existe « en soi » , comme l’animal, le végétal (c’est-à-dire qu’il a une réalité organique pure, spontanée, aveugle) mais il existe aussi pour soi. Il se représente à lui-même. Être conscient c’est de dédoubler en sujet et objet de cette conscience, je me sais exister par quoi je suis celui qui sait et ce qui est « su ». Je suis l’objet d’une représentation dont je suis aussi le sujet.


Or, selon Hegel dans « Esthétique », il existe aussi un processus de conscience de soi qui s’effectue pratiquement:

  « l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une oeuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. » 

Qu’est-ce que la maison de l’architecte, dans cette perspective Hégélienne? Ce n’est pas du tout un mode d’habitation qui ne viserait que le confort ou la survie. C’est bien plus que cela: dans la transformation d’une matière brute comme l’arbre, la pierre, le sable, l’eau en charpente, en parpaings, en mortier, ciment, etc, jusqu’à la maison, ce qui s’effectue d’abord, c’est un travail de reconnaissance, exactement comme un visage se reconnaît comme « sien »  dans le miroir. L’être humain, parce qu’il est conscient, se dédouble, se manifeste à soi comme présence dans le monde. Mais cette présence à soi a besoin de se matérialiser en tant que présence à soi dans la nature, par quoi il est nécessaire que la nature elle-même soit totalement impliquée dans l’oeuvre de cette reconnaissance de soi et cela par le TRAVAIL. 

Transformer un matériau naturel en ouvrage humain construit par des humains pour des humains, c’est faire en sorte que l’humain, voyant la maison, contemple la marque qu’il a imposée à la nature. La poutre taillée dans le bois, le parpaing retravaillé à partir de la pierre, l’eau, le sable assimilés dans le mortier, manifeste l’intention et le résultat d’une transformation. L’homme s’y reconnaît en tant que pouvoir de transformation. Dans tout ouvrage de substitution d’une réalité construite à une réalité naturelle, quelque chose du propre de l’homme se retrouve et s’effectue en tant que conscience, que reconnaissance de soi. Il est alors possible d’affirmer que, dans une perspective Hégélienne, et donc marxiste sur ce point, la nature de l’homme (au sens de propre à…) se manifeste dans le fait de transformer et même de nier la nature (au sens de réalité brute et donnée). La nature de l’Humain, c’est de nier la nature et de se constituer comme conscience comme pouvoir de transformation et donc de liberté. 

C’est exactement ce que suggère Karl Marx, dans la dernière phrase du texte: « Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. »

C’est vraiment l’humain dans ce qu’il a de propre c’est-à-dire en tant qu’être conscient et libre, qui s’exprime dans une modalité de travail qui n’a rien à voir avec celle de l’animal puisque l’abeille, l’araignée et pourrions nous rajouter: la tique, font des actions et même des ouvrages parfaits, mais inconsciemment, sans savoir ce qu’elles font. Elles ne s’inscrivent pas dans la nature, elles « sont » la nature et ne disposent donc en aucune façon de la moindre faculté d’émancipation, d’autonomie, de liberté. 

La nature de l’humain (comme étant le propre de..) c’est de nier la nature en tant que donné brut). Hegel évoque finalement ici le travail en tant que travail du négatif. La liberté de l’être humain et sa spécificité, c’est de se constituer comme le négatif de la nature, et d’effectuer cette négativité dans le dynamisme d’un progrès par quoi une Histoire prend corps et impulsion.


Nous réaliserons encore mieux ce que Marx a trouvé chez Hegel comme résonance  si nous relions tout ceci à une thèse hégélienne trés connue sous le nom de « dialectique du maître et de l’esclave ». Cette thèse consiste finalement à tirer le fil de toutes les implications du travail du négatif mais dans une perspective « sociale », ou plus précisément car Hegel n’est VRAIMENT pas un sociologue (la sociologie n’existait pas encore) dan le rapport entre les humains, eux mêmes. 

En l’être humain se mêlent donc de l’en soi (de l’organique, du corps) et du pour soi (de la conscience), mais la spécificité de l’homme, c’est justement le pour soi. Pour Hegel, plus l’humain est conscience, plus il est humain, ce qui impose le travail du négatif par rapport à la nature et donc par rapport à ce qui est naturel en soi. Il faut relier cette évidence avec le fait que les humains ne vont pas se contenter d’être reconnus par leur travail du négatif à l’égard de la nature mais aussi par rapport aux autres êtres humains. Cela  va donc se traduire aussi par une forme de lutte plus ou moins larvée entre les hommes, chacun voulant être reconnu sans pour autant reconnaître. Mais comment se faire connaître comme conscience par une autre conscience? La réponse est simple: en s’affirmant comme conscience davantage qu’elle. Une conscience s’impose à une autre conscience comme étant plus conscience qu’elle en allant plus loin qu’elle dans le travail du négatif.

  Ce travail du négatif ne s’exerce pas seulement contre la nature extérieure mais aussi contre ce qui en nous tient encore de la nature, de l’en soi, c’est-à-dire du vital, des besoins vitaux, nécessaires à la survie.  Cette surenchère dans le travail du négatif suppose donc que nous prenions le risque de la mort, que nous manifestations dans nos actions, dans nos modes de vie, notre statut  de conscience déracinée des seules nécessités vitales. Nous ne serons reconnus par une autre conscience (sans la reconnaître) que si nous manifestons davantage qu’elle, dans notre existence, un désintéressement à l’égard des fonctions vitales et une implication dans toute  activité consciente, « élevée », noble, humaine.  C’est cela: prendre le risque de la mort.

Il y a donc:

1) un combat: la lutte entre les consciences

2) un enjeu qui est la reconnaissance

3) un critère de victoire: le risque de la mort

A la suite de cette lutte, celui qui est reconnu est le maître, celui qui reconnaît est l’esclave: il perd le combat parce qu’il n’est pas allé aussi loin que le maître dans le risque encouru de la mort. 

Mais la lutte pour la reconnaissance ne s’arrête pas là, car l’esclave non reconnu par le maître, a toujours la capacité d’activer le travail du négatif contre la nature. Il a échoué contre l’autre conscience, mais pas contre ce donné brut qu’il va transformer en réalité construite dans le reflet de laquelle il pourra se reconnaître « lui », l’esclave, de telle sorte que le produit de son travail, c’est-à-dire finalement la cité, les outils et les structures portant la trace de son travail d’humain seront non plus à l’image du maître mais à celle de l’esclave. Ce qui se gagne dans le travail, c’est finalement la conquête par l’esclave d’une reconnaissance de soi.

Dans cet ouvrage du négatif au fil duquel l’esclave va finalement gagner la lutte pour la reconnaissance, Karl Marx perçoit l’élection de la condition ouvrière comme classe sociale portant sur ces épaules le progrès comme destin humain.




4) Le sens de l’histoire et l’ouverture du monde 

Ce n’est pas tant la nature de l’homme de travailler, au sens de disposition innée, que ce que l’on pourrait appeler « sa destinée », mais pas du tout, (vraiment pas) au sens surnaturel du terme. Le travail est à la fois ce par quoi l’être humain s’ouvre la perspective d‘un progrès technique dans une nature qui en elle même est immuable et cyclique, mais aussi ce qui oriente son évolution vers l’acquisition par les ouvriers d’une reconnaissance sociale, humaine dont l’horizon est le communisme, à savoir l’auto-gestion par les travailleurs de tous les moyens de production. Que l’être humain soit un être historique, impulsé par une dynamique sociale, c’est ce dont le travail est la cause efficiente et le moteur. Il est, en un certain sens, naturel à l’être humain de travailler contre la nature et de suivre le travail du négatif jusqu’à ce que la condition du travailleur se reconnaisse pleinement dans l’activité productive et dans les biens produits.

Nous pouvons maintenant situer précisément les divergences entre la conception du travail de Hegel et Marx d’un côté et de Heidegger, de Jacob Von Uexküll (même si jamais l’éthologue ne s’est exprimé là-dessus, mais ce sont ses observations qui nous intéressent) de l’autre.

L’idée qu’une liberté humaine s’effectue dans et par le travail n’est pas du tout partagée dans la perspective de la distinction entre le milieu et le monde. Il est tout à fait juste que le Da Sein est conscient mais cette lucidité se manifeste initialement et durablement comme « angoisse ». Du point de vue de Heidegger, la distinction entre l’en soi et le pour soi est bel et bien efficiente, mais certainement pas en accréditant le « pour soi »  d’une supériorité quelconque. Hegel et Marx font comme si la synchronisation dans l’araignée de la toile conçue et de la toile réelle était l’indice qu’il n’y a pas finalement de toile « conçue ».  La finesse et l’intelligence de l’ouvrage est pourtant manifeste et l’on ne voit pas bien comment on pourrait soutenir qu’elle n’a pas été « pensée ». Mais qui pense et comment? « La nature, pas l’araignée » serions nous tentés de répondre précipitamment mais la nature c’est aussi l’araignée et de fait, rien dans le comportement de l’araignée ne pointe vers une conscience personnelle de soi, voire vers une conscience tout court.


Qu’il y ait une perfection de pensée, de nature, d’exécution et finalement d’ ETRE  dans le « travail » animal qui installe les biotopes à l’intérieur desquels il est donné à chaque animal d’être, c’est ce que ni Hegel, ni Marx n’envisagent à aucun moment. Que nous soyons confrontés dans l’« en soi » à ce qu’il faut bien appeler l’être même, dans toute sa justesse, dans toute son adéquation, dans toute sa noblesse, n’est pourtant pas du tout une hypothèse sans fondement comme le poète allemand Rainer Maria Rilke le soutiendra poétiquement dans son oeuvre « Les élégies de Duino ».

Ce n’est pas pour autant qu’il faudrait en déduire que l’homme puisse accéder à cette dimension là.  Dans notre proximité, dans notre côtoiement avec les milieux animaux, nous ne frôlons peut-être rien d‘autre que « le grand secret », que la perfection pure de ce que c’est qu’être. Pas besoin d‘aller chercher des Dieux, des mythologies, des cultes à des divinités transcendantes, « L’être des êtres »: cela pourrait bien être l’araignée et sa toile, l’abeille et sa cellule, l’orchidée et la guêpe, etc., ce qui est le plus immanent, efficient, proche, mais d’une proximité qui demeure, malgré sa contigüité, énigmatique voire totalement obscure à nos yeux.


 Il est vraiment dans la nature de l’araignée de tisser la toile et de la tisser de telle sorte que nécessairement la mouche s’y prendra parce que l’intelligence qui s’impose dans l’accord du tissage de la toile et de la modalité de vol des mouches est naturelle, parce que les biotopes de la mouche et de l’araignée sont faits pour correspondre. Il n’existe pas pour les hommes d’intuition, d’écoute, de sensibilité ou d’ouverture à cette intelligence préalable. Que ce soit pour construire des maisons, des villes, des barrages, etc, rien ici ne semble guider l’intelligence humaine si ce n’est une intelligence planificatrice, constructrice, processuelle, divisée en plusieurs temps. C’est précisément la raison pour laquelle Hegel et Marx considère que dans le travail quelque chose de libre, d’humain et finalement d’historique s’accomplit. L’être humain fait surgir dans la nature l’objet qu’il avait d’abord conçu de telle sorte qu’il est libre, par son travail ,de faire émerger. Il ne fait aucun doute que pour ces deux philosophes, l’en soi de la nature est obscur, instinctif, déterminé, aveugle, inconscient et donc voué à servir de fond d’écran à l’ingéniosité et à la liberté de l’être humain. 

Aussi rigoureuse et profonde que soient cette conception hégélienne et marxiste du travail, on y relève quand même un fond d’anthropocentrisme en ceci qu’ils n‘envisagent pas du tout la possibilité que s’effectuent dans le mode de conception de l’abeille ou de l’araignée une libération de leur être d’abeille ou d’araignée, voire une libération de l’être tout court.  

Qu’il existe dans la nature une spécificité radicale du travail humain, que quelque chose de l’humain se dise se signe s’effectue en effet par ce travail est indiscutable et sur ce point Hegel et Heidegger se retrouvent mais c’est dans la compréhension de ce qui constitue vraiment cette spécificité que ces deux philosophies divergent. Tout ce que Hegel et Marx décrivent comme liberté et comme progrès est situé par Heidegger comme expérience de l’angoisse et du dénuement, désoeuvrement.  L’être humain s’ennuie fondamentalement d’abord et il est désoeuvré, en ce sens qu’il n’a pas de milieu à se constituer.  L’animal est dans la stupeur mais dans une stupeur occupée, impliquée, toute absorbée par l’ouvrage de son biotope: la toile, la cellule de la ruche, le saut dans la partie sans poil des mammifères. L’Homme peut sembler libre en ce sens qu’il n’est pas déterminé naturellement à construire une maison, une ville des infrastructures, mais 1) Pourquoi déduire de cette « liberté » qu’elle définit (comme par opposition ) l’activité de l’animal comme « soumise », ou comme « instinctive », ou en tout cas «  contrainte » alors même qu’il se produit bien dans cette constitution une « libération » de l’être même de l’araignée ou de l’abeille?

2)  Comment interpréter l’ouvrage des animaux? La construction de leur milieu est-elle pour eux une question de survie ou une libération de leur être?  Pour Hegel et Marx, il ne fait aucun doute que c’est la première option qui est adoptée mais pour Jacob Von Uexküll c’est la deuxième. 

3) Qu’il y ait un « progrès » dans les modalités de travail humain  pose question car quel sera le critère de ce progrès si ce n’est celui que l’être humain définit, prédéfinit ,pris qu’il est dans le mouvement même de ce qu’il est censé définir, fixer, poser? Que ce progrès ne coïncide pas du tout avec ce mouvement naturel de génération de nature et d’entrecroisement des biotopes, c’est bien ce dont nous faisons, nous au 21e siècle l’expérience. Ce point est vraiment fondamental: ne sommes-nous pas en train de vivre l’erreur de perspective de Hegel et de Marx, c’est-à-dire l’impossibilité de définir comme « progrès » ce qui constitue finalement le travail de l’esclave, cette dialectique, ce travail du négatif par le biais duquel le travailleur se reconnaît dans une nature qu’il transforme en fonction de son être?


Est-il de la nature de l’être humain de travailler? Nous venons clairement de répondre à cette question pour Hegel et pour Marx: non ce n’est pas la nature de l’Homme, c’est au contraire ce par quoi il se constitue comme un être qui se situe à part du déterminisme naturel, contrairement à l’animal.  C’est pour cela que l’architecte est libre de construire la maison alors que l’araignée ne l’est pas de tisser sa toile. 

Mais qu’en est-il pour Heidegger? L’homme est Da sein et cette condition est la SIENNE, elle est ontologiquement la sienne, c’est-à-dire que dans cette angoisse, dans ce désoeuvrement, dans ce questionnement à l’égard de ce que c’est qu’être, c’est vraiment et exclusivement ce que c’est qu’être humain qui se dit et s’effectue. Est-ce que l’homme naturellement « travaille »? Non, justement il n’a pas de « travail ». Mais pour l’araignée est-ce vraiment du travail que de construire sa toile? Ici, il y a deux possibilités de réponse: soit nous entendons par « travail » la transformation d’une matière première en vue d’en faire un matériau second grâce auquel le travailleur se reconnaît dans son ouvrage, conception hégélienne, donc, la réponse est « non » bien sûr. Mais si par travail, nous entendons « transformation », changement, action par le biais de laquelle s’effectue un changement, un devenir, alors il ne fait pas de doute que l’animal, la nature, la vie travaille. Il est de la nature de la nature d’être naturante, c’est-à-dire travailleuse. Quelque chose oeuvre dans la nature? Quoi? La nature elle-même, mais il semble bien que cette nature même n’est pas de tâche à confier à l’être humain.

C’est à partir de cette situation qu’il convient d’accorder toute son importance à la différence entre monde d’une part et milieu ou biotope d’autre part. Quand nous disons l’humain vit dans le monde, nous pensons vraiment dire une évidence, un pléonasme, une remarque sans le moindre intérêt. Mais c’est faux, l’animal, lui, n’est jamais au monde, ni dans le monde. Il constitue « son » monde et ça s’appelle un milieu. Les animaux comme les hommes ne vivent qu’en transformant ce qui les entoure mais pas du tout de la même façon. L’homme est d’abord désœuvré parce que cette présence du monde se manifeste à lui comme désolation, paysage désolé. L’animal est immédiatement réquisitionné par l’ouvrage de transformation de la nature par et pour elle-même. 

Or ce qui fait monde pour l’humain, c’est finalement la même chose, le même espace, le même lieu que celui qui fait biotope pour les animaux. Les biotopes ne sont pas dans un au-delà du monde, ils sont dans le monde mais ils ne se manifestent pas aux animaux « comme » mondes. Si l’on tient absolument à ce terme (mais il ne vaut mieux pas) on pourrait dire qu’il y a une multitude de mondes dans ce que l’homme lui, privé de biotope, voit comme LE monde.


Cela signifie, que l’animal est toujours déjà dans son monde, ou dans son milieu. Il ne vit que de l’intérieur de ce que c’est qu’un biotope. Il n’y a pas de « Hors biotope » pour un animal. Il est déjà « dedans » et cela parce qu’il n’appréhende le fait d’être que du dedans de ce que c’est qu’être, et qu’il ne jouit pas de la moindre vision de ce que c’est qu’être, ni même de ce que c’est qu’un biotope. Inversement le questionnement du da sein ne fait qu’un avec sa perception désolée du monde. L’être humain « a le temps » de se questionner sur ce que c’est qu’être parce qu’il n’habite pas cette condition du dedans de ce qu’elle est, de la même façon qu’il n’est pas DANS le monde de l’intérieur de ce qu’est le monde. L’existence de l’humain dans le monde ne fait pas sens pour l’humain alors qu’au contraire le tissage de la toile est ce qui participe de la raison d‘être de l’araignée. L’homme n’a pas de raisons d‘être dans le monde. L’araignée trouve dans sa toile tout ce qui la constitue en tant qu’araignée, mais justement cette adéquation est tellement pure, tellement donnée, tellement immédiate qu’il n’y pas ici d’espace pour la conscience. L’araignée ne se sait pas être, ne se sait pas tisser une toile, ne se sait pas existante en tant qu’araignée parce qu’elle déjà accaparée dans la tâche d’être tout cela: l’araignée, la toile, le milieu.

Il n’est vraiment, mais vraiment pas question ici de pointer une spécificité glorieuse, un destin, encore moins, une propriété élective par le biais de laquelle nous nous considérerions comme « choisis », mais de fait, il faut bien constater que cette condition de Da Sein, précisément dans ce qu’elle peut revêtir de désespérant, à savoir dans cette absence de raison d’être dans un monde au sein duquel nous ne nous sentons appelés par rien, nous donne une aptitude, une seule: ce désœuvrement, cette absence de sens de notre existence est aussi ce qui manifeste une conscience de cette existence. En d’autres termes, le fait même que nous éprouvions notre existence comme n’ayant pas de Sens, atteste de cette aptitude à questionner le sens, à traverser l’être de cette posture là, de cette demande de sens comme si du fait d’être, nous étions LA QUESTION. Et dés lors, notre existence n’est plus tout à fait insensée, non pas parce qu’elle aurait un sens, mais parce qu’elle pose la question du sens, ce que les animaux ne font pas.  Les animaux ont une raison d’être qu’ils effectuent sans le savoir et nous, humains, nous n’en n’avons pas, en le sachant voire en la voyant à l’oeuvre dans la nature et dans les biotopes qui nous entourent et nous excluent.


Mais il y a bien une « exclusive » qui dés lors nous apparaît avec une évidence en tous points lumineuse: c’est que nous sommes « ça », nous sommes ce « questionnement éclairant » de ce que c’est qu’être. Pour les animaux, être se donne « tout d’un bloc » en un sens, même si ce bloc s’harmonise magnifiquement dans un entrecroisement contrapuntique de biotopes.  Pour l’humain, comme pour l’Adam de la Chapelle Sixtine, être se donne de façon moins franche, moins tranchée, dans l’efficience contingente d’un peut-être, d’un poignet lascif. « Etre ou ne pas être », c’est toute la question humaine finalement, soit cette aptitude de l’homme à être dans le questionnement et l’interrogation insistante de sa propre condition. L’homme questionne sa raison d’être et du coup se voit étant, l’animal ne la questionne pas et s’ignore existant: voilà ce que l’on peut retirer de notre situation da sein: ce qui fait sa spécificité: « voir » est aussi ce qui fait sa pauvreté, son dénuement: n’avoir aucune raison d’être. De ce que c’est qu’être nous sommes la tête chercheuse et questionnante. Nous sommes la teneur interrogatrice et philosophe de l’être (ce qu’Heidegger a décrit avec des termes assez imagés comme « clairière, éclaircie, berger, gardien »).


5) L’oeuvre d’art et le temps du travail

Maintenant que nous avons saisi l’importance du Da Sein dans la compréhension de ce qui fait d’une existence qu’on peut la dire et la vivre comme « humaine », nous pouvons vraiment répondre à la question: est-il dans la nature de l’être humain de travailler? Oui à condition que ce travail réalise de lui son être de « da sein ». Ce qui nous spécifie dans la nature, c'est d’en être le révélateur, le projecteur questionnant, le visage, au sens de rendre visible ce qui sans nous ne le serait pas. De fait être, c’est ce qui ne disposerait d’aune visibilité sans l’humain, c’est ce qui s’accomplirait dans la clandestinité obscure des milieux animaux. 

Mais comment oeuvrer afin que cette visibilité soit,  que le visage de l’être rayonne? Il faut nous interroger ici: quelle est l’activité grâce à laquelle le fait d’exister se « signale », se donne à percevoir dans sa plus évidente authenticité? Qu’est-ce que l’homme fait qui puisse correspondre à cette condition dont nous savons maintenant qu’elle est la sienne: rendre visible?

Le peintre Paul Klee répond clairement à cette question: « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible. » Devant les toutes premières oeuvres découvertes de l’humanité, comme les mégalithes, les peintures rupestres, les dolmens, etc, nous ne pouvons nier l’intensité de notre trouble, mais il trouve ici une réponse. L’oeuvre d’art est de toutes les productions de l’humain la plus directement et la plus originellement en phase avec sa condition de da sein. Pourquoi? Parce que son sens s’impose dans le même vacillement, dans la même hésitation, dans le même suspens interrogatif. Qu’est-ce que ça veut dire? Nous nous interrogeons, sans cesse, devant les pyramides, devant un poème de Mallarmé, une toile de Velasquez ou de Picasso, etc. Mais de la même façon, qu’est-ce que ça veut dire que j’existe? Dans les deux cas (c'est-à-dire devant l'oeuvre d'art et devant le fait de mon existence), la réponse est la même: "rien", ou plutôt la réponse est dans la question: exister, créer une œuvre, la contempler, la percevoir, c’est tout Un et ça n’a pas d’aune sens que celui d’être. Dans l’œuvre comme dans l’existence la question du sens retourne à elle-même, pour valoir en elle-même et marquer de son sceau le fait pur et donné de toute présence humaine. L’humain c’est l’être de la question et c’est la question de l’être, et c’est cela une œuvre, c’est une existence bien comprise, indépendamment de tout vécu personnel, c’est ce que c’est que comprendre en quoi exister consiste.


A chaque fois que nous contemplons les gravures rupestres de Lascaux ou de la grotte Chauvet, nous sommes comme « électrisés » par une sorte de champ magnétique de da sein à da sein, car en fait les peintures sont « là » comme nous, humains nous vivons comme être là.  Elle ne sont que là, elles ne s’inscrivent pas dans une utilité pratique, elles ne relèvent pas de la survie, ni d’une nécessité vitale mais de l’être, de ce que c’est qu’être, toute à la fois comme angoisse devant le fait d’être et comme signe de cette contingence angoissée. 

Ce qui vient ici au premier plan, c’est la gratuité. Il n’y a pas de rentabilité, d’utilité pratique. Dans un second temps, nous devons nous interroger sur ces oeuvres: ne tiendraient-elles pas lieu pour l’homme  de  ce qui pour les animaux déclenchent les milieux, de ce que Heidegger appelle les désinhibiteurs? 

« Toute œuvre d’art est poème parce qu’elle laisse advenir l’être de la chose, la choséité de la chose telle qu’on peut l’admettre dans les poèmes d’Hölderlin ou dans la toile des « Souliers » de Van Gogh, la choséité de la chose, son essence, sa consistance au travers de sa fragilité, sa solidité au travers de sa liquéfaction, le retrait au travers du don. Paradoxe de l’œuvre d’art qui donne à voir ce qui échappe au regard, qui dit ce qui se clôture dans le silence, qui présente la préhension de ce qui résiste à toute donation : l’Etre »

Toute la difficulté de ce passage de Heidegger s’efface dés qu’on réalise que le propre d’une oeuvre est d’éclairer « ce qui est », par le versant de sa gratuité, et par conséquent tel qu’il est, tel qu’il ne fait qu’être là. Van Gogh, par exemple peint les souliers d’une paysanne et dans une analyse célèbre et assez difficile à comprendre, Heidegger décrypte ce qui fait de ce tableau qu’il est une oeuvre d’art. Or tout cela revient finalement à une seule et même évidence: Van Gogh peint ces souliers en tant qu’ils sont là, et pas du tout en tant qu’ils ont un usage, qu’ils ont été fabriqués, qu’ils dénoteraient une appartenance à une classe sociale, etc. Ils sont « là ». Et un peintre notamment, c’est uniquement un homme qui pointe ce que c’est que l’être-là d’une chaussure, d’une montagne ou d’un visage. Ce n’est pas la peine d’aller chercher des messages à  n’en plus finir. La nature est « là » mais 1) l’animal ne voit pas cette nature là, il voit les indicateurs à partir duquel il va faire son milieu 2) nous non plus nous ne le verrons pas si l’un de nous ne manifestera pas effectivement l’existence de ce monde là aux êtres là que nous sommes par l’intermédiaire d’une œuvre qui ne fait que souligner cet être là. C’est ça une œuvre d’art : l’ouverture d’un monde là aux humains qui sont souvent trop pris dans une multitude d’autres occupations accessoires pour ne pas voir le plus important: le monde est là. Sans œuvre d’art ou objet sacré il n’y aurait pas de monde; il n'y aurait qu'e des biotopes et une nature-ressource (une nature vue par Elon Musk)

Il est de la nature de l’homme de travailler au sens d’oeuvrer, de faire une oeuvre. Nous comprenons bien ici tout ce qui peut sembler problématique dans les termes « nature » et « travailler », parce que nous avons coutume de distinguer nature et culture et aussi parce que par travail nous entendons autre chose que faire une oeuvre. Mais la réflexion de Heidegger nous permet de situer vraiment notre réflexion à l’origine et surtout dans une perspective anthropologique. Par nature, il convient d’entendre ce qui définit en propre, ce qui constitue la condition la plus juste et la plus spécifique, la plus efficiente de l’être humain. C’est le da sein, la capacité à éclairer l’être de sa nuance visible et interrogative. 


Dés lors que nous avons, sans contestation aucune, désigné une « nature », une consistance qui puisse assumer, prendre sur elle même d’être Humaine, nous sommes porteurs d’une puissance qu’il nous revient de libérer par des actions, par des oeuvres, par des situations. Nous n’avons pas de biotope. Nous sommes donc désoeuvrés mais nous sommes dotés de cette aptitude à faire advenir en lieu et place des milieux «  le monde » à condition que nous rendions visible, réel, tangible son être-là par des oeuvres, par des cérémonies, par des rituels, par des chants, des danses, etc;  tout ce qui relève du sacre. 

Il y a dans toute activité artistique quelque chose d’une adéquation à soi du da sein que nécessairement chacune, chacun de nous est. Cela signifie que l’essence même du travail en son sens le plus viscéral et le plus profond est l’art, et que c’est seulement dans un second temps que l’outil peut s’imposer comme une nécessité technique. C’est là, tout ce qui justifie dans le film de Stanley Kubrick « 2001 Odyssée de l’espace », l’antériorité de l’apparition du monolithe sur la découverte de l’outil. Ce n’est pas parce qu’il y a des outils qu’il y a du sacré mais parce qu’il y a du sacré qu’il y a des outils tout simplement parce qu’il ne pourrait pas exister de monde sans cette vision gratuite que lui confère le sacré (et ce sacré consacre d’ailleurs l’immersion de l’homme  dans un temps qui n’est pas Chronos mais Aiôn, c’est une autre perspective éclairante du film de Kubrick).

Tout prend sens à présent: l’animal est pris dans la temporalité d’Aiôn au fil de laquelle il constitue son biotope. L’homme aussi, évidemment, et l’on ne voit pas bien comment il pourrait se situer autrement. Mais il n’a pas de biotope. Par l’oeuvre et par le sacré il s’ouvre le monde à l’intérieur duquel la technologie et l’organisation sociale en cités font advenir chronos, mesure sociale et humaine d’une autre temporalité. Le temps de l’oeuvre restera toujours néanmoins une parenthèse de l’Aiôn dans une organisation gouvernée et soumise à Chronos. Ce que nous vivons aujourd’hui est l’accélération d‘un hyper temps, d’un chronos déchaîné qui ne perçoit plus vraiment l’interêt des rappels à l’Aiôn des oeuvres d’art, voire qui créent des impératifs de culture de masse au sein desquels l’Aiôn est totalement parasité par des urgences grotesques: il faut avoir vu, il faut aller voir, etc. Ce qui se perd dans une telle accélération, c’est évidemment notre condition de Da sein, ou plutôt la conscience que l’on en a que l’on devrait en avoir. Il ne peut exister de « travail » au sens le plus efficient de ce terme que dans ce rappel à l’oeuvre, à l’ouverture de homme au monde et du monde à l’homme. C’est l’ouvrage de cette interaction qui nous constitue, nous définit et nous libère. Travailler, c’est oeuvrer, et ainsi libérer l’essence humaine dans laquelle nous consistons dans l’avènement d’un monde qui sans cela n’existe plus. Que resterait-il sans cela? Une nature réduite à la fonction de ressources pour l’humain et les quelques biotopes que l’homme n’a pas encore détruit.



Finalement la question de savoir s’il est de la nature de l’homme de « travailler »revient  à s’interroger sur la nature de l‘action du travail d’un point anthropologique, c’est-à-dire du point de vue de l’espèce. Travailler: est-ce une action qui manifeste un point de rupture, d’arrachement, de dénaturation de l’être humain pour l’être humain. S’agit-il au contraire d’une continuité, de l’actualisation d’un potentiel, d’une capacité propre à l’homme. C’est la raison pour laquelle la question du pouvoir et de la puissance est aussi fondamentale et qu’elle l’est encore aujourd’hui. Le travail effectue-t-il la main mise de l’être humain sur la nature (au sens de nature naturée: la vie naturelle des animaux, des plantes, des éléments). Est-ce un pouvoir, dans les rapports qui s’instituent entre les hommes autour du travail? 

Dans les thèses défendues par Hegel et par Marx, il y a dans le travail et dans la technique en tant que transformation du donné naturel une action d’émancipation du déterminisme naturel, de l’en-soi obscur de la vie organique qui constitue bel et bien le propre de l’humain. L’homme est conscient (pour soi) et cette conscience ne se manifeste pas seulement par la réflexion, par le fait de se savoir et de se voir existant. Elle s’effectue aussi par la transformation pratique de la nature que nous métamorphosons par notre travail en environnement technique humain. L’exemple choisi par Hegel est sans ambiguïtés: comme un enfant qui se reconnaît dans les cercles concentriques qu’il crée à la surface de l’eau en y jetant des pierres, l’humain se reconnaît dans les transformations qu’il impose à la nature. Celle-ci est donc perçue comme un milieu stable, inerte, sur le fond duquel l’humain se retrouve par un travail qui nie le donné naturel (travail du négatif). Il est donc de la nature de l’homme (au sens de propre à…., de caractéristique spécifique) de s’arracher à la nature, de cultiver en lui ce qui fait qu’il est « lui », à savoir le pour soi plutôt que l’en soi. Si donc on peut, à la limite admettre que pour Hegel, il est de la nature de l’homme de travailler, c’est en ce sens que travailler, c’est justement opposer à une nature déterminée et contraignante, la liberté du travail humain en tant que négativité du naturel. L’homme s’affirme en niant la nature, et ce qui effectue cette négation, c’est le travail. Or cette négativité s’accomplit bel et bien par une forme de pouvoir, de détachement de rupture et d’exploitation.  A aucun moment de leur conception du travail, ni Hegel ni Marx ne perçoivent un « travail » de la nature. Tout l’objet du texte de Marx, c’est de prouver que l’araignée ne travaille pas parce qu’elle ne produit pas la réalisation qu’elle a d’abord voulu, conçue. On ne retrouve pas dans l’activité animale, la succession dune intention et d’une effectuation qui définit la volonté et la liberté humaines. Si le travail rend libre, c’est parce qu’il nous permet de faire advenir à la réalité des idées, des projets de l’esprit humain. 

De la même façon la dialectique du maître et de l’esclave qui situe le travail dans les rapports humains exprime dans sa dénomination même l’évidence d’une relation de pouvoir fondée sur le risque pris de la mort biologique.


MAIS le problème vient de ce qu’on ne comprend bien pourquoi par travail, il faudrait nécessairement comprendre « conscience, reconnaissance de soi, liberté, préalable d’une intention. »  Travailler, comme la véritable étymologie le prouve, c’est faire évoluer, faire muter, oeuvrer, « machiner ». La toile de l’araignée est « machinée », conçue et même, il est absolument impossible d’affirmer qu’elle est « sans intention » puisque sa confection même atteste de ce que l'araignée détient les codes qui définissent le vol des mouches. Il y a sans conteste une intelligence de la nature qui oeuvre dans la nature même. 

La compréhension de ce travail correspond précisément à la grande découverte de la notion de milieu ou de biotope dans la vie animale par Von Uexküll, prise en compte par Heidegger.  Nous pourrions parler de « reconnaissance » mais précisément pas du tout de travail du négatif. L’araignée s’affirme, s’effectue en tant qu’araignée par sa toile et grâce à la saisie de désinhibiteurs. Les animaux, comme les hommes construisent leur environnement dans la nature, mais pas du tout, vraiment, de la même façon qu’eux. 

Nous comprenons ainsi que si Hegel et Marx ont bien perçu la distinction fondamentale de l’Humain et de l’Animal, ils se sont complètement fourvoyés dans sa nature profonde, authentique. Tout ce que Hegel définit comme « plus » est décrit par Heidegger comme un « moins ». Que l’Humain soit conscient, c’est d’abord ce qui s’effectue sur la base du fait qu’il s’ennuie, et il s’ennuie parce qu’il est « désoeuvré » (et il est désoeuvré parce qu’il n’a pas de biotope). Est-ce qu’il est prévu dans la nature que l’homme y travaille? D’abord indiscutablement la réponse est « NON », et toutes nos caractéristiques s’ensuivent: notre ennui, notre angoisse, notre questionnement sur l’existence, sur nous-mêmes, notre conscience, etc. Nous ne nous situons pas de « plain pied » avec ce travail par le biais duquel la nature est naturante, les biotopes s’entrecroisent et tissent entre eux quelque chose d’une musique qui, par bien des aspects, n’est ni plus ni moins que la clameur de l’être, la clameur de ce que c’est qu’être.

Mais il ne faut pas s’arrêter là. Pourquoi? Parce qu’il existe dans le développement de l’animal humain une réalisation fondamentale, qui libère sans aucune discussion sa condition authentique de Da Sein et cette réalisation, c’est l’Art et le Sacré. Par cette pratique, l’être humain «  oeuvre », crée des peintures, verticalise des pierres, délimite des enceintes, orchestre des rites et des célébrations qui opèrent comme des seuils, comme des pôles délimitant des champs magnétiques, à cette différence prés que ce champ d’énergie est finalement celui « du monde », c’est-à-dire d’un espace qui n’est pas davantage celui des biotopes animaux ou du moins qui n’est pas décryptable dans ces codes là, pas davantage qu’il ne se réduit à celui d’une nature pleine de matières premières utilisables par l’homme. Ce monde est d’abord, et en un sens seulement, celui du regard du Da Sein, c’est-à-dire celui de la visibilité pure et gratuite d’un lieu déserté de sens et de fonctions, nous pourrions dire: d’un «  monde là ». Les oeuvres d’art et les rituels sont les points de repères à partir desquels s’ouvrent un « monde là » qui n’est pas là pour remplir une fonction, pour satisfaire des besoins quelconques de qui que ce soit mais qui n’est que là, étant entendu que cette dimension gratuite ne peut fulgurer que pour et par un être qui lui-même s’éprouve comme n’étant que « là ».


            Qu’est-ce que c’est qu’un temple, qu’une église, qu’une statue, qu’une toile, qu’une musique, etc? C’est un édifice ou une œuvre dont la présence diffuse autour d’elle un mode de perception, comme si l’œuvre d’art ne pouvait pas être éprouvée, rencontrée, sans susciter par sa brutalité, par son trouble, une nouvelle perspective de ce qui nous entoure, perspective gratuite et verticale. Il ne peut exister de monde que pour le Da Sein et l’avènement de cette réalité est en quelque sorte consacrée effectuée par des oeuvres ou des pratiques plus sacrées que religieuses. C’est seulement à partir de ces objets, de ces seuils que le monde peut ensuite faire l’objet d’un travail au sens où nous l’entendons habituellement. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y a d’abord la nature que l’être humain peut la transformer et en faire quelque chose qui correspond à ce qu’il est: une cité. C’est parce qu’il y a d’abord le sacré et la pratique artistique qu’il y a « le monde », c’est-à-dire que se révèle à nos yeux ce que seuls nos yeux peuvent interpréter comme monde mais comme « monde-là », ouvert et perceptible à des « êtres là ». 

Ce qui prend le relais de la révélation de ce « monde-là », c’est l’outil, à savoir les réalisations de l’homo faber, cette tâche difficile qui consiste à créer son milieu sachant que justement rien ne nous a été donné en tant que milieu, et qu’il nous revient, donc, de faire advenir, sans aucun préalable, une sorte de territoire humain dans ce qui nous apparaît comme monde, grâce aux objets sacrés et aux oeuvres d’art. C’est en cela que consistent à la fois la technique et la politique, ce que finalement Hannah Arendt appelle l’oeuvre et l’action. Entre la nature « biotope » et la nature « ressources », il y a place pour une cité consciente de son origine esthétique et sacrée, une cité de Da Sein qui ont bien compris leur puissance et leur rôle. Les êtres humains ne sont sur terre que pour y faire surgir le monde, c’est-à-dire pour créer ces objets et ces pratiques de Sacre grâce auxquels le travail de l’être acquiert une visibilité. Mais que faut-il entendre par ce terme de travail de l’être? Rien de moins que celui de « Devenir ».

Mais comment y parvenir? Comment être à la hauteur de cette tâche assez incroyable, voire héroïque dans la mesure où finalement elle consiste à assumer la situation d‘être la créature du « Sens », précisément parce que le fait même que nous éprouvions notre existence comme privée de ce sens ne prouve en réalité qu’une seule chose: nous sommes les êtres qui formulons cette demande. Et finalement la nature même du sens est de ne pas consister en autre chose que cette demande. Le temple qui surgit dans la campagne grecque ou sicilienne ne fait pas qu’être là, il investit tout ce qu’il entoure, aussi bien le ciel que le sol que l’arbre, que le soleil d’un « Sens ». Ce n’est pas du tout qu’il pose la question de l’existence du dieu dont il incarne le lieu de culte, c’est plutôt qu’il étend autour de lui comme les cercles de diffusion d’une autre façon de percevoir, empreinte de gratuité et de verticalité. Les éléments y gagnent ainsi une valeur, un respect, une considération: ils « sont ». C’est bien en ce sens que le Da sein est la créature qui rend visible l’existence de l’être, de ce que c’est qu’être pour le monde et pour tout ce qui le compose. C’est là notre puissance et c’est exactement ce dont il importe plus que tout que nous ne le confondions pas avec un pouvoir. Un simple regard sur la planète et sur la société suffit à prouver que cette confusion malheureusement l’a largement emporté.



Conclusion

Peut-être la plus grande difficulté de la thèse défendue par Heidegger consiste-t-elle à accepter que ce n’est pas parce qu’il y a des outils qu’il y a de l’art mais parce qu’il y a d’abord de l’art et du sacré qu’il y a des outils. Cette thèse essentielle selon laquelle tout oeuvre d’art est une ouverture du monde et en un sens une ouverture vers l’être (en ce sens que l’oeuvre d’art ne fait qu’être) est aussi fondamentale que difficile à accepter. Pourquoi? Parce que l’outil nous semble plus en prise avec nos besoins, avec la satisfaction de nos exigences vitales, comme si la vie de l’homme consistait à survivre AVANT d’être. Nous pensons en effet tout résoudre une fois que nous sommes parvenus à ce socle de survie biologique et c’est d’ailleurs sur ce point que réside la principale critique de Nietzche à l’égard de Darwin. 

Finalement il faudrait, au contraire, convenir du fait que l’activité pure du travail consiste à « s’implanter » et cela aussi bien pour l’animal que pour l’homme. Nous ne travaillons pas pour survivre nous travaillons pour que soit autour de nous un lieu grâce auquel notre puissance de Da-sein est à même de se libérer, tout simplement parce que s’il ne l’est pas (et c’est malheureusement ce qui est en train de se passer) alors l’être est dépourvu de toute visibilité, de toute éclaircie, de tout visage. 

L’homme, en tant que Da Sein est bien porteur d’une puissance, mais il ne résiste pas à la tentation du pouvoir, ce qui se traduit plus et mieux que dans tout autre domaine par un rapport au temps particulier qui est celui de la figure la plus terrifiante et la plus patriarcale de la mythologie: Chronos. Ne travaillons-nous que dans Chronos? N’est-il pas possible de situer le travail dans la perspective de cet dynamisme au gré duquel il n’est absolument rien de l’être qui ne soit en travail, à savoir le cycle éternel du devenir dans l’Aiôn? Mais qu’est-ce que cela peut bien signifier que travailler dans l’aiôn? Cent fois sur le métier remettre l’ouvrage de vivre et, de cette façon: exister, être. 

Il est de la nature de l’être humain d’être au travail, et cela dans une perspective qui lui est propre et qui consiste à éclairer la nature de telle sorte que la gratuité du fait d’être-là y apparaisse. Le travail est donc d’abord l’activité sacrée par excellence et elle acquiert, mais seulement ensuite, le sens de « l’habitat humain ». Que quelque chose prenne sens dans l’éternel retour de l’Aiôn, c’est cela la tâche humaine ou plutôt surhumaine qui nous revient, et c’est dépasser les limites de cette surhumanité là que de croire à l’efficience d’un pouvoir de l’homme sur la nature ou sur l’homme lui-même.