jeudi 28 avril 2022

Epreuve du baccalauréat de spécialité HLP: Méthodologie


 A quelques jours de l'épreuve, il convient de rappeler la méthode en vue de l'examen de spécialité HLP.  Nous aborderons la méthode de cette épreuve en l’illustrant par le texte (bien connu)  de Sophocle extrait d’Antigone (le premier Stasimon):


Question d’Interprétation philosophique: 

Peut-on, selon Sophocle, fixer des limites à l’être humain? 


Il est bien des merveilles en ce monde mais il n’en est pas de plus grande que celle de l’Homme ( « Il est bien des êtres terribles en ce monde, mais il n’en est pas de plus terrible (deinos) que l’homme.) 

Il est l’être qui sait traverser la mer grise, à l’heure où souffle le vent du Sud et ses orages, et qui va son chemin au milieu des abîmes que lui ouvrent les flots soulevés. Il est l’être qui tourmente la déesse auguste entre toutes, la Terre,

 

La Terre éternelle et infatigable, avec ses charrues qui vont chaque année la sillonnant sans répit, celui qui la fait labourer par les produits de ses cavales.

Les oiseaux étourdis, il les enserre et il les prend,

tout comme le gibier des champs et les poissons peuplant les mers, dans les mailles de ses filets,

L’homme à l’esprit ingénieux. Par ses engins il se rend maître

de l’animal sauvage qui va courant les monts, et, que le moment venu, il mettra sous le joug et le cheval à l’épaisse crinière et l’infatigable taureau des montagnes.

 

Parole, pensée vite comme le vent, aspirations d’où naissent les cités, tout cela il se l’est enseigné à lui-même, aussi bien qu’il a su, en se faisant un gîte,

se dérober aux traits du gel ou de la pluie, cruels à ceux qui n’ont d’autres toits que le ciel 

Bien armé contre tout, il ne se voit désarmé contre rien de ce que peut lui offrir l’avenir. Contre la mort seule,

il n’aura jamais de charme permettant de lui échapper, bien qu’il ait déjà su contre les maladies les plus opiniâtres imaginer plus d’un remède.

 

Mais, ainsi maître d’un savoir dont les ingénieuses ressources dépassent toute espérance, il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien.

Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des dieux, à laquelle il a juré foi !

Il montera alors très haut au-dessus de sa cité, tandis qu’il s’exclut de cette cité le jour où Il laisse le crime le contaminer par bravade.

Ah ! Qu’il n’ait plus de place alors à mon foyer ni parmi mes amis, si c’est là comme il se comporte ! »

                                        

    SOPHOCLE (495-406 av.JC) dans « ANTIGONE » Trad Paul Mazon)

  1. La difficulté de l’épreuve (comment la préparer et l’aborder ?)

Vous ne disposez que de 2h pour répondre à la question mais vous ne partez pas « sans rien » puisque ce texte s’inscrit dans un programme que vous avez passé deux trimestres à travailler. Quoi qu’il arrive, il importe de situer le texte et la question au premier plan. Les références du cours viendront d’autant plus au bon moment que vous vous donnez d’abord le temps a) de lire le texte et la question b) de voir le rapport entre l’un et l’autre c) de percevoir ce qui dans le texte constitue des éléments de réponse utilisables pour traiter la question d) en dernier lieu de laisser affleurer à la surface de votre mémoire les rappels du cours susceptibles d’être mobilisés (c’est très important: ne casez pas gratuitement un cours dont vous avez un souvenir très vif). Il va falloir redistribuer ces éléments en fonction du texte et de la question. Ce n’est pas parce que vous avez eu un cours qu’il faut l’appliquer au texte, c’est parce que vous avez un texte et une question à traiter que le cours peut être utile, mais il ne peut l’être que s’il s’articule autour de ces deux motivations premières: répondre à la question, traiter le texte.  Reprenons ces  4 étapes avec le texte de Sophocle:

a) En lisant ce texte, on perçoit rapidement que l’auteur décrit l’ingéniosité de l’être humain, les moyens qu’il a mis en oeuvre pour traverser les mers, cultiver la terre, domestiquer des animaux, soigner des maladies, etc. L’époque de cette oeuvre est ici vraiment fondamentale. 

b) C’est un texte très ancien du 5e siècle avant JC et l’un des tout premiers à pointer le fait que cette ingéniosité fait des êtres humains des êtres « remarquables », mais au sens propre de ce terme, êtres que l’on peut remarquer parce que c’est très étrange, et un peu inquiétant ce pouvoir, comme Sophocle le souligne à la fin: il peut prendre ensuite la route du mal comme du bien. Il évoque ici des limites morales et nous comprenons bien que c’est exactement parce qu’il n’y pas vraiment de limite à ce qu’il peut faire (excepté vaincre la mort) qu’il faut qu’il s’en fixe moralement. Il peut faire énormément mais il faut qu’il se limite en s’interrogeant sur ce qu’il doit faire. On voit bien le rapport ici entre le texte et la question: il est sans cesse question de ce que l’homme peut faire et de ce qu’il est susceptible de devenir en le faisant. 

c) Nous allons, nous beaucoup parler de ce que le traducteur retranscrit ici sous le terme de « merveille », à savoir le « deinos », parce que si l’on va voir dans un dictionnaire de grec ancien, on va trouver les sens suivants à ce terme de « deinos »: 1) ce que l’on craint, effrayant 2) dangereux, par extension: funeste 3) qui frappe l’imagination étonnant, merveilleux, extraordinaire 4) merveilleusement doué, ingénieux, habile (avec une part de blâme ou d’ironie) 5) terrible. Mais la plupart des candidats ne font pas de grec ancien et on ne peut pas savoir si une note vous avertirait ou pas de la profondeur que revêt ce terme de deinos. Il faut donc se fier à nous et à nous seul pour remettre un peu la cause de la traduction proposée, ou plutôt la mettre en perspective avec la fin du passage. Cela veut dire qu’il faut ici percevoir très vite que cette « merveille » que l’être humain est peut aussi se définir comme une anomalie, comme la fin le suggère. Ce texte très célèbre est souvent baptisé « ode à l’homme » mais ce terme est trompeur car Sophocle ne fait pas que louer l’être humain. Il l’avertit. On doit également se rendre sensible à une gradation dans le texte: on part de sa capacité à traverser les mers, puis on évoque ses « engins », on passe ensuite à sa parole et à sa capacité de créer la cité, puis la médecine et la lutte contre la mort est enfin pointée comme seule limite physique à son pouvoir. Le passage de la célébration de l’habileté humaine à celui d’une forme de mise en garde d’admonestation est crucial: « mais ainsi maître d’un savoir…. » L’Homme est remarquable mais les moyens qu’il met en place pour se donner du pouvoir sont aussi ceux qui le situent en posture de devenir une honte, un être malfaisant et « terrible », mais en un autre sens que celui qui est évoqué en premier lieu. Le texte se termine quasiment par une malédiction de l’homme qui perd ainsi toute mesure et qui tombe dans l’hybris (démesure en grec). Finalement le texte nous apparaît comme l’exploration des deux faces opposées d’un seul et même pic, d’une seule montagne, d’un seul concept, celui du « deinos ».

d) A quelles références ce texte doit-il vous faire penser? Il faut se souvenir peut-être d’abord des intitulés du programme de terminale: la recherche de soi et l’humanité en question. Ce texte est au coeur même (et honnêtement il en est peu qui le soit autant que lui) du deuxième intitulé: l’humanité en question. Sophocle nous fait comprendre ici que l’humanité est dans sa texture même une question. C’est ça le propre de l’homme, d’être un suspens, une question sans réponse, ou plus exactement encore une question dont l’absence de réponse est exactement ce que l’humanité « vit », ce qu’elle « fait », ce qu’elle « devient » sans cesse davantage, et nous qui lisons ce texte 26 siècles après sa rédaction ne pouvons qu’être heurtés par un sentiment de sidération devant l’extrême justesse de l’avertissement. Tout texte de grande ampleur suscite ce que l’on pourrait appeler des ondes de réalisation au gré des siècles ultérieurs qui le lisent et le retraduisent continuellement. Dirions-nous « merveille » aujourd’hui ? 


2) Rédiger un plan (minimal)

Vous ne disposez que de 2h donc il est hors de question de concevoir un plan aussi détaillé que pour un travail de philosophie (en 4 h). Un plan doit toujours être construit pour mener à bien deux tâches vraiment fondamentales, décisives: a) traiter la question et surtout ne pas faire de hors sujet b) progresser sans cesse en allant toujours du plus évident, simple au plus complexe, subtil. 

  Peut-on fixer des limites à l’être humain selon Sophocle? Si l’on ne se rend pas sensible à la notion de limite, de mesure et de démesure, on ne peut ni comprendre ni expliquer ce texte. De ce point de vue, la question posée se situe bien au coeur du texte, de son sens et de son ambiguïté: Eloge / Blâme (ou avertissement). Ce qui est le plus important dans la réponse à la question, c’est qu’on insiste bien sur la double nature de cette notion de limite: physique et morale. C’est justement parce que la réponse est « non » pour la première qu’il faut qu’elle soit: « oui » pour la seconde. Pourquoi l’homme est-il un être qui se pose la question du bien et du mal? Parce qu’il est en effet le seul qui soit susceptible de faire le mal, parce qu’il n’est doté d’aucun intuition naturelle, propre, « donnée » de ses limites.  Il n’est rien dont on puisse dire que c’est au-delà de ses capacités excepté vaincre la mort, mais même sur ce point, l’éclosion de la médecine comme pratique et non plus comme art divinatoire (honorer le dieux de la guérison) donnait déjà à Sophocle l’intuition de ce qui allait se passer, à savoir l’accroissement de la durée de vie. La médecine nous permet de lutter contre la mort.

Puisque c’est cette notion de « limites » qui s’impose à nous comme l’axe problématique du sujet. Il FAUT absolument en faire le concept autour duquel les parties de notre plan peuvent s’articuler. Limiter, c’est imposer des seuils, des règles, des lois mais c’est aussi circonscrire, « définir » au sens littéral de « rendre fini ». On peut essayer de se servir de ces différents sens de la notion de limite pour poser trois parties susceptibles de rendre parfaitement cet effet de progression de la lecture du texte, par quoi la définition de deinos appliquée à l’homme passe de « merveilleux » à « terrible », sans pour autant jamais sortir du sujet.

Le plan suivant simple mais clair peut alors s’énoncer:

  1. Ce que l’homme « peut »: dépasser les limites physiques par l’utilisation de son savoir faire technique
  2. Ce que l’homme « doit »: s’imposer à lui-même des limites légales, morales, religieuses
  3. Ce que l’homme « est »: un deinos terrible et merveilleux et précisément indéterminable (parce que ce que l’homme « est »: on en sait rien il est dans le suspens étonnant et terrible de cette ligne tendancielle dessinée par l’ambiguïté du « deinos »).

Dans chacune de ses parties, on traite un aspect différent de la notion de limite et de l’être humain sans qu’à aucun moment la question soit abandonnée. De plus on va du plus simple au plus complexe (ce qui est intéressant ici c’est que la notion de Deinos qui est au début sera plutôt envisagée à la fin).


3) Rédiger l’introduction

Toute introduction, que ce soit pour l’essai ou pour la question d’interprétation, consiste en trois étapes:

  • Amener la référence au texte en partant d’une situation, d’une observation, d’un constat plutôt simple et évident
  • Poser la question du sujet
  • L’analyser en précisant ses enjeux philosophiques

De tous les animaux de la Création, il semble bien que l’être humain soit le seul à être capable de concevoir et de formuler des « définitions » parce qu’il est doté du langage et que nous n’avons pas la preuve que les autres êtres vivants de notre planète dispose de cette faculté. Mais il est aussi, étrangement, le moins définissable puisque, comme le mythe de Prométhée tel qu’il est raconté par Platon dans le Protagoras le souligne, il ne dispose pas vraiment de qualités naturelles mais plutôt d’une certaine habileté, d’une ingéniosité grâce à laquelle il construit des artefacts, des objets techniques. Dans la tragédie « Antigone » de Sophocle, le Choeur exprime précisément cette ambiguïté dans laquelle l’être humain consiste: il dispose de pouvoirs techniques étendus, multiples, surdimensionnés, mais, par là même,  manifeste une nature inquiétante, susceptible de produire le pire comme le meilleur. Peut-on fixer des limites à l’être humain? Ce passage de l’oeuvre de Sophocle ne se contente pas de décrire le statut d’exception, d’anomalie qui caractérise l’être humain. Il en déduit la conséquence première: celle-là même qui donne à ce texte très ancien un sens assurément « actuel »: parce qu’il n’est pas définissable, l’homme est moins un être qu’un « devenir », de telle sorte qu’il court toujours le risque de se situer en-deçà de son humanité. 




4) Le développement

Il faut maintenant rédiger le développement en suivant le plan et en respectant quelques principes fondamentaux:

  • Ne rien affirmer qui ne fasse préalablement l’objet d’une argumentation (et pour cela utiliser des connecteurs logiques: car, néanmoins, donc, par conséquent, etc.)
  • Penser à citer le texte de temps à autre dans ses passages-clé
  • Rédiger des paragraphes et toujours penser à sauter une ligne quand on passe d’un sujet, d’une thèse ou d’un type d’argument à un autre
  • Affiner constamment le propos en suivant le plan et le principe de progression qui nous fait aller du plus simple, évident au plus subtil


(Nous reprenons ici les « titres » mais il va de soi qu’ils ne doivent pas apparaître sous cette forme dans la copie elle-même)

  1. Ce que l’homme peut: le savoir faire technique dépasse les limites de la nature

D’Aristote à Darwin, nous ne sommes pas seulement passés d’une zoologie qui classifiait les animaux à une phylogénétique qui les situait dans une évolution commune des espèces, nous avons également changé notre modalité d’approche en nous intéressant moins à ce qu’un animal est qu’à ce qu’il peut. Dans son livre Dialogue, le philosophe Gilles Deleuze illustre parfaitement la supériorité de cette perspective en développant l’exemple des chevaux de course et de trait. Tous les deux sont des chevaux mais en réalité, il  y a plus de proximité entre le cheval de trait et le bœuf de labours puisque ils font la même chose et dispose de la musculature correspondante qu’entre le cheval de trait et le cheval de course qui bien qu’étant de la même espèce n’ont pas exactement la même morphologie musculaire. Posons nous donc la question de savoir ce que l’Homme « peut ».

En guise de muscles ou d’organes, force sera de constater qu’il dispose plutôt d’engins: « Par ses engins il se rend maître de l’animal sauvage qui va courant les monts… » Déjà dans les vers précédents, il était question implicitement ou explicitement de bateaux, de charrue, de filets, de jougs.  Le terme grec de Deinos (merveille) utilisé par le chœur dés le tout début revêt plusieurs sens et il n’est pas excessif d’affirmer que chacun des siècles qui se sont succédés après l’écriture de cette pièce a donné sa version de cette ambiguïté sémantique, plongeant les lecteurs dans une perplexité hautement édifiante. Deinos peut en effet signifier merveilleux, extraordinaire, puissant, habile, ingénieux que terrible, effrayant, étonnant, et par extension funeste, malfaisant. L’homme est « Deinos » parce qu’il dispose donc de ces artefacts, de ces prolongements artificiels de ses organes que sont ces objets techniques, ces prothèses grâce auquel il jouit de tous les avantages de ce que l’on pourrait appeler un corps amélioré, augmenté.

Ce n’est pas parce que l’homme ne dispose ni de nageoires ni de branchies qu’il lui est impossible de traverser les mers. Ce n’est pas parce qu’il n’a pas de griffes ni de sabots qu’il ne peut pas labourer la terre pour l’ensemencer. Ce n’est pas parce qu’il ne dispose ni d’une très grande vitesse ni d’une mâchoire de prédateur qu’il ne peut pas chasser et capturer du gibier. Il a des « substituts » et ces instruments le rende « opérationnel » sur des terrains qui naturellement ne sont pas les siens et lui permettent d’accomplir des fonctions qui ne semblent pas lui avoir été naturellement assignées. Il est donc bel et bien merveilleux au sens de remarquable, d’extraordinaire, mais en un sens qu’il convient de ramener à son acception littérale: l’être humain se singularise, voire s’exclut du cadre de certaines répartitions naturelles. Il n’y a pas de limites à ce qu’il peut faire parce qu’il ne semble naturellement, ontologiquement « fait pour rien", exactement comme l’oubli d’Epiméthée l’illustrait dans le mythe de Prométhée.

Définir l’homme par ce qu’il peut est donc impossible. Il faudrait inventer un nouveau terme: « l’infinir » ou, de façon plus orthographiquement correcte: l’indéterminer. On ne peut qu’« indeterminer » l’homme, et cela se manifeste aussi dans son aptitude politique à construire des cités. Sophocle exprime d’ailleurs à ce propos une thèse contraire à celle d’Aristote selon laquelle « l’homme est un animal naturellement politique » (cette citation est postérieure d’un siècle à la pièce de Sophocle Politique a été écrit par Aristote en 330 avant JC, Antigone en 441 avant JC). Il est effectivement écrit: « tout cela il se l’est enseigné à lui-même ». Ce n’est donc pas la nature qui a permis à l’homme de concevoir l’idée même de cité, c’est lui qui se l’est donnée, et c’est en cela qu’il est aussi merveilleux qu’effrayant. L’homme est indéfinissable parce qu’il est autodidacte et cette auto-formation le gratifie d’un pouvoir sans limite: celui de dépasser les limites physiques de sa complexion organique, de créer des cités, mais pas de vaincre la mort.

L’être humain dépasse les limites de ce qu’il peut faire avec les seuls capacités de son corps. Il ne s’en tient pas là puisque il a recours à ces artefacts, à ces objets techniques. Dés lors, nous comprenons bien qu’il transforme le cours de la création. Une autre temporalité s’instaure, temporalité (time) qui n’est plus soumise aux aléas du temps (weather, climat) et qui dés lors est plus prévisible, plus programmatique par et pour cet être fascinant qu’est l’homme: « il ne se voit désarmé par rien de ce que peut lui offrir l’avenir. » Et cela d’autant moins, devrions nous rajouter, qu’il crée de ses propres mains son avenir. Il se fait son propre futur « protégé ». L’être humain crée donc cette anomalie d’une temporalité propre dans le mouvement cyclique des saisons et des orbites planétaires. 

Le choeur fait enfin référence à la médecine. IL’Homme ne vainc pas la mort mais il la repousse, il la combat efficacement. Il déplace la limite sans l’annuler. Il cultive donc ce paradoxe d’être à la fois mortel, donc fini mais non « délimitable », indéfinissable. Fini dans son existence individuelle, l’être humain crée et s’ouvre « à la machette » du fait de son aptitude autodidacte un « chemin » dont on ne distingue pas les limites. L’être humain suit donc techniquement une « ligne tendancielle » dont on ne peut dessiner définitivement la courbe.




  1. Ce que l’homme doit: l’auto-limitation 

Si nous relisons le texte à la lumière de ce que nous venons de développer, nous nous apercevons déjà de l’ambiguïté du terme utilisé dés le départ, de sa difficulté de traduction. l’homme est une « merveille » (« deinos », qui signifie aussi « ce qui inspire de la crainte ») et immédiatement suit une nuance de grandeur, de dépassement: « Il n’en est pas de plus terrible que celle de l’homme ». 

On peut mettre cette phrase qui résonnera bien des siècles après sa rédaction avec l’argument ontologique de l’existence de Dieu posé par Anselme de Cantorbéry (1033 - 1109) qui soutient que la pensée de Dieu est la pensée d’un être tel que rien de plus grand ne peut être conçu. Selon Saint Anselme, il serait donc contradictoire d’envisager la possibilité que Dieu ne puisse pas exister puisque si on le faisait cela supposerait que l’on se représente précisément quelque chose de plus grand que Dieu, à savoir un Dieu (autre) qui, en plus, aurait l’existence. Par conséquent, il faut bien que Dieu existe puisque la lui refuser supposerait une limite et que son concept est tel qu’il n’en a pas. Dieu c’est l’idée d’un être sans limite, et concevoir qu’il n’existe pas, qu’il ne soit qu’une idée, c’est lui imposer la limite de n’être qu’une idée. Dieu est donc l’idée d’un être dont l’être dépasse tout, y compris cette limite, cette restriction de n’être qu’une idée. Dieu c’est l’idée dont le contenu dépasse la forme, dont l’objet dépasse sa texture formelle d’idée. Dieu c’est du non-limitable, c’est le concept même de ce qui dépasse le conceptualisable. 

Ce raisonnement qui sera donc rédigé 1500 ans après la création d’Antigone est comme l’exact inverse de celui-ci. Tout ce que Saint Anselme décrit comme étant ce qui de la transcendance de Dieu induit son existence, Sophocle le pose dans ce qui de l’immanence de l’Homme, impose absolument l’indétermination de son essence. Ce qui rend Dieu existant, c’est qu’il soit Dieu c’est-à-dire illimité alors que Sophocle nous dit que ce qui rend l’homme illimité et donc capable de tout , indéterminable dans son essence, c’est qu’il ex-siste. 

En d’autres termes, Dieu sort de son concept même pour saint Anselme et nous contraint donc de le reconnaître comme existant, alors que pour Sophocle, l’être humain est ce dont l’existence ne cesse de sortir de toute limitation par le génie de cette habileté technique qu’il s’est forgée par lui-même et qui dés lors nous oblige à le considérer comme une sorte d’anomalie conceptuelle. Si c’est de l’intérieur même de sa nature, de son essence que Dieu nécessairement existe, c’est par son existence (ex-sistere: sortir de soi) que nous pourrions dire de l’homme qu’il « s’infinit ». Dieu, c’est l’idée même d’un être tel que l’on ne peut rien concevoir de plus grand, L’Homme, c’est la réalité même d’un être tel que rien de plus grand ne peut s’effectuer par lui-même. Si Dieu est illimité dans son concept, l’homme est inarrêtable dans ses actes et c’est en cela qu’il est « deinos ». Dieu et l’homme sont ainsi posés, dans le jeu de perspectives de ces deux références, comme les figures exactement contraires de ce passage de l’essence à l’existence, de l’être à la réalité. Ils franchissent tous les deux la même frontière mais dans le sens contraire, et l’homme est évidemment le plus dangereux des deux puisque son émergence dans le réel fait imploser l’idée même que l’on puisse imposer des limites conceptualisables à ce qu’il fait concrètement , réellement, techniquement.

Il faut aller jusqu’au bout de ce jeu de références entre saint Anselme et Sophocle car on mesure ainsi tout ce que ce texte à tous égards prophétique recèle en terme d’avertissement impérieux adressé à l’homme quand à lui-même. « Méfie-toi de toi! » Dit en substance le choeur d’Antigone au genre humain parce que précisément tu n’es pas vraiment un genre, ou une espèce, ni même un être, mais ce qui excède la notion même d’être, de concept définissable. Tu consistes dans un style d’être qui déborde de toute part l’idée même d’être. Tu te définis comme ce qui n’en finit pas de « devenir » et par là même, on ne sait pas jusqu’où tu peux aller, tu es le chaos qui s’insinue dans l’ « eidos », l’indéterminé qui rend impossible la fermeture de la conceptualisation. Tu es cette part maudite du réel suffisamment explosive et ex-sistante pour déranger le monde supraterrestre des Idées platoniciennes. 

Si le Dieu de saint Anselme est le concept dont l’idée même requiert qu’on lui accorde l’existence, l’Homme de Sophocle est la réalité dont la démesure inventive et ingénieuse force de lui-même et par lui-même (autodidacte) la frontière du concept, de l’un, de la définition, des idées et de l’ordre pour y insinuer du chaos, de la monstruosité, du désordre.

Le poète allemand Holderlin (1770 - 1843) n’est donc pas du tout insensé lorsqu’il décide de traduire Deinos par monstrueux, car même si cette traduction cadre moyennement avec la première partie du Stasimon, il correspond parfaitement à la deuxième et on ne peut qu’être surpris finalement de ce que la postérité désigne ce passage d’Antigone d’ « ode » à l’homme quand il est clair qu’il se termine par une malédiction: « Qu’il n’ait plus de place dans mon foyer, ni parmi mes amis! »

C’est indiscutablement dans le registre lexical du numineux qu’il nous faut chercher la bonne traduction de « Deinos », à supposer qu’elle existe, et avec tout ce que cela induit de paradoxal puisque l’homme précisément est une créature « du bas », vivante, existante, réelle dont l’effet de terreur donc ne peut pas venir d’une puissance supérieure, surnaturelle, mais au contraire d’une habileté fabricatrice, besogneuse, laborieuse, mais indéterminée dans son développement comme dans sa finalité. L’homme est un être dont l’immanence est menaçante, suffisamment en tout cas pour déranger l’ordre transcendant des idées. Le Dieu de Saint Anselme c’est l’être dont la transcendance « déborde » dans l’immanence, l’Homme c’est le deinos dont l’immanence fracture et viole l’ordre de la transcendance, de l’Idée, de l’Eidos. 

Si nous prêtons attention au début du passage, nous réalisons à quel point la description de l’action de l’être humain semble continuellement puiser dans le vocabulaire de la « résilience » (capacité à surmonter les traumatismes) et de la prédation. L’Homme « lutte »: il tourmente, enserre, prend, se rend maître, mettra sous le joug, etc. Il force les forces. Il s’arme contre tout et ne se voit désarmé contre rien de ce que peut offrir l’avenir. Autant de termes soulignant que son habileté n’est pas spontanée, ni naturelle, ni corporelle mais exosomatique: « Par ses engins, il se rend maître ». C’est ainsi que nous en arrivons à l’affirmation d’un savoir autodidacte, ce qui signifie que cette habileté ne lui pas été transmise mais qu’il se l’est donnée à lui-même.


Autodidacte, l’homme s’affirme acquiert ainsi une autorité: il est celui qui augmente la confiance que l’on peut placer en lui par son action. Et cette autorité nécessairement pose la question des « valeurs ». Capable de créer des cités, de les administrer, de lutter contre les éléments et contre la mort, il se révèle capable de créer de toute pièce une autre temporalité que celle cyclique des éléments. Dans un monde au sein duquel les éléments « sont », il insinue le décalage du devenir et pose ainsi la question des limites. Ce n’est donc pas seulement qu’il s’affirme dans la nature comme celui qui peut vaincre la résistance des éléments et troubler ainsi complètement les lignes de ce qui est possible et impossible dans le monde, mais c’est aussi qu’il dessine au coeur même d’une puissance établie et « donnée » la perspective tendancielle d’un « devenir », d’une indiscernabilité. Il est comme un rouage qui, dans un mécanisme, se donnerait miraculeusement la capacité de gripper l’engrenage, de créer une sorte de fonctionnement auxiliaire et autonome qui dés lors pousserait la machine dans une fonctionnalité démente, ou en tout cas improgrammable, distincte de sa finalité d’origine. Puisque il n’est pas de limites que la nature puisse imposer à cet être, il n’existe pas d’autre possibilité, voire nécessité que celle qui consiste pour lui à s’en fixer à lui-même. A l’anomalie que constitue cette aptitude autodidacte de l’Homme , il faut absolument que réponde une capacité auto limitatrice, c’est-à-dire la volonté et le pouvoir de se donner à lui-même des lois, des commandements. 

Peut-on fixer des limites à l’être humain? Techniquement non, selon Sophocle, d’où la nécessité qu’il s’en fixe à lui-même d’un point de vue, légal, moral, religieux: « Qu’il fasse donc dans ce savoir une part aux lois de son pays et à la justice des Dieux. » Il est sans conteste un fond d’athéisme, ou pour le moins d’immanentisme assez sidérant dans ce texte car c’est à l’homme lui-même de s’imposer l’obéissance aux Dieux. S’excluant par son habileté et l’esprit d’innovation de ces techniques des limites de la nature, il lui faut impérativement s’imposer à lui-même le devoir de piété, d’adhésion à l’idée même de justice des Dieux. Peut-on se faire un devoir  civique de croire? C’est cette question qui s’avère profondément troublante car le choeur ici n’évoque nullement qu’il encourt, faute de se soumettre, la punition des Dieux mais plutôt celle de se faire rejeter par la cité, par ses amis, comme si l’homme n’avait finalement pas d’autre juge de ses actions que l’homme lui-même. Il ne s’agit pas de croire aux dieux parce qu’ils sont les dieux mais pour ne pas sortir du cadre humain de la cité. L’inhumanité ou la non humanité est donc constamment à la portée de cet être merveilleux et terrible qu’est l’homme parce que rien hormis lui-même ne lui opposera jamais la résistance de limites, pas plus la nature que les dieux (qui dans les religions panthéistes ne font qu’un).

C’est donc une malédiction humaine et rien qu’humaine qu’encourt le criminel humain. Le chœur ici ne peut pas viser, au-delà de l’Humain lui-même, quelqu’un d’autre qu’Antigone, la « soeur fondamentale » du genre humain, la figure même de la sororité, de la fraternité, c’est-à-dire du primat du rapport horizontal sur le vertical (immanence). L’Homme est un être structurellement « sans forme », taillé dans la démesure dont il s’est dotée lui-même par l’acquisition exclusive d’un savoir technique et autonome. Si l’on fait passer l’amour d’une soeur pour son frère au-delà des lois de la cité, alors plus rien ne peut faire « limite ». Qe les lois d’un pays et la justice des dieux soit identique ou dise la même chose, c’est ce qu’Antigone contestera par la suite, mais le chœur lui ne fait pas cette distinction de telle sorte que les décrits d’un roi et ceux des Dieux ne font qu’un et qu’en refusant de s’y soumettre, Antigone s’inscrit totalement dans  ce qui fait de l’homme un Deinos, un être terrible qui n’est pas habitée naturellement du sens de la mesure.



  1. Ce que l’homme est: Deinos

Si par « on » dans la question « peut-on fixer des limites à l’Homme? » on entend un être ou une autorité extérieure à l’homme, alors la réponse est clairement « non » selon sophocle, ce qui révèle bien la nature immanentiste de ce stasimon. Il n’est pas de contrainte qui puisse peser sur ses actes. Le salut ne peut venir que de l’autonomie, ce qui fait de l’homme et seulement de lui un être moral. De la technique suit directement l’exigence morale car si nous étions de fait cadrés par des limites naturelles, aucun conduite ne se manifesterait à nous comme « devant » être la notre. Elle s’imposerait de fait, et c’est tout. L’homme est autodidacte, ce qui rend nécessaire qu’il s’auto-limite et cela impose qu’il soit autonome.

Mais la violence des termes de la malédiction formule assez clairement la très vive acuité du problème, sa nature indécidable en une seule fois. Cela se joue à chaque instant. L’être humain est une condition dont l’orientation vers la sanctification ou vers la malédiction se joue à tout moment de son évolution. C’est bel et bien dans ce suspens qu’il consiste, et c’est ce suspens que l’ambiguïté intraduisible du Deinos exprime.

Ce passage est ainsi comme le tain d’un miroir dans lequel l’esprit de toutes les époques traductrices vont se donner à elle-même le reflet qui correspond à ce qu’elles sont, ou plutôt à ce qu’elles pensent être.

La renaissance avec Pic de la Mirandole le définit comme une merveille d’ingéniosité. C’est avec Holderlin que l’autre versant du deinos est clairement assumé: monstrueux. « Beaucoup de choses sont monstrueuses en ce monde mais aucune ne l’est autant que l’homme. » Ce n’est pas seulement une traduction « possible », mais c’est aussi une traduction plus cohérente si nous la mettons en perspective avec l’oeuvre dans son entier. Il n’y pas de quoi s’étonner de ce que les ordres du roi soient enfreints dés lors que l’Homme définit lui-même comme ce qui ne peut accepter d’autres limites que celles qu’ils s’imposent à lui-même. Antigone se glisse dans une possibilité, dans une marge de manoeuvre humaine et rien qu’humaine.  Elle explore la monstruosité du mode d’être humain, lequel consiste précisément à n’être pas un être justement mais plutôt un « devenir » contingent, taillé sans chemin préconçu, sans piste tracée hormis celle qu’il dessine dans l’instance même de ses actes.

C’est aussi cette nuance que le philosophe allemand Heidegger va suivre et enrichir. Selon lui, ce stasimon et la traduction qu’en fait Holderlin constitue « le fondement même de la métaphysique occidentale ». Pourquoi? Parce que l’homme y est décrit non pas comme un être mais comme « une violence faite à l’être »  (Ungehuer). Le « Deinos » signifie « le violent conçu comme celui qui emploie la violence, qui non seulement en dispose, mais est faisant-violence, parce que l’usage de la violence est le trait fondamental non seulement de son faire, mais bien de son être-Là ». 

Sachant que ce passage se situe dans « introduction à la métaphysique » vingt pages avant ce qui a été interprété comme un éloge passionné du national-socialisme, la plupart des commentateurs se démarquent de cette traduction sans percevoir, au-delà de son contexte historique  (mais précisément cela renforce l’idée assez poignante d’un « texte-miroir » défiant du fond de l’antiquité chaque époque de se voir elle-même en sa surface comme en celle d’un authentique « miroir de vérité ») que l’on y retrouve exactement le sens qui s’était dégagé de la mise en perspective avec l’argument ontologique de Saint Anselme. L’Homme n’est pas seulement l’être auquel on ne peut pas fixer de limites, il est le « sans-limite », « l’informe », la faille par l’ouverture de laquelle du chaos pur s’insinue dans « la musique des sphères », dans l’harmonie idéale des concepts et des idées platoniciennes. Il est ce qui dans le fantasme d’un monde entièrement conceptualisable impose comme une vérité cinglante, et plus que cela encore comme un fait qu’il ne le sera jamais.


Conclusion

Le philosophe et traducteur suisse Etienne Barillier a parfaitement résumé l’ambiguïté philosophique, mythologique et historique de ce  stasimon  comme suit: « l’énigme du δεινόν, c’est tout simplement l’énigme de l’esprit européen, dans son origine grecque, dans sa destinée chrétienne, dans son élan renaissant, dans ses tentations totalitaires, dans son athéisme conquérant, dans sa capacité même de contenir en lui tous les possibles. C’est toute l’énigme de la « dignité » et de la « possibilité » de l’homme, qui est aussi possibilité de la destruction et de l’abîme. Pour mesurer à quel point cela est vrai, il aurait fallu lire l’ensemble du stasimon d’Antigone, afin d’y découvrir, plus largement déployé, le thème fondamental sur lequel l’Europe jouera ses variations. Dans ce chœur des vieillards qui définit l’homme comme l’être indéfini, infini, jusqu’à l’effroi, il aurait fallu commenter « il se l’est enseigné à lui-même », premier chant à l’« autocréation ». Sans parler de ce que l’homme s’est alors enseigné: la langue, la pensée et les « passions instituantes », comme le traduit poétiquement mais véridiquement Castoriadis. Et le δεινόν lui-même, peut-être pourrait-on le traduire par quelque chose comme « digne d’effroi » car l’homme est un être dont la grandeur mérite d’effrayer. Au demeurant, ce qui nous importe ici, c’est de savoir qu’au fil des siècles, jusqu’à nos jours, aujourd’hui surtout, l’homme européen n’est rien d’autre que ce qu’en a dit, ce qu’a permis d’en dire la « tradition classique ». Il est tout entier fils du δεινόν. »

Par ce Stasimon, l’écriture gagne un « sens », c’est-à-dire qu’à l’occasion de ce texte, l’écriture revêt un sens auquel peu d’oeuvres peuvent prétendre, celui de s’adresser, sans aucun risque de se tromper, à tous les hommes qui naîtront après lui. Si comme il est dit dans ce texte, l’Homme est bien fils du Deinos, terrible et merveilleux à la fois, monstrueux, violent, c’est-à-dire profondément instigateur de non sens absolu, d’absurdité, créateur de chaos, ce qui se dit dans la forme littéraire de ce texte, c’est-à-dire dans l’attention qu’il nous faut porter à sa texture même « d’Ecrit », c’est que cette absurdité, aussi confirmée soit-elle aujourd’hui même par nos actes, donne tout son sens à la tirade d’un chœur. Incapable de donner du sens à son histoire par la violence de ses actes, l’être humain se révèle toujours néanmoins à la hauteur de cette tâche qui consiste à créer par l’écriture le sens même du récit. Il se pourrait bien finalement que nos actes même n’ait d’autre finalité que celle de confirmer le sens de cet avertissement de Sophocle.



dimanche 10 avril 2022

Terminales 2/4/5/6: Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité?


 

  1. Saisir les contradictions et problématiser

Plusieurs formulations du sujet dénotent la volonté d’orienter la réflexion des élèves vers plusieurs contradictions (ne serait-ce que parce qu’un sujet de philosophie est nécessairement contradictoire en soi). Peut-être la plus évidente est-elle celle de « trouver/ chercher ».  Se pourrait-il que le mouvement par lequel je recherche quelque chose finisse par m’apparaître en lui-même comme porteur d’autre chose que je pourrai avoir, dont je pourrai jouir. Il s’agirait de « lâcher la proie pour l’ombre » en quelque sorte. Cela suppose qu’une insatisfaction se transforme en satisfaction. Peut-on réaliser dans l’élan même de la recherche du vrai qu’il n’y a rien d’autre dont on puisse se satisfaire que cet élan même, dans son inachèvement? La vérité ferait-elle parti de ces concepts un peu idéalisés dont la puissance ne vaudrait qu’à titre de critère régulateur de leur propre recherche comme l’axe d’une courbe asymptotique qui jamais ne la rejoint, ne se confond avec elle?

Que l’on puisse trouver ceci en cherchant cela implique également que l’on ait changé d’objectif en cours de route ou bien qu’un retour sur soi nous ait révélé assez brutalement que le temps passé « vers » était aussi le « temps de…. ».  Il se produit ici un effort d’attention au temps même de l’attente. On devient attentif à des instants que l’on passait dans la perspective d’une chose à atteindre comme si les moyens devenait une finalité et que nous nous en contentions.

La notion de « contentement » pointe alors dans toute la justesse que permet son double sens: on est « content » parce qu’on se « contente »  de  ce que l’on a ou de ce que l’on vit, même et finalement « parce que » ce que l’on vit au présent est peut-être tout ce que dont on peut espérer jouir dans cette quête, à savoir la vivre dans sa teneur de quête. On peut donc trouver en cherchant mais cette conversion par l’intermédiaire de laquelle je passe d’un verbe à son contraire, à son antonyme fait signe d’un retour à soi et d’un décalage temporel , comme si je passais d’une certaine dimension du temps à une autre (de Chronos à Aiôn?)

Trois points semblent donc à garder en tête dans la perspective de cette opposition entre chercher et trouver:

  1. On peut trouver le bonheur en cherchant la vérité par un travail sur soi, mais quelle est exactement la nature de ce rapport à soi? Est-ce que cela n’aurait pas un certain rapport avec le stoïcisme et l’idée de « mesure » (« changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde »  comme dit Descartes) . Nous trouverions notre mesure en nous mesurant à de l’incommensurable. Nous nous donnons un but pour nous satisfaire de ne pas l’atteindre en activant le fond d’une sagesse de remise à niveau du réel, de contentement, mais cela suppose un effort de ma raison, presque au sens étymologique de « ratio », qui veut dire en latin « proportion ». Je réalise que l’acte de chercher me rend paradoxalement heureux précisément parce qu’il n’est pas comblé. Chercher pour chercher sans trouver me permet étrangement de « trouver » par l’efficience d’une révélation soudaine: se pourrait-il que nous ne soyons pas sur terre pour trouver, finalement?
  2. Une expression commune fait écho à la pensée précédente: « je m’y retrouve ». On finit par trouver un intérêt dans un processus qui semblait plutôt nous résister, voire tourner en notre défaveur. J’échoue dans ma quête initiale mais dans cet échec, voilà que j’éprouve une satisfaction. Comment la vivre sans envisager la possibilité que rien dans cet échec en soit vraiment un et qu’après tout, j’ai peut-être gagné sur tous les tableaux, que la sagesse de cette quête consiste dans le mouvement même d’y renoncer et qu’il y a une vérité dans mon bonheur. Comment être « vraiment » heureux sans cela d’ailleurs?
  3. Mais alors cela signifierait qu’on ne trouve la vérité qu’à la faire changer de sens, de dimension, qu’à la ramener à l’accessibilité d’un bonheur présent (Kaïros). Trois termes s’articulent alors dans le mouvement de cette quête: a) croire: si je cherche la vérité, cela signifie d’abord que j’espère l’obtenir ce qui suppose une certaine forme de croyance ou de manque: nous avons soif de vérité parce que nous éprouvons que notre vie ne nous met en présence que d’apparences. b) Savoir: en même temps cette croyance n’est pas celle de la foi. Nous ne partons pas en quête d’un être ou d‘une révélation religieuse, spirituelle mais de la vérité, ce qui suppose un rapport au savoir, à la rationalité, à la connaissance. c) la sagesse: par une forme de retour à soi, de réflexivité, nous mesurons que nous cherchions ce qui se révèle à notre portée, que nous n’avons pas cessé d’activer cela même en quoi consiste finalement notre « but », à condition précisément de ne plus le considérer comme tel. C’est comme si tout n’était en fin de compte qu’une affaire de perception. Il ne dépend que de nous d’être heureux à condition de ne pas chercher midi à 14h, mais bel et bien midi à midi. 


Une autre contradiction traverse celle de trouver/chercher, c’est celle des pronoms: « Mon » et « La » qui établissent en eux-mêmes toute la différence entre un idéal personnel et une quête universelle. Une recherche objective, rationnelle, impersonnelle peut-elle se révéler indexable à des intérêts qui me sont propres, qui ne concernent que moi. Puis-je ainsi prélever « ma » dime d’un travail dans lequel je ne peux m’engager qu’impersonnellement, de façon totalement désintéressée, et exclusivement scientifique, au sens d’absolument non relatif à des conditions ou à des caractéristiques qui me seraient spécifiques? C’est sur ce point que le sujet semble finalement le plus difficile car peu de philosophes, pour ne pas dire aucun, ne pourrait défendre l’idée selon laquelle le bonheur serait un concept universel aussi clairement objectif que la justice ou…. la vérité. Que je puisse faire « mon » bonheur à partir de la recherche universelle de « la » vérité implique quand même que je ne fasse plus de la vérité l’objet authentique de ma quête une fois que j’aurai compris qu’en fait chercher le vrai est le simple prétexte de la jouissance de « mon »  bonheur. Mais alors comment être heureux si j’ai compris que je ne cherchais la vérité que pour être heureux et que le bonheur résidait en fait dans la méconnaissance de ce véritable objet? Ne serais-je pas alors victime de ma lucidité?  Comment poursuivre une quête dont la jouissance véritable réside dans l’inconscience qui est la mienne de son objet authentique, à savoir mon bonheur? De deux choses l’une: soit je me rends compte que cherchant la vérité je trouve le bonheur et alors je ferai semblant de chercher la vérité, mais du coup, je ne jouirai pas d’un véritable bonheur, soit je ne réalise pas tout ça et alors je serai heureux en cherchant la vérité mais je ne le saurai pas et alors je serai heureux sans l’apercevoir, mais alors, est-ce du bonheur, si je ne me rends pas compte que je suis heureux?

 


Le problème du sujet se dessine indiscutablement de façon plus claire ici, dans toute l’ambiguïté du rapport qui s’y établit entre l’attention et la distraction: n’est-ce pas en me laissant distraire par la préoccupation du vrai que j’atteindrai mon seul but authentique: être heureux? Mais en retour si la vérité n’est qu’un faux prétexte, ce bonheur sera-t-il vrai? Se pourrait-il que la vérité du bonheur atteint dans la recherche du vrai soit finalement inconscient? Tout ceci serait dés lors un processus de dissimulation assez sournois au fil duquel je jouirai de ce que je cherche: la vérité, mais de telle sorte que cette notion pèserait sur ma recherche autrement que je ne le penserais en la cherchant. La vérité de la vérité consisterait à n’être pas l’objet de ma quête mais son moteur même, ce qui la sous tend, la motive clandestinement en sourdine, souterrainement, intérieurement  plus que ce qui la stimule extérieurement, comme un but. La jouissance de ce que je cherche résiderait alors dans l’acte de la chercher et pas du tout dans la représentation terminale d’une quête à accomplir. La vérité que je cherche est toujours déjà trouvée en la cherchant et ce serait ça: le bonheur, mais alors, encore faudrait-il que je ne m’en aperçoive pas, car comment chercher ce dont on sait qu’on l’a déjà trouvé en le cherchant? Jusqu’à quel point la résolution de cette difficulté ne résiderait pas dans l’abandon complet de la recherche du bonheur?  Le paradoxe d’une vérité qui se situerait dans la quête plus que dans sa finalité extérieure se résoudrait dans l’efficience d’un bonheur inconscient. Chercher la vérité radicalement, aveuglément, fanatiquement afin que, dans cette quête, s’accomplisse le seul bonheur vrai, à savoir celui de ne pas se réaliser en tant que bonheur, de ne pas même s’accorder  à soi-même le temps de la réflexivité et du retour sur soi: et si c’était ça le bonheur? 

La question de la lucidité, de l’attention nous apparaît donc centrale ici: est-il possible d’être assez lucide pour se vouloir « aveugle »? Peut-on pousser l’exigence du vrai assez loin pour que l’on puisse jouir en la concrétisant d’un bonheur sans mélange, ni médiation, d’un bonheur non dit, maudit, échappant à toute possibilité de nomination, de conscience, d’attention?

 




2) Définition des termes

Les concepts de vérité et de bonheur se révèlent ainsi à nous dans toute la complexité de leur résonance car nous sommes tout à la fois convaincus qu’ils s’excluent et étrangement s’impliquent, c’est-à-dire qu’il est impossible de jouir d’un bonheur s’il n’est pas vrai comme il semble difficile de trouver une vérité sans en éprouver de la jouissance, mais qu’en même temps, les exigences de vérité sont telles qu’elles imposent que nous leur sacrifions notre bonheur.  Nous pouvons ici songer à une expression populaire: « c’est trop beau pour être vrai ».  Cette formule recèle une notion fondamentale: celle du sens. Les humains sont des créatures assez fascinantes prêtes à supporter les pires douleurs à partir du moment où elles sont convaincues qu’elles ont du sens. On peut donc les priver de bonheur à condition que les épreuves qu’elles subissent leur semble justifier par une forme de « raison » supérieure, que ce soient celle de Dieu, de la raison elle-même ou d’une cause politique qui leur semble « vraie », cohérente.  Pour que cela soit vrai il faut que cela soit « pas beau » et moins ce sera beau, plus cela apparaîtra comme vrai. C’est comme si un bonheur « supérieur », régulateur, «  finalisant » pouvait se substituer et résulter d’un bonheur  plus « terrestre » qui lui serait sacrifié. C’est comme si nous pouvions nous satisfaire de ne pas être heureux à l’idée qu’un bonheur plus total, plus abstrait se réalisait secrètement dans notre malheur concret. Le bonheur aurait ainsi plusieurs niveaux. Il serait reconductible peut-être à l’infini, dans un jeu d’effacement et de suggestion permanent: il ne peut pas être absent ici sans être présent là. A titre d’aspiration, le bonheur est un concept indéracinable, indestructible, ineffaçable. Quoi que nous fassions, comme le dit Pascal, nous le faisons dans l’efficience même de cette dynamique de reconduction. Même si nous accomplissons des actes qui semblent en tous points contraires à la jouissance d’un bonheur simple, c’est que nous en escomptons à quelque autre degré un autre type de satisfaction. Un ascète ne se retirerait pas dans le désert s’il n’en attendant pas une expérience mystique, un certain bien (jouissance personnelle) qu’il retirerait de sa renonciation aux jouissances terrestres. Quoi qu’on fasse, c’est en vue d’être heureux qu’on le fait. Les idéologies religieuses,  politiques et sociales tirent un grand parti de cette donnée humaine là.

 Une autre expression commune nous fournit de précieux renseignements sur le bonheur: « je n’ai pas eu le bonheur de vous connaître ». Dans cette formulation, nous retrouvons l’étymologie la plus riche de la notion car cela signifie: « je ne suis pas tombé sur le hasard heureux de faire votre connaissance » et, de fait, le bonheur exprime aussi sa caractéristique la plus troublante et la plus puissante car il ne consiste pas dans une satisfaction provoquée, attendue. Le bonheur s’oppose au plaisir en ceci que contrairement à lui, il n’est pas «  programmable »? Nous savons comment avoir du plaisir et cette satisfaction là trouve son siège dans le cerveau de tous les mammifères: le système de récompense. 

 




Mais le bonheur est inconditionné. On est « heureux » quand rien ne le laissait présager, parce que le bonheur lui-même surgit comme un heureux présage. C’est là son étymologie: heur vient du latin augurium qui signifie « signe favorable ». Le bonheur désigne alors ce qui est « de bon augure », la perspective favorable dans laquelle nous pouvons relier entre eux des évènements. Aucun évènement n’est donc heureux en soi, le bonheur c’est le signe à partir duquel nous pouvons favorablement interpréter les évènements comme porteur d’une dynamique heureuse. Mais cela vient sans prévenir ni s’expliquer. Il y a dans le bonheur quelque chose d’aussi donné, d’aussi irrationnel que les augures des oracles, au temps de l’antiquité. 

Ici encore donc, nous croisons les stoïciens: ce n’est pas aux évènements de nous rendre heureux mais à nous de nous rendre heureux à l’occasion des évènements qui ne font qu’être. La sagesse à l’oeuvre dans le stoïcisme, comme toutes celles de l’antiquité vise le Souverain Bien, soit l’idée selon laquelle la vertu, le bien-être et la vérité sont indissociables. Même si le bonheur contient la notion de hasard, il ne tient qu’à nous d’exercer un travail intérieur grâce auquel ces hasards seront perçus et vécus avec « bonheur », dans le hasard heureux de leur acceptation, de leur émergence pure et donnée. Nous ne sommes que ce qui nous arrive et nous ne pouvons pas jouir d’un autre bonheur, d’une autre incidence que celle de ces blocs d’espace temps là. Tout notre travail consiste donc à nous construire nous-mêmes comme les résonances heureuses de ces sons là, de ces bruits que sont les évènements qui adviennent. Faisons en sorte de devenir les bons échos de « cris » qui ne sont pas les nôtres mai ceux de la fatalité. Tel est le secret du bonheur, selon les stoïciens.


Mais cette référence illustre parfaitement l’ambiguïté qui oeuvre au plus profond de cette notion. Le bonheur est à la fois ce qui ne dépend pas de nous en ce sens que les évènements qui nous arrivent ne sont pas de notre fait. Nous n’en sommes pas la cause et en même temps qu’il y a pourtant bel et bien quelque chose de nous qui doit s’activer à l’occasion de ces évènements. Ce que j’ai à être c’est la bonne incidence, le bon angle, le bon « heur » par l’abord duquel les choses qui arrivent arrivent sous les meilleurs auspices , de telle sorte que ce que l’on ne peut pas éviter s’effectue dans la tenue juste, à la bonne hauteur, dans la meilleure perspective qui puisse être même quand l’évènement est en lui-même tragique.

Ainsi s’explique le fait que le bonheur soit une notion profondément individuelle en ce sens qu’il n’est rien qui puisse me rendre heureux sans que j’y participe, sans qu’en un sens j’y « oeuvre ». On est heureux que si l’on y met du sien mais en même temps ce n’est pas une pure « création » et il faut qu’il y ait dans le bonheur de l’inattendu, du non causé, du non voulu. Il nous est donc impossible d’être heureux sans le vouloir mais en même ce vouloir ne suffit pas. La condition heureuse décrit en fait un être-au-monde du « da sein » très particulier. Il ne dépend pas du Da sein d’exister ou pas; il vit le fait d’être comme une réalité donnée, étrangère mais en même temps il n’est rien d’autre que cette étrangeté, que cette incongruité là. Le bon heur est la condition fondamentale d’un être qui ne peut faire l’expérience d’être là comme la sienne, comme « fondée » justifie, spontanée, auto-suffisante. C’est donc la condition fondamentale d’un être auquel in n’est pas donné de vivre le fait d’être fondamentalement, essentiellement mais accidentellement, fortuitement, de façon contingente. Il semble donc envisageable que l’on trouve son bonheur à éprouver la vérité de son statut de chercheur ou d’être en perpétuelle questionnement sur le fait d’exister.  Qu’exister soit une expérience que nous vivons sous l’angle heureux de la question, c’est toute à la fois vrai et exhaustif, incontournable, porteur d’une plénitude indépassable. C’est tout à la fois factuel et finalement opportun, bienvenu. C’est exactement cela: du hasard heureux. A cette lumière là, il semble bien que je puisse trouver mon bonheur à réaliser la vérité indépassable d’être un chercheur, c’est-à-dire un insatisfait, un être dont l’être consiste être structurellement exclu de la réponse.

Mais que faut-il entendre par « vérité »?  Pascal dans un texte célèbre distingue les vérités dites de raison et les vérités de coeur, insistant sur la nécessité d’inclure les secondes dans l’acquisition des premières.  Il y a des vérités que l’on déduit (démonstration) en faisant s’enchaîner des propositions les unes des autres par des rapports de causalité et de consécution strictes, de telle sorte que l’on ne peut que conclure ceci de telle ou telle prémisse. Mais précisément, il faut des prémisses et surtout une modalité d’adhésion à ces principes qui soit « donnée ». Il existe donc des vérités dont on éprouve l’exactitude intuitivement, comme le fait qu’il y ait de l’espace ou bien que l’on ne rêve pas (intuition). 

On peut donc concevoir qu’il existe 1) des vérités intuitives, perçues immédiatement et définitivement comme vraies 2) des vérités déduites c’est-à-dire logiquement déployées les unes des autres par des chaînes de raisonnement pur 3) des vérités construites, c’est-à-dire scientifiquement confirmées par une expérimentation conçue comme le moment de validation d’une hypothèse (au terme de vérité, Popper substitue celui de véri-similarité pour pointer qu’aucune expérience accomplie dans un certain temps et un certain lieu ne saurait vérifier, rendre vraie une hypothèse). Il convient de rajouter à ces trois types de vérités la vérité « dévoilée », « l’alétheia »  des grecs reprise par Heidegger pour l’appliquer à la vérité qui surgit de l’oeuvre d’art. L’artiste manifeste l’être là de la chose ou du paysage qui est avant que nous le recouvrions d’un voile d’habitudes, d’usages et de classifications linguistiques qui en dissimulera l’acte de pure émergence, de venue au monde. Nous pourrions aussi utiliser le terme aristotélicien de catharsis., de purification. 


Finalement la vérité peut être définie au fil de trois actes:

1- le jugement (intellect et médiatisé) : a) je dis la vérité quand je juge que l’herbe est verte et qu’elle l’est en effet b) quand je déduis d’une proposition une autre proposition c) quand je retire la conclusion d’une expérience dont j’ai conçu le protocole à partir d’une hypothèse

2 - l’intuition (épreuve immédiate d’une vérité reçue comme telle) : a) quand je perçois l’évidence d’une donnée immédiatement et absolument vraie, sans examen b) quand j’éprouve la nécessité de supposer vraie un principe pour que des chaines de raisonnement puisse se déployer à partir de lui (vérité apodictique par opposition à assertorique (vérité constatée))

3 - le dévoilement: quand l’effet de polarisation, de neutralisation et de purification (catharsis)  de l’oeuvre révèle la réalité brute dépouillée de toutes les arrière-pensées utilitaristes et linguistiques de l’humain (aléthéia).

Une chose ou une proposition peuvent être considérée comme vraie dés lors:

  1. Qu’elle se manifeste dans l’émergence d’un effet de contrainte (ou d’évidence), c’est-à-dire que l’on ne puisse pas s’y soustraire, qu’elle s’impose à nous comme ne pouvant pas ne pas être (Nécessité)
  2. Que cette reconnaissance comme vraie soit la même pour tout humain en tout lieu et en tout temps. (Universalité)
  3. Qu’elle peut receler aussi un caractère de primarité. Est vrai ce qui n’est pas trafiqué, travaillé, faux, second, feint. Sincère veut dire « sans fard » en latin (on peut aussi penser à la parhésia ainsi qu’à la dimension performative de certaines prises de parole) - ( Arché: commencement) 


3) Introduction

Aristote insiste sur l’étonnement en tant qu’origine même de la philosophie. Le propre de l’être humain consiste en effet, selon lui, à s’étonner: « Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l’Univers. » nous ne nous satisfaisons pas de la présence des éléments, ni même de la notre, de telle sorte que le premier moment de cette recherche que l’on appelle la philosophie est celui de la reconnaissance de notre ignorance.  En d’autres termes il semble acquis qu’exister pour l’être humain va de pair avec l’expérience du manque de vérité dont sa propre vie est à la fois l’attestation et le témoignage. En l’être humain quelque chose d’une existence en suspens s’effectue, suit son cours mais un peu comme on le dirait d’une expérimentation « faite à l’aveugle ». Nous sommes donc fondamentalement, existentiellement en quête de vérité et c’est notre tâche que de faire avec cette donnée incontournable qui nous définit plus et mieux qu’aucune autre caractéristique. Il nous revient d’avoir à habiter ce paradoxe au fil duquel il est acquis que rien de nous n’est vraiment acquis et qu’être humain est une condition laissée là sans réponse.  En tant que tout bonheur suppose une forme de plénitude, de satiété, d’accomplissement, il semble difficile d’envisager, de prime abord, une condition plus incompatible avec la satisfaction d’être heureux que celle de ce « Da Sein » que nous sommes. Comment pourrions nous nous satisfaire de quelque façon du fait d’être cet être en question sans réponse? Cette affirmation du critique littéraire Maurice Blanchot contient pourtant une forme de promesse: « toute réponse est le malheur de la question ». Si c’est vrai cela signifie  logiquement que l’absence de réponse est le bonheur de la question et qu’il existerait comme une éthique heureuse à disposition de toute créature susceptible de se réjouir de demeurer ainsi dans le monde comme dans le vide abyssal de toute réponse donnée. Peut-on se réjouir du « silence éternel de ces espaces infinis » qui effraie tant Pascal?  Que pouvons nous trouver d’heureux dans cette condition hasardeuse qui est la notre d’être jeté là dans une existence sans réponse? Peut-on se satisfaire vraiment d’avoir à rendre habitable le chaos d’une existence sans raisons jusqu’à envisager sereinement la possibilité suivante: n’aurais-je été que cette question que cette question « aurait été » et cette « pose » de la question ou l’ouverture de cette dépose recèle en elle-même, tout le secret de l’ethos heureux dans lequel l’acte d’être humain consiste. (Il faut imaginer Antigone heureuse)



4) Le plan


(Pour une fois, j’ai parfaitement joué le jeu du plan, mais honnêtement celui-ci  est davantage une tentative d’ordonner les points de repère dont j’aimerais bien tisser le lien dans une dissertation que le suivi rigoureux et linéaire d’une réflexion  ordonnée. En fait je serais très content qu’il le soit effectivement , mais je ne suis pas certain de pouvoir articuler tout cela dans ma dissertation. L’avenir le dira. Pour être clair, ce plan est risqué. Il est davantage ce que je voudrai écrire que ce qui suit rigoureusement de ma problématique, laquelle est fortement imprégnée de la question du Da Sein…..Inch’Allah.)

  


Puis-je trouver mon bonheur à chercher la vérité?


1 - La soif de vérité

a) Le réconfort triste (expérience de Asch)

b) La dialectique ascendante (Platon)

c) Le bonheur par A+B (Mathémata / Pathémata)

2 - Par quel heureux hasard?

a) Expérience et Da Sein

b) Les régimes de vérité (Nietzsche)

c) Multivers et Vérité

3 -  L’Univers à connaître contre la multiplicité des univers à faire naître 

a) Un cosmopolitisme pluriversel

b) « Emietter l’Univers » - Nietzsche  

Conclusion (Ethique et Absolution)





5)  le développement

1 - La soif de vérité

a) Le réconfort triste

Que nous puissions trouver notre bonheur à chercher la vérité semble impliquer d’abord que nous y satisfassions un appétit, un manque, une soif et qu’à mesure que la vérité est cherchée, quelque chose du bonheur grandit parce que l’insatisfaction née de l’inquiétude de l’ignorance diminue. Il existerait donc « un manque de vérité » et ce sentiment de vide, d’absence se transformerait en bonheur à mesure qu’il se réduirait. Mais pour que cette satisfaction progresse à mesure que la vérité se révèle, encore faut-il que nous nous éprouvions nous-mêmes comme dépossédés par son absence  de quelque chose qui nous revient, comme si naturellement nous étions faits pour connaître la vérité. Mais est-ce la vérité? Sommes nous une créature vouée à la vérité par «  essence »? Nous serait-elle dûe?  Cherchant la vérité, serions-nous envahis par la certitude de nous rapprocher de nous-mêmes, de nous accomplir, de nous réaliser? Sommes-nous faits, nous humains, pour chercher et obtenir la vérité?

La réponse proposée par Platon à cette question est « oui » et elle correspond exactement à ce mouvement assez étrange qui voit le prisonnier de la caverne détaché de ses chaînes, le philosophe, revenir dans l’obscurité pour informer ses anciens compagnons de chaîne qu’ils ne voient que des ombres. Mais on sait bien que Platon retranscrit aussi dans ce retour la mort de Socrate et tente de l’expliquer ainsi: il se produit un phénomène d’accoutumance, de confort par le biais duquel les hommes préfèrent se satisfaire ensemble de ce qu’ils pressentent faux plutôt que de tenter seul la douloureuse ascension vers les idées, vers les Essences. L’expérience célèbre de Asch a démontré clairement la dynamique fallacieuse de cet effet de groupe pointant ainsi ce confort du conformisme qu’il s’agit de secouer si l’on envisage vraiment de découvrir la vérité.




b) la dialectique ascendante 

Mais toute la question est de savoir si la satisfaction indiscutable de ce confort accessible aux pensées courantes, aux lieux communs, aux préjugés ne serait pas inférieure en intensité à la satisfaction de progresser vers ce que l’on sait être vrai, parce que l’on en a l’intuition juste, adéquate et avérée, pure en ce sens de « distincte de toute influence sécurisante ». Où le philosophe est-il allé chercher l’intuition que ces apparences n’étaient que l’ombre de la réalité?

Nulle part ailleurs que dans son âme si l’on en croit le mythe de la réminiscence du Phédon.  Nous sommes structurellement estampillés d’un manque qui se trouve être finalement une empreinte, un sceau, une trace, celle laissée par notre expérience des idées dans cette période première, à tous égards « initiale » où nous n’étions qu’une âme. 

 


Le désir de vérité trouve ainsi son origine: nous sommes aiguillés par nos expériences terrestres par le souvenir confus de cette intuition première de la vérité et le désir oriente nos recherches des premiers étages de la dialectique ascendante vers les tout derniers jusqu’à la connaissance de l’UN. C’est bien ce que Diotime a dit à Socrate selon ses propres dires dans le banquet. Le bonheur que nous éprouvons à grimper ces marches qui sont autant de phases de généralisation, d’abstraction, d’activité idéalisante (de la beauté de ce visage à la beauté de tous les visages puis celle de tous les corps, puis des belles actions, etc.) est indissociable et corrélé à celui d’un retour aux sources de l’âme à sa nature même. L’horizon de ma recherche se trouve être dés lors un retour saisissant à un passé originel, à l’arché même de tout être et cela explique d’ailleurs aussi formellement le recours de la philosophie de Platon à la mythologie. Le bonheur de la connaissance est un retour à soi mais aussi un retour à la nature profondément et originellement contemplative de mon âme. Ce que je trouve à chercher n’est rien d’autre que ce que je retrouve de moi-même en moi-même comme constituant mon être le plus pur et le plus universel.

Mais précisément on a du mal à percevoir ce qui de ce retour de l’âme à sa nature première peut procurer un bonheur authentique au sens philosophique du terme d’improgrammable. C’est davantage une sorte de désir nostalgique qui se satisfait un peu comme ces photos du passé que l’on regarde avec satisfaction parce qu’elle nous permette de nous rappeler de bons moments, mais il n’est rien de cette âme restaurée qui se réjouisse d’autre chose que d’avoir toujours été ce qu’elle est, pas davantage que de redécouvrir ce qu’en réalité elle savait déjà, mais sans savoir qu’elle le savait. Cette âme ne trouve pas son bonheur à chercher la vérité mais au contraire à l’avoir toujours déjà connue.  Ce qu’elle trouve n’est que ce qu’elle retrouve et ce qu’elle cherche n’est que ce qu’elle a déjà trouvé. C’est de cette façon que l’on peut expliquer le bonheur de chercher par la certitude ancienne d’avoir toujours déjà trouvé et dont il ne s’agit en fait que de faire revenir à la surface le souvenir.




c) Mathémata / Pathémata

Quelque chose ici nous permet de pointer le lien avec la célèbre formule que Platon avait fait graver au fronton de son école: « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » car il existe un rapport évident entre cette connaissance par le biais de laquelle l’aime retourne à son origine contemplative et les mathématiques. C’est ce que l’étymologie du terme révèle clairement. Mathématiques vient du grec mathémata qui signifie: « ce que l’homme connaît d’avance et qu’il porte en lui-même sans avoir à l’extraire des choses. » Il s’oppose à Pathêmata qui au contraire s’applique aux choses que nous connaissons en en faisant l’expérience, en étant sorti de nous-même par cette expérience. 

De fait l’épreuve que nous faisons d’une vérité mathématique est toujours celle d’une pensée qui se révèle à elle-même par l’exercice rigoureux de ses propres rouages. Elle ne consiste pas dans une science empirique (« empeiria »: expérience). L’effet de vérité d’une proposition mathématique exacte ne vient donc aucunement de son rapport au monde mais seulement de la concordance avec soi d’un esprit humain. Ce ne serait pas excessif que d’affirmer que la grande force mais aussi la faiblesse des mathématiques est de pouvoir fonctionner « sans monde ». Un mathématicien porte avec soi sa science et l’on ne peut en dire autant d’aucune autre science, qui toutes effectuent un passage par l’observation d’une réalité donnée. Il existe donc bel et bien une satisfaction mathématique, mais elle est finalement en tous points semblable à ce que décrit Platon de la réminiscence:  elle consiste dans l’effet de transparence à soi d’une pensée qui se déploie dans des opérations d’une rigueur totale mais aussi « pure » au sens de non influencée par les aléas des circonstances ou des imprévus du monde réel.